Corps de l’article

Introduction

Terminologie

Nous préciserons en premier lieu un élément de terminologie : la distinction entre “narrativité” et “narratologie”. “Narrativité” exprime le fait d’être narratif; il s’agit d’une propriété, d’une qualité, et non pas d’un constituant; c’est en quelque sorte le caractère narratif du narratif, non pas ce qui est mis en récit mais ce qui fait qu’il y ait récit et un récit qui se présente d’une certaine manière; par conséquent, le point sémiotique, la pierre angulaire de la signification est ici constituée par ce qui fait narrativité. “Narratologie” est un terme qui peut “s’employer pour désigner toute approche raisonnée de l’étude du discours narrativement organisé, qu’il soit littéraire, historiographique, conversationnel, filmique ou autre” (D. Herman, cité par Pier & Berthelot 2010 : 9); la narratologie est plus généralement une discipline scientifique, plus ou moins constituée, “dédiée à l’étude de la logique, des principes et des pratiques de la représentation narrative” (Meister 2011 : § 1). La narratologie étudie donc la manière dont la narrativité se déploie dans le temps.

Notre hypothèse est que cette narrativité n’est pas une, d’un seul bloc, mais multiple. D’où la proposition, pour répondre à la question “à quel niveau sémiotique la musique communique-t-elle?”, de distinguer trois flux sémiotiques de la narrativité musicale. “Flux” et non pas “niveau”, “plan”, “couche” ou “structure” : ces termes pourraient suggérer une superposition, une hiérarchie, un passage progressif du profond – du sous-jacent – à la surface, à ce qui apparaît. Ce qui n’est pas le cas : ces flux ne s’opposent pas et même ne se complètent pas; ils sont enchevêtrés, co-présents en permanence, distincts mais non pas séparés; ils nourrissent la musique, lui apportent épaisseur et intensité. Nous pouvons à partir de là formuler les deux principaux objectifs de cet article.

Objectifs

Premier objectif : présenter ces flux de la narrativité qui co-agissent dans l’expérience musicale, et nous en distinguerons trois. Une précision importante : il ne s’agit pas de présenter ici une sorte de système clos, voire de théorie, mais une série de propositions ayant pour finalité de comprendre de manière plus fine comment fonctionne la narrativité musicale. Quels sont ces trois flux de la narrativité musicale? D’abord, une narrativité “substance”, qui renvoie à une “narrativité première […] latente en toute musique” (Charles 2001 : 101), correspondant au “bruissement même de l’il y a” (ibid. : 110). Ensuite, une narrativité “cadre”, que nous associons à ce que l’on pourrait appeler le mode d’organisation temporelle propre à un temps, un lieu, un style ou encore un compositeur; par conséquent, une narrativité comme expression d’une situation particulière. Enfin, une narrativité “intrigue”, qui correspond à la manière dont l’intrigue musicale qui se déploie est actualisée par le lecteur.

D’où le second objectif : il correspond en fait à l’étude de ce dernier flux de la narrativité, pour en faire le lieu même d’un traitement narratologique de l’oeuvre musicale. Et ce, du point de vue de la narratologie dite “post-classique”, qui a développé entre autres une approche cognitive des récits littéraires (pour un point d’étape sur le développement de ou des narratologies, voir Nünning 2010). Nous prendrons appui sur les travaux de Raphaël Baroni sur la “tension narrative”, qui abordent l’intrigue du point de vue de l’effet produit sur le lecteur (Baroni 2011; 2010; 2007). En effet, il est “impossible de traiter de la tension narrative sans prendre en considération la participation cognitive et affective du lecteur dans l’actualisation du texte” (Baroni 2010 : 202). Ensuite, nous examinerons quelques-uns des facteurs qui rendent possible et nourrissent une telle participation, ou interaction.

La narrativité substance

Pour traiter de ce premier flux de la narrativité, appelée “substance”, nous n’aborderons pas de manière approfondie la question épineuse – déjà tant débattue – du rapport entre temps et musique, et encore moins du temps musical. Une question simple servira de point de départ à notre réflexion : sous prétexte que la musique s’inscrit dans le temps, est-elle pour autant l’image de l’écoulement du temps? Disons-le autrement : la musique, “grâce à la présence de certains de ses attributs ou caractéristiques dynamiques et formelles”, nous permet-elle d’accéder à l’expérience du temps, autrement dit “d’accéder à ce niveau plus profond que la raison elle-même n’est pas capable d’atteindre” (pour ce paragraphe, Arbo 2010 : 295)?

C’est en apportant une réponse à ces questions qu’il sera possible de préciser en quoi consiste la narrativité substance – ce que nous ferons en trois étapes : le temps n’est pas un sujet; le temps, c’est en nous; la narrativité est première, dans le son, et non pas en tant que temps.

Le temps n’est pas un sujet

Il ne l’est pas, car il n’est pas ceci ou cela :

les difficultés surgissent lorsque nous nous tournons vers un ‘temps’ qui se présente comme le sujet de l’action ou du phénomène que nous prétendons expliquer. Cet usage, remarquait Wittgenstein, peut ‘nous donner l’illusion d’un médium’. Nous finissons ainsi par nous égarer et courir ‘dans tous les sens après un fantôme’.

Arbo 2010 : 297

C’est le risque lié à ce que Wittgenstein appelle la “‘personnification’ du temps” (ibid. : 296), qui fait de celui-ci un “mouvement originaire exempté de toute discontinuité”, alors même que “nous ne pouvons comparer aucun processus à l’écoulement du temps”, pour la simple raison qu’il n’existe pas comme un ‘fait’ dans notre ‘monde’ (ibid. : 295-296). Par conséquent, même si “la musique expose une dynamique et une temporalité propres, susceptibles d’être comparées à celles d’autres processus temporels”, “il paraît plus difficile d’expliquer en quel sens elle peut se référer à un temps plus profond et originaire dont elle serait la simple illusion primaire” (ibid. : 297).

En fait, cette déclaration implique que nous savons déjà ce qu’est exactement cette temporalité (autrement, comment pourrions-nous savoir qu’il s’agit d’une illusion?). Et le problème est justement là : comment pouvons-nous affirmer la présence de cette temporalité? Sommes-nous sûrs de l’avoir jamais vécue, et de ne pas nous être trompés (étant donné que notre vie est souvent ‘prise’ dans le temps de l’horloge)? Et comment avons-nous fait, d’ailleurs, pour identifier cet ‘écoulement’ du temps pur et continu? Nous pourrions répondre avec Bergson que c’est notre conscience directe qui l’atteste, par simple intuition. Mais, à y regarder de plus près, notre conscience n’est pas capable d’attester quoi que ce soit, en premier lieu parce qu’elle ne pourrait pas le vérifier sans recourir à des signes dont la signification ne serait pas déductible par simple introspection et, deuxièmement, parce qu’une telle vérification n’aurait guère de sens pour elle.

ibid. : 297-298

Par conséquent, la musique n’est réductible à aucun des deux fantômes souvent convoqués : un temps originel, pur, continu; le temps chronométrique (ibid. : 299). D’où le deuxième point : si le temps n’est pas extérieur à nous, en quelque sorte imposé par une instance qui nous précède et nous excède, c’est qu’il est en nous.

Le temps, c’est en nous

“On ne nomadise jamais mieux que sur place.” Cette expression empruntée à Gilles Deleuze est l’un des fers de lance de la philosophie de Daniel Charles. Dans l’article auquel nous nous référons ici, cette expression conclut une démonstration visant à éclairer la véritable nature du temps (pour le développement qui suit, voir Charles 2009 : §8-10). Nous rendrons compte de cette démonstration en trois temps. Tout d’abord, avec une maxime de Rivarol, un essayiste du XVIIIe siècle : “Le mouvement entre deux repos est l’image du présent entre le passé et l’avenir. Le tisserand qui fait sa toile fait toujours ce qui n’est pas” (1880 : 246). Ensuite, avec ce qu’en dit Deleuze, à partir de Heidegger :

En considérant la répétition dans l’objet, nous restions en-deçà des conditions qui rendent possibles une idée de répétition. Mais en considérant les changements dans le sujet, nous sommes déjà au-delà, devant la forme générale de la différence. Aussi la constitution idéelle de la répétition implique-t-elle une sorte de mouvement rétroactif entre ces deux limites. Elle se tisse entre les deux.

Deleuze 1968 : 68. Cité dans Charles

Enfin, avec ce qu’en dit Beda Allemann, toujours à partir de Heidegger :

Ce n’est pas le temps qui se meut (‘s’écoule’), mais nous, en tant qu’agissant dans le présent (le tisserand), qui accomplissons un mouvement de va-et-vient entre le passé et l’avenir.

Et d’ajouter : “il faut remarquer l’étrange tournure de Rivarol ‘Le tisserand… fait toujours ce qui n’est pas’, ce qui revient à dire que son occupation, lorsqu’il fabrique la toile, est le non-étant. La pro-duction elle-même (au sens large de poièsis) n’est pas, au sens de l’être neutre de l’étant, mais apparaît sous la forme d’un va-et-vient ‘entre deux repos’ qui sont les dimensions de la provenance et de l’avenir.

Allemann 1959 : 280-281. Cité dans Charles

C’est en ce sens, donc, que le temps est en nous. Il est dans ce mouvement perpétuel entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore. C’est pour cette raison même que nous sommes le sujet du temps, et non pas l’inverse, car c’est à nous d’assurer ce mouvement, de le continuer, rien ni personne ne pouvant le faire à notre place. Par conséquent, ce n’est pas le temps qui accueille la musique, mais la musique qui, par nous, accueille le temps. Et, paradoxalement, c’est maintenant que nous sommes débarrassés de la question du temps que nous pouvons aborder la question de la narrativité. D’où le troisième point.

La narrativité première est dans le son

Nous nous appuierons sur un autre texte de Daniel Charles, au titre explicite : “Musique et narrativité : l’écriture du bruit” (Charles 2001 : 99-110). Ce “bruit” est inévitablement présent en toute musique, puisqu’il s’agit du son lui-même, plus précisément : du timbre. Celui-ci n’a jamais pu être complètement domestiqué, neutralisé (et la voix, avec son grain, le souffle, en est peut-être le meilleur exemple). Pour Daniel Charles, il y a donc une narrativité propre au son, au bruit. Pour appuyer sa démonstration, il examine comment les “musiques classiques”, d’une part, et la musique du XXe siècle, d’autre part, ont traité le timbre, dans quelle mesure elles lui ont laissé la parole.

Les “musiques classiques” ont essayé de domestiquer ce timbre, qu’elles ont considéré comme du bruit. Et le système tonal s’est défendu “par les moyens du bord”. Ce qui signifie que “les interférences, sons parasites, accords ‘non classés’, chromatismes de travers, bref les bruits ou les timbres, sont posés dès l’abord comme n’existant pas”. Pourtant, “nul son entendu ne résonne sans son timbre”, et “détacher de ce timbre la ligne des hauteurs suppose une focalisation féroce”, un rejet “de ce que raconte le son”. Et pour “justifier l’exil de ce récit”, on a donc remplacé “le temps des sons par le temps des relations” (pour ce paragraphe, voir Charles 2001 : 108-109). Mais le matériau ne l’entend pas de cette oreille : il résiste à cette “amputation” de sa “teneur sensible” (ibid. : 108). Car “il n’a jamais existé de musique ‘pure’”, et “nous n’avons jamais élaboré que des îles ou flots de rationalité – comme si le bruit de fond n’avait été thématisé que pour mieux occulter le bruit de forme” (ibid. : 101, c’est nous qui soulignons).

Avec le XXe siècle, les choses changent. Le matériau est libéré. La “pluralité concurrentielle des paramètres est reconnue”, et c’est alors le “retour de ce refoulé qu’est le bruit” (ibid. : 110). Avec la “mélodie de timbres” de Schönberg, puis avec Webern, et surtout avec Debussy, le timbre devient, ou redevient, “l’élément essentiel de la musique” : le déroulement temporel n’est plus linéaire mais vertical, et on lui reconnait ainsi “une épaisseur inédite et cependant primordiale”; les timbres ne sont plus utilisés “pour ‘illustrer’, en une narrativité de surface, un discours fréquentiel préalable, mais à l’inverse, […], un récit/récital/récitatif de timbres à part entière, premier”; “les droits de la parole vivante contre le code” sont ainsi rétablis, “ceux du son contre la note” (pour ce paragraphe, voir ibid. : 106-107). Le timbre exprime ainsi, en sa matérialité même, une narrativité première, irréductible, que Daniel Charles appelle le “bruit de forme” :

Car la narrativité, si elle cesse d’être jugulée et parquée ‘à l’extérieur’ du tissu musical, c’est qu’elle a déjà pénétré […] tout le corps de la musique”, et la musique, ainsi, “fait résonner, en un murmure ininterrompu, la rumeur du monde, le bruissement même de l’il y a.

ibid. : 110

C’est donc à cela que correspond ce flux de la narrativité musicale que nous appelons substance. C’est le bruit premier, le bruit de forme, qui bruisse de tous les bruits – et en même temps du silence – du monde. Ce qui est composé, le bruit de fond, donc la musique, compose d’abord avec cette substance, ce bruit de forme, qu’est le timbre.

La narrativité cadre

Ce deuxième flux de la narrativité correspond au temps tel qu’il est construit, et plus précisément problématisé, dans une oeuvre, un ensemble d’oeuvres, un style. Cette narrativité que nous appelons “cadre” renvoie à une conception donnée du temps et qui, surtout, est première. C’est en fonction d’elle, par exemple, que le timbre est traité d’une manière ou d’une autre. Même John Cage ne libère le son que pour libérer le temps, ou, pour le dire autrement, il libère le temps en libérant le son. Il compose selon “la nature des sons, c’est-à-dire selon le temps” pour, au bout du compte, “retrouver un filon temporel plus profond” (Charles 2001 : 108), et instaurer ainsi un temps autre. Nous dirons que ce temps, qui correspond à la narrativité cadre, est le temps tel qu’il est vécu à une certaine époque, en un certain lieu, dans un certain contexte collectif et individuel. Autrement dit, ce temps vécu n’est vécu qu’en tant que réponse à une problématique particulière. Pour Michel Imberty, cette problématique est liée à ce qu’il appelle “l’ambivalence du temps”.

Ce concept ne peut être dissocié de celui de “lien” qui, lui-même, renvoie à la distinction entre “temps continu” et “temps discontinu”. Pour Michel Imberty, l’expérience humaine est marquée par la conscience du caractère irréversible du temps, dont chaque instant mène inexorablement au vieillissement et, finalement, à la mort (2004 [2002] : 400). C’est cela même qu’il désigne par l’expression “ambivalence du temps”. Une ambivalence que l’on peut accepter, ou ne pas accepter. En l’acceptant, on se met en condition “de construire des liens entre les objets, les personnes”, “de construire des objets symboliques” et “de concevoir des rapports entre le passé, le présent et le futur” (ibid. : 409). En ne l’acceptant pas, c’est rendre impossible ce lien : “toute perception devient fragmentaire, tout sentiment de durée est inexistant, toute forme de langage impossible” (ibid. : 410).

D’où la distinction entre, d’une part, l’univers classique et romantique, qui accepte l’ambivalence du temps et qui crée donc un temps continu; d’autre part, l’univers contemporain, qui ne l’accepte pas et qui crée, par conséquent, un temps discontinu. Ce qui, sur le plan musical, et pour en rester à des considérations très générales, renvoie à la distinction suivante : entre la musique tonale, dans laquelle la forme crée le “lien”, “maîtrise le chaos intérieur et le temps existentiel dans son devenir” (ibid.); et la musique depuis Debussy, dans laquelle l’ “absence de lien temporel […] équivaut […] à une désintégration de l’expérience du temps existentiel qui exclut toute pensée et toute représentation de l’horizon futur et mortel” (ibid. : 411; voir aussi 400-401, et 406-408 pour Debussy). Autrement dit, dans un cas, la musique tonale, le temps musical est continu; dans l’autre cas, la musique depuis Debussy, le temps musical est discontinu (voir Imberty 2003 [2001]) : “une forte hiérarchisation par emboîtements des unités provoque chez l’auditeur un fort ‘sentiment de continuité’ et [qu’]à l’inverse une faible hiérarchisation structurale où dominent les juxtapositions qui fragmentent le temps musical engendre chez l’auditeur un fort ‘sentiment de discontinuité’ et d’imprévisibilité de la forme” (ibid. : 633).

D’où la conclusion de Michel Imberty :

En définitive, la musique apparaîtrait bien comme une symbolique du temps existentiel, collectif ou individuel, et le style d’une oeuvre musicale témoignerait des attitudes inconscientes fondamentales de l’homme face à l’irréversibilité du devenir, du vieillissement et de la mort, réfractées à travers la sensibilité d’une époque et l’imagination créatrice d’un artiste de génie.

2004 [2002] : 402

En un mot : “[l]e style est donc une forme du temps” (Imberty 2003 [2001] : 633; 2005 : 66), c’est-à-dire “une qualité particulière de l’organisation du temps musical, une qualité du devenir et de la durée à travers la distribution des événements sonores dans le temps linéaire” (Imberty 2005 : 66). Ce qui signifie que le flux de la narrativité que nous appelons “cadre” peut être assimilé, dans une telle approche, au style en tant qu’écriture du temps, pour paraphraser le titre d’un ouvrage de Michel Imberty (1981). Ou encore, selon ses propres termes, au “schéma de structuration du temps” propre à une oeuvre ou à un style (2005 : 64), schéma appelé aussi “macro-structure” (ibid.), ou “représentation mentale de la progression temporelle de l’oeuvre musicale” (ibid. : 65) :

Ce concept peut être défini “comme un schéma de structuration du temps, c’est-à-dire comme la réduction des structures temporelles de tensions et de détentes de la pièce, ou si l’on veut encore, une représentation mentale de la progression temporelle de l’oeuvre musicale. Autrement dit, avant d’être une hiérarchie structurale grammaticale, une pièce musicale est d’abord une mise en ordre d’événements sonores dans le temps, et sa macro-structure un schéma simplifié type, une mise en ordre a priori que viennent remplir ensuite les événements sonores concrets dont la progression pour l’auditeur apparaît plus ou moins continue, linéaire ou sinueuse, régulière ou chaotique. Cette progression est évidemment de nature purement dynamique, elle induit une orientation plus ou moins perceptible et analysable, identifiable dans sa globalité, aléatoire dans son détail; en bref, elle dessine pour l’auditeur, comme sans doute elle s’est imposée au compositeur, une arche sensible irréversible et continue du temps.

ibid. : 64-65

La narrativité intrigue : ce qui la fonde

Introduction

Il s’agit du troisième et dernier flux sémiotique de la narrativité musicale que nous examinerons dans cette étude. Le premier de ces flux – la narrativité substance – correspond à ce que Daniel Charles appelle le “bruit de forme” (et non pas le “bruit de fond”, justement), c’est-à-dire ce qui est premier, ce qui est déjà et sera toujours là, à savoir la rumeur, le bruissement du monde, auquel participent (entre autres) le timbre, le souffle de la voix, le silence. Le deuxième de ces flux – la narrativité cadre – correspond à une certaine problématisation – ou préconfiguration – du temps, ou encore, selon les termes de Michel Imberty, à un “schéma de structuration du temps”, ou tout simplement un “style”. Le troisième de ces flux – donc la narrativité intrigue – correspond à l’oeuvre telle qu’elle se déploie dans le temps, “bruit de fond”, selon Daniel Charles, car elle compose avec ce qui appartient déjà au monde, à ce qui est toujours déjà là.

Plusieurs points sont à préciser.

(1) Cette narrativité intrigue n’existerait pas sans les deux autres. L’inverse n’est pas vrai : elles existent, mais sans pouvoir faire oeuvre à elles seules, ni même les deux ensemble. En fait, c’est seulement en associant ces trois flux de la narrativité qu’il est possible de faire oeuvre : une substance, un temps, une intrigue.

(2) Cet ensemble ne peut donc exister sans une intention compositionnelle (même a minima, comme dans certaines oeuvres de John Cage, par exemple), qui institue une oeuvre.

(3) Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas cette intention compositionnelle, mais c’est le flux narratif, c’est-à-dire l’intrigue telle qu’elle est actualisée par un lecteur (au sens large). Plus précisément, l’intrigue du point de vue de son actualisation en temps réel, dans sa chronologie. Car le but est de rendre compte de “la nature incertaine, tâtonnante, passionnelle et irréductiblement temporelle de toute expérience esthétique” (Baroni 2010 : 203). Autrement dit, le tisserand à l’oeuvre, dans son “va-et-vient ‘entre deux repos’” (B. Allemann, cité par Charles 2009 : 9).

(4) Nous disons bien lecteur et non pas récepteur. Il s’agit du procès d’actualisation par un lecteur, et non pas d’une réponse à des questions liées à un se-comprendre herméneutique, même si celui-ci n’est pas bien loin (pour une approche cognitive de la narrativité musicale, voir Hauer 2016).

(5) Nous en arrivons ainsi, en plus du premier objectif qui était la présentation de(s) trois flux sémiotiques de la narrativité musicale, à l’autre objectif annoncé au début de cet article : proposer une approche narratologique de la narrativité intrigue, c’est-à-dire de l’oeuvre musicale telle qu’est est actualisée par un lecteur.

La “mise en intrigue”

Nous présenterons d’abord trois principes de base.

(1) La musique est narrative, car elle s’écrit, se lit, se joue et s’écoute comme une succession ordonnée dans le temps. Nous reprendrons à notre compte – pour la musique – la définition que propose Jean-Marie Schaeffer du récit comme “toujours temporellement orienté et contraint par des normes de cohérence séquentielle ou causale”, comme “type de discours dont le début et la clôture sont déterminés de manière interne, par la dynamique même du type d’enchaînement qui l’organise”, enfin, comme “forme discursive qui dispose d’un principe de complétude interne” (Schaeffer 2010 : 217)[1].

(2) La musique est narrative, mais ne pourrait l’être sans un prendre ou un saisir-ensemble. Car l’auditeur serait sans cela soumis à un flux d’informations inorganisable(s). Ce saisir-ensemble correspond au caractère configurationnel de la mise en intrigue, qui permet de réaliser un tout signifiant à partir d’éléments successifs et divers : une “concordance discordante, caractéristique de toute composition narrative”, que Paul Ricoeur désigne “par la notion de synthèse de l’hétérogène” (2013 : 82). Par conséquent :

La mise en intrigue comprend ainsi à la fois une dimension chronologique ou épisodique qui incite le lecteur ou l’auditeur à se demander comment l’histoire va se poursuivre (les ‘références qui pointent en avant’ de Mink) et une dimension non-chronologique ou configurationnelle, un acte de compréhension ou de ‘prendre-ensemble’ configurationnel (que Ricoeur met en relation avec le jugement réfléchi chez Kant) qui transforme les événements en une totalité signifiante ayant un ‘propos’ ou un ‘thème’ et un sens de clôture (un effet synthétique, plutôt que des références qui pointent en arrière).

Pier 2010 : 175

(3) Mais cela ne suffit pas. D’où le troisième principe, déterminant : la tension seule rend possible la mise en intrigue. Car “c’est bien la tension qui rythme l’intrigue en contrastant ses temps ‘forts’ (ou toniques) et ses temps ‘faibles’ (ou atones) et, en retour, c’est l’intrigue qui configure temporellement la tension, qui lui donne son ‘extension’ et sa ‘direction’” (Baroni 2007 : 52; voir aussi 2010; pour une application à la musique du concept de tension narrative, voir Baroni 2011 et Grabócz 2011). C’est le jeu de la tension et de sa résolution qui fait que l’auditeur est accroché, surpris, noué par l’intrigue – qu’il est proprement intrigué. C’est ce que Gabriel Sevilla appelle la “tension télique”, qu’il applique à la musique et qu’il définit comme “l’immersion cognitive de l’émetteur et/ou du récepteur dans l’inconnue relative aux intentions d’un sujet, agent ou patient, vis-à-vis d’un fait qui n’a pas encore été accompli” (Sevilla 2014 : § 25).

Le concept de “tension narrative”

Ce concept a donné son titre à l’ouvrage de Raphaël Baroni publié en 2007 : “L’intrigue, avant de se référer à la trame d’une histoire, doit être ainsi redéfinie comme un dispositif intrigant permettant de nouer le sujet en introduisant, durant la progression dans le récit, une tension narrative” (Baroni 2011 : § 11). Pour Jean-Marie Schaeffer, les principaux enjeux du “modèle” proposé par Raphaël Baroni sont doubles. D’une part, la mise en valeur de la “dynamique de la tension narrative et de sa résolution”, ce qui se traduit chez le lecteur (et sans doute plus encore chez l’auditeur) “par la tension entre la dysphorie passionnante, qui maintient vivace son intérêt, et l’euphorie, qui résulte de la résolution de la tension produite par le suspense ou la curiosité”. D’autre part, le fait de considérer non seulement “le pôle de l’activité auctoriale (la mise en intrigue)” et “celui de l’activité du récepteur”, mais aussi “l’activité qui les met en relation, à savoir le jeu des fonctions thymiques”, comme le suspense, la curiosité ou la surprise (Schaeffer 2007 : 14).

On peut distinguer deux aspects au moins de cette “poétique de l’intrigue” (Baroni 2007 : 27).

(1) Les différentes phases de l’intrigue, au nombre de trois, qui constituent les “charnières principales du récit”, et qui sont “successivement actualisées” par le lecteur (pour la description de ces trois phases, sauf indication contraire, voir Baroni 2007 : 122-123).

Première phase : le “noeud”. Suite à une “incomplétude provisoire du discours”, un questionnement se produit, “qui agit comme un déclencheur de la tension”. En un mot, la fonction du noeud est d’intriguer.Deuxième phase : le “retard”. Il constitue la “phase d’attente” : source d’incertitude et d’anticipation (dans la perspective du dénouement attendu), il provoque pour cette raison même “une participation cognitive accrue” (Baroni 2007 : 99). C’est une phase essentielle, car sans cette attente de la résolution, ou du dénouement, “la tension narrative n’est pas configurante”, du fait même qu’elle “ne polarise pas le récit” et “n’oriente pas la temporalité du discours” vers le dénouement à venir. Ce caractère configurant de l’attente associée à la tension est particulièrement crucial en musique, comme Leonard B. Meyer (2011 [1956]) et David Huron (2006) ont, entre autres, pu le montrer. Troisième phase : le “dénouement”. Il amène la réponse, et par là même résout la tension.

Autrement dit, pour qu’il y ait récit, narration, il faut une mise en intrigue; pour qu’il y ait une mise en intrigue, il faut une tension; et pour qu’il y ait une tension, il faut un noeud et un dénouement.

(2) La succession des différentes phases de la mise en intrigue constitue la dimension rhétorique, ou stratégique, de la tension narrative. Dans ce but, deux figures dynamiques sont à l’oeuvre, toutes deux liées à une attente, une incertitude, une anticipation incertaine. D’une part, une fonction thymique, qui renvoie à ce que le lecteur éprouve, et qui en l’occurrence correspond soit au “suspense” (en cas de “retardement stratégique de la réponse”), soit à la “curiosité” (en cas de représentation incomplète de l’action). D’autre part, une fonction cognitive, qui fait appel aux compétences du lecteur, et qui en l’occurrence correspond soit au “pronostic” (lié au suspense), soit au “diagnostic” (lié à la curiosité) (pour ce paragraphe, voir Baroni 2007 : 99-100, 107-111).

En guise de synthèse :

Toute notre entreprise aura été finalement de remettre au jour, pour reprendre les termes de Derrida, la force qui se dissimulait derrière la forme de l’intrigue, en replaçant l’oeuvre dans la relation interlocutive et en rechronologisant l’acte de lecture. Nous avons montré que l’organisation du récit en séquences dépend de ce que l’on appelle, depuis Aristote, le phénomène de la ‘mise en intrigue’, et que ce processus repose essentiellement, si on le replace dans le contexte de l’interaction discursive, sur une incertitude, sur une indétermination construite par le discours, sur une stratégie textuelle tensive visant à intriguer le destinataire d’un récit en retardant l’introduction d’une information qu’il souhaiterait connaître d’emblée. Nous avons mis en évidence deux formes fondamentales de textualisation de la séquence narrative réalisant cette stratégie rhétorique, deux ‘figures dynamiques’ qui permettent, dans le contexte de la narrativité, de nouer une intrigue, et qui sont liées étroitement à des questions relatives à la saisie cognitive des (inter)actions : soit l’information retardée porte sur le développement ultérieur d’un cours d’événements dont l’issue reste jusqu’au bout incertaine (dès lors, la relation chronologique génère un suspense); soit c’est la compréhension d’un événement actuel ou passé qui est provisoirement entravée (il s’agit alors d’une mise en intrigue par la curiosité).

Baroni 2007 : 399-400

La narrativité intrigue : quelques conditions essentielles

Le concept de tension narrative place le lecteur (dont l’auditeur) comme acteur central du processus. D’où l’insistance, par Raphaël Baroni, sur “la fonction interactionnelle de l’intrigue” et “la dynamique de son actualisation” par le lecteur (2011 : § 5). Il est donc “impossible de traiter la tension narrative sans prendre en considération la participation cognitive et affective du lecteur dans l’actualisation du texte” (2010 : 202). De ce point de vue, Raphaël Baroni revendique l’héritage des théories de la réception attachées à “l’effet visé par le texte”, c’est-à-dire “à la manière dont le texte vise à être actualisé” (2007 : 28; voir aussi 91-100 : “3.1. Suspense et curiosité dans les théories de la réception”). Il s’inscrit, par conséquent, “dans le cadre d’une ‘réception modèle’”, et ne cherche pas à “décrire l’actualisation plus ou moins personnelle qu’un interprète singulier produit effectivement” (2007 : 27). C’est pourquoi nous utilisons ici le terme de “lecteur” plutôt que celui de “récepteur”, qu’il est plus pertinent de réserver à une herméneutique de la réception musicale, notamment inspirée de Paul Ricoeur, qui interroge le pourquoi de telle ou telle réception, du point de vue du se comprendre devant l’oeuvre, soit d’un récepteur particulier, soit d’une communauté de récepteurs (voir Hauer 2007, 2009, 2016).

C’est ce concept de “tension narrative” que nous proposons de reprendre, car il s’agit, à notre sens, d’un outil puissant d’investigation dans le champ de la signification – et donc de la sémiotique – musicale. Dans le cadre de cet article, nous insisterons sur la nécessaire interaction entre un lecteur(-auditeur) et un texte (musical). Nous examinerons quelques-uns des facteurs qui interviennent dans cette interaction, qui, sans cela, ne pourrait avoir lieu : l’intentionnalité, du point de vue des intentions de l’auteur; l’empathie, du point de vue de l’embodied simulation (ou simulation incarnée); l’intensité, du point de vue des formes de vitalité.

Interaction 1 : l’intentionnalité

Pour Jean-Marie Schaeffer, “le principe d’intentionnalité fait partie du processus de compréhension” (2011 : 90; sur la question de l’intentionnalité : 88-91). Ce qui signifie que l’on s’interroge toujours sur ce que l’auteur a voulu dire lorsque l’on regarde, écoute ou exécute une oeuvre d’art. En effet, nous percevons inévitablement toute oeuvre d’art comme le résultat d’une démarche intentionnelle : “un événement physique, tel que l’émission d’une suite de sons ou de graphèmes, n’est un acte de langage que pour autant qu’il exprime un état intentionnel” (ibid. : 89). Si Jean-Marie Schaeffer prend pour exemple la lecture, il en est de même pour toute forme d’expression artistique :

Il s’agit tout simplement de la règle constituante de la compréhension et de la signification. Lire (c’est-à-dire comprendre ce que l’on lit), c’est doter une chaîne de signes graphiques d’une signification, c’est la constituer en expression d’un contenu intentionnel, que seuls des états et actes mentaux peuvent posséder.

ibid. : 90

Une précision importante : il n’est pas question ici “des intentions réelles de l’auteur historique”, mais des “intentions hypothétiques de l’auteur postulé” (Darsel 2010 : 254).[2] C’est-à-dire des intentions que nous attribuons à l’auteur, sur la base de ce que l’oeuvre propose, nous dit, mais aussi de ce que nous savons – ou croyons savoir – de cette oeuvre, de son auteur ou encore du contexte de sa production. Plus précisément :

La difficulté, voire l’impossibilité, de dégager le sens intentionnel de l’oeuvre n’a cependant rien de dramatique. ‘Que signifie le texte?’ et ‘quel est le projet à l’origine du texte?’ sont deux questions non seulement différentes, mais indépendantes. […] Certes, tout lecteur cherche spontanément à reconstituer à partir du texte qu’il est en train de lire une figure d’énonciateur; mais ce réflexe inhérent à toute situation de communication (et qui n’est pas forcément couronné de succès) n’implique aucunement qu’il soit nécessaire de se documenter sur le projet de l’auteur. Il ne faut pas confondre ‘lire en cherchant à déceler une intention’ (ce que tout le monde fait) et ‘lire après avoir identifié un projet’. Seuls les érudits et les lecteurs ‘professionnels’ (enseignants, historiens de la littérature, étudiants) lisent de cette deuxième façon.

Jouve 2010 : 70-71; voir aussi 83-84, 104

Pour traiter de cette question de l’intentionnalité, nous prendrons comme référence un ouvrage paru en 2012, L’oeuvre d’art et ses intentions, d’Alessandro Pignocchi, pour qui la question n’est pas de savoir s’il faut tenir compte des intentions du créateur – au sens des intentions réelles – mais si nous en tenons nécessairement compte – au sens des intentions attribuées (2012 : 13-15; voir aussi 2015). S’appuyant sur les travaux récents en sciences cognitives, Alessandro Pignocchi propose et développe un “modèle intentionnel”, qui montre que “notre entière relation à l’oeuvre d’art s’organise autour des intentions que nous attribuons à l’artiste” et d’une reconstruction mentale en général inconsciente et implicite de sa démarche (ibid. : 110, 177-178), au point que “même si nous voulions faire abstraction de toute imputation d’intentionnalité, nous ne le pourrions pas” (Schaeffer 2012 : 10). Dans le cadre de ce modèle, le terme “intention” est à entendre en un sens très large, recouvrant toute “la variété des états psychologiques que nous sommes capables d’attribuer à autrui”, “tous les états mentaux – les idées, les émotions, les intuitions, les traits de caractère, etc. – qui ont pu jouer un rôle causal dans la production de l’oeuvre” (Pignocchi 2012 : 117-118; voir aussi 135-136). Autrement dit, nous sommes toujours – le plus souvent à notre insu – à nous demander, devant une oeuvre d’art, ce que l’auteur a voulu faire, dire, exprimer.

Et ce, pour la raison suivante :

les “propriétés d’une oeuvre sont immédiatement segmentées et organisées par notre système perceptif sur la base d’hypothèses implicites liées à la démarche de l’artiste : les propriétés de l’oeuvre ont été pensées pour résoudre certains problèmes, elles sont pour partie le résultat d’intentions que j’aurais moi-même pu former, elles sont des indices donnés par l’artiste pour que je puisse retrouver ce qu’il veut me faire comprendre

ibid. : 217

En effet, la perception et l’action étant indissociablement liées l’une à l’autre, “[n]otre perception est organisée, qu’on le veuille ou non, par les représentations que nous avons progressivement construites par la pratique”, autrement dit par nos activités passées qui ont forgé des compétences et des connaissances particulières, comme dessiner ou encore raconter des histoires; ce qui explique que, d’une part, nous ne pouvons comprendre les dessins que l’on nous montre et les histoires que l’on nous raconte que parce que nous savons nous-mêmes dessiner ou raconter des histoires, et que, d’autre part, nous les comprenons parce qu’ils apparaissent pour cette raison même comme “le fruit d’intentions que nous aurions nous-mêmes pu former” (ibid. : 170-174).

C’est en ce sens que, dans notre expérience de l’oeuvre, les intentions – attribuées – du créateur s’inscrivent au coeur même de notre interaction avec cette oeuvre.

Interaction 2 : l’embodied simulation (ou simulation incarnée)

“Simulation incorporée” ou “incarnée”, telle est la traduction littérale du terme “embodied simulation”. Elle rend bien compte de ce phénomène : quelque chose qu’on incorpore à soi, littéralement qu’on incarne, en le simulant, au sens d’imiter. Dans la littérature scientifique sont également utilisés, pour désigner peu ou prou le même phénomène, des termes comme “empathie”, “contagion émotionnelle” ou encore “mimétisme”. Dans tous les cas, l’idée de base est que la musique “est ancrée dans le corps” (voir Imberty 2013). Nous proposerons la définition suivante de l’embodied simulation : “un mécanisme fonctionnel qui fait que les actions, les émotions ou les sensations que nous observons activent nos propres représentations internes des états du corps qui sont associés à ces stimuli sociaux, comme si nous étions engagés dans une action similaire ou comme si nous expérimentions une émotion ou une sensation semblable” (Freedberg et Gallese 2007 : 198). Autrement dit, nous comprenons ce que nous percevons en le simulant grâce à ce que nous connaissons, et ce, pour l’avoir déjà expérimenté.

De son côté, Gabriel Sevilla utilise le terme de “tension pathétique”, qu’il définit “comme l’immersion cognitive de l’émetteur et/ou le récepteur dans le pathos (émotions et sensations) d’un autre, symbolique ou réel, en adoptant sa perspective” (Sevilla 2014 : § 14). Il insiste sur “l’immersion cognitive de l’empathie” comme “modalité plus intense, mais pas exclusive, de la tension pathétique”, et ajoute qu’une “certaine idée de tension” participe de cette empathie, dans la mesure où celle-ci suppose une “réaction obligée au stimulus de départ” (ibid.). Et de citer Simon Baron-Cohen, pour qui “il y a au moins deux étapes dans l’empathie : reconnaissance et réponse” (ibid. : § 15). Immersion et reconnaissance, d’une part, réaction et réponse, d’autre part : autant d’éléments dont dépend la possibilité même d’une interaction avec l’oeuvre. Et cette interaction passe nécessairement par le corps.

Pour préciser en quoi consiste une telle interaction dans le cas de la musique, nous prendrons comme référence une étude publiée en 2011 par Arnie Cox : “Embodying Music : Principles of the Mimetic Hypothesis”. Cette hypothèse mimétique traite de la manière dont la musique est intériorisée dans le corps et l’esprit de l’auditeur : nouscomprenons en partie la musique sur la base d’une sorte d’empathie physique qui fait que nous imaginons produire les sons que nous entendons. Il s’agit bien de ce phénomène appelé aussi embodied simulation (ou simulation incarnée). En effet :

L’hypothèse mimétique aborde la question de l’embodiment en montrant comment l’imagerie musicale (musical imagery) – souvenir, anticipation ou encore penser à de la musique – relève en partie d’une imagerie motrice. L’imagerie motrice est une imagerie liée aux efforts et aux mouvements produits par notre système squeletto-moteur, et dans le cas de la musique cela implique aussi les efforts suscités par l’exécution musicale. L’hypothèse mimétique précise comment cela pourrait fonctionner et indique comment cela pourrait sous-tendre la conceptualisation et le sens.

Le postulat de départ de l’hypothèse est qu’une partie de la manière dont nous comprenons la musique correspond à une sorte d’empathie physique qui consiste à imaginer que nous produisons les sons que nous entendons. C’est un cas particulier de la propension humaine à comprendre autrui par imitation, ce que nous pouvons associer à une cognition mimétique ou à une compréhension mimétique, où le terme de ‘mimétique’ est utilisé de la manière indiquée ci-dessous; d’où ‘l’hypothèse mimétique’.

Cox 2011 : § 1-3

À partir de là, Arnie Cox présente – avec de nombreux exemples à l’appui – les “principes de l’hypothèse mimétique”, au nombre de dix-huit :

Préliminaire : les sons et leurs sources

  1. Les sons sont produits par des événements physiques : les sons indiquent (signifient) leur source physique.

  2. Beaucoup ou la plupart des sons musicaux sont la preuve des actions motrices humaines qui les produisent.

Le comportement mimétique et l’imagerie en général

  1. Les êtres humains comprennent d’autres entités (animées ou non, humaines ou non) et les événements au sein d’un environnement en partie par imitation explicite et implicite.

  2. L’imitation explicite et l’imitation implicite constituent des représentations corporelles des actions observées.

  3. Les êtres humains comprennent le comportement d’autrui en partie par le comportement mimétique et la MMI (“mimetic motor imagery”).

  4. Les actions imaginées sont informées par les actions effectuées.

  5. L’imitation peut être intentionnelle, consciente et souvent non consciente.

  6. L’imitation est plus fortement activée dans l’observation des actions dirigées vers un but.

Les principes plus spécifiques à la musique

  1. L’action mimétique et la MMI se produisent en temps réel et en “rappel” (et peut-être dans la “planification”).

  2. L’imagerie motrice mimétique et l’action se produisent selon trois modalités : intra-modale, intermodale, et amodale.

  3. Toutes les caractéristiques acoustiques peuvent être ou seront représentées par mimétisme.

  4. Différents types de musique “invitent” à différents types d’engagement mimétique.

  5. Certaines musiques atténuent l’invitation mimétique.

  6. La musique d’ensemble offre plusieurs “invitations”.

  7. Les réponses mimétiques sont souvent plus fortes dans des contextes live que dans des contextes enregistrés.

  8. La MMI varie en force et en précision selon les individus.

  9. La MMI motive et limite la conceptualisation (métaphorique ou autre).

  10. Le comportement mimétique et la MMI impliquent la participation mimétique, la communication, et l’affect.

Ainsi, selon le dixième principe, ce phénomène d’empathie se manifeste selon trois formes distinctes (mais qui peuvent être associées) : (a) une forme intra-modale, à l’exemple du mouvement des doigts de l’auditeur imitant celui de l’exécutant; (b) une forme amodale, à l’exemple de l’imitation abdominale de l’effort demandé pour produire des sons; (c) une forme inter-modale, à l’exemple de l’imitation subvocale de sons instrumentaux (Cox 2011 : § 38-45).

En musique, ce phénomène mimétique, ou de simulation incarnée, est particulièrement prégnant. Car la musique est nécessairement jouée (ou chantée) : il y a toujours quelqu’un qui fait, un ou des exécutants. Certes, la notion d’exécution semble dans certains cas perdre en pertinence (musiques électroniques ou électro-acoustiques, musiques générées en réseau sur internet, …). Il n’en reste pas moins que la musique, c’est, d’une part, une production (qu’on l’appelle ou non oeuvre), c’est-à-dire un artefact réalisé intentionnellement – même de manière aléatoire – par une ou plusieurs personnes, et, d’autre part, des vibrations ressenties de manière empathique – ou mimétique – et liées à une source sonore plus ou moins identifiable. La figure de l’exécutant – au sens le plus large – est ainsi présente physiquement dans toute musique entendue, y compris enregistrée. Ce qui nous a amené à proposer l’hypothèse suivante : que l’exécutant en musique apparaît comme un narrateur, dans l’acception narratologique du terme, et, en tant que tel, comme lieu du sens (Hauer 2014).

La musique suscite – provoque – donc en permanence l’expérience de l’embodied simulation. Non seulement entre les exécutants – les narrateurs – et les auditeurs, mais aussi entre les musiciens eux-mêmes : des musiciens qui jouent – et à plus forte raison improvisent – ensemble constituent un exemple frappant de simulation incarnée en acte. Toutefois, un autre phénomène encore est à l’oeuvre dans ce cas : les formes de vitalité.

Interaction 3 : les formes de vitalité

Pour définir ce concept, Daniel Stern propose une liste de mots, comme : “exploser”, “gonfler”, “étirer”, “accélérer”, “puissant”, “immobile”, “tendu”, “éphémère”, etc. (2010 [2010] : 17). Voici ce qu’il en dit :

Quoique ces mots soient relativement courants, cette liste est curieuse. La plupart de ces termes sont des verbes ou des adjectifs. Il ne s’agit pas d’émotions, ni d’états de motivation ou de perceptions pures. Ce ne sont pas non plus des sensations au sens strict, puisqu’ils sont dénués de modalité. Ce ne sont pas des états cognitifs directs au sens habituel. Et il ne s’agit pas d’actes, puisqu’il n’y a ni objectif ni moyens spécifiques. Ces mots passent entre toutes les mailles du filet. Ils dénotent une expérience ressentie de force (en mouvement) ayant un profil temporel (et une énergie) dirigée vers quelque chose. Ils ne se rattachent à aucun contenu particulier. Ils sont davantage forme que contenu. Ils concernent le ‘comment’, la manière, le style, et non le ‘quoi’ ou le ‘pourquoi’.

Indépendamment du ‘contenu’ (pensées, actes, émotions), cette Gestalt de vitalité a sa propre courbe (par exemple accélérer, exploser et décliner). Elle constitue un type d’expérience distinct.

Pour moi, les formes de vitalité dynamiques sont les plus fondamentales de toutes les expériences que l’on puisse ressentir dans le cadre d’une interaction avec d’autres personnes en mouvement.

ibid. : 17-18; c’est nous qui soulignons

Pour Michel Imberty, les formes de vitalité sont des “ressentis”. Ils sont “de nature dynamique et temporelle”, “donnent une épaisseur à l’instant, au présent de l’action ou de l’émotion en cours”, correspondent à “des façons de sentir, d’être avec, avant d’être des émotions ou des sentiments particuliers” (2005 : 195).

À partir de là, dans le cadre de l’interaction qui se joue entre lecteur et texte au sein de l’expérience artistique, nous distinguerons deux fonctions principales des formes de vitalité : l’une assure le degré d’intensité de cette interaction, l’autre l’accordage affectif entre les deux parties impliquées.

Intensité

L’intensité, c’est le “coeur de l’intrigue” (Baroni & Corbellari 2011 : § 7), et elle “dépend en grande partie de l’imminence pressentie d’un dénouement à venir” (Baroni 2007 : 31). L’intensité, donc, comme tension, suivie d’une résolution, d’une détente. Mais l’intensité, c’est aussi plus que cela, plus qu’un moment de la tension narrative. C’est justement ce que le concept des formes de vitalité permet de formuler plus précisément, tant les implications en sont nombreuses. En voici quelques-unes.

(1) Les formes de vitalité permettent de comprendre la nature même des tensions qui se nouent au niveau de l’intrigue. Car, sans forme de vitalité, pas de contenu :

[…] le fil de la vitalité dynamique est le plus fondamental et le plus primaire. Le fil de la modalité du contenu doit être encodé le long ou autour (pour ainsi dire) du fil de la vitalité dynamique. Il ne revêt sa forme phénoménale et ne nous apparaît que lorsqu’il est enroulé autour du fil de la vitalité dynamique. C’est plus qu’une simple ‘incarnation’.

En l’absence du fil de la vitalité dynamique, l’enregistrement de la modalité du contenu serait numérique et n’aurait jamais l’aspect dynamique et analogique de l’activité humaine. Il n’y aurait pas de flux, de vitalité, de vie.

Stern 2010 [2010] : 37-38; voir aussi 34-35

(2) Les formes de vitalité donnent ainsi une forme dynamique aux noeuds qui rythment la tension narrative. Mais, surtout, elles multiplient ces noeuds de tension au sein d’une même séquence narrative, dans la mesure où elles impliquent tous les paramètres possibles en même temps qu’elles concernent souvent des micro-instants. En musique, des formes de vitalité – “des variations d’activation et d’excitation” (ibid. : 97) – peuvent surgir au détour d’un changement d’intensité, de rythme ou de tempo, ou encore d’un accent, d’une liaison, etc. (voir ibid. : 104-107). Les formes de vitalité apparaissent ainsi, au sein d’une intrigue, comme des multiplicateurs de tension, ou d’“excitation”, pour reprendre le terme de Daniel Stern (ibid. : 73-92).

Michel Imberty a repris le concept des formes de vitalité (que Daniel Stern appelait encore “affects de vitalité”), pour l’appliquer à la musique : “Tout changement, tout affect de vitalité décrit un contour temporel. C’est leur combinaison dans une expérience plus vaste qui constitue la trame temporelle d’‘éprouver’” (Imberty 2005 : 207), qui recouvre “à la fois la forme du ressenti de l’expérience et l’intensité de la tension” (ibid. : 209). Michel Imberty propose, de ce point de vue, des analyses d’oeuvres de Debussy, de Webern et, surtout, d’Erwartung de Schönberg (voir ibid. : 210-232). Ainsi, dans cette oeuvre, “l’‘éprouver’ est surtout basé sur les intensités et les tensions, les accélérations, les ralentissements, les crescendi et diminuendi, etc.” (ibid. : 212; voir aussi 225).[3]

(3) Le concept des formes de vitalité permet également d’aborder la question de l’interprétation. En effet, “la dynamique de la vitalité est un aspect fondamental de la prestation dans les arts du spectacle vivant. Les formes dynamiques d’un morceau de musique figurent d’ailleurs sur la partition. En outre, par-delà ces indications, la différence entre une prestation techniquement réussie et une interprétation qui nous transporte réside dans la dynamique de vitalité unique qu’un grand artiste peut apporter à l’oeuvre et transmettre à un public” (Stern 2010 [2010] : 131).

(4) Enfin, “les formes de vitalité sont indépendantes de la modalité”, et n’appartiennent donc pas “à une modalité sensorielle spécifique, mais à toutes (vision, ouïe, toucher, etc.)” (ibid. : 38). Les formes de vitalité sont, par conséquent, métamodales : “la dynamique de l’expérience apparaît dans toutes les formes d’art, parce qu’elles parlent la même langue métamodale des formes de vitalité, avec ou sans émotions identifiables” (ibid. : 103).

Voilà quelques exemples de la fonction essentielle des formes de vitalité dans l’interaction entre lecteur et texte, du point de vue de sa possibilité même, et de son intensité. Par ailleurs, le caractère métamodal des formes de vitalité permet de comprendre l’autre grande fonction que nous avons distinguée : l’accordage.

Accordage affectif

Daniel Stern a étudié le phénomène de “l’accordage affectif” à partir du modèle de la relation, des interactions entre la mère et le bébé. En voici le principe : il s’agit d’“une concordance d’états émotionnels internes, et non de comportements manifestes”, fondée sur des formes de vitalité – des “traits dynamiques” – relevant de modalités différentes et non-verbales. Par exemple : le bébé montre sa joie d’avoir réussi quelque chose et la mère indique qu’elle a compris en répondant par un “oui” chantonné qui reprend la même courbe dynamique – ou forme de vitalité – que celle utilisée par le bébé. L’accordage affectif est ainsi “fondé sur la concordance et le partage de formes de vitalité dynamiques relevant de modalités différentes”, et son “emploi fréquent permet à une mère de créer un plus haut degré d’intersubjectivité que l’imitation fidèle”. Autrement dit, un “certain sentiment de compréhension interne” peut être établi de la sorte (pour tout ce paragraphe, voir Stern 2010 [2010] : 55-56; voir aussi, pour l’accordage affectif, Stern 1989 [1985] : 181-208).

Il ne s’agit pas, contrairement aux apparences, d’une “imitation réciproque de la mère et de l’enfant” :

l’ajustement n’est pas seulement ici imiter l’autre au plus près, mais bien d’abord trouver le correspondant affectif exact, au-delà des formes extérieures perçues de la conduite, donc de trouver cette ‘couleur’ ou ‘tonalité’ ressentie et désormais partagée en utilisant au besoin toutes les capacités de transposition transmodale dont l’enfant est capable : bref, il s’agit que la mère et l’enfant s’accordent, […], pour entrer en résonanceémotionnelle l’un avec l’autre, et qu’ils partagent les affects de vitalité.

Imberty 2005 : 200

Et Michel Imberty de donner l’exemple de musiciens (d’un quatuor à cordes) jouant ensemble :

on comprend aisément qu’ils ont à partager ensemble des affects de vitalité, non seulement ceux qu’ils peuvent ressentir en eux-mêmes dans leur interaction avec les autres membres du quatuor, mais ceux que leur suggèrent la musique et qu’il faut aussi partager. Or, pour que l’ensemble soit homogène, pour que l’unité de jeu et de ton soit possible, il faut qu’ils s’ajustent les uns sur les autres, qu’ils s’écoutent pour s’accorder, non seulement du point de vue des paramètres objectifs (diapason, tempo, phrasé, accents, …) mais aussi du point de vue du ressenti de la musique qu’ils jouent. Il faut donc que leur accordage soit aussi un accordage affectif.

2005 : 199

Conclusion

L’accordage affectif et, plus généralement, les formes de vitalité, remplissent une fonction essentielle dans la mise en place et le degré d’intensité d’une interaction entre un lecteur et un texte, musical ou autre. En fait, les trois facteurs examinés dans cette dernière partie – intentionnalité, embodied simulation, formes de vitalité – sont indissociables, étant tous nécessaires pour qu’il y ait interaction – autrement dit, au sens de Raphaël Baroni, pour qu’il y ait actualisation par le lecteur de la mise en intrigue d’une oeuvre, donc des tensions qui scandent celle-ci, et de leurs résolutions. Ce flux de narrativité, nous l’avons nommé la narrativité intrigue. Qui s’inscrit nécessairement dans un cadre temporel, qui correspond à la manière – à la fois collective et individuelle – de problématiser le temps, un flux de narrativité appelé narrativité cadre. Toutefois, ces deux flux sémiotiques de narrativité ne constituent – pour reprendre la distinction de Daniel Charles – que le “bruit de fond” par rapport à un flux de narrativité premier, ininterrompu, qui pénètre toute musique : la narrativité substance. Il s’agit du “bruit de forme”, qui bruisse de tous les bruits du monde. Et la musique – toute musique – fait ainsi entendre, résonner, “le bruissement même de l’il y a”…