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Les émigrants, quand ils sont dans leur pays natal, ils pensent qu’ici ils trouveront un changement radical, total, qu’ils vivront bien, une autre vie, meilleure que celle qu’ils avaient, qu’ils trouveront facilement du travail. Mais la réalité, c’est le contraire. Ici, les [immigrés] souffrent, souffrent. Ils souffrent, ils ne peuvent sortir de cet espace de souffrance. Il y a beaucoup d’émigrants et il n’y a pas suffisamment de travail pour satisfaire la totalité des émigrants…

Mohamed

La vitalité des territoires en milieu rural ne peut pas être réduite à la seule agriculture. Dans nombre de territoires de la vieille Europe, les politiques d’aménagement du territoire ont essayé d’y faire émerger d’autres activités — telles que le tourisme ou l’artisanat — et d’y maintenir les activités économiques du secteur secondaire. Néanmoins, dans certaines régions pauvres du sud de l’Europe (en Espagne, en Italie), l’agriculture constitue bien souvent la seule activité économique et continue de façonner les paysages, pour le meilleur et pour le pire.

Avec l’entrée de l’Espagne dans l’Union européenne en 1986, la rationalisation des espaces ruraux imposée par Bruxelles a accentué la spécialisation des territoires. C’est ainsi que l’Europe du Nord s’est spécialisée dans l’élevage[1] quand l’Europe du Sud se voyait contrainte d’augmenter fortement sa production de fruits et légumes. Ainsi, l’Espagne est devenue, en quelques années seulement, le grand verger de l’Europe. Néanmoins, cette spécialisation et cette « industrialisation de l’agriculture » n’ont pas supprimé le nécessaire besoin de main-d’oeuvre, lors de la récolte des fruits et légumes notamment. Pour s’en tenir à la péninsule ibérique, ces tâches restent très nombreuses, qu’il s’agisse de la récolte des fraises (province de Huelva en Andalousie), de celle des légumes sous serre (Région de Murcia), des citrons et des oranges (dans toute l’Espagne du Sud) ou encore des olives (province de Jaén en Andalousie). Tous ces travaux de récolte ont été progressivement délaissés par les Espagnols et « récupérés » par les immigrés, principalement par les personnes issues du Maghreb (Maroc) et d’Afrique noire (Mali). En Espagne, c’est en 2007 que les immigrés travaillant dans l’agriculture étaient les plus nombreux, les Espagnols ayant, à cette époque de forte croissance, déserté à la fois les travaux des champs, ceux du bâtiment et ceux des travaux publics.

Notre article va se structurer, pour l’essentiel, autour du croisement de deux récits de vie recueillis tous deux en Andalousie fin décembre 2008, au tout début de la grave crise économique : l’un auprès d’un Marocain d’une quarantaine d’années, l’autre auprès d’un jeune Malien. Le premier, venu en Espagne pour étudier, a peu à peu « sombré » dans les travaux des champs et se trouve en voie de marginalisation avancée lors de notre rencontre. Le deuxième, arrivé de manière clandestine après un périple de plus d’un an (via la Libye, l’Algérie et le Maroc), aspire à être régularisé pour essayer, ensuite, de s’installer en Espagne. Auparavant, nous allons dresser un bref état de l’immigration en Espagne, une immigration dont les contours diffèrent très sensiblement de sa voisine française ; nous nous focaliserons ensuite sur les immigrés qui travaillent spécifiquement dans l’agriculture. Enfin, nous essaierons de voir comment l’Espagne a tenté de gérer cet afflux de main-d’oeuvre immigrée durant le début de cette crise économique qui conduira, in fine, à la destruction de centaines de milliers d’emplois.

L’immigration actuelle en Espagne

La principale caractéristique de l’immigration en Espagne est son caractère à la fois récent et extrêmement rapide. En 1998, il y avait ainsi 600 000 étrangers dans ce pays et, en 2007, 4,5 millions. L’Espagne était en 2008 le deuxième pays du monde (derrière les États-Unis) — et le premier pays de l’UE — où la moyenne des entrées annuelles avoisinait les 600 000 personnes. L’autre pays en termes d’arrivée était l’Italie, avec près de 400 000 entrées. Enfin, les autres pays du vieux continent où l’immigration reste importante (le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne) se retrouvaient loin derrière avec seulement 200 000 entrées par an[2]. Ces données ne sont données que pour fournir quelques ordres de grandeur au lecteur. En Espagne (comme en Italie), ces chiffres sont néanmoins en forte baisse depuis 2010, avec l’installation durable de la crise qui a affecté tout d’abord les migrants[3], puis plus récemment les Espagnols eux-mêmes, une sorte de paradoxe de l’histoire[4]. Il s’avère donc difficile d’appréhender l’immigration espagnole dans le temps long de l’Histoire, comme on peut par exemple l’observer en France. Rappelons que notre article portera sur l’année 2008, cette époque où se sont concentrés tout à la fois la population immigrée la plus nombreuse en Espagne et le début de la crise économique.

Tout d’abord, que recouvre le vocable inmigrantes en Espagne ? Ce dernier semble être le mot générique par lequel les Espagnols désignent les étrangers venus travailler dans leur pays. Mais à y regarder de plus près, ce terme charrie avec lui une connotation péjorative faisant implicitement référence aux Maghrébins, aux Subsahariens, aux Roumains et, dans une moindre mesure, aux Latinos. Par contre, le terme extranjero se voit réservé à l’immigration de villégiature, qu’il s’agisse des Allemands, des Anglais, des Français ou encore des riches Saoudiens. Ces deux termes font donc référence, de manière implicite, à deux faces de l’immigration : l’une qui serait sombre et potentiellement dangereuse, l’immigration économique ; l’autre pourvoyeuse de devises, l’immigration des touristes venant profiter toute l’année d’une météo clémente. Ainsi, la dimension cruciale du travail pénible réalisé par tous ces étrangers semble être totalement évacuée du discours (comme les Français l’avaient aussi évacuée dans les années 1970), alors que cette reconnaissance permettrait de redonner aux migrants présents toute leur dignité dans les tâches qu’ils accomplissent.

Les Marocains constituent l’immigration la plus ancienne, celle qu’on pourrait qualifier d’historique, avec une population d’environ 600 000 personnes. Les Roumains, avec une immigration qui n’a véritablement débuté qu’au début des années 2000, sont aujourd’hui la première nationalité présente en Espagne avec près de 730 000 personnes. Enfin, les Équatoriens représentent le troisième collectif (collectivo), avec un peu plus de 400 000 personnes. Quant aux Subsahariens, essentiellement des Maliens et des Sénégalais, ils n’apparaissent dans les statistiques que de manière très marginale alors que ce sont eux qui constituent l’immigration la plus récente, notamment par le nombre de personnes arrivées de manière clandestine.

Enfin, ces immigrés se retrouvent concentrés, pour la plupart, dans un petit nombre de régions : en Catalogne où les besoins de l’industrie sont importants, dans la région de Madrid pour l’attraction de la capitale, et en Andalousie pour l’agriculture.

Les immigrÉs prÉsents dans l’agriculture espagnole

Que nous évoque généralement l’Andalousie ? On connaît les villes de Granada, Sevilla ou Córdoba, notamment par les magnifiques sites architecturaux laissés par les Omeyyades depuis le IXe siècle. Beaucoup de touristes fréquentent aussi ses plages bondées, dégustent ses tapas et s’enivrent de son flamenco, bref, l’Andalousie serait une région où il fait bon vivre. On connaît moins le revers de la médaille, initié par une transformation brutale des modes de production des fruits et légumes. Cette industrialisation de l’agriculture à marche forcée s’est accompagnée d’un enrichissement parfois éhonté de certains agriculteurs (dans la région d’Almeria notamment) et surtout d’une précarisation toujours plus forte de la main-d’oeuvre dans ce secteur, constituée essentiellement de travailleurs marocains, puis roumains et aujourd’hui subsahariens[5].

La crise aiguë de 2008 en Espagne a révélé la face sombre du marché du travail dans l’agriculture, en Andalousie notamment, mais aussi dans la communauté autonome[6] de Murcia. En effet, les travailleurs qui s’y consacrent, et particulièrement les nombreux immigrés très présents dans ce secteur, ne disposent plus de revenus suffisants pour accéder à un standard de vie a minima, à commencer par l’accès à un logement fixe et décent. Les termes de temporeros et autres jornaleros, que l’on pourrait traduire par travailleurs temporaires et journaliers, parlent d’eux-mêmes pour évoquer une époque très ancienne, celle du servage, que l’on croyait à jamais révolue dans nos pays dits développés et modernes. Cette crise affecte donc en priorité les travailleurs temporaires, comme l’a montré José Menor Toribio (Menor Toribio, 2008), enseignant-chercheur en géographie à l’université de Jaén. Ce chercheur a tenté d’analyser, entre autres, la mobilité de ces immigrés, en comparant leurs destins primaires (leurs premiers lieux d’arrivée en Espagne) avec leurs destins secondaires qui constituent leur lieu actuel de résidence. Pour cela, il a recours aux statistiques de l’INE (Instituto National de Estadistica), élaborées à partir de la population étrangère empadronada, c’est-à-dire enregistrée dans la commune où elle réside lors de son arrivée sur le territoire espagnol. Son analyse permet de mettre en évidence « la grande mobilité de la population étrangère qui, pour l’année 2006, fut quatre fois supérieure à celle de la population espagnole ». D’autres chercheurs ont confirmé cette tendance en montrant que la moitié des personnes étrangères empadronadas ne résident plus dans leur domicile déclaré (Cohen, 2004). Enfin, certaines filières, comme la récolte des fraises de Huelva, fonctionnent sur le mode — critiquable, mais pour d’autres raisons — de la contratación en origen, que l’on peut traduire par l’embauche de travailleurs étrangers directement dans leur propre pays : ces derniers n’apparaissent donc pas dans les statistiques.

Cette extrême mobilité et, par là même, précarité, s’est développée en raison de la conjonction de deux éléments. Le premier provient d’un marché du travail très libéral, où les contrats précaires et de courte durée font florès ; le deuxième, d’une agriculture intensive qui s’est fortement accrue. Si la précarité salariale ne se réduit pas au travail agricole, elle y est pourtant plus prégnante dans ce secteur où les périodes de travail sont courtes et varient le plus souvent entre quinze jours et deux mois. Rappelons une nouvelle fois que cette volonté de spécialisation de l’agriculture a été fortement incitée par Bruxelles : les fruits et légumes pour l’Espagne et l’Italie, les céréales pour la France, l’élevage pour la Belgique et les pays du Nord. Mais au prix de quels sacrifices et de quelle politique ? Nous rejoignons Romain Balandier et Nicolas Duntze qui pensent que « pour en arriver à une telle abondance [de fruits et de légumes], il a fallu industrialiser l’agriculture, miser sur l’exportation, concentrer les outils et les bassins de productions, éroder les droits des paysans et des saisonniers » (Balandier et Duntze, 2015, p. 69).

La première difficulté consiste à appréhender cette immigration temporaire qui n’apparaît pas dans les statistiques liées au padron, l’enregistrement obligatoire pour toute personne présente sur le territoire espagnol auprès de la mairie de son domicile. Il faut donc recourir à l’analyse des permis de travail pour essayer de mieux connaître ces personnes. C’est ce qu’a tenté de réaliser José Menor Toribio dans une contribution pour le Conseil économique et social de la province de Jaén. Ainsi, il montre que, dans cette province, « les étrangers recrutés durant les mois de novembre, décembre et janvier durant l’hiver 2008-2009 sont originaires du continent africain dans leur immense majorité, avec 15 760 personnes, soit 75,7 % du total, dont 10 340 Marocains (50 %) et 5 420 Subsahariens (26 %), les autres étant des Européens 3 315 » (Menor Toribio, 2009, p. 31). Le nombre important de sans-papiers parmi les Subsahariens (que ces derniers soient employés clandestinement ou présents durant la campagne de récolte des olives sans pouvoir travailler) minore leur présence dans les statistiques et majore celle des Marocains. En effet, nous avons observé que, même si les embauches non déclarées avaient baissé depuis la procédure de régularisation de 2005 et l’augmentation des contrôles des inspecteurs du travail, ce sont les Subsahariens qui, de loin, constituaient la population la plus « visible » pendant la campagne, constituant la majeure partie des personnes sans travail.

En d’autres termes, l’immigration présente tout au long de l’année dans cette province de Jaén est assez fidèle à celle que l’on trouve dans le reste de l’Espagne, composée essentiellement de Marocains et d’Équatoriens. Mais durant les périodes de récolte — et dans ce cas présent, des olives —, ce sont les Subsahariens, plus que les autres, qui vont constituer ce réservoir de main-d’oeuvre, taillable et corvéable à merci.

Le rÉcit de Mamadou

Mamadou est originaire du Mali. Je l’ai rencontré pendant ma longue enquête des mois de décembre 2008 et janvier 2009 en Andalousie, lors de la récolte des olives dans la province de Jaén. Cette récolte s’est révélée être un véritable drame humain pour tous les travailleurs étrangers présents. La province de Jaén — qui constitue une des 8 provinces de la communauté autonome de l’Andalousie — est la première région au monde pour sa production d’huile d’olive ; la récolte attire annuellement entre 5 000 et 7 000 travailleurs étrangers, la plupart arrivant habituellement tant bien que mal à trouver du travail, en étant déclarés, ou pas. En 2008-2009, et pour la première fois, seulement 10 % environ de ces personnes ont pu travailler durant la « campagne des olives », notamment parce que les Espagnols, qui avaient délaissé le difficile travail des champs, y sont revenus avec la crise de 2008. Pendant tout ce mois de décembre, j’ai donc passé l’essentiel de mon temps entre Jaén et Úbeda — les deux villes où les alentours concentrent l’essentiel de la production d’huile d’olive — à discuter avec de nombreuses personnes, maliennes, sénégalaises, marocaines et algériennes, totalement démunies devant l’ampleur de cette crise, contraintes d’être hébergées dans des dispositifs d’urgence pour certaines, d’autres étant obligées de dormir tout simplement dans la rue à cause de la saturation de ces dispositifs.

J’ai rencontré Mamadou à Úbeda, pour la première fois lors de ma première journée passée aux champs, grâce à l’accord de son jefe (patron), Pedro. Ce gros propriétaire terrien d’Úbeda — qui entretient avec ses 4 autres frères 21 000 oliviers — dispose de deux équipes de 10 personnes chacune, l’une espagnole, l’autre malienne. Pedro m’a volontiers accompagné aux champs — à une vingtaine de kilomètres d’Úbeda — dans sa Range Rover flambant neuve, avec fauteuils en cuir et téléphone de bord « mains libres » intégré dans l’habitacle. C’est en commençant à travailler bénévolement avec « l’équipe malienne » pour ramasser les olives que je provoque l’étonnement de Mamadou et de ses autres collègues maliens. La discussion s’engagera avec lui en français — Mamadou maîtrisant parfaitement la langue de Molière (mais également l’espagnol) — tout en continuant à ramasser les olives, dans le bruit des vibradors[7] et des soufladors[8]. Je reverrai ensuite, à plusieurs reprises, Mamadou, dans la minuscule maison mise à disposition par le patron à son équipe de travail malienne qui regroupe 11 personnes, en passant en fin d’après-midi pour discuter avec lui et avec ses compagnons de travail.

L’éventualité de réaliser un entretien s’est posée dans un deuxième temps ; Mamadou m’interrogeait — avec raison — sur ce travail et sur sa finalité, sur ce que j’allais en faire en France, si j’étais payé pour cela, etc. Je ne pouvais que jouer « franc-jeu » en lui précisant que si nous pouvions réaliser un entretien ensemble, je pourrais être payé 100 euros pour cela (une fois retranchés les frais de dactylographie)[9]. Je lui ai donc proposé de partager les bénéfices de ce travail, et de lui donner 50 euros en espèces, ce qui correspond à une journée de travail aux champs pour la récolte des olives : cela a emporté son adhésion. Mes lointains cours de sociologie, où l’on accusait les sociologues de l’École de Chicago de ne pas faire correctement leur travail parce qu’il leur arrivait de payer leurs interviewés, me sont revenus en tête…[10] L’entretien enregistré a donc pu se réaliser le jour de la Navidad (Noël), jour non travaillé pour Mamadou, dans ma petite chambre de la pension d’Úbeda où je résidais pendant mon séjour ; il a duré près de deux heures.

Le parcours de Mamadou est représentatif de celui de nombreux Maliens, la plupart ayant une trajectoire migratoire similaire à la sienne. Comme ses compatriotes, son parcours migratoire a commencé il y a bien longtemps, avec un départ vers la Libye qui représentait alors la première étape d’un périple censé s’étaler sur plusieurs années. Mamadou y passera 3 ans, comme balayeur de rue, selon l’adage que « nous sommes tous les immigrés potentiels de quelqu’un d’autre » et que les pays occidentaux n’ont pas le monopole de l’exploitation des travailleurs immigrés. Mamadou n’avait pas vraiment de projet bien défini quant à sa destination finale. C’est en discutant avec d’autres compatriotes maliens présents comme lui en Libye qu’il décidera de rejoindre l’Espagne, via un deuxième long voyage, pour rejoindre les îles Canaries depuis les environs de Laâyoune (sud du Maroc) à travers un long périple : l’Algérie (Tamanrasset et Djanet) puis le franchissement de la frontière algéro-marocaine près d’Oujda où l’aventure clandestine commence réellement. Le prix à payer aux passeurs avoisinait à l’époque les 1 000 euros, patiemment économisés en Libye. Son départ de Laâyoune en pirogue à moteur pour les îles Canaries est déjà ancien, mais Mamadou — comme tous les autres — se rappelle très précisément cette date d’arrivée sur le sol européen comme une sorte de seconde naissance.

Mamadou arrivera en Espagne — comme tous ses compatriotes — sans aucun papier d’identité, condition sine qua non pour ne pas être renvoyé au Mali, même si à l’époque il n’existait pas de convention de rapatriement entre l’Espagne et le Mali. Ce n’est qu’après cet ordre d’expulsion non exécutoire et sa libération sur le territoire espagnol — cette pièce administrative faisant paradoxalement office de timbre à date pour une future régularisation — qu’il se fera adresser son passeport par la voie postale. Dès lors, c’est un véritable « chemin de croix » qui commence pour Mamadou, attiré, comme d’autres, vers la région d’Almeria, où fleurissent les tristement célèbres serres (hibernadores) à perte de vue, sombre royaume de l’exploitation des travailleurs agricoles étrangers, contraints de travailler pour 30 euros par jour le plus souvent, sans logement et sans aucune protection sociale.

Mamadou nous expose calmement sa situation d’infortune, qui est d’une certaine façon celle de tous les Maliens qui ont tenté le même voyage. Néanmoins, Mamadou ne veut ni rester, ni se morfondre dans un déterminisme qui aurait plu à Pierre Bourdieu. Il se construit progressivement une vision politique qui le conduit tout d’abord à devenir le porte-parole des sans-papiers à Almeria. Il rencontrera à cette époque un journaliste français et sera à l’origine d’un article paru dans la revue Marianne[11].

Mamadou dispose d’une boîte mail qu’il consulte environ deux fois par semaine dans la bibliothèque municipale de cette petite ville. Il a aussi commencé à suivre des cours de conduite pour améliorer sa mobilité professionnelle. Mamadou a aussi suivi des cours d’espagnol dispensés bénévolement par les syndicalistes de l’UGT (Unión General de Trabajadores, équivalent de la CGT (Confédération générale du travail, syndicat proche du Parti communiste) française). Quelques semaines après la fin de mon séjour, Mamadou venait de terminer la « saison des olives » à Úbeda et de quitter la maison mise à disposition par le patron ; il s’apprêtait à partir pour Huelva, cet autre lieu d’immigration massive où se retrouvent cultivées les fraises hors saison à destination de toute l’Europe[12]. Nous sommes, depuis cette époque, restés en contact par téléphone, via les nombreuses boutiques téléphoniques présentes en Espagne (locutorio), permettant d’appeler l’étranger à moindre coût. Comme beaucoup de jeunes récemment arrivés, Mamadou éprouve de la difficulté à écrire l’avenir. Parmi tous ces rêves, l’un serait de monter une association oeuvrant dans la coopération décentralisée (en Espagne) qui lui permettrait, in fine, de ramener un tracteur dans son village qui s’en trouve dépourvu. Mamadou met à profit ses périodes « hors récoltes » pour rentrer au Mali, auprès des siens. La dernière fois qu’il m’avait contacté, c’était pour essayer de venir passer quelques jours en France pour trouver une vieille — mais solide — voiture d’occasion, du type des Peugeot qui roulent encore en Afrique, en affichant souvent plus de 500 000 km au compteur.

Le rÉcit de Mohamed, sans-emploi au moment de la pÉriode de rÉcolte des olives

J’ai rencontré Mohamed à l’Auberge municipale de Jaén, en décembre 2008. Dans cette province de Jaén, le ramassage des olives peut fournir un travail pendant deux mois et demi, de début décembre à mi-février. Lors des précédentes récoltes, ces auberges arrivaient tant bien que mal à faire face aux besoins des immigrés qui y trouvaient, pendant les premières semaines de leur arrivée, un lit et un (ou deux) repas chaud, avant de trouver un refe pour la saison.

C’est par l’intermédiaire de Rachid, un Algérien plus jeune que Mohamed, autre compagnon d’infortune, que j’ai pu rencontrer Mohamed et discuter avec lui. Nous avions également rencontré Rachid à la sortie de l’Auberge, sur ce grand terre-plein un peu triste à la sortie de la ville. Lors d’une soirée de ce mois de décembre, Mohamed se fait refouler de l’Auberge municipale par un vigile, sa carte attestant qu’il y avait déjà passé les trois nuits réglementaires et fatidiques, au-delà desquelles il était censé trouver un autre hébergement par lui-même. Je décide alors de l’accompagner dans les autres structures d’hébergement d’urgence mise en place ; celle du foro social (instaurée par des bénévoles politiques et associatifs, un simple garage transformé en dortoir qui s’avère complet lui aussi) puis celle située dans le vétuste couvent de Santa Clara, rouvert en urgence pour la deuxième année consécutive par les associations caritatives. Après 30 minutes de marche pour accéder à la vieille ville, notre visite de ce couvent qui présente un état d’insalubrité avancé nous fait découvrir un monde que l’on croyait révolu et réservé à une autre époque : un lieu occupé à 90 % par des Subsahariens, allongés sur le sol avec des cartons comme seul matelas, serrés les uns contre les autres dans une grande promiscuité. Les services connexes (sanitaires, chauffage, repas…) sont inexistants dans ce lieu. Il n’y a plus de place là non plus, dans cet endroit qui regroupe peut-être une cinquantaine de personnes, voire plus : même les couloirs et les moindres recoins s’avèrent occupés. Comme il se fait tard et que cela fait plus d’une heure que nous marchons dans le froid, nous proposons à Mohamed de l’héberger dans ma chambre située non loin de là, à l’auberge de jeunesse, sur les hauteurs du vieux Jaén.

La mise en oeuvre de cet entretien de longue durée s’est construite dans le temps. J’avais déjà beaucoup parlé et échangé avec Mohamed, mais toujours de façon informelle et à la manière d’un journaliste, autour d’un cafe con leche, le plus souvent dans un bar situé près de la station des autobus ; cela ne me permettait pas d’approfondir forcément tous les sujets abordés. C’est lors d’une nouvelle rencontre fortuite avec Mohamed dans le centre-ville que je décide de lui proposer de réaliser un « vrai » entretien, en partageant les bénéfices (soit 100 euros à se partager), ce qui a emporté son accord. Contrairement à la doxa la plus partagée chez les sociologues, il ne nous semble pas anormal de payer un tant soit peu les personnes que l’on sollicite, notamment si elles se trouvent dans des situations de grande précarité[13]. Je donne donc rendez-vous à Mohamed le lendemain, à 9 h 30, devant la place de la cathédrale. Mohamed est en avance. L’entretien s’effectuera dans ma chambre, à l’auberge de jeunesse, et durera un peu plus de deux heures.

Mohamed est âgé de 40 ans, mais son aspect physique et la fatigue de toutes ces années de travail dans des conditions extrêmement difficiles l’ont profondément marqué et lui donnent 10 ans de plus. Mohamed est toujours célibataire, il expliquera dans l’entretien pourquoi il ne peut que se cantonner au célibat, étant donné les difficultés dans lesquelles il se trouve. Mohamed se trouve dans une situation dramatique. Au premier abord, sa tenue vestimentaire pourrait le faire passer pour un clochard, tant ses vêtements sont élimés et ses chaussures usées jusqu’à la corde. Comme tout bagage, il ne dispose que de deux couvertures fines qu’il a cachées près de l’Auberge de jeunesse pour ne pas avoir à rentrer avec. Même si Mohamed déclare avoir « oublié » le français du fait de presque vingt années passées en Espagne, il s’exprime dans un français étonnamment clair pour quelqu’un qui n’a jamais pu avoir l’occasion de se rendre, ne serait-ce qu’une seule fois de sa vie, en France.

Aucun domaine de sa vie ne semble épargné par la misère : difficultés économiques, très courtes périodes de travail la plupart du temps non déclaré, impossibilité de toucher le chômage ou une autre aide financière (rappelons qu’il n’existe pas en Espagne de revenu minimum qui pourrait s’apparenter de près ou de loin au RSA français[14]). Durant l’entretien, il tousse fréquemment et on le sent physiquement très affaibli. Rappelons qu’en ce mois de décembre 2008 à Jaén, l’hiver est particulièrement rigoureux, la température ne dépassant pas les 10 degrés dans la journée, et descendant souvent en dessous.

Mohamed est arrivé en Espagne en 1991, avec la ferme intention d’y poursuivre ses études. Mais très vite, il devra y renoncer et dès lors, exercera des activités sans aucun rapport avec sa formation de départ en biologie animale, le plus souvent dans l’agriculture. En dehors de sa présence à Jaén pour la campagne des olives, il est actuellement aidé et hébergé par des associations caritatives, car il n’a plus, depuis longtemps, de logement à lui. Mohamed semble ralenti dans son élocution, moins par sa perte supposée du français que par une immense fatigue. C’est donc un portrait sans aucune issue, sans aucune échappatoire, que nous dresse Mohamed de sa propre condition, et à travers elle, de la condition « idéale-typique » de l’émigré/immigré qui travaille dans l’agriculture en Espagne. L’agriculture reste un secteur d’activité toujours aussi dur, réservé, aujourd’hui comme hier, aux immigrés…

Quant à l’idée d’un retour possible au Maroc que je lui suggère en fin d’entretien, cela ne lui semble désormais plus possible : personne ne semble plus pouvoir l’aider au pays, en dehors peut-être de ses frères et soeurs qu’il ne veut plus déranger, tant les liens se sont distendus au fil du temps. Mohamed n’est plus rentré au Maroc depuis des années, même si le voyage en bus pour Tanger, situé juste en face de cette pointe sud de l’Espagne, à 390 km par l’autoroute depuis Jaén, coûte moins d’une cinquantaine d’Euros.... Pour envisager une installation dans son pays, il lui faudrait de l’argent pour ouvrir au moins un commerce, les banques ne prêtant pas aux personnes n’exerçant pas de métier stable. Son souhait serait de pouvoir rentrer au pays durant la période hivernale pour échapper aux morsures du froid, et de revenir ensuite en Espagne en espérant pouvoir trouver une place dans les emplois saisonniers d’été et d’automne. En dehors de cette pâle perspective, la situation semble bloquée, et il est difficile d’imaginer une issue optimiste, sa fragilité physique augmentant le désarroi de sa situation générale. Mohamed révèle des conditions de servage dans l’agriculture que l’on pensait appartenir au passé, quand travailler toute sa vie ne suffisait pas à se mettre à l’abri de la pauvreté. Peut-être parce que nos vies confortables d’urbains nous ont fait trop vite oublier ces conditions de travail extrêmement difficiles où l’individu ne peut compter que sur ses seules forces physiques pour se défendre contre l’adversité. À côté de salaires misérables et de conditions de logement indignes de nos pays développés, ces personnes travaillant dans l’agriculture doivent en plus affronter la solitude et parfois aussi la stigmatisation des autochtones (Laffort, 2012). Nous allons revenir maintenant sur la façon dont cette crise — notamment en matière de logement — a pu être (en partie) gérée par les institutions ; c’est bien cette première difficulté inhérente au logement à laquelle se sont confrontés maintes fois Mamadou et Mohamed.

GÉrer l’hospitalitÉ en temps de crise

Par Auberge (Albergue en espagnol), il faut entendre une structure d’hébergement d’urgence, à destination quasi exclusive des étrangers (inmigrantes) qui se déplacent au gré des saisons et des « campagnes » pour tenter de travailler dans l’agriculture. Ces structures ont été créées il y a une dizaine d’années pour faire face à cet afflux temporaire de personnes arrivant dans un lieu donné, à la recherche d’une embauche pour la durée de la récolte. Comme l’ont fait remarquer trois chercheurs espagnols dans une étude pionnière en la matière, la difficulté majeure réside dans l’absence de logements suffisants pour accueillir ces travailleurs, avant et pendant la campagne, et tous les efforts devaient se concentrer sur cet objectif : « Il s’avère nécessaire de donner une réponse à cette nouvelle situation problématique qui réponde, et de façon rapide, à la nécessité de couvrir l’absence d’un des droits les plus basiques : l’accès à un logement » (Castaño et al., 2009, p. 1.)

Quels services offrent ces auberges ? Avec les contraintes d’hébergement spécifiques à ce type de structure (dortoir et fermeture pendant la journée), leur utilité est de fournir un toit et, dans la mesure du possible, deux repas chauds aux immigrants présents dans les communes de la province, à la recherche d’un emploi pendant le début de la « campagne ». Ces centres fonctionnent avec un personnel communal conséquent, qui va des cuisinières aux gardiens, en passant par des médiateurs culturels qui n’ont souvent que le titre de leur fonction, étant réduits à de simples gestionnaires de l’accueil et de gestion des flux d’entrée et de sortie. Lors de notre enquête en 2008-2009, devant l’afflux de personnes venant de toute l’Espagne, les auberges se sont retrouvées totalement saturées, contraignant plusieurs centaines de personnes — essentiellement des Subsahariens — à dormir dehors, à la périphérie de la ville, sur des cartons comme seul matelas, se réchauffant autour de feux de bois improvisés.

Quelle a été la réponse politique à une crise d’une telle ampleur ? Les structures institutionnelles ont été dépassées et n’ont pas pu anticiper, ni même gérer, l’ampleur de cette crise. Comme c’est souvent le cas en pareille circonstance, les élus de tous bords se sont renvoyé la « patate chaude ». La seule décision concrète s’est traduite par la prise en charge, via les associations pro-inmigrantes, de billets de bus de large destination pour permettre aux immigrés de retourner de là où ils étaient venus, certains s’étant même déplacés depuis le nord de l’Espagne. C’est ainsi qu’environ 2 000 billets ont été distribués gratuitement dans toute la province.

Dans la gestion de cette crise, le rôle considérable des associations doit être souligné, qu’il s’agisse de celles très institutionnalisées comme la Cruz Roja (Croix-Rouge) dont le poids dépasse très largement celle de sa consoeur française, de celles d’obédience religieuse, à l’instar de Caritas, composée essentiellement de catholiques retraités, ou encore d’associations pro-inmigrantes, sans équivalent en France, dont l’action d’aide et d’accueil s’inscrit ouvertement en faveur des immigrés, quelle que soient leur situation, régulière ou pas. Finalement, c’est bien grâce à l’action conjuguée des pouvoirs publics (via le réseau institutionnel des auberges), de toutes les associations, mais aussi des bénévoles espagnols que cette crise a pu être jugulée, avec néanmoins des conditions sanitaires extrêmement difficiles pour des centaines de Subsahariens et de Marocains présents. Dans ce triptyque (pouvoirs publics/associations/individus), c’est de très loin le réseau associatif qui a le plus oeuvré, via la desserte de repas chauds par Caritas à Jaén, qui a distribué jusqu’à 700 repas chauds quotidiens au plus fort de la crise.

Conclusion

On retrouve dans ces deux entretiens des parallèles avec Le portrait de Mohand A. dressé de manière majestueuse par Abdelmalek Sayad en 1975[15]. Ici, l’immigration reste érigée comme seule force de travail, et on pourrait reprendre ici une des phrases de A. Sayad, dans un autre de ses articles, intitulé Qu’est-ce qu’un immigré ?[16]  :

Un immigré, c’est essentiellement une force de travail, et une force de travail temporaire, en transit (…) Un immigré n’a sa raison d’être que sur le mode du provisoire et à condition qu’il se conforme à ce qu’on attend de lui : il n’est là et n’a sa raison d’être là que par le travail, pour le travail et dans le travail.

Ces deux récits de vie révèlent en condensé la face la plus noire de l’immigration en Espagne : celle de la souffrance endurée par des milliers de travailleurs immigrés ne bénéficiant, comme le dit très bien Mohamed, d’aucune ressource financière ou symbolique pour pouvoir sortir et s’échapper de leur condition initiale de main-d’oeuvre taillable et corvéable à merci, quand pénibilité du travail se rajoute à sa précarité.

Dans ce pays qui a abusé des contrats précaires et souvent non déclarés pendant sa longue période de croissance, la crise n’a été que plus dure, notamment parce qu’il n’existe pas de système de protection sociale analogue à celui de la France. Comme toujours — et l’histoire l’a plusieurs fois montré — ceux qui pâtissent le plus de ces crises sont les immigrés.

Ce récit à « double voix » nous montre les dégâts humains de cette rationalisation de l’agriculture chez des personnes tributaires, au jour le jour, de gros propriétaires terriens, la plupart du temps travaillant sans contrat de travail ni sécurité sociale, maîtrisant mal la langue espagnole, etc. Si « l’air de la ville rend libre » (Simmel, 1984), celui de la campagne ibérique a rendu ces immigrés extrêmement vulnérables en les maintenant dans des conditions sanitaires et sociales ne favorisant pas leur intégration. Dans un secteur peu perméable à l’intervention sociale, les aides restent ponctuelles et ne constituent que des secours momentanés, malgré des associations très présentes sur le terrain. Ces situations devraient nous faire réfléchir sur ce modèle d’agriculture productiviste actuel. Sans doute faut-il chercher à réinventer des modèles plus « intégrés » et plus respectueux, non seulement de leur territoire et de l’environnement, mais aussi — et surtout — des hommes qui y travaillent et qui y habitent, ces personnes ayant cette lourde et noble charge de nous nourrir.