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Des recherches conduites sur des questions qui se posent dans le domaine du travail social associent fréquemment des chercheurs universitaires et des acteurs de ce domaine[1]. Dans chaque cas de figure, la dynamique de la collaboration et l’organisation méthodologique de la recherche se développent de manière singulière. Cela s’explique par le fait que ces « recherches conjointes » (Lyet, 2016a; 2017) sont caractérisées par la construction d’un espace interprétatif partagé et négocié qui résulte de processus toujours singuliers de transaction sociale (Blanc, 1992) et de traduction (Callon, 1986). Le terme de recherche conjointe vise à rendre compte du fait que les différents « chercheurs »[2] participent à ces recherches avec leurs objectifs propres et que l’enjeu en est la construction d’objectifs partagés et négociés. Ce type d’espace est à la fois un espace de compréhension et un espace politique, au sens où s’y joue la construction d’accords sur les finalités de la recherche, les questions prises en compte et les interprétations des données, ainsi que sur les identités des différents chercheurs et les rapports entre eux.

L’article que nous proposons ne prétend pas restituer dans le détail les travaux de la recherche en cours mais traite de la dynamique d’une de ces « recherches conjointes » à laquelle les deux auteurs sont actuellement associés. Il s’agit, en étudiant cet exemple, de spécifier les enjeux de ce type de recherche – en particulier de comprendre de quel(s) point(s) de vue la recherche se construit quand l’équipe qui la mène est caractérisée par une hétérogénéité relative –, et de questionner les processus d’hybridation qui les caractérisent.

L’équipe de chercheurs est mobilisée pour une recherche qui a pour intitulé : « Réformes des formations du secteur social et socialisation professionnelle ». Cette recherche est conduite par un groupe comprenant cinq formateurs/chercheurs issus de cinq établissements de formation en travail social d’île de France[3], regroupés au sein du Groupement de recherche d’Île de France (GRIF), et une chercheuse de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC). Les membres de ce groupe présentent des profils hétérogènes par leur cursus, leur appartenance institutionnelle, les contextes géographiques et culturels différenciés dans lesquels ils évoluent, mais sont également réunis par une forte acculturation au travail social et plus spécifiquement au secteur de la formation.

Cette recherche est née d’un questionnement du GRIF sur l’effet de la réforme des formations en travail social et de l’introduction d’un référentiel de compétences[4] concernant la socialisation professionnelle des travailleurs sociaux et l’évolution de leurs pratiques. À l’occasion d’un partenariat de plusieurs années avec le Département en travail social de l’UQAC, la recherche s’est élargie aux effets de la mise en place, au Québec, d’un référentiel professionnel par l’Ordre des travailleurs sociaux.

Dans un premier temps, la recherche est présentée dans ses différentes dimensions contextuelles : son histoire, son objet, sa méthodologie, l’échantillon étudié et la composition de l’équipe de recherche. Puis, dans une deuxième partie, sont analysées les dynamiques en présence dans la construction d’un espace social partagé, au sein duquel sont mises en débat les questions méthodologiques et épistémologiques et les conceptions relatives à l’objet. Enfin, une troisième partie aborde la manière dont la recherche conjointe étudiée peut être considérée comme un analyseur des enjeux éthiques et politiques de la recherche pour la reconnaissance et la légitimité du champ professionnel du travail social.

Un projet de recherche ancré dans le secteur social

Historique du projet de recherche

Le projet de recherche est initié dès 2012 par le pôle ressource du Groupement de Recherche Île de France (PREFAS- GRIF) qui en est le commanditaire.

Le projet de recherche initial portait sur les processus de socialisation professionnelle des futurs travailleurs sociaux dans le cadre de l’alternance en formation entre des périodes en institut ou à l’université et des périodes en stage dans des institutions sociales, dans le seul cas de la France où les diplômes et les formations à l’intervention sociale ont été réformés entre 2003 et 2009.

Une première démarche, à visée exploratoire, a consisté à organiser une journée d’études en 2012 en Île de France afin de recueillir les points de vue des différents acteurs concernés par le questionnement initial. À cet effet, des tables rondes ont été organisées réunissant des professionnels, des employeurs, des formateurs, des étudiants, des représentants du ministère des Affaires sociales et de la Santé de la Région Île de France et, enfin, des organisations professionnelles.

Le matériau recueilli à l’issue de cette journée d’études a été analysé par le groupe projet dans une démarche scientifique rigoureuse (transcription des discours, analyse thématique, etc.) et a donné lieu à la formulation d’un objet de recherche.

La construction de cet objet a ainsi porté sur le questionnement de recherche : quel impact la réforme du diplôme d’État d’assistant de service social et/ou l’introduction des référentiels professionnels ont-ils sur la professionnalisation des travailleurs sociaux? En quoi participent-ils ou non à la structuration d’une « génération professionnelle »? Un écart entre les pratiques professionnelles, voire entre les attitudes dans les activités de travail est-il en jeu selon que l’on ait été formé avant ou après la réforme du diplôme ou l’introduction des référentiels professionnels ? Quelle incidence d’autres variables telles que la Nouvelle Gestion Publique (NGP), introduite dans les organisations de travail, ont-t-elles sur les transformations des pratiques professionnelles et comment se combinent-elles avec les réformes de la formation préparant à la profession ?

Si cette recherche est, à l’origine, commanditée par le PREFAS GRIF et menée collectivement par des formateurs/chercheurs de cinq établissements de formation en travail social en Île de France, l’expérience de collaborations de travail antérieures avec l’Université de Chicoutimi au sein du GRIF (organisation de colloques internationaux, rencontres, publications communes, etc.) amène le groupe projet à proposer de recontextualiser la problématique dans une perspective internationale franco-québécoise.

Afin d’étudier ces questions, la méthodologie choisie a consisté à recueillir des données à partir d’entretiens semi-directifs auprès d’intervenants sociaux et de leurs cadres de proximité appartenant à des organismes sociaux et médico-sociaux privés et publics en France et au Québec (60 entretiens, 29 en France et 31 au Québec). L’échantillon retenu a été organisé autour d’un panel significatif réparti selon différentes tranches d’âge des professionnels (20 à 30 ans, 31-50 ans, 51 ans et plus)[5].

Une équipe de recherche aux profils hétérogènes pour une recherche conjointe

La spécificité de cette recherche conjointe par rapport à d’autres est que le groupe de chercheurs n’est pas composé d’universitaires et d’acteurs faisant partie de la population cible (ici, des travailleurs sociaux) mais de personnes aux profils très hétérogènes issus du secteur de la formation en travail social. Il s’agit de formateurs et/ou chercheurs d’écoles ou de départements de travail social qui, d’une certaine manière, interrogent le phénomène étudié depuis le même « point de vue » (Darré, 1999), dans la mesure où leur inscription institutionnelle les met à distance de l’action, et, d’une autre manière, depuis des points de vue différents. Certains appartiennent au monde académique et sont détenteurs de doctorats, d’autres non; certains ont exercé comme travailleurs sociaux, d’autres non; certains s’inscrivent dans le champ de la sociologie, d’autres non.

Malgré cette hétérogénéité des profils, qui est significative de la situation des formateurs en travail social en France (Verron, 2013), le dénominateur commun entre les membres de l’équipe de recherche est leur très bonne connaissance du champ du travail social, qui traduit une forme d’acculturation liée à leur pratique de longue date de la formation initiale ou continue. En ce sens, la recherche conjointe présentée dans cet article s’intéresse aux enjeux de la diversité des profils des chercheurs en termes de diplôme, de champ disciplinaire, d’appartenance institutionnelle ou de pays.

L’équipe de recherche est donc, pour sa partie française, composée de formateurs/ chercheurs qui relèvent d’établissements spécialisés en travail social et sont donc situés hors du champ universitaire ou académique, même si plusieurs d’entre eux sont titulaires d’un doctorat et participent à des activités académiques. En revanche, la chercheuse québécoise est ancienne travailleuse sociale et enseignante universitaire. Notons que les formations en travail social au Québec sont proposées au sein d’un cursus universitaire spécifique pour ce champ depuis les années 1940 (Carignan, 2014; Couturier et Turcotte, 2014).

Ainsi, compte tenu de cette diversité des références à la fois expérientielles et scientifiques, et malgré une acculturation commune des participants à la recherche au champ professionnel du travail social, la question qui se pose dès le départ, et qui courra tout au long de la recherche, est celle de savoir depuis quel point de vue la question de recherche se construit et ce que cela implique pour le type de recherche développé.

On peut en effet penser, à la suite de Jean-Pierre Darré (1999), que le point de vue d’une personne, c’est-à-dire celui du ou des acteurs collectifs au contact desquels elle se socialise, participe de la construction de sa pratique.

Un espace interprétatif partagé et négocié

Une hybridation sociale et symbolique

Le questionnement de départ est celui d’un acteur social - le PREFAS GRIF - qui cherche à circonscrire le phénomène étudié. Il se pose la question de l’utilité sociale de ce phénomène et, pour y répondre, lance un appel à projet qui aboutit à la mise en place d’une équipe hybride composée de chercheurs-es et/ou formateurs-trices appartenant à des institutions adhérentes du PREFAS GRIF d’Île de France. Les formateurs lisent la réalité depuis le référentiel du travail social - du point de vue expérientiel et/ou académique –, alors que d’autres membres de l’équipe la lisent depuis le référentiel sociologique et que d’autres, enfin, utilisent les deux référentiels.

Vont se poser, à toutes les étapes de la recherche, des questions de natures diverses. Des chercheurs aux identités, ancrages, compétences, grilles de lecture différents vont confronter leurs points de vue pour construire la recherche : démarche exploratoire, élaboration de la problématique et hypothèses, méthode de recueil de données, exploitation des résultats, analyse, etc.

La dynamique des recherches conjointes se développe en référence à un impératif de double vraisemblance, selon le concept de Serge Desgagné (2001; 2007)[6]. Pour le chercheur québécois, le principe de double vraisemblance définit « un savoir qui doit relever le défi d’esprit collaboratif de refléter les préoccupations des partenaires et des mondes qu’ils représentent : mondes de la recherche et de la pratique » (Desgagné, 2007, p. 91), dans le cadre d’« un espace réflexif commun de coproduction du savoir en cause » (ibid., p. 97). Le concept de double vraisemblance est particulièrement adapté pour des recherches conjointes qui font collaborer des chercheurs « professionnels », qui ne sont pas acteurs des phénomènes étudiés, et des chercheurs « occasionnels », qui le sont.

Desgagné propose de « distinguer un processus de négociation qui viserait un consensus ou une compréhension commune du monde, d’un processus qui vise plutôt à ce que chaque individu se construise un savoir viable au carrefour du savoir viable des autres » (Desgagné, 2001, p. 64). Par viable, Desgagné entend un savoir qui « permet à “l’être au monde” d’atteindre les buts qu’il poursuit » (ibid.). D’où l’importance

d’ancrer [la démarche constructiviste du savoir] dans leur expérience concrète du monde et de faire en sorte que le point de vue de chacun, sur cette expérience qu’il fait du monde, soit entendu, voire débattu. (...) Le savoir se « coconstruit » dans l’interaction humaine (...) à travers une perpétuelle affirmation et négociation des points de vue.

ibid.

L’approche de Desgagné est intéressante car elle permet de penser les processus de construction de connaissances par des acteurs hétérogènes. Mais le concept de double vraisemblance n’est pas tout à fait adapté car il est construit pour penser des dispositifs qui mettent en discussion deux communautés, celle des acteurs sociaux concernés par la recherche et celle des chercheurs professionnels.

Dans le cas de cette recherche conjointe d’un genre particulier, dont certains protagonistes sont bien des chercheurs professionnels et d’autres des chercheurs occasionnels, mais dont aucun n’est (plus) acteur des phénomènes étudiés (même si tous participent de l’appareil de formation qui se trouve en amont du secteur professionnel du travail social), nous nous trouvons dans le cas de figure d’un groupe « multiréférentiel » (Ardoino, 1993), avec des chercheurs issus de disciplines scientifiques et pratiques différentes. Se construit alors

une lecture plurielle de ses objets (pratiques ou théoriques), sous différents angles, impliquant autant de regards spécifiques et de langages, appropriés aux descriptions requises, en fonction de systèmes de références distincts, supposés, reconnus explicitement non réductibles les uns aux autres, c’est à dire hétérogènes.

Ardoino, 1993, p. 15

Le processus à l’oeuvre quand des acteurs pluriels se confrontent et s’ouvrent à la rationalité de leurs collègues ne produit pas que des compréhensions multiréférentielles. Il bouleverse les identités des acteurs (Parazelli 2015), recompose leurs places et leurs rôles et engage ceux-ci dans des dynamiques de transaction sociale – théorisées par Jean Remy (voir Blanc, 1992; Freynet, Blanc et Pineau, 1998) – où se combinent compromis, rapports de force, accords, ajustements, conflits, négociations, etc.

Il se produit alors une hybridation sociale et symbolique (Lyet, 2014b) dans le cadre d’un espace interprétatif partagé et négocié. Cette notion d’hybridation sociale et symbolique désigne des processus dans lesquels les acteurs en présence construisent avec le temps un monde commun où se négocient et s’ajustent leurs logiques d’acteurs et le sens qu’ils donnent à leur action, la régulation de leur collectif et les rapports de pouvoir entre leurs membres, ainsi que les identités de ces derniers. Pour tous ces phénomènes, l’hybridation qui est à l’oeuvre produit des convergences entre les acteurs et les conduit à construire des compromis/accords qui n’empêchent cependant pas que demeurent entre eux des différences, voire des divergences, liées à leur « expérience », c’est-à-dire à leur subjectivité, à leurs appartenances et à leurs intérêts (Dubet, 1994). Mais, malgré le maintien d’une hétérogénéité entre eux, le processus d’hybridation conduit à des rapprochements qui amènent les acteurs à être parfois relativement d’accord, voire à assumer ensemble et à construire un compromis sur les orientations que dessine leur collaboration. Dans une approche interactionniste, cet espace social est aussi celui d’un « monde social » où se jouent la négociation dans un « ordre négocié » (Strauss, 1992). Il s’agit de concevoir ces espaces comme des mondes sociaux dans lesquels les acteurs individuels interagissent et coopèrent.

La mise en discussion et l’hybridation des points de vue épistémologiques et méthodologiques

Ce processus d’hybridation permet l’émergence d’un positionnement théorique co-construit et combinant des concepts d’origines disciplinaires diverses, ce qui permet souvent aux différents sujets de la recherche de découvrir que leurs compréhensions sont caractérisées par le fait qu’elles peuvent se situer par rapport à d’autres. Néanmoins, si les approches sont hétérogènes et se présentent donc sous le jour d’une certaine complémentarité de points de vue rendant compte, au détour, des approches hybrides en travail social, la dynamique en mouvement présente ses limites dans le cas de cette recherche conjointe. En effet, un certain nombre de questions restent posées : existe-t-il un processus de choix disciplinaire mixte par l’équipe de recherche? Comment les compétences des chercheurs-ses sont-elles prises en compte lorsqu’elles sont acquises hors du milieu académique et à travers des modes de socialisation hybrides ? Se produit-il à certains moments clés de la recherche conjointe des jeux de pouvoir, des distributions de rôle entre ce qui relève des activités dont certaines pourraient être jugées nobles et d’autres plus ingrates? Comment se régulent les débats et les orientations prises dans le cadre de la recherche conjointe, compte tenu des modes de socialisation différenciés et hybrides des chercheurs, distinguant notamment les chercheurs académiques et non académiques, ceux détenteurs d’un titre de docteur (comme garantie d’une formation reconnue et validée à la recherche) et les autres?

Dans la recherche conjointe que nous présentons à travers les enjeux de ses formes d’hybridation, on s’interroge moins sur les savoirs partagés dans le champ du travail social que sur leur usage autorisé par les chercheurs. Trois exemples, tirés de la pratique des chercheurs, serviront à illustrer notre propos. Le premier évoque la question d’une double logique : celle qui traverse le champ du travail social et celle qui relève de la recherche. Dans les premiers débats au sein du groupe des formateurs et chercheurs, consistant à définir un objet de recherche commun, certaines idées soulevées sont réfutées d’emblée par certains au motif qu’elles ne sont pas acceptables d’un point de vue éthique pour le travail social. Les idées sont confrontées, débattues, négociées, entre logique de recherche et logique du travail social, selon les valeurs propres à ce dernier : justice sociale, bien être social, égalité, etc. (Parazelli, 2015). La décision qui tranche le débat au sein du collectif est en faveur d’une démarche scientifique rigoureuse : entendre l’impensé, autoriser ce que le milieu professionnel étudié ne s’autorise pas à penser car cela est contraire à ses principes. Ainsi les références du milieu professionnel sont supplantées par la logique de la recherche à travers un espace de négociation où des chercheurs parviennent à ce que leur point de vue, selon lequel il s’agit de développer une recherche à prétention scientifique, s’impose dans un processus où ils convainquent les autres acteurs de l’adopter tout en prenant, de fait, le pouvoir sur cette question. L’interaction qui se développe, typique des processus de transaction sociale, combine, nous semble-t-il, une dynamique de traduction (Callon, 1986) et un rapport symbolique en fonction duquel il s’agit de répartir les places dans la construction d’un monde social selon des principes de grandeurs à définir et à confronter, à l’image des cités théorisées par Boltanski et Thévenot (1991).

Le second exemple illustre le même type de confrontation entre une idée quasi militante du milieu professionnel et le positionnement scientifique, qui survient au moment où les premiers résultats de la recherche conjointe sont exploités et analysés selon une direction qui était secondaire lors de la formulation de la problématique. Alors que la recherche prétend analyser, au départ, l’impact des réformes des diplômes du travail social ou de l’introduction des référentiels professionnels dans la formation, les premiers résultats montrent une forte inflexion des pratiques liée à l’influence des nouvelles méthodes managériales au sein des organisations de travail. L’analyse des résultats conduit l’équipe de recherche à une investigation théorique et empirique sur l’introduction de la « Nouvelle Gestion Publique » (NGP) dans le secteur social et médico-social (Bellot, Bresson et Jetté, 2013). Tous les membres de l’équipe de formateurs/chercheurs ne sont pas dotés des mêmes connaissances sur le sujet. L’un des membres y consacre depuis quelques années déjà ses travaux de recherche, mais pour d’autres, le sujet est appréhendé de façon moins distanciée, voire plus militante. Là encore se jouent des formes de négociation au sein de l’équipe de recherche. Il s’agit d’aborder le sujet en évitant une « diabolisation » de la NGP comme phénomène social, au risque d’empêcher une analyse objectivée et rigoureuse des données recueillies. En effet, ces dernières semblent montrer, au moment de l’analyse des discours de l’échantillon, qu’une partie importante des travailleurs sociaux interrogés a une position nuancée sur la question et reconnait que la NGP a sa raison d’être, voire présente certains intérêts au sein des organisations de travail.

Un troisième exemple montre qu’à l’inverse, certains chercheurs très impliqués dans des collaborations avec les organisations sociales ciblées par la recherche, et dont certains sont peu engagés dans le champ académique, ont une connaissance de l’évolution des contextes de travail plus fine que celle des chercheurs ayant un ancrage plus académique et qui sont peu au fait de ces mutations. Cette connaissance quasi endogène leur permet de proposer des interprétations des prises de position des travailleurs sociaux. Cette situation s’est par exemple produite quand il s’est agi d’intégrer dans l’analyse des éléments relatifs à l’évolution des organisations publiques ou communautaires, ou des rapports entre ces deux types d’organisations, et de leurs effets sur les stratégies, positionnements, pratiques des travailleurs sociaux, et plus particulièrement sur les marges de manoeuvre dont ces derniers disposent. Les chercheurs qui avaient été travailleurs sociaux ou d’autres qui étaient en relation régulière avec des TS pouvaient donner sens à ces processus ou les illustrer, quand les chercheurs qui ne disposaient pas du même bagage avaient peine à comprendre ce qui se jouait et la manière dont cela se construisait. Par ailleurs, la connaissance, par les premiers, de l’exercice professionnel a également permis d’éclairer les seconds, par exemple, sur des questions relatives à la diversité et à la complexité des enjeux d’une relation de face-à-face entre un professionnel et un bénéficiaire.

Que tirer de ces trois exemples illustrant les limites rencontrées par un collectif de recherche hybride par sa composition et dont les membres sont personnellement engagés vis-à-vis de leur objet de recherche? La dynamique du groupe de recherche, à travers les débats qui l’animent, rend compte d’une part de la complexité des formes d’hybridation liées à la composition de l’équipe de recherche, et d’autre part de la proximité des chercheurs avec leur objet. En l’occurrence, il s’agit là de l’objet du travail social, étudié par les formateurs/chercheurs du même champ. Ce qui unifie l’équipe dans sa démarche conjointe est une grande connaissance du milieu étudié, parce que ses membres sont d’anciens travailleurs sociaux (3 chercheurs sur les 6) qui ont observé les milieux de pratique de l’intérieur, ou parce qu’ils observent encore dans leur activité de formation (6 sur 6) les phénomènes sociaux étudiés en rencontrant les acteurs cibles de la recherche (les travailleurs sociaux). Néanmoins, cette grande proximité avec l’objet exacerbe également les difficultés d’une analyse à visée objective. Les représentations hétérogènes, voire engagées, des chercheurs à propos de l’objet nécessitent des débats et des prises de position dans lesquels se jouent des formes de concurrence (Abbot, 1988), voire des conflits de pouvoir et de légitimité symbolique entre les chercheurs selon leur parcours académique et leur expérience de la recherche.

Une autre forme de désaccord et de débat a été récurrente en rapport avec l’orientation épistémo-méthodologique de la recherche. Elle a opposé à de nombreuses reprises deux chercheurs, qui défendaient une démarche hypothético-déductive, aux quatre autres. La démarche initiale de problématisation avait conduit à identifier trois variables, et il s’agissait pour eux d’approfondir théoriquement ces trois axes de recherche dans les données empiriques en y recherchant des éléments pour analyser les trois dimensions. Les quatre autres s’inscrivaient dans une démarche inductive. La question générale portait de leur point de vue sur ce qui déterminait les évolutions dans le travail social, les chercheurs devant, selon eux, être attentifs à la présence dans les résultats d’éléments ou de variables non prévus initialement, quitte à remettre en cause, voire à abandonner certaines des hypothèses de départ.

Un tel exemple montre qu’un groupe multiréférentialisé est traversé de lignes de partage diverses. Une recherche conjointe ne doit donc pas se penser comme faisant collaborer des chercheurs professionnels et des chercheurs occasionnels. D’autres phénomènes opérant des séparations sont à l’oeuvre. Cela invite à penser ce type de pratiques comme des recherches conjointes multiréférentielles (Lyet, 2016b), qui consistent ainsi en la construction d’une compréhension hybride de la réalité dans une « communauté de pairs hétérogènes » au sein de laquelle les logiques interprétatives se confrontent et où les finalités sont en concurrence.

Reconnaissance et légitimité, une question éthique et politique

La recherche conjointe interroge la validité de la connaissance par la confrontation de points de vue situés et s’inscrit dans une épistémologie constructiviste (Le Moigne, 2012 [1995]). Cette épistémologie diffère de la conception de l’objectivité telle qu’elle est revendiquée par l’épistémologie positiviste; elle conçoit la pratique scientifique comme la mise en discussion d’arguments nécessairement subjectifs, parce que produits par des sujets, à la manière des « forums hybrides » analysés par Callon, Lascoumes et Barthes (2001). Elle présente donc des enjeux d’ordre politique et éthique sous l’angle de la reconnaissance et de la légitimité.

Des implications éthiques, la place des savoirs

Épistémologie et méthodologie ont des implications éthiques essentielles. Nous pouvons parler, à ce propos, d’une épistémologie et d’une méthodologie éthiques puisqu’elles reposent fondamentalement sur l’ouverture au point de vue d’un autre. À l’inverse, les recherches classiques courent le risque de la conformation au point de vue disciplinaire dominant, pour permettre à leurs auteurs d’exister dans les épreuves de justification (Boltanski et Thévenot, 1991) de leur espace scientifique.

La philosophie d’Emmanuel Lévinas est ici centrale pour comprendre ce qui se joue dans ces espaces interprétatifs partagés et dans ces processus d’hybridation[7]. Dans son ouvrage Totalité et infini (Lévinas, 1990 [1971]), l’auteur réfléchit sur les conditions qui peuvent permettre au sujet de sortir de lui-même[8]. Son point de départ est l’étrangeté radicale d’autrui que le sujet tend à réduire pour l’intégrer au « Même ». Si les conditions ne sont pas réunies, en particulier par la discussion, et si le sujet ne construit pas un positionnement éthique de reconnaissance de l’Autre, alors le sujet ne voit pas l’Autre, ne reçoit pas ce qui pourrait créer une brèche dans le Même et ouvrir sur l’« Infini » des différences.

Levinas s’intéresse à la question du savoir. Le vrai défi, selon lui, est de penser un savoir qui échappe au risque de la réification de l’Autre, quand celui-ci devient l’objet de la pensée du sujet. Ce processus habituel du savoir n’ouvre pas le sujet sur le renouvellement que pourrait constituer l’accueil de l’altérité radicale de l’Autre, renouvellement qui devrait pourtant être au coeur des démarches de « re-cherche » (Lyet, 2014a). Au contraire, « cette relation de savoir installe le moi comme l’autre dans un monde d’objets – de connaissance – dans lequel la relation n’a pas de place » (Lévinas, 1990 [1971], p. 32). Face à cette démarche classique, Levinas invite au contraire à « poser le savoir comme accueil d’Autrui » grâce à l’« interlocution », la mise en discussion de deux logiques également étrangères l’une par rapport à l’autre. C’est ce qui permet l’irruption, dans la logique fermée du sujet, de ce qui jusqu’alors était impensé, ce qui ouvre sur de nouvelles perspectives, renouvelle le rapport au monde, à l’étrangeté de la réalité, à ce qui était jusqu’alors inconnu, à ce qui participait de la compréhension que l’Autre se fait de la réalité.

Deux remarques nous semblent nécessaires sur ce qui précède. Premièrement, la rencontre de l’étrangeté de l’autre et l’ouverture à d’autres logiques et approches de la réalité que celle-ci occasionne, si elles participent d’une démarche éthique, ne sont pas pour autant exemptes de difficultés et de conflits. L’éthique est parfois, à tort, pensée comme une absence de conflits. Or, l’éthique au sens de Lévinas, c’est la rencontre et la prise en compte de l’autre, complexes et perturbantes. Dit simplement, cela ne va pas de soi. Mais, comme les exemples fournis dans cet article le montrent, la confrontation à d’autres rationalités bouscule les acteurs concernés et les engage, parfois malgré eux, à recomposer leurs rapports, ce qui ne peut se faire sans passer par des périodes conflictuelles. Ce phénomène fréquent ne peut cependant pas être considéré comme une démarche éthique si les personnes ne s’engagent pas de manière volontariste dans une tentative de découverte de l’étrangeté de l’autre, sans que cela réduise d’ailleurs le potentiel conflictuel de la rencontre.

Ce processus amène à la deuxième remarque. Qui n’a pas vécu l’expérience décrite risque de considérer ces développements comme un discours creux. Et l’on peut se demander dans quelle mesure l’expérience de l’ouverture à l’autre conduit à s’engager, par principe, dans une démarche éthique volontariste. Il arrive fréquemment que des collègues chercheurs ne comprennent pas l’intérêt de cette volonté de collaboration avec d’autres acteurs. Engagés dans le jeu de leur discipline, c’est la rationalité de celle-ci, et seulement elle, qui prend sens pour eux. Ils n’ont manifestement pas vécu de telles collaborations dont le dispositif permet une véritable confrontation de longue durée et occasionne l’irruption d’une rationalité dans une autre. Cette expérience est fondatrice, et sans délégitimer la rationalité du monde d’origine d’un chercheur, elle situe celle-ci comme une rationalité parmi d’autres et permet de comprendre qu’on peut analyser la réalité d’un point de vue différent et que cela est profitable pour tous les acteurs.

Une telle démarche éthique ne crée pas un monde d’égaux mais permet de situer l’autre dans sa différence, de l’accepter ou de s’en accommoder. Dans certains cas, elle conduit à reconnaitre la pertinence ou, pour reprendre l’expression de Pascal Nicolas-le-Strat (2014), la plus grande fiabilité d’une approche par rapport à une autre, et vice versa, selon les questions abordées. Dans d’autres cas, elle conduit à construire des compromis, à accepter l’existence d’une pluralité de référentiels et à construire ainsi une science hétérogène et peut-être moins susceptible que les approches académiques monodisciplinaires de réduire la complexité de la réalité à une lecture unidimensionnelle. La science qui s’expérimente dans ce type de pratiques ne vise pas à construire une lecture disciplinaire de la réalité : c’est une science centrée sur un objet à éclairer de manière multiréférentielle.

Aussi, avec une telle démarche éthique, les asymétries demeurent mais elles alternent entre elles et se combinent. Il y a, comme le dit Gilles Herreros (2015), une « instrumentalisation réciproque » et, ajouterions-nous, librement consentie et recherchée. Chaque acteur y trouve son compte et peut tirer de cette expérience des éléments pour développer son « savoir viable », selon la formule de Jean-Pierre Darré (1999).

Produire une connaissance hybride, entre reconnaissance et légitimité

Le processus de la recherche conjointe peut alors être pensé à partir de la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth (2000 [1992]). Le philosophe allemand élabore une théorie morale dans laquelle il s’agit d’adopter la perspective des autres sujets et de construire ainsi des espaces d’intersubjectivité. De ce point de vue, la recherche conjointe se présente comme un dispositif où les conditions tendent à être réunies pour que les différents chercheurs sociaux soient reconnus comme des co-constructeurs de connaissance. Le processus de reconnaissance se joue à l’intérieur du groupe et avec ses interlocuteurs proches. La co-construction de l’analyse fait apparaitre les co-chercheurs comme compétents pour le travail à réaliser, et il se construit entre eux une reconnaissance sociale au sens d’Honneth. La question est plus délicate pour ce que l’auteur appelle la reconnaissance juridique, qui repose sur les statuts des personnes au regard des cadres institutionnels.

Cette co-construction est reconnue par le champ de la formation en travail social en France et au Québec, ainsi que par le champ académique au Québec car les formations en travail social y sont organisées au sein des départements universitaires. En revanche, elle ne va pas de soi dans le champ académique en France qui considère le travail social comme un objet d’étude et non comme un secteur légitime de construction de la recherche.

Introduire un acteur universitaire québécois, relevant du même champ, en l’occurrence la formation au travail social, au sein de l’équipe de recherche française, participe de la construction d’une forme de légitimité symbolique pour ce collectif de recherche conjointe.

En considérant que la relation de collaboration avec des chercheurs non académiques est déterminante pour renouveler la connaissance, les chercheurs disciplinaires acceptent d’inscrire leur démarche de recherche dans un espace où les visées politiques sont hétérogènes, où le savant entretient une relation complexe au politique[9] et où il devient légitime de produire une compréhension qui sert les objectifs d’acteurs sociaux concernés. Cela n’implique pas, comme on le croit parfois dans certains cénacles académiques, de renoncer à la rigueur nécessaire, mais cela conduit les chercheurs disciplinaires à prendre à leur compte des questions qui ne se posent pas dans leur espace scientifique et à construire une « connaissance hybride ».

La recherche conjointe ainsi présentée n’empêche pas chaque acteur d’exploiter et de valoriser la recherche dans son monde d’origine. Le fait que cette recherche conjointe utilise des outils et une méthodologie approuvée par les autorités scientifiques contribue à la rendre valide dans les cénacles académiques où les chercheurs disciplinaires continuent de s’exprimer. Mais ceux-ci y sélectionnent souvent les éléments à présenter pour qu’ils rejoignent les questionnements académiques. Cela étant, de plus en plus d’espaces scientifiques s’ouvrent à ces approches et les analyses hybrides y trouvent aujourd’hui une légitimité qu’elles n’avaient pas forcément avant (voir Les Chercheurs Ignorants, 2015).

La sociologie des professions apporte un éclairage sur les enjeux de la reconnaissance scientifique d’une profession ou d’un groupe professionnel à travers un processus de légitimation sur le plan collectif. L’un des attributs caractérisant une profession réside dans son adossement à une science repérée et qui lui est propre. Il s’agit, en d’autres termes, de la reconnaissance d’une « autorité scientifique » (Le Biannic et Vion, 2008). Au-delà des controverses entre courants fonctionnalistes et interactionnistes de la sociologie des professions, citons Freidson (2001) et Abbott (1988) qui défendent la thèse selon laquelle les professions adossent leur légitimité à des savoirs valorisés et reconnus par l’ensemble du corps social. Abbott caractérise ces savoirs comme scientifiques et donc légitimes pour faire face à des luttes de territoire entre groupes professionnels, afin de contrôler un secteur d’activité avec les ressources propres qui le composent. D’une autre façon se joue la question de l’autonomie, et donc du pouvoir du groupe, dans un processus de légitimation par l’expertise reconnue et acceptée par le corps social. Dans cette perspective, l’enjeu est de taille. Il s’agit pour ses partisans de reconnaitre que le champ professionnel du travail social, pour ce qui concerne le cas français, s’inscrit dans ce processus comme l’aboutissement d’une quête de reconnaissance. Les enjeux politiques sont posés à travers les débats actuels afin de mieux saisir les tensions qui traversent le champ du travail social, dépassant les questions militantes des figures repérées et engagées dans l’arène. Ce débat semble concerner la France en particulier et ne se pose pas en ces termes dans d’autres pays comme le Québec.

Ainsi, la recherche conjointe entre des acteurs de deux pays ne relevant pas des mêmes cadres institutionnels peut être analysée du point de vue de ces enjeux politiques. En témoigne le débat exacerbé en France ces récentes années au sujet de la place de la recherche au sein du travail social (Jaeger, 2014) et de la reconnaissance du travail social dans ses rapports avec l’université (Jaeger, 2012).

Avec cet article, nous avons souhaité rendre compte des processus à l’oeuvre dans une recherche conduite par des acteurs hétérogènes, ainsi que de leurs enjeux tant sur le plan éthique qu’épistémologique, méthodologique et politique. Dans le cas de figure présenté ici, les « lignes de séparation » ou de « distinction » entre ces acteurs sont multiples. Cette recherche conjointe est, en effet, d’un genre particulier. Elle ne fait pas collaborer des chercheurs académiques et des acteurs sociaux concernés par l’objet de la recherche comme la plupart des recherches conjointes, mais des acteurs multidimensionnels et hybrides, à la fois semblables et différents, aux parcours et aux statuts variés et porteurs de rationalités multiples. Elle n’est pas seulement conjointe, elle est également multiréférentielle.

Elle est à ce titre révélatrice de l’évolution de la question de la recherche dans le domaine de la formation en travail social où, par ce type de pratique de la recherche pensée entre autres comme un outil de formation, l’appareil de formation est conduit à hybrider ses logiques avec celles de plusieurs référentiels scientifiques. Cela engage les co-chercheurs à développer des jeux différents de ceux qui sont habituellement à l’oeuvre dans les espaces (seulement) scientifiques et à produire des travaux multiréférentiels. De ce fait, ce type de pratiques ou de résultats n’est pas toujours compris ou légitimé par les acteurs de l’appareil de formation ou par ceux des disciplines scientifiques.

Ce phénomène n’est sans doute pas propre aux recherches sur le travail social. Les recherches conjointes multiréférentielles sont menées dans des espaces intermédiaires par des acteurs eux-mêmes hybrides qui s’inscrivent dans des segments particuliers de leur profession (Champy, 2009). Il est difficile de dire aujourd’hui si de telles hybridations seront porteuses de véritables « innovations » (Alter, 2000) et changeront le jeu habituel de la science monodisciplinarisée. On peut simplement observer qu’au sein des disciplines, les questions commencent à être posées.