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Le care, ou « prendre soin », est une éthique qui vise à valoriser les besoins — d’ordre psychologique (attachement, respect et sécurité) ainsi que d’ordre physiologique (chaleur, hygiène et nourriture) — plutôt que les droits, afin de mettre en relief le travail de ceux qui au quotidien répondent à ces besoins et garantissent ainsi le bon fonctionnement de toute société.

[L’éthique du care] repose sur ce constat : pour que certains parviennent à réaliser l’idéal occidental de l’individu libre, entrepreneur et volontaire, sur lequel repose l’édifice idéologique et économique néolibéral, il faut que d’autres, dans l’ombre, garantissent l’entretien des conditions matérielles de cette réussite. Par le soin aux enfants, aux malades, aux personnes âgées, le souci de l’alimentation, de la santé et de l’hygiène, l’entretien des lieux de vie et de travail, ils libèrent et autorisent l’efficacité de ceux qui produisent les richesses[1].

Cette éthique reconnaît le caractère essentiel des activités de soin pour la préservation et la croissance du monde humain. La revalorisation des besoins participe de la lutte féministe et prolonge un combat qui concerne la reconnaissance d’un effort social souvent proprement féminin, sinon relevant de minorités visibles. Ce que Lori Saint-Martin nomme le métaféminisme[2], mouvement accueillant et englobant les luttes tant féminines que minoritaires ou queer, a déjà permis depuis plus d’une quinzaine d’années de repenser la hiérarchie sociale des tâches. Il ne s’agit donc pas d’entendre l’éthique du care comme une voix isolée, mais comme le pan d’un discours féministe plus global.

Comment la valorisation du soin dialogue-t-elle avec l’émancipation des femmes ? Afin de creuser cette interrogation, le présent article privilégie un lieu de représentation reconnu pour avoir traditionnellement contribué à cristalliser des clichés de genres : celui du conte.

Le conte séduit de nouveau. Peut-être parce qu’en fait il ne nous a jamais quittés.

Ce genre se distingue en général par sa brièveté, et la liberté qu’il s’accorde par rapport à l’actualité. Les exigences de performativité du récit sélectionnent les procédés narratifs les plus efficaces. De fait, le conteur a peu droit à l’erreur : l’attention de son public est fragile. Il ne répond pas de la politique, mais n’en est pas moins lucide, préférant l’allégorie à la représentation. S’y croisent les harmonies du récital et le dynamisme du spectacle ; autrement dit, pour capter et maintenir l’intérêt du public rassemblé, la parole doit être ciselée, voire lyrique, et la prestation animée, et sensible aux humeurs de la réception. Même lorsqu’il se limite aux dimensions de l’écrit, le genre conserve le souffle de l’oral, demeurent des traces des premières conditions de la réception.

Dans un conte — ou plutôt dans l’idée reçue que le lecteur s’en fait d’avance et qui définit les conditions de sa lecture — on exige et attend comme une « loi du genre » : 1 — Que l’enchaînement des événements soit donné comme fantaisiste sans souci de légitimation par la « vraisemblance » que l’on exige dans le roman, mais qui « alourdirait » la vivacité nécessaire au conte. 2 — Une accumulation d’aventures — quelle que soit l’importance relative qui leur est donnée — défiant ce qu’il est convenu d’appeler « possible dans la vie ». 3 — Des interventions ou événements surnaturels ou miraculeux. 4 — Que les « personnages » — qui ne sont pas « plus » mais « autrement » conventionnels que dans le roman — y soient donnés comme conventionnels et souvent signalés à ce titre par quelque trait particulier et anodin comme la houppe de Riquet. 5 — Trait lié au précédent, que la fiction y soit exhibée comme telle constamment, alors que dans l’idée qu’on se fait du « genre » roman on s’attend à ce qu’elle y soit masquée par divers procédés dont le lecteur se rend alors complice. Tout lecteur de conte attend qu’on l’avertisse et réavertisse que « ceci est un conte ». 6 — L’absence délibérée de toute référence à l’Histoire ou à la géographie, ou du moins à ce qui est à une époque donnée présenté par ailleurs comme l’Histoire. Le conte se passe en des temps et des lieux définis par la convergence du mythe et de l’atemporalité (une chaumière dans la forêt, un pays lointain, et « il était une fois »)[3].

L’histoire du conte ne désigne pas l’enfant comme étant le seul ni même le premier lecteur du genre. Néanmoins, la majorité des jeunes lecteurs ont aujourd’hui été initiés à la littérature par le conte. Bien que celui-ci soit traditionnellement oral, c’est souvent par l’écrit que le lecteur occidental le rencontre aujourd’hui, mais aussi par la télévision et le cinéma. Les qualités performatives du conte le rendent en effet facile à animer. La trame narrative est linéaire et épurée, l’esthétique de la représentation repose fréquemment sur des effets visuels forts. Le genre doit également son efficacité au caractère souvent prévisible du récit. Les mécanismes narratifs de ce que Greimas a appelé le schéma actanciel ont forgé les attentes de plusieurs générations de lecteurs contemporains, d’autant que sa nature succincte en fait un genre particulièrement adapté aux exigences actuelles de la réception, souvent hyperactive et dispersée.

Le dynamisme du conte a longtemps permis de reconduire une éthique et une moralité attendue, d’abord chrétienne et patriarcale en ce qui concerne les contes traditionnels occidentaux, dont ceux de Perrault, d’Andersen et des frères Grimm. Les attentes du social se reconnaissent dans des personnages stéréotypés, qui illustrent les devoirs de chacun en fonction de leur genre. Ces clichés ne dominent plus les contes offerts aujourd’hui aux enfants parce que cette matière a été diversement pervertie par les auteurs de la littérature jeunesse. Les stéréotypes de genre entre autres ont été ébranlés afin de correspondre aux luttes menées par les féministes et les membres de la communauté queer. Il n’en demeure pas moins que les réflexes acquis à la lecture des variantes classiques sont tenaces et continuent d’influencer la réaction que certains entretiennent avec la littérature. Il s’agira de se pencher ici sur le cas de deux jeunes auteures québécoises, Audrée Wilhelmy et Clara B.-Turcotte, qui réagissent face au legs des contes traditionnels.

REPRÉSENTATION DES RESPONSABILITÉS FÉMININES

L’inconfort par rapport à une certaine représentation des responsabilités féminines semble autant être le germe de la créativité de ces auteures que la source du plaisir de la réception. Ces projets littéraires réfutent-ils les avancées proposées par l’éthique du care ? C’est à cette question qu’il s’agit de répondre en observant quelle posture du féminin est proposée dans leur fiction tout en tentant de voir comment elles sont influencées par l’héritage du conte, en particulier en ce qui concerne la représentation des responsabilités. Quand les femmes se mettent à conter, les codes du genre se transforment.

Traditionnellement, le conteur était un homme, et ça s’explique. Sur les navires, dans les camps de bûcherons, bref dans les métiers réservés aux hommes et qui se passaient loin de la civilisation, on avait coutume d’embaucher un conteur, nécessairement mâle. Les femmes, elles, contaient, mais comme le dit Massie, elles « abordaient l’univers du merveilleux pour éduquer ou endormir les enfants à la maison ». Aujourd’hui, même si elles se font encore rares, des conteuses tâchent de débusquer et d’annihiler les caractéristiques misogynes que les contes ont acquises au fil des siècles[4].

La littérature contemporaine des femmes privilégie des personnages féminins qui se placent en porte à faux avec les attentes écrites pour elles dans les contes traditionnels et cessent de « prendre soin » (ici compris bien entendu comme une métaphore) d’elles-mêmes comme des autres (pères, maris, enfants, ami.es et étrangers). Leurs identités se fondent sur une tension, sorte de dialectique constante entre le care et la violence (symbolique ou physique ; métaphorique ou réelle), qui trouve ses racines dans les archétypes des contes de fées. Les recherches actuelles sur le sujet tendent à montrer qu’on

ne peut assigner l’écriture des femmes à la référence contique de manière uniforme et conventionnelle. En filigrane se dessine une interrogation sur l’écriture au féminin dans les sociétés, sur la position de la créatrice qui ne refuse pas le monde de la tradition mais qui s’en approprie les trésors pour donner de nouvelles orientations, de nouvelles perspectives et à contre-pied le plus souvent de ce que l’on attend de cette reprise du genre traditionnel[5].

Attachées au genre — assez pour ressentir le besoin d’y référer dans leurs fictions —, ces auteures ne supportent plus les attentes concernant le rôle social de la femme que reconduisent les contes traditionnels devenus des classiques. Les sangs d’Audrée Wilhelmy et Demoiselles-cactus de Clara B.-Turcotte s’inspirent des codes du conte pour mieux marquer le moment où ils sont fracassés, développent les racines d’un mouvement de révolte à l’égard de certains motifs du conte.

Souvent résumé comme l’histoire de Barbe-Bleue du point de vue de ses femmes, Les sangs présente le récit des sept maîtresses de Féléor qui ont choisi de lui donner leur vie après avoir entretenu avec lui des relations perverses et masochistes. Dans ce roman, Audrée Wilhelmy explore, dans un xixe siècle féerique, les carnets intimes des femmes de Barbe-Bleue. Cinq épouses et deux maîtresses se livrent dans des cahiers-testaments avant de donner leur vie à l’ogre. Dans le conte de Perrault, qui constitue la version la plus connue de La Barbe bleue, on ne rencontre que la dernière femme de Barbe-Bleue, une voisine, qui l’épouse pour sa richesse malgré le dégoût qu’il lui inspire. Sa vie bascule lorsque Barbe-Bleue part en voyage en lui confiant les soins de la maison, c’est-à-dire un trousseau de clés dont l’une lui est interdite et qui s’avère ouvrir la porte du cabinet contenant les dépouilles de toutes les précédentes épouses. À la fin du conte[6], la femme est sauvée in extremis par sa soeur et ses frères qui tuent Barbe-Bleue, ce qui assure à l’épouse la fortune sans les contraintes du mariage. La chute de ce conte, par son réalisme[7], est déjà unique et distincte de toutes celles qui se déclinent sur la formule « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants », ce qui en fait un matériau privilégié pour Audrée Wilhelmy.

Les sangs explore l’éventualité que ces femmes aient consenti à leur meurtre, les épouses ayant choisi de donner leur vie à l’ogre afin de demeurer uniques dans son esprit : « Mais après qu’il m’aura tuée, aucune femme, ni riche, ni pauvre, ni belle, ni parfaite, ne pourra se mesurer à moi. Même pas vous à qui j’écris. Je serai la seule à occuper ses rêves. Personne n’y arrivera comme moi[8]. » Sorte d’exagération de l’éthique du mariage, Les sangs pousse à l’extrême le don de soi qu’implique le contrat. Le mariage, qui suppose que chacun des époux promette de chérir et de prendre soin de l’autre jusqu’à ce que la mort les sépare, est ici tordu selon les attentes du sadomasochisme. Féléor, le Barbe-Bleue de Wilhelmy, est un homme riche et séduisant qui attire les femmes les plus belles de sa région. Celles-ci viennent à lui, s’offrent tout naturellement. De fait, dans le roman de Wilhelmy, les assassinats sont une initiative des femmes qui arrivent toutes, à l’exception de la dernière, à la conclusion que lui donner le plaisir de prendre leur vie constitue l’ultime jouissance qui permettra à chacune de devenir inoubliable et surtout de surpasser les femmes précédentes, expression suprême, voire caricaturale, du potentiel agentif.

Dans le contexte de ce roman, les épouses n’ont pas comme tâche de prendre soin de la maison. L’ogre a des domestiques, dont l’une, Marie des Cendres, sera sa dernière maîtresse. Les épouses de Féléor ne lui feront pas non plus d’enfants : la consommation du mariage est vaine et purement sexuelle. Une seule, la veuve Frida, a eu trois enfants d’un premier mariage, mais ceux-ci ont grandi et elle n’a plus à prendre soin d’eux. D’ailleurs, elle garde rancune aux grossesses d’avoir abîmé son corps :

J’ai agi en automate pendant quinze ans, réglée comme une horloge, toute entière dévouée aux besoins d’une maisonnée que je détestais pourtant. [...] J’ai eu toutes les responsabilités du mariage sans en avoir un seul avantage. Quand je me goinfre par terre comme une truie, entourée de ces poules parfumées qui me rappellent continuellement ma déchéance, il monte en moi une telle rage d’avoir été femme et jeune, mais d’avoir été engoncée dans le corps mou des grossesses et les voiles noirs du deuil ! Je ne pardonnerai jamais à mon mari ni à mes enfants la carcasse horrible héritée de ces années-là.

LS, 80

Tout à l’opposé, Abigaëlle est une ballerine acharnée qui travaille son corps sans relâche, poursuivant des désirs de perfection qui séduisent l’ogre. Le travail qu’elle s’impose n’implique pourtant aucune responsabilité. Sa passion pour la danse est une discipline intense, non pas une corvée obligatoire ou utile. Les femmes de Féléor ont en effet en commun d’être totalement oisives, la seule exigence de l’ogre étant qu’elles écrivent un journal. Elles n’ont pas à prendre soin de la maison, ni des repas, ni des enfants, ni même de leur mari, qui n’a que des besoins très limités sinon sexuellement, mais encore là, les relations sont souvent l’initiative des femmes. Féléor exige peu. Mais prend tout. Sa première épouse, Constance, fait des expériences et se drogue afin d’augmenter son plaisir sexuel. Elle mourra dans des circonstances inexpliquées. Abigaëlle, la danseuse, se fait étrangler dans une pièce remplie de miroirs dans laquelle elle avait des relations sexuelles violentes avec l’ogre. Frida, la veuve obèse, meurt étouffée dans son corsage. Phélie, la mathématicienne, est engagée dans une chasse à courre où elle meurt dévorée par les chiens de l’ogre. Et enfin, Lottä, la liseuse de tarot, meurt en se jetant dans l’eau entre les mains impuissantes de Féléor.

Dans tous les cas, prendre soin ne faisait pas partie de l’éthique de ces mariages. Au mieux pourrait-on penser que la jouissance personnelle constitue l’unique promesse de ces unions. Car même si ces femmes donnent leur vie, se laissent assassiner pour le bon plaisir de l’ogre, c’est avant tout pour tenter de gagner la lutte qu’elles entretiennent avec leurs rivales (passées et futures). C’est une compétition que se livrent les femmes : c’est à qui sera la plus désirable dans la mort. Le sacrifice, atteignant ici une limite absolue, ne répond donc à aucune éthique, celle qu’a décrite Jacques Derrida entre autres. Pour reprendre les termes de la philosophie derridienne, le don que met en scène Wilhelmy dans son roman est institutionnalisé, programmé, ritualisé ; il devient donc sacrifice, le concept, Derrida l’a bien montré, étant essentiellement lié à une reconnaissance, contrairement au don qui ne devrait souffrir aucune circularité : « Pour qu’il y ait don, il faut qu’il n’y ait pas réciprocité[9]. » Si les femmes donnent leur vie à Féléor, ce n’est pas par pure dévotion, mais bien parce qu’elles y gagnent quelque chose, en l’occurrence leur supériorité par rapport aux autres femmes. Il y a ici réciprocité puisque le sacrifice rapporte : elles se donnent, mais gagnent ainsi une valeur dans la hiérarchie de l’ogre ; ces femmes ne sont ni généreuses ni dévouées, elles poursuivent une quête égoïste et orgueilleuse. À terme, c’est leur propre jouissance qui est en jeu.

L’éthique à laquelle participe Wilhelmy ne se situe donc pas dans la lutte, mais dans la représentation. À tout le moins y a-t-il dans son oeuvre une remise en cause des idées reçues sur la domination. Choisissant explicitement un conte où s’exprime originalement la suprématie masculine, par la figure d’autorité de Barbe-Bleue, l’auteure de Les Sangs montre l’envers du décor où cette suprématie n’existe que parce que des femmes y ont consenti, y trouvant leur compte dans une certaine mesure. Si les femmes d’Audrée Wilhelmy abandonnent leurs devoirs, c’est pour mieux reprendre leurs droits. Ces femmes fortes, ces sorcières, n’ont pas les ambitions de Cendrillon. Les excès de leur éthique leur seront fatals, mais elles n’en sortiront pas moins gagnantes. En effet, dans ce roman, l’opposant et l’adjuvant fusionnent en la figure de l’ogre-prince charmant. La princesse ne peut compter que sur elle-même dans cette lutte de pouvoir. Et c’est bien en ce sens qu’elle triomphe puisqu’elle sait jouer de la principale faiblesse de son adversaire : le sexe.

Dans ce récit, les femmes fuient leurs responsabilités pour que triomphe leur propre plaisir. On comprend que la représentation de la fuite n’est pas du tout la même que dans un roman comme La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette, par exemple, profondément ancré dans le politique et l’actualité, dans lequel l’abandon de la mère en quête de liberté traumatise la famille sur plusieurs générations. Les sangs évolue dans un univers parallèle, dont participe aussi le conte, où le temps et l’espace n’ont pas la même prise, ce que Marie-Louise van Frantz nomme « le nulle-part de l’inconscient collectif[10] ». La veuve Frida, emblématique, a détesté ses responsabilités de mère, d’épouse, de femme au foyer. Désormais, elle ne fera plus que manger et baiser, jusqu’à en mourir. Il n’y a pas, dans cette construction narrative, de trame sourde — les pauvres enfants de Frida souffriront-ils de la déchéance de leur mère ? Cette question n’a pas sa pertinence ici —, toute la dynamique étant concentrée sur l’immédiateté de la narration, comme dans le conte. C’est le genre en effet qui offre ces avenues morales, qui permet à la trame narrative de se développer sans les détours de la cohérence, sans avoir à s’embarrasser des voies parallèles. La crédibilité du récit n’est pas mise à l’épreuve de l’actualité, de sorte que la violence peut être transitive ; et c’est l’héritage du conte qui lui donne cette force, cette possibilité.

REFUSER LES SOINS

Demoiselles-cactus s’inscrit dans un tout autre contexte, cette fois contemporain de l’écriture. Le roman tourne autour des obsessions alimentaires de l’héroïne en couple avec un pédophile. Le roman met ainsi en scène un Montréal à l’actualité cauchemardesque : ville agressive, perverse, et comestible. Le chemin de la Côte-Sainte-Catherine, la station Atwater, où se baladent les pervers et les agresseurs, les centres communautaires et l’Hôpital Sainte-Justine, qui accueillent les jeunes filles qui ne veulent pas fleurir, mais surtout les épiceries, qui renferment toute la nourriture qu’elles achètent et ne mangeront pas, bref, le « pays des merveilles » auquel le roman réfère souvent est un espace de déchéance. Ce sont des lieux, des espaces qu’occupe l’héroïne sans les habiter, dans lesquels elle évolue sans y prendre part, tel dans le conte futuriste qu’elle compose à la toute fin du récit, L’histoire de Frédéline et Ruby, fondé sur le postulat selon lequel « [l]es riches sont de plus en plus riches, les pauvres sont de plus en plus pauvres[11] ». Là, « [l]es êtres humains sont de plus en plus considérés comme des objets, de la marchandise à proposer au marché noir comme du krokodil, de la meth, de l’Asimov 515, la nouvelle drogue synthétique dont les effets secondaires se déclenchent au bout de plusieurs mois » (DC, 169). Présenté sans italiques, ce conte se confond avec le premier plan narratif du récit de Mélisse sans qu’il y ait de véritable rupture ou de contradiction dans ces visions du social, celle fictionnelle de Mélisse et celle futuriste du conte métafictionnel qu’elle écrit. Cet univers féerique qu’imagine Mélisse grossit son rapport au monde : de fait, Montréal est avant tout un décor dans Demoiselles-cactus, sans jamais devenir un véritable contexte social ; Mélisse ne s’intéresse pas à la politique et peu à la société, sinon en ce qui concerne l’image qu’elle lui renvoie. Inversant la démarche de Stendhal, Clara B.-Turcotte demande au chemin de lui tendre un miroir. L’égocentrisme est le moteur assumé de son écriture de l’intime : Mélisse répète que personne ne compte pour elle. Mais ce regard posé sur soi ne doit plus rien au roman d’apprentissage. L’héroïne ne progresse pas ni même ne se dégrade ; elle patauge : « Je n’ai pas d’ambition dans la vie, je voudrais juste être mince sans effort, jeune infiniment et assez riche pour faire tout ce que je veux. » (DC, 10)

Ayant accumulé les échecs scolaires et amoureux, Mélisse fait du surplace : « Mélisse comme MÉLASSE. De la résine épaisse, du goudron. » (DC, 6) Petite fille choyée, Mélisse n’a eu à relever aucun défi, n’a participé à aucune révolution ; aussi se crée-t-elle un ennemi toute seule. Mélisse pourrait se reconnaître dans les paroles d’Iode, l’héroïne de Réjean Ducharme dans L’océantume : « Je veux une Milliarde, un monde offensif, agressif, méchant : je rendrai le monde tel s’il ne l’est pas[12]. » Comme dans le conte, le monstre s’avère l’ennemi nécessaire à la quête du héros. La violence que Mélisse, alter ego de Clara B.-Turcotte, retourne contre elle-même peut également être interprétée comme une lutte contre les exigences du care. C’est ce que je propose dès lors d’explorer.

Les soins spécifiques au féminin concernent d’abord le « prendre soin de soi », ou self-care, ce qui peut être décortiqué en prendre soin de sa santé (physique et mentale) et de son apparence. À cette exigence pourrait s’ajouter, dans le contexte québécois encore fortement influencé par les attentes judéo-chrétiennes, l’idée que, si Dieu vous a pourvu de la santé et de la beauté, pèse sur vous l’exigence de prendre particulièrement soin de ces dons afin d’honorer le Créateur. Mais c’est aussi à leurs lectures d’enfance que des auteures comme Clara B.-Turcotte réagissent :

Comme d’autres artistes féminines de mon âge, je me réapproprie les codes liés aux princesses et au monde des fées dans l’intention de me rebeller face à ces images du passé voulant que nous soyons passives et faibles parce que nous affichons une certaine forme de naïveté[13].

Mélisse, comme les demoiselles-cactus auxquelles elle s’associe, ne répond pas aux exigences patriarcales reconduites par les contes. Elle n’est pas en quête d’un mari, d’un ménage dont elle sera responsable. C’est même ce refus qui est à l’origine de la communauté de demoiselles qu’elle identifie. De fait, qui sont-elles, ces demoiselles-cactus ? Mélisse est très seule. Elle vit avec un homme par nécessité, puisqu’il lui faut quelqu’un pour payer son loyer, mais fait chambre à part, parce que tout contact physique et a fortiori sexuel lui répugne. Ce colocataire, qui s’avérera être un pédophile, vit presque toujours derrière sa porte de chambre fermée à clé et ne fait que croiser Mélisse au quotidien, le roman ne comportant aucun dialogue entre eux. Mélisse ne forme pas avec lui un véritable couple, même si elle est officiellement sa petite amie. La solitude, l’isolement semble être, de façon relativement paradoxale, l’une des premières caractéristiques de la communauté des demoiselles-cactus, qui, comme l’image le veut, sont difficiles d’accès, pleines d’épines et menaçantes.

Les demoiselles-cactus ne sont pas des princesses, des femmes-objets créées pour l’unique divertissement masculin. Ces femmes-enfants ont la trentaine, mais refusent de grandir. La tendance est connue ; on a même récemment inventé l’étiquette « adulescent » pour décrire ces adultes — surtout des hommes — qui ne veulent pas prendre leurs responsabilités. Dans le récit de Clara B.-Turcotte, la protagoniste lutte contre son propre système, la maturité de son propre organisme :

J’ai vraiment très peur d’être perçue comme une « madame », comme une « femme mature ». Mais je ne veux en aucun cas être un objet. […] Je ne suis pas une vierge ou une prostituée, pas une femme ou un enfant. Pas une fille ou un garçon, tiens, bien qu’il soit beaucoup plus amusant de porter des tutus et de collectionner des autocollants opalescents que de jouer avec des camions en plastique. Je ne suis pas obligée de me définir pour les autres.

DC, 154

On comprend que la demoiselle ne sera pas la femelle des contes de fées dont le destin narratif est tout tracé.

Foncièrement peu avenantes, les demoiselles-cactus n’ont pas l’étoffe des aidantes. En aucun cas elles ne sont faites pour prendre soin des autres, cela semble évident. Par ailleurs, on comprend dans le discours de Mélisse que ces demoiselles appartiennent à une catégorie sociale qui aurait plutôt tendance à déléguer ce « prendre soin » aux autres. Le terme de demoiselle, poussiéreux, suggérant une certaine noblesse de classe, désigne en effet dans le roman de Clara B.-Turcotte des jeunes filles de bonne famille qui ont souvent fait le choix de s’arracher à cette communauté familiale qui ne les comprend pas. Elles se constituent une nouvelle appartenance parmi les cactus, quoique la famille demeure un univers de référence dont elles ne parviennent pas complètement à se détacher. Puisque ces demoiselles ne veulent pas mûrir, elles entretiennent une relation de dépendance avec leur famille, qui continue de s’inquiéter pour elles et demeure la garante, même lointaine, de leur bien-être.

Il s’agit en effet d’une seconde caractéristique des demoiselles-cactus : elles sont éternellement filles, refusant de devenir femmes et surtout mères. Elles rejettent ainsi les exigences du mariage comme celles de la maternité. Non seulement Mélisse néglige-t-elle les tâches de la ménagère dans son couple, mais elle est la première à contribuer au désordre et à l’insalubrité de son logement. La crasse et l’abjection participent ainsi à la posture de la demoiselle-cactus : étymologiquement lié au re-jeté, l’abject est l’état et la condition première de la marginalité qu’elle revendique. La saleté de son habitat, comme celle de sa personne, assure sa protection, garantit qu’on ne l’approchera pas, comme le font les piquants du cactus :

Beaucoup de choses me révulsent chez les gens, mais en fin de compte, c’est moi qui suis la plus dégoûtante, incapable de nettoyer quoi que ce soit pour une raison mystérieuse. J’ai souvent les ongles crasseux. J’ai toujours plein de taches de nourriture sur moi. J’entre en transe quand je suis en train de manger, si bien que je ne me rends pas compte que j’ai l’air d’un animal sauvage en train d’arracher la chair de sa proie avec ses dents. Je mâche parfois dix morceaux de gomme à la fois. J’ai le teint soit vert, soit orange, soit jaune, selon le type de légume que je consomme le plus souvent durant une période donnée. J’oublie toujours de mettre du déodorant, j’ai l’habitude de ne pas transpirer. Je ne me lave pas toujours les mains dans les toilettes publiques, le bruit du séchoir m’agresse trop et je ne veux pas être coincée entre deux personnes devant un lavabo. Oui, il m’est déjà arrivé de sortir de la salle de bain avec une fine couche de vomi séché sur les mains. J’ai déjà repêché des aliments que je venais de jeter à la poubelle pour en manger les restes, un geste qui témoigne de mon manque de volonté. Un autre exemple : lorsque j’attendais le début des cours, l’après-midi, pour me jeter sur les restes abandonnés sur les cabarets, dans la cafétéria. Sans gêne aucune.

DC, 156

Plus particulièrement, c’est la vomissure qui fait office de croûte protectrice. Dans la vie de l’anorexique, la vomissure colle à tout, à ses vêtements comme au sol et aux murs qui l’abritent. Refusant de nettoyer cette tache qui la représente, la demoiselle-cactus embrasse la condition et la posture de l’abject, du rejet, la vomissure s’avérant l’un des meilleurs exemples de ce mouvement d’expulsion qui devient ici une identité.

Encore une fois apparaît ici un motif ducharmien. Deux héroïnes de Ducharme tracent la frontière du sale : Bérénice et Iode. Bérénice se présente elle-même comme une petite fille laide :

Je suis laide comme un cendrier rempli de restes de cigares et de cigarettes. Plus il fait chaud, plus mes boutons me font mal. J’ai le visage rouge et jaune, comme si j’avais à la fois la jaunisse et la rougeole. Mon visage durcit, épaissit, brûle. Ma peau se desquame comme l’écorce des bouleaux[14].

Elle joue ici avec les codes de l’horreur, pour que sa personnalité provoque — c’est là la dynamique essentielle — un mouvement de recul. Iode Ssouvie est l’autre « petite fille modèle » de l’univers ducharmien. Contrairement à Bérénice, elle est plutôt négligée que laide, comme le laisse entendre cette altercation avec la maîtresse d’école : « Mouche-toi donc ! Ne laisse pas couler cela comme cela ! Tu n’as donc pas de mère pour t’élever [15] ? » La mère d’Iode aurait failli à sa tâche, n’aurait pas su prendre soin convenablement de sa fille. Héritières de Bérénice et d’Iode, les demoiselles-cactus de Clara B.-Turcotte font un pied de nez aux clichés sociaux que reconduisent les contes (on pense ici à ceux de la Comtesse de Ségur, bien sûr), mais la grimace n’ébranle pas le code ; le geste est plutôt une façon de pointer du doigt (effrontément, certes) la norme et l’attente.

Dans le cas de la communauté que décrit Clara B.-Turcotte, le refus dépasse les lieux de l’esthétique. Il n’est plus simplement question d’être sale ou boutonneuse : la demoiselle-cactus s’autodétruit. L’anorexie est la maladie que les demoiselles partagent, le groupe de soutien, dans lequel on rivalise en secret afin d’être la plus affectée par la maladie, étant le seul lieu de rassemblement de la communauté. Moins espace de soins qu’arène de cirque, le groupe de soutien permet surtout aux demoiselles de comparer leur état de déchéance : laquelle est la plus maigre, la plus négligée, la plus affectée ? Quand elles racontent leur histoire, il ne se crée pas de convivialité par le récit comme on pourrait s’y attendre.

Le groupe de soutien n’est pas un public bienveillant, sa réception est maligne, compétitive. Le roman travaille pourtant les mécanismes de la connivence ; c’est dire qu’il les dénonce avec lucidité — le groupe de soutien est un leurre — et joue également de ses forces pour en appeler aux sentiments du lecteur. Si les petites filles de Ducharme étaient vilaines et méchantes, celles de Clara B.-Turcotte sont mourantes, le refus de prendre soin de soi allant ici jusqu’au suicide. Socialement, ces jeunes filles qui ont tout rejettent leurs chances et leurs obligations. Contrairement à la petite fille gâtée, la demoiselle-cactus ne délègue pas les soins à une instance employée : elle refuse en vrac toutes les exigences de son milieu. Elle ne prendra pas soin d’elle et ne permettra à personne d’autre de le faire.

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La réécriture, voire la subversion, fait partie des processus d’écriture du conte :

Les contes dits « classiques », qui sont les plus représentés en librairie et en bibliothèque et dont les contes de Perrault constituent la grande majorité, sont issus d’un processus de réécriture puisqu’ils ont sans cesse fait l’objet de remaniements de la part des éditeurs et des auteurs de littérature de jeunesse. [...] [A]vec Perrault, c’est tout un pan de la vieille tradition folklorique qui s’est écroulé, ses fondations minées, l’antique sagesse paysanne et ancestrale incomprise ou détournée de son sens. La plupart des spécialistes reconnaissent toutefois un grand esprit d’originalité et d’innovation dans la démarche de Perrault, puisque tout en réécrivant des contes populaires de tradition orale dans un style littéraire, il est resté fidèle à leurs motifs et à leur structure[16].

Il ne s’agit pas ici de dire qu’Audrée Wilhelmy et Clara B.-Turcotte réécrivent des contes ni même qu’elles les pervertissent. Dans le premier cas, Audrée Wilhelmy puise dans le conte une force dont profite son énonciation dépouillée de certaines exigences du roman, notamment en ce qui a trait à la représentation du politique et aux cohérences du social qui n’ont plus de prise sur le récit. Dans le second cas, Clara B.-Turcotte réfère au conte comme étant l’objet d’un traumatisme, sorte d’héritage contaminé. Les archétypes féminins reconduits dans les contes (la femelle docile, aimante, responsable, élégante) sont, pour elle, calamiteux, et il faut les vomir.

Le destin des personnages influence ici la structure narrative. Dans le conte traditionnel, la circularité est liée à l’aspect oral du récit qui, pour être raconté plus facilement, repose sur une structure cohérente et aisée à reproduire, voire à dériver. Chaque conteur s’approprie en effet le récit au gré de ses envies, de ses trous de mémoire et de son public. On adapte, on oublie, on reprend, sans que l’essentiel de la structure soit nécessairement affecté, précisément parce que cette structure est faite pour être malléable. De fait, on peut considérer les contes comme des squelettes, des structures de créativité plus ou moins élaborées qui invitent à la reproduction. C’est également sur cette garantie que se fonde la moralité des contes : ce qui est arrivé arrivera de nouveau. Une auteure comme Clara B.-Turcotte pervertit cette logique. S’il y a bien circularité dans la trame, c’est pour garantir la perpétuité des catastrophes : « J’ai tellement souvent entendu ce discours que je pourrais le réciter par coeur dix fois de suite aux nouvelles de 18 heures. » (DC, 21) Les récits d’anorexiques sont sans surprise, selon Mélisse, et elle se reconnaît dans celui des autres. Mais de ce schéma attendu, elle ne tire aucune leçon, elle bute contre les mêmes obstacles. Pas de happy ending ici. Le roman d’Audrée Wilhelmy reconnaît aussi la force de la circularité : les cahiers de chacune des femmes de Féléor reprennent les motifs du précédent. Cette structure narrative circulaire implique une grande violence, puisque dans le dénouement prévisible se cristallisent des destins sans espoir.

Au terme de cette brève étude des romans d’Audrée Wilhelmy et de Clara B.-Turcotte, comment faut-il interpréter cette multiplication de personnages de femmes qui cessent de « prendre soin » d’elles-mêmes non plus pour prendre soin des autres, mais pour se dégager de toute forme de responsabilité ? Quelle éthique sociale est défendue dans ces textes ?

Il est tentant de répondre : aucune.

Les héroïnes refusent les conventions sociales établies par le régime patriarcal et véhiculées par le conte traditionnel, mais puisqu’il s’agit essentiellement d’une réaction, elles semblent demeurer subordonnées à ce qu’elles rejettent. Les récits d’Audrée Wilhelmy et de Clara B.-Turcotte brisent la dynamique, rompent avec le « prendre soin », violemment, et rejettent une moralité cristallisée par les contes traditionnels, mais ne proposent pas d’éthique de remplacement. Ce que font B.-Turcotte et Wilhelmy dans leur fiction est d’explorer le moment où des femmes décident de faire table rase, soit en niant ces besoins, soit en refusant de les combler, au risque, bien sûr, de courir à leur propre perte. La posture est violente parce que leurs femmes se déchargent des attentes du care, mais du ras-le-bol ne naît pas de nouvelle politique.

Obstinées, immorales, indomptables et incurables, leurs héroïnes, d’une même voix, crient : We don’t care.