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Une controverse entoure présentement l’histoire hautement publicisée de Rachel Dolezal. Jusqu’à tout récemment, Dolezal était à la tête d’une section de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) installée à Spokane, dans l’État de Washington. Quand, en juin 2015, il fut révélé que Dolezal, qui se présentait comme une femme noire depuis quelques années, était née de parents blancs, elle démissionna de son poste. Depuis ce temps, elle se fait abondamment ridiculiser et condamner sur de nombreuses plateformes journalistiques pour avoir caché sa « véritable » appartenance raciale. On l’a entre autres traitée de menteuse, de fourbe, et on l’a accusée de se livrer à de l’appropriation culturelle. Le même mois, Caitlyn Jenner faisait la couverture de Vanity Fair, signe d’une acceptation grandissante de l’identité transgenre.

Dans cet article, je ne chercherai pas à trancher le cas de Dolezal. Je ne vise pas non plus à déterminer si elle s’identifie sincèrement en tant que noire, comme elle continue de le soutenir, ou si elle revendique cette appartenance pour cacher ce qui, de fait, serait une appropriation de l’identité noire pour ses propres fins. Je ne sais pas si, dans son enfance, Dolezal dessinait réellement des autoportraits avec « le crayon brun plutôt que le crayon beige », et je ne prétends pas savoir ce qu’il faudrait en conclure si c’était vrai (Wolpow, 2015). De plus, je reconnais dès le départ que Dolezal peut avoir été poussée à s’identifier comme noire seulement plus tard, puisqu’il semble qu’elle pourrait avoir menti en disant recevoir des messages haineux et racistes, entre autres affirmations dont la véracité n’est pas prouvée (Greenfield, 2015). Mon propos dans cet article concerne moins la véracité des affirmations de Dolezal que les arguments pour et contre le transracialisme. En explorant ces arguments, je suivrai l’appel de la théoricienne transgenre Susan Stryker adressé à celles et ceux qui réfléchissent à la comparaison Jenner-Dolezal : il faut « ouvrir un espace de curiosité intellectuelle sincère aux recherches capables d’approfondir notre compréhension du fonctionnement des revendications et des procédés liés à l’identité, plutôt que de sauter aux conclusions toutes faites, basées sur ce que l’on croit déjà savoir » (Stryker, 2015). Faisant écho à l’appel à l’exploration intellectuelle lancé par Stryker, je suggère que le cas de Dolezal nous offre une occasion importante pour penser sérieusement à la façon dont nous devrions traiter les individus qui affirment ressentir intensément une appartenance à une certaine race. Quand nous sommes confrontés à des tels individus, comment devrions-nous réagir ?

Dans cet article, j’affirme que les considérations qui soutiennent le transgenrisme soutiennent aussi le transracialisme[4]. Étant donné cette symétrie, puisque nous devrions accepter la décision des personnes transgenres de changer de sexe, nous devrions également accepter la décision des personnes transraciales de changer de race. Je considère et rejette quatre objections qui suggèrent que la société ne devrait pas accepter la décision d’une personne désirant changer de race. Je me tourne ensuite vers Sally Haslanger pour défendre une conception de la race qui permet une détermination de l’appartenance raciale sur la base du traitement social et, j’ajouterai, de l’identification personnelle. Je conclus que si certaines personnes se sentent ou s’identifient vraiment comme membres d’une race autre que celle qui leur a été assignée à la naissance – si intensément qu’elles désirent transitionner vers l’autre race –, nous devrions accepter leur décision de changer de race[5].

DU TRANSGENRISME AU TRANSRACIALISME

Nous traitons généralement les gens de façon inacceptable quand nous les empêchons d’adopter l’identité qu’ils désirent. Par exemple, si une personne s’identifie si intensément à la communauté juive qu’elle désire devenir juive, il serait inacceptable de l’empêcher de suivre des cours de conversion à cet effet. Cet exemple révèle qu’il y a au moins deux composantes à une transformation d’identité réussie : (1) l’identification personnelle d’une personne et (2) la volonté sociale de reconnaître l’identification ressentie de cette personne en lui accordant l’appartenance au groupe désiré. Par exemple, si le rabbin croit que votre engagement envers le judaïsme n’est pas sérieux, elle peut faire obstacle à votre conversion. Néanmoins, la possibilité du rejet révèle qu’en l’absence de fortes considérations contraires, la transition vers une catégorie d’identité différente est souvent acceptée dans notre société.

Dans le cas du transgenrisme[6], la reconnaissance sociale, souvent de pair avec un diagnostic psychiatrique, accorde l’entrée dans une catégorie de sexe/genre différente de celle assignée à la naissance (quoique cela se fasse souvent de façon controversée). Par exemple, si une personne à qui on a assigné le sexe mâle à la naissance s’identifie fortement comme étant de sexe femelle, cette personne peut prendre des mesures, incluant la transformation chirurgicale, pour faire concorder son apparence avec son sens de l’identité personnelle. Les choses n’ont pas toujours fonctionné de cette façon, bien sûr. Les revendications des personnes trans qui s’identifient comme des membres d’un sexe différent[7] n’ont pas toujours été acceptées par la société, et c’est malheureusement encore le cas pour bon nombre d’entre elles aujourd’hui. En conséquence, les personnes trans font souvent face à un fossé entre (1) et (2) : (1) leur identification personnelle en tant que membre du sexe opposé (2) n’est pas reconnue par la société qu’elles habitent. Elles font donc souvent face à de l’isolement, à de la confusion et à des sentiments de rejet. Heureusement, il y a une reconnaissance grandissante voulant que la justice pour les personnes trans signifie respecter leur identification personnelle en leur accordant l’inclusion dans leur catégorie d’appartenance sexuelle ressentie. En effet, on considère pour cette raison qu’il est extrêmement insultant de référer à une personne trans en utilisant les pronoms qui sont contraires à ses préférences.

Quelles sont les implications pour la race ? Est-il même possible de sentir être membre d’une autre race de la manière dont il est possible de sentir être membre d’un autre sexe ? Je ne sais pas s’il est possible de sentir que l’on appartient à une race différente. En fait, les affirmations de Dolezal à l’effet qu’elle se percevait comme noire pendant l’enfance et qu’elle dessinait ses autoportraits avec le crayon brun plutôt qu’avec le crayon beige me semblent vraiment étranges, mais je peux pas dire si elles me semblent étranges parce qu’elles sont fausses, ou parce que nous ne sommes pas régulièrement confrontés à de telles affirmations. En effet, j’imagine qu’il fut un temps où il était tout aussi étrange d’entendre des gens dire qu’ils se sentent appartenir à un sexe différent de celui qu’on leur a assigné à la naissance. De plus, il est possible que l’expérience de vivre avec quatre soeurs et frères noir·e·s adopté·e·s, couplée à son intense sentiment de dissociation par rapport à ses parents biologiques, à son mariage plus tard avec un Afro-Américain avec lequel elle a eu un enfant, et à son fort sentiment d’avoir un lien familial avec un homme noir nommé Albert Wilkinson, qu’elle appelle « papa », ont tous eu un impact sur la compréhension que Rachel Dolezal se fait sa propre identité raciale (McGreal, 2015).

Dans tous les cas, il n’est pas évident que l’on puisse affirmer qu’il soit possible de sentir qu’on appartient à un autre sexe tout en niant qu’il soit possible de sentir que l’on appartient à une autre race. Comment pourrait-on soutenir une telle position ? Une voie consiste à suggérer que, à l’inverse de la race, le sexe se fonde dans la biologie et détermine le genre avec lequel nous nous identifions psychologiquement. Ainsi, chez la majorité des individus, l’anatomie sexuelle et la psychologie sexuelle sont en accord. Cependant, selon une étude datant de 2008, les femmes transgenres auraient une variation génétique faisant en sorte que leur « gène récepteur pour la testostérone (une hormone sexuelle) ... serait moins efficace dans la communication des signaux », ce qui suggère qu’« une assimilation insuffisante des hormones mâles in utero contribuerait à produire un “cerveau plus féminisé” » (Erdely, 2014). Donc, chez ces individus, la vérité à propos de leur sexe/genre aurait été cachée tout ce temps à l’intérieur de leur corps. De ce point de vue, le transgenrisme permettrait à ces individus d’exprimer ce qui était leur soi biologique depuis le début. On pourrait dire que ce soi était déjà dans leur cerveau, même s’il n’était pas dans leurs os, ou, en tout cas, dans leurs hormones. Néanmoins, parce que la race n’a aucun fondement biologique, il ne peut y avoir d’identité raciale à laquelle on pourrait s’identifier d’un point de vue neuropsychologique. Cela pourrait faire la différence entre l’affirmation de Dolezal, selon laquelle elle sent qu’elle est de race noire, et celle de Jenner, selon laquelle elle sent qu’elle est une femme.

C’est une position que l’on pourrait défendre, mais qui amène avec elle de graves problèmes. Elle tient l’acceptation sociale du transgenrisme prisonnière d’une conception biologique du sexe et du genre. C’est problématique pour plusieurs raisons.

Premièrement, ce ne sont pas toutes les personnes trans qui affirment avoir « toujours été » du sexe auquel elles s’identifient aujourd’hui. Ceci suggère que leur identité sexuelle n’était pas déterminée biopsychologiquement, que ce soit par les hormones ou par autre chose. Les personnes trans n’ont pas toutes des traits biologiques ambigus (hormones, gonades, etc.) qui pourraient suggérer une identité cachée. Une conception biopsychologique de l’identité trans risque donc d’exclure ces individus. Pour ces raisons et pour bien d’autres, on peut exprimer un scepticisme justifié à propos des conclusions que l’on cherche à tirer d’études scientifiques qui offrent une explication biologique du transgenrisme (Erdely, 2014).

Deuxièmement, et c’est encore plus important, ce point de vue implique l’idée problématique selon laquelle nous devrions clore le débat sur les fondements biologiques et sociaux de l’identité de sexe et de genre avant de savoir avec certitude si le transgenrisme est un phénomène « réel », et donc acceptable. Cette question sur les fondements est non seulement très controversée, mais il serait décidément injuste de faire reposer l’acceptation des personnes trans sur l’issue d’un tel débat. Si demain nous établissons avec certitude que le sexe ne détermine pas une sorte de psychologie genrée, comme de nombreuses féministes veulent ardemment le démontrer, la décision des personnes trans de changer de sexe deviendra-t-elle soudainement inacceptable ? À partir de quel fondement pourrions-nous justifier cette décision s’opposant aux intérêts d’autant de gens, intérêts qui, nous disent-ils, leur sont fondamentaux pour bien vivre ? Au contraire, les fondements biologiques et sociaux de l’identité de sexe et de genre ne devraient avoir aucune influence sur l’acceptation sociale des personnes trans[8]. Comme Talia Mae Bettcher le souligne, « la revendication des transsexuel·le·s qui affirment appartenir à tel ou tel sexe ne semble pas fondée métaphysiquement, mais demande plutôt que le sentiment d’identité soit déterminant en matière d’appartenance sexuelle et de traitement genré. C’est une revendication de nature politique » (Bettcher, 2014, p. 387).

De plus, il vaut la peine de souligner les problèmes associés à la suggestion que le sexe, considéré du point de vue biologique, détermine le genre auquel on s’identifie psychologiquement. Premièrement, même s’il y a un fondement biologique au sexe, cela ne signifie pas qu’il existe un sentiment d’être biologiquement femme qui constitue une expérience commune de « l’effet que ça fait » d’être une femme. Au contraire, les expériences individuelles du fait d’être femme sont extrêmement variées et les féministes ont longtemps tenté de démontrer à quel point il est réducteur et problématique de supposer que toutes les femmes ont un noyau de vécu commun, encore davantage si ce noyau est fondé en biologie. Deuxièmement, le critère avancé pour fonder cette similarité disqualifierait inévitablement de nombreuses femmes, puisque toutes les femmes n’ont pas les mêmes niveaux d’hormones, la même capacité reproductive, la même structure gonadique, la même configuration génitale, etc. En fait, il est beaucoup plus difficile qu’on ne le suppose d’isoler un ensemble essentiel de traits propres au sexe féminin qui permette d’inclure toutes les personnes qu’on considère « femmes ». En conséquence, quiconque suggère que toutes les femmes partagent une forme d’expérience fondée en biologie permettant d’isoler une expérience psychologique de la féminité devrait non seulement démontrer que le sexe biologique produit une psychologie genrée, mais aussi qu’il existe une propriété biologique que possèdent toutes les femmes.

Ce n’est pas tout. En effet, une autre manière de justifier le transgenrisme et de délégitimiser le transracialisme consiste à s’attaquer à la possibilité du changement de race plutôt qu’à l’idée qu’il soit possible de se sentir sincèrement appartenir à une autre race. De ce point de vue, même si le sexe est une affaire de biologie, il appartient néanmoins à l’ensemble des propriétés biologiques que l’on peut changer. Cependant, continue l’objection, la race est une affaire de généalogie (biological ancestry) et l’on ne peut changer sa généalogie. Si c’est vrai, alors il y aurait une différence importante entre le changement de race et le changement de sexe. Pour changer de sexe, on peut altérer les hormones, les organes génitaux et d’autres traits corporels. Mais pour changer de race, il faudrait modifier des propriétés extérieures à son corps telles que le bagage génétique. En tant que réalité biologique qui n’est pas simplement fondée sur les propriétés corporelles de l’individu, mais qui dépend du bagage génétique, le changement de race serait alors impossible.

Si cette conception biologique de la race était vraie, le changement de race poserait peut-être problème[9]. Cependant, les classifications raciales sont arbitraires d’un point de vue génétique. C’est-à-dire qu’elles ne garantissent pas une similarité génétique plus grande que celle obtenue par des ensembles aléatoires d’individus de diverses races. En effet, nous savons maintenant qu’il existe davantage de variations génétiques à l’intérieur d’un groupe racial qu’entre différents groupes raciaux (Lewontin, 1972, p. 397). En conséquence, il n’y a pas d’essence, de noyau génétique commun à l’identité noire que violerait Dolezal en tentant de changer de race. Et même si certains biologistes insistent sur l’existence de différences génétiques entre divers groupes humains, les groupes auxquels ils réfèrent ne sont pas calqués sur les catégories raciales en vigueur (Blum, 2002, p. 143). Si nous nous fondions sur les catégories raciales établies par ces biologistes, nous en viendrions à la conclusion que nombre d’entre nous sont dans le « mensonge » à propos de nos propres races d’appartenance.

Quelles sont les implications pour la possibilité du changement de race ? Ça implique que, même si la généalogie est un facteur particulièrement prisé pour déterminer l’appartenance raciale dans la société américaine, elle ne constitue pas un indicateur plus fiable que les autres facteurs pour déterminer l’appartenance raciale, puisque celle-ci repose sur une définition sociale. Il ne faut pas en conclure que les constructions sociales n’ont aucune force, mais plutôt que le concept de race est malléable en tant que construction sociale. En effet, dans les communautés où la généalogie est perçue comme moins déterminante pour l’appartenance raciale, d’autres facteurs pourraient faire passer des gens comme Dolezal dans la race noire. Charles Mills définit cinq critères généralement pertinents pour déterminer l’appartenance raciale : « la connaissance personnelle de sa propre généalogie, la connaissance publique de la généalogie de l’individu, la culture, l’expérience et l’identification personnelle » (Mills, 1998, p. 50). Si la généalogie est moins cruciale dans certaines sociétés (au Brésil, par exemple), alors l’exposition de Dolezal à la culture noire, son expérience de vie en tant que personne perçue comme noire et son identification personnelle pourraient être suffisantes pour considérer qu’elle est noire dans ces sociétés. Et puisqu’il n’y a pas de vérité objective à propos de sa « véritable » race d’un point de vue génétique, ces éléments de l’expérience personnelle de Dolezal seraient décisifs pour déterminer sa race dans ce contexte particulier. Le point central est qu’il n’y a pas de « fait » à propos de la « véritable race » de Dolezal qui se trouverait ignoré ici[10].

Étant donné que notre appartenance raciale dépend de facteurs jugés pertinents dans un contexte social, alors il est possible au moins théoriquement de changer de race. Voici ce qu’en dit le constructiviste racial Michael Root, qui soutient néanmoins que les races existent :

Nos pratiques de classification raciale peuvent changer. Nous pourrions conserver la race et laisser tomber le critère de transmission biologique. Les enfants adoptés pourraient être classifiés comme appartenant à la race de leurs parents adoptifs plutôt qu’à celle de leurs parents biologiques. De plus, nous pourrions développer des procédures pour renoncer à notre race actuelle et devenir membres naturalisés d’une autre race. Le changement de race pourrait fonctionner par étapes. Premièrement, vous devenez un résident permanent dans votre nouvelle race, puis, après avoir achevé une période d’étude ou de travail au bénéfice de votre nouveau groupe, vous devenez un membre naturalisé

Root, 2000, p. S635

Bien que le changement de race soit théoriquement possible, la question de savoir s’il est réalisable en pratique dépendra de la volonté de la société d’ajuster ses règles de catégorisation sociale pour mieux accommoder l’identification personnelle des individus. En conséquence, nous devons évaluer les raisons éthiques qu’on pourrait avancer pour rejeter la décision d’une personne souhaitant changer de race.

Je considérerai quatre objections qui soutiennent qu’une personne ne devrait pas pouvoir changer de race : premièrement, l’idée qu’il serait inacceptable de s’identifier comme noir à moins d’avoir grandi avec un vécu noir (black experience), deuxièmement, l’idée que la conception contemporaine que se fait la société de la race limite les revendications (peut-être légitimes autrement) au changement de race, troisièmement, l’idée que s’identifier comme membre d’une autre race insulte ou fait du tort aux membres de cette race, et, finalement, l’idée qu’une personne blanche devenant noire exercerait de ce fait son privilège blanc, ce qui rendrait une telle transition moralement inacceptable.

Premièrement, on pourrait objecter qu’une personne comme Dolezal ne peut pas s’identifier comme noire puisqu’elle n’a pas grandi dans l’expérience du racisme anti-noir. Comme le disait une commentatrice, Dolezal ne peut pas se déclarer noire parce qu’elle n’a pas enduré « le traumatisme du rejet et de l’isolement en tant que jeune fille noire » (Walters, 2015). Ou, comme l’a dit Touré, un contributeur à la chaîne MSNBC, Dolezal n’a aucune part dans « la seule chose qui unisse les noirs », c’est-à-dire « l’expérience du racisme » (Schwartz, 2015). En conséquence, la transition raciale de Dolezal serait inacceptable. Dolezal ne pourrait pas réellement s’identifier comme noire puisqu’elle n’a jamais fait l’expérience d’un vécu noir (what it is like to be black).

Concédons, pour le bien de l’argumentation, que l’expérience du racisme est partagée par tous les Noirs. On pourrait néanmoins demander pourquoi avoir subi l’expérience du racisme serait une condition nécessaire pour se qualifier aujourd’hui comme personne noire. Racisée comme noire dans sa vie présente, Dolezal est présumément traitée de façon similaire à n’importe quelle femme noire au teint pâle. Elle le suggère elle-même quand elle décrit des expériences humiliantes où la sécurité d’un aéroport a fouillé ses cheveux et où elle a été harcelée par la police en tant que femme noire (Nashrulla, Griffin et Dalrymple, 2015). Alors, pourquoi maintenir qu’elle ne peut être noire que si elle a été racisée toute sa vie ? Si elle a fait l’expérience du racisme pendant plus de dix ans (McGreal, 2015), n’est-ce pas suffisant pour l’exposer à un élément important du vécu noir dans une société raciste ? De plus, si elle tient, une telle objection s’appliquerait également aux femmes trans qui ont fait leur transition plus tard au cours de leur vie, et n’ont pas fait l’expérience du sexisme pendant leur enfance. Même si ces personnes n’ont pas grandi avec cette expérience, nous avons raison de ne pas suggérer qu’une personne trans ne pourrait, pour cette raison, s’identifier comme femme.

La seconde objection soutient que Dolezal ne peut pas s’identifier comme noire en raison de la conception de l’appartenance raciale en vigueur dans la société. De ce point de vue, peu importe que la généalogie révèle ou non une réalité biologique à propos de la race d’une personne, il demeure que la généalogie est un facteur important pour la race dans la société américaine. Crucialement, nous nous serions entendus intersubjectivement sur le fait que la généalogie est pertinente pour déterminer l’appartenance raciale. Comme le dit Mills, la généalogie est « cruciale, pas parce qu’elle se manifeste dans des traits biologiques liés à la race, mais simplement et de façon tautologique, parce qu’elle est considérée comme cruciale puisqu’il existe une entente intersubjective (…) pour classer les individus sur la base de nos connaissances généalogiques » (Mills, 1998, p. 58, italiques ajoutés). En raison de cet accord intersubjectif dans notre société, Dolezal demeure soumise au critère généalogique pour l’appartenance raciale, comme tout le monde. Donc, elle ne peut simplement décider que, dans son cas, sa généalogie est sans rapport avec son appartenance raciale. Dolezal ne peut pas changer les règles du jeu social, même si les règles encadrant l’appartenance raciale sont problématiques.

Dans son argument défendant la permissibilité morale du transgenrisme sans défendre celle du transracialisme, Cressida Heyes soutient justement cette thèse. Elle suggère que les arguments pour le transracialisme comme ceux de Christine Overall (Overall, 2004) ne tiennent pas compte du fait que la structure de croyances dominante dans la société impose des limites aux moyens que peuvent employer les individus pour élaborer leur identité. Selon Heyes, « les croyances à propos du genre de chose qu’est la race ont une influence sur la possibilité de changer de race. En particulier, […] la croyance que l’identité raciale est le produit de la généalogie mine la possibilité du changement de race d’une manière qui est étrangère au changement de sexe ou de genre » (Heyes, 2009, p. 142). Du point de vue de Heyes, le changement de sexe/genre au moyen de la modification corporelle est acceptable dans notre société parce que le sexe/genre sont compris comme des « propriétés du corps de l’individu ». À l’inverse, puisque la race est comprise comme concernant « à la fois le corps et la généalogie », on ne peut pas altérer son corps pour changer de race (p. 139, italiques ajoutés).

Il y a un problème avec cet argument. Il semble dangereusement limiter au statuquo les possibilités de changement d’appartenance et de catégorie d’identification. En effet, la société américaine n’a pas toujours octroyé reconnaissance à ceux qui avaient le sentiment que leur genre ne correspondait pas à leur corps sexué. L’argument de Heyes implique-t-il qu’à cette époque, une personne née avec des organes mâles mais s’identifiant comme femme n’aurait pas dû avoir la permission d’affirmer son identification personnelle parce que les ressources sociales requises n’étaient pas encore en place? Ou bien imaginez une personne trans née aujourd’hui dans un pays où de telles formes d’identification ne sont pas tolérées parce que la conception de l’identité de sexe/genre y est fermement limitée par les organes génitaux à la naissance. Une telle personne serait-elle forcée de renoncer à son identité de sexe/genre parce qu’elle est née dans une société où « les croyances à propos du genre de chose qu’est le [sexe/genre] ont une influence sur la possibilité de changer de [sexe/genre] » (p. 142) ? Les conséquences d’une telle position pour la question normative, à savoir si l’on devrait permettre le changement de race, sont plus radicales que Heyes ne semble le reconnaître. En effet, si nous tenons la légitimité d’un acte particulier comme prisonnière du statu quo, ce que Heyes nomme « l’éventail des possibilités pour perdurer et se transformer », il est difficile de voir comment un quelconque progrès social serait possible (p. 149). En conséquence, dire « c’est ainsi que fonctionne présentement la catégorisation raciale dans notre société », c’est fournir une bien piètre justification à quelqu’un qui demande comment la catégorisation raciale devrait fonctionner. Une telle justification est encore plus décevante quand elle vient accompagnée de la reconnaissance fournie par Heyes que « les actions des individus, maintenant et dans le futur, seront constitutives de nouvelles formes d’identités de race et de genre » (p. 149).

La troisième objection soutient qu’une personne blanche s’identifiant comme noire insulte ou fait du tort à la communauté noire. En effet, de nombreuses comparaisons ont été faites entre Dolezal et la pratique du « blackface », répandue au xixe siècle, où des artistes blancs se noircissaient le visage et imitaient de façon insultante et stéréotypée les gens noirs. En fait, le frère adoptif de Dolezal, Ezra Dolezal, lui a précisément adressé cette accusation (Sanchez et Blumfield, 2015). Pour de nombreuses personnes noires, les actes de Dolezal rappellent l’histoire affreuse de blancs faisant semblant d’être noirs, et sont donc condamnables.

Il existe assurément des myriades de façons insultantes et nuisibles d’adopter une identité noire. Cependant, il est nécessaire de distinguer entre les formes d’identification qui sont problématiques et celles qui ne le sont pas. De nombreuses manières de revêtir une identité noire sont insultantes, justement parce qu’elles ne sont qu’un revêtement. Je considère que celles et ceux qui ne font que revêtir une identité noire n’expriment pas une véritable identification avec celle-ci. Ils ne font au contraire qu’assumer une apparence noire, ou s’approprient à court terme certains éléments de la culture noire en les exagérant et les amalgamant de façon malicieuse, habituellement pour des fins douteuses. Néanmoins, la possibilité que nous examinons ici est celle où une personne s’identifierait sincèrement comme noire. C’est un cas complètement différent de celui où une personne s’identifiant comme blanche fait semblant d’être noire précisément pour ridiculiser et renforcer les stéréotypes raciaux. Ceci est considéré à juste titre comme un simulacre parce que dans ce cas, l’identité simulée de la personne n’est pas celle qu’elle affiche publiquement et en permanence[11]. Une personne qui s’identifie sincèrement comme noire n’ira probablement pas revêtir une identité noire pour quelques heures, jours, semaines ou mois avec l’intention de retourner à son identité blanche par la suite. Au contraire, une telle personne essaiera probablement de vivre en tant que personne noire, jour après jour, année après année, pour toujours. Il se peut que Dolezal ait revêtu une identité noire à de mauvaises fins, mais la possibilité que ce ne soit pas le cas devrait nous rappeler que nous devons faire une distinction morale entre ces deux manières d’adopter une identité. Si nous refusons de le faire, il faudrait alors, par un raisonnement équivalent, conclure que les hommes et les femmes trans font semblant d’être des hommes et des femmes. Néanmoins, nous reconnaissons qu’il existe une distinction entre les personnes trans et les gens qui prétendent seulement être des hommes ou des femmes afin de se moquer de ces catégories ou pour servir des fins douteuses. De plus, une personne qui s’identifie sincèrement comme noire pourrait être vue comme soutenant l’identité noire (affirming blackness) plutôt que comme l’insultant, en ce sens qu’elle suggère qu’il est désirable d’être noir. Dans un monde où la valeur de l’identité noire est fréquemment dénigrée, la transition de Dolezal pourrait possiblement être vue de façon positive[12].

Finalement, il y a également l’objection selon laquelle la transition d’une personne née blanche, comme Dolezal, vers la catégorie raciale noire représente un exercice condamnable de privilège blanc. Si c’est le cas, une telle transition serait alors répréhensible. De ce point de vue, les gens comme Dolezal fournissent un rappel additionnel des nombreux privilèges liés au fait d’être blanc, puisqu’il est plus facile pour une personne blanche de se noircir la peau et de passer pour noire et qu’une personne blanche pourrait récupérer plus facilement son statut de Blanche. Comme le dit Tamara Winfrey Harris, « la mascarade de Mme Dolezal illustre que peu importe à quel point elle a de l’empathie pour les Afro-Américains, elle n’en fait pas partie parce que les personnes noires aux États-Unis ne peuvent se délester de leur race… J’accepterai Mme Dolezal en tant que Noire comme moi seulement quand la société pourra m’accepter comme Blanche comme elle » (Harris, 2015).

Néanmoins, plusieurs aspects de cet argument posent problème aussi. Premièrement, à propos du fait qu’une personne née blanche pourrait exercer son privilège blanc en réintégrant la communauté blanche, on peut remarquer que le même argument pourrait s’appliquer de façon problématique aux personnes trans masculin-à-féminin (m-f), qui pourraient retrouver leur privilège masculin, particulièrement dans les cas où aucune procédure chirurgicale n’a été subie. Mais le fait qu’une personne puisse retrouver son privilège masculin ne constitue pas et ne devrait pas constituer un obstacle à sa transition. Ensuite, considérons l’idée que les transitions blanc-à-noir sont plus faciles et constituent donc un exercice de privilège blanc. Supposons pour les fins de l’argumentation qu’il est plus facile pour les personnes trans féminin-à-masculin (f-m) de passer[13] et de se faire accepter comme des hommes que le contraire. Si c’est le cas, nous pourrions dire que les personnes trans (f-m) exercent un « privilège trans (f-m) » que les personnes trans (m-f) n’ont pas. Si cela ne semble pas pertinent pour les questions éthiques entourant les transitions (f-m), alors ce devrait également ne pas être pertinent pour les questions éthiques entourant les transitions de blanc à noir. Cependant, un contradicteur pourrait insister qu’un tel exercice de privilège (f-m) est moralement inacceptable. Dans ce cas, je soulignerais également que le même argument pourrait éliminer de nombreuses pratiques présentement acceptées. Par exemple, les hommes font l’exercice d’un privilège masculin quand ils obtiennent davantage d’emplois en tant que professeurs de philosophie. Néanmoins, nous ne demandons pas pour cette raison que l’on se débarrasse des professeurs de philosophie. Au contraire, nous tentons de cibler l’inégalité des genres afin que les femmes soient davantage représentées dans cette discipline. Similairement, si nous décidons que le transracialisme est moralement acceptable, alors nous devrions progresser vers un monde où il est plus facile, pour toutes celles et tous ceux qui se qualifient, de faire la transition vers leur catégorie d’identification raciale[14]. Autrement dit, le problème lié à l’exercice d’un privilège est indépendant et n’est pas spécialement lié à la question du transracialisme. Ainsi, nous pourrions répondre à la préoccupation soulevée par Harris en essayant d’assurer un accès égalitaire aux ressources qui permettent le changement de race. Après tout, il n’y a pas de raison de penser qu’en pratique, la transition raciale puisse seulement se faire de blanc à noir. En effet, même si Michael Jackson avait la maladie blanchissante nommée vitiligo, il est possible que la maladie ait été causée par un blanchiment artificiel de sa peau, ce qui suggère que le changement d’apparence de noir à blanc chez Michael Jackson puisse être un exemple d’une telle transition (Taraborrelli, 2004, p. 436). Plus récemment, la rappeuse Lil’ Kim a fait la manchette quand son apparence est passée de noire à blanche (Blay, 2016).

L’exemple de Lil’ Kim fait naître des préoccupations apparentées aux questions de privilège. Pour de nombreuses personnes, l’apparence de Lil’ Kim soulève des questions concernant le colorisme, c’est-à-dire la pratique consistant à accorder un meilleur traitement aux gens qui ont un teint pâle par rapport à celles et ceux qui ont un teint foncé. Le colorisme explique pourquoi de nombreuses vedettes noires de cinéma et de télévision ont souvent une peau relativement pâle. En conséquence, les personnes noires à la peau foncée prennent parfois des mesures pour pâlir leur teint. Le colorisme pourrait inviter davantage de préoccupations pour les transitions de noir-à-blanc que le contraire, puisque cette transition pourrait sembler confirmer l’idée que les personnes noires ne sont pas belles ou qu’il n’est pas désirable d’être noir, faisant ainsi du tort à la communauté noire. Pour cette raison, je crois qu’il est important de maintenir une distinction entre celles et ceux qui désirent être blancs ou hommes seulement pour s’approprier le privilège blanc ou masculin, et celles et ceux qui ont d’autres raisons pour opérer la transition.

Une deuxième réponse à l’idée qu’une personne comme Dolezal exerce son privilège blanc de façon inacceptable consiste à souligner qu’il est difficile de comprendre en quoi le fait d’abandonner son identité blanche pour une identité noire serait un exercice de privilège blanc. Au contraire, cela semble être l’acte de renoncement ultime du privilège blanc, si l’on comprend par ce terme un système d’avantages non mérités accordés aux corps blancs. En abandonnant son identité blanche et en subissant l’expérience noire dans une société raciste, Dolezal pourrait laisser croire qu’elle a refusé de tirer avantage d’un système d’avantages injustes qui lui étaient conférés sur la base de sa couleur de peau. En effet, Dolezal a elle-même affirmé que la race était un « système hiérarchique créé pour administrer des formes de pouvoir et de privilège entre différents groupes » (Timpf, 2015). Ainsi, on comprend mieux le cas de Dolezal comme un rejet du privilège blanc plutôt que son exercice. Comme l’a souligné Noel Ignatiev : « Si abandonner son identité blanche est un privilège, comment conçoit-on le fait d’y tenir ? » (Biss, 2015).

IDENTITÉ ET TRAITEMENT SOCIAL : VERS UNE CONCEPTION RÉVISÉE DE LA RACE

J’ai tenté de montrer que des arguments similaires à ceux que nous acceptons pour les individus qui changent de sexe s’appliquent au changement de race. Dans le cas du sexe, la reconnaissance de l’identité trans a impliqué un changement d’emphase du sexe biologique vers l’identification personnelle liée au genre. Similairement, la reconnaissance de l’identité transraciale pourrait éventuellement nous amener à cesser d’insister sur la généalogie ou la couleur de peau à la naissance et à accorder davantage d’importance à l’identification personnelle liée à la race. Dans les deux cas, je crois que nous avons de meilleures raisons d’accepter les identités ressenties que de forcer les gens à se sentir captifs d’une identité qui leur a été imposée à la naissance[15]. L’argument pour cette position s’inspire de Mill : en général, nous devrions encourager « différentes manières de vivre » et nous abstenir d’interférer avec la liberté des autres, à moins que ce soit nécessaire pour prévenir un tort envers autrui (Mill, 2002, p. 47). J’espère avoir démontré que les torts subis par les membres d’une race ne sont ni une conséquence inévitable ni une conséquence évidente du transracialisme et – c’est important – qu’ils ne sont ni plus inévitables ni plus évidents dans le cas de la race que dans le cas du sexe.

Néanmoins, un des problèmes avec une conception de la race basée sur l’identification personnelle serait qu’elle semble très permissive. De ce point de vue, devrions-nous reconnaître un choix personnel à s’identifier comme n’importe quoi ? En effet, il y a apparemment des personnes qu’on nomme « otherkin » et qui s’identifient comme non-humains. Sommes-nous moralement obligés, selon ma conception, d’accepter l’identification personnelle des otherkins et de leur reconnaître l’accès à la catégorie animale à laquelle ils s’identifient ?

Je ne pense pas. Souvenez-vous du point précédemment avancé, selon lequel pour qu’une identification obtienne reconnaissance des membres d’une société, au moins deux conditions doivent être remplies. Premièrement, on doit s’identifier comme un membre de la catégorie en question. Deuxièmement, les membres de la société doivent être prêts à accepter notre inclusion dans cette catégorie. En ce moment, je crois qu’il est raisonnable pour une société d’accepter la décision personnelle de changer de catégorie d’identité seulement s’il est possible pour la personne qui en ressent le besoin de savoir ce que ça fait d’exister et d’être traité comme un membre de la catégorie X. Sans la possibilité d’avoir accès à ce que ça fait d’exister et d’être traité par la société comme une personne noire ou comme un homme (ou comme un animal), il y a trop peu en commun pour rendre la désignation de groupe significative. Par exemple, si un homme blanc cisgenre se bat pour ses droits à ne pas être soumis à la brutalité policière ciblant les Noirs, ou encore à la misogynie, mais qu’il ne fait jamais face à la possibilité de voir ses droits violés de cette façon, on peut raisonnablement attendre de lui qu’il soit un allié, pas qu’il s’identifie à ces individus.

Elizabeth Barnes aborde un type de restriction similaire pour le cas du « transhandicap », soit des personnes qui « croient très sincèrement que leur corps doit être handicapé » (Barnes, 2016, p. 35). Une manifestation fréquente du transhandicap se trouve chez les personnes qui sont convaincues qu’un de leurs membres ne fait pas partie de leur corps. Ces individus peuvent prendre des moyens dangereux pour ajuster leur corps afin de présenter le handicap désiré. Selon Barnes, de tels individus ne sont pas considérés comme véritablement handicapés jusqu’au moment où se produit une transformation corporelle qui les rend handicapés (p. 36). De son point de vue, l’identification personnelle ne suffit pas pour rendre une personne handicapée. Pour Barnes, « il faudrait une mesure excessive de révision conceptuelle pour dire qu’avant leur transition, les gens transhandicapés sont de vrais amputés, de vrais paraplégiques, etc. » (p. 36).

Barnes propose un « constructionnisme social modéré » inspiré en partie de la conception de la construction sociale de Sally Haslanger. Un bref détour vers la conception de Haslanger sera profitable. Pour cette dernière, le fait qu’une personne soit une femme ou un homme, ou qu’elle soit noire ou blanche, dépend crucialement du traitement social qui lui est réservé (et, j’ajouterais, de son identification personnelle). Pour Haslanger, S est une femme si et seulement si « S est systématiquement subordonnée selon une certaine dimension (économique, politique, légale, sociale, etc.), et que S est “marquée” comme la cible de ce traitement par des traits corporels observés ou imaginés, qui sont présumés indiquer un rôle biologique femelle dans la reproduction » (Haslanger, 2012, p. 230). Remarquez que la conception de Haslanger permet d’accommoder les femmes trans qui sont socialement présumées posséder des traits biologiques femelles[16]. Similairement, pour Haslanger, S est un membre d’un groupe racisé si et seulement si « les membres de ce dernier sont socialement positionnés comme étant subordonnés ou privilégiés sous certains aspects (économique, politique, légal, social, etc.), et que ce groupe est “marqué” comme la cible de ce traitement par des traits corporels observés ou imaginés, qui sont présumés indiquer des liens généalogiques pouvant être reliés à certaines régions géographiques » (p. 236).

Selon Haslanger, la présomption de notre rôle biologique dans la reproduction ou la présomption d’un certain lien généalogique, couplées à un certain traitement social associé, suffit pour déterminer notre appartenance à un genre ou à une race. Pour autant qu’une personne transraciale soit présumée avoir des liens généalogiques avec la population noire et soit traitée en conséquence par la société, cette personne pourrait se qualifier comme noire selon la conception de Haslanger. Celle-ci pense que sa vision des choses est supérieure aux autres conceptions du genre et de la race pour deux raisons principales. Premièrement, comparée aux autres conceptions, elle fournit une meilleure réponse à ce qu’elle nomme le problème des liens communs. Selon ce problème, si notre réponse à la question « Qu’est-ce qu’une femme ? » implique la recherche de propriétés intrinsèques et partagées que possèdent toutes les femmes, « telles qu’un profil psychologique, des traits de caractère, des croyances, des valeurs et des expériences », elle échouera à inclure toutes les femmes (Haslanger, 2012, p. 239). La même observation s’applique à la race. Deuxièmement, la conception de Haslanger évite mieux ce qu’elle nomme le problème de la normativité, soit l’idée que le simple fait de définir « femme » ou « noir » nous engage dans un dangereux exercice normatif où certaines personnes seront considérées comme étant des membres plus véritables ou authentiques de cette catégorie que d’autres (ibid.).

Bien que je n’aie pas l’espace ici pour défendre pleinement la vision de Haslanger, son point de vue permet de répondre aux préoccupations concernant la trop grande permissivité propre à une conception de la race simplement basée sur l’identification personnelle. En effet, nous avons besoin d’une conception de la race qui ne se confonde pas avec la position selon laquelle toutes les formes d’identification personnelle doivent être reconnues socialement, incluant le fait de s’identifier comme un loup. L’avantage de la position de Haslanger est clair : elle nous aide à repérer des groupes qui ont été formés et continuent d’exister à cause de l’oppression. Le point de vue de Haslanger est assez flexible pour répondre au problème des liens communs et au problème de la normativité, mais assez restrictif pour identifier les oppressions basées sur le groupe. Je crois que la position de Haslanger peut accommoder les personnes transraciales[17] de la même manière qu’elle peut accommoder les personnes transgenres[18]. Ainsi, la présomption d’un lien généalogique comme marqueur de la race pourrait commencer à s’estomper. Au fil du temps, le traitement social et l’identification personnelle comme membre de la race X pourraient devenir plus importants.

Néanmoins, on pourrait me contredire en insistant sur le fait qu’il y a de bonnes raisons de préférer une conception de la race basée sur la généalogie à une conception fondée sur l’identification personnelle et le traitement social. Après tout, la généalogie joue certainement un rôle dans la constitution historique et actuelle des races. Pourtant, la fixation sur la généalogie prête flanc au problème de la normativité mentionné précédemment. Autrement dit, elle exclut beaucoup de gens qui devraient au contraire être considérés comme membres d’une certaine race. Par exemple, considérez le cas d’un couple afro-américain qui adopte un enfant indien à la peau foncée. Imaginez que cet enfant ait été adopté assez jeune pour ne pas développer d’accent indien. Il va également à une église afro-américaine, prend part aux événements culturels propres à cette culture et s’identifie lui-même comme noir. Bref, en ce qui a trait à la race, cet enfant est presque indistinguable d’un autre membre de la communauté noire. Selon la conception généalogique de la race, néanmoins, cet enfant est d’une race différente. Son héritage est indien, pas afro-américain. Ou, pour prendre un exemple différent, considérez une personne qui, comme Dolezal, s’avère avoir eu des ancêtres noir·e·s. Selon une version populaire de la conception généalogique, une telle personne serait noire, étant donné la règle historique, à la fois problématique et raciste mais toujours en vigueur, selon laquelle une goutte de sang noir suffit à rendre noir. Sommes-nous réellement préparés à permettre que l’inclusion d’une personne comme Dolezal dépende d’un tel fait ?

On pourrait peut-être prendre l’exemple d’un enfant adopté pour montrer que, parmi les éléments pertinents à la transition raciale, on trouve non seulement l’identification personnelle et le traitement social, mais aussi une histoire ou une expérience qui aide à comprendre pourquoi la personne concernée ressent une forte appartenance à une race différente de celle qui lui a été assignée à la naissance. En ce sens, tel que nous l’avons noté précédemment, le fait que les parents de Dolezal aient adopté quatre enfants noirs quand elle était encore jeune adolescente pourrait s’avérer pertinent. En effet, même si Dolezal est incapable de se référer à un ancêtre noir pour justifier sa transition, on pourrait raisonnablement avancer que ses liens avec quatre soeurs et frères noir·e·s sont beaucoup plus pertinents que ses liens avec un ancêtre qu’elle n’aurait jamais pu rencontrer (Shrage, 2015). Finalement, on pourrait également considérer qu’il est pertinent de souligner que Dolezal a vécu un fort sentiment d’aliénation envers ses parents biologiques, dont l’identité – raciale ou autre – a pu lui sembler moins familière que celle de ses soeurs et frères adopté·e·s[19].

Haslanger écrit : « Au lieu de nous morfondre en nous demandant “Qu’est-ce que le genre en réalité ?”, je pense que nous devrions commencer en demandant (à la fois de façon théorique et politique) ce que nous voudrions qu’il soit » (Haslanger, 2012, p. 246). J’ai pris sur moi, dans cet article, de défendre l’idée qu’une société juste devrait reconsidérer comment nous traitons les individus qui affirment avoir un fort sentiment d’appartenance à une autre race, et reconsidérer ce que nous voulons que la race soit en conséquence. J’espère avoir montré que, puisque des arguments similaires à ceux qui rendent le transgenrisme acceptable s’étendent au transracialisme, nous avons des raisons de permettre à l’identification personnelle, en plus du traitement social associé à la race, de jouer un plus grand rôle à l’avenir dans la détermination de la race. J’en conclus que la société doit accepter la décision d’une personne désirant changer de race de la même manière qu’elle devrait accepter la décision d’une personne désirant changer de sexe.