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L’effet que produit la présence scénique d’un enfant est fulgurant. Fraîcheur, maladresse, inexpérience, fragilité : le corps de l’enfant paraît ainsi plus humain, plus naturel, et donc plus touchant. Sa spontanéité et l’authenticité de sa présence scénique déclenchent directement l’empathie du public. Toutefois, au-delà d’une émotivité teintée de nostalgie, qu’est-ce qui se joue de résolument troublant dans la mise en scène de ce corps non expert? Dans les pièces Enfant (2011) de Boris Charmatz et Gala (2015) de Jérôme Bel, les codes de la représentation vacillent par l’insertion d’enfants aux côtés d’adultes. En s’inscrivant sur scène sans ostentation, sans projection c’est-à-dire en ne cherchant pas à amplifier son exposition par le biais d’une technique de jeu théâtral quelconque , l’enfant assume une posture singulière : une présence à l’état brut.

L’intégration d’enfants dans la distribution d’un ballet tel que Casse-Noisette provoque au même titre une friction stimulante entre le cadre de la fiction et la réalité. Alors qu’à la création de Marius Petipa en 1892, le public s’est montré indigné par l’incursion des enfants qui retardait l’apparition de la ballerine au second acte, c’est précisément la présence de ces interprètes non professionnels qui rend de nos jours ce ballet si populaire. Telle la présence inopportune d’un animal déboulant sur le plateau (Febvre, 1993 : 31), l’imprévisibilité du jeu de l’enfant implique d’emblée un risque scénique qui captive – et séduit – instantanément l’attention du public. C’est le cas également des spectacles du Groupe Grenade dirigé par Josette Baïz en France qui, depuis vingt-cinq ans, crée des pièces exclusivement portées par des enfants. L’imperfection de leur interprétation attise d’autant plus la curiosité – et l’émotivité – du public. L’indécidabilité inhérente au comportement de l’enfant provoque sur scène une irruption du vivant qui avale toute idée de représentation.

Gaïa et Fiona, respectivement âgées de 8 et 11 ans, ont été les interprètes du spectacle Spoon de Nicolas Cantin[1]. D’emblée, leur présence scénique bouleverse les codes de la représentation par le biais d’une « dramaturgie du vivant » et d’une « esthétique de la faille » qui, ensemble, tissent une (ré)écriture du réel. L’écriture même du spectacle – à travers l’organisation de différents paradigmes d’improvisation – présente une réactivation du réel autant qu’une mise en jeu de la réalité elle-même, ne serait-ce que parce que l’interprète a conscience d’être sur scène, en représentation.

Le présent texte fait suite à une correspondance que j’ai entamée avec Nicolas Cantin en 2013 autour du processus de création de Cheese et poursuit une réflexion développée dans ma recherche de doctorat sur les différents « états de présence » du danseur contemporain dans les oeuvres performatives (Montaignac, 2016). Au-delà de l’identité théâtrale du personnage et de la performativité de l’action, de plus en plus de chorégraphes assument une forme de degré zéro de la présence grâce à un subtil travail de conscience du corps (Meg Stuart, Benoît Lachambre, Xavier Le Roy, Laurent Pichaud, Jean-Sébastien Lourdais, Manuel Roque, etc.). Loin du mythe de l’authenticité, cette transparence de la présence s’avère, paradoxalement, plus spectaculaire lorsqu’elle incarne et dégage une certaine fragilité.

Mettre en scène l’enfant représentait ainsi pour Nicolas Cantin et moi-même un double défi artistique : il s’agissait de ne pas instrumentaliser l’enfant – est-ce possible ou faut-il au contraire l’assumer? – ni de poétiser sa présence par le culte (inconscient) de l’innocence perdue. Comment (et peut-on?) éviter l’angélisme quand on met en scène un enfant? Créer un dispositif de jeu nous a permis à la fois d’établir un climat de confiance tout en évitant la mécanisation de la répétition.

Une présence à l’état brut

Le travail artistique de Nicolas Cantin a toujours accordé une dimension particulière à la mise en jeu de l’interprète. Moins intéressé par le mouvement dansé en tant que tel que par la personne exposée, livrée au regard du public, le créateur met avant tout en scène les fruits d’une « rencontre ». Déjà, en 2009, il verbalisait, à propos de Grand singe – un duo interprété par Stéphane Gladyszewski et Anne Thériault –, ce parti pris et son aspiration à traquer le « vivant » :

J’aime par-dessus tout regarder quelqu’un qui ne sait pas qu’il est regardé. J’aime être témoin de cet instant où ça cesse de jouer. […] C’est comme si j’observais un cerf en pleine forêt. La victoire est quelque chose de magnifique, mais étrangement il y a quelque chose qui me touche davantage dans le spectacle de la défaite. […] Tout ce qui m’intéresse, c’est de voir des personnes qui sont sur scène le plus simplement du monde et qui acceptent que l’on pose un regard sur eux

(Cantin, 2009).

Loin d’un modèle de corps glorieux et virtuose, l’enfant inexpérimenté engage une entreprise de dé-spectacularisation. Sa déstabilisante spontanéité – il semble se conduire sur le plateau comme dans la vie ordinaire – se double d’une prise de risque constante – son imprévisibilité manifeste met en jeu une vulnérabilité latente. Sa condition d’enfant présente à ce titre une plus-value performative qui s’active malgré lui en soulignant l’effet du « ici et maintenant » tout en gommant la distanciation scène / salle. Cette qualité de présence peut être mise en parallèle avec l’« être-là », de plus en plus recherché en danse. Cet état particulier implique pour le danseur professionnel une conscience aiguë (et ostensible) d’une présence à soi dans l’instant : « Danser, c’est être conscient de sa globalité corporelle, être là, mettre ses sens en éveil, déployer la juste énergie nécessaire » (Roux, 2007 : 51). Le danseur – tout comme le performeur – est donc , sur scène, et non projeté dans un espace fictif. Pour Alain Badiou, comme pour Stéphane Mallarmé, la danse s’inscrit dans la « virginité » de l’espace : « Le décor est de théâtre, non de danse. La danse est le site tel quel, sans ornement figuratif » (Badiou, 1998 : 101). Exposé sur scène tel qu’il est vraiment, sans artifices, le danseur assume alors à travers cet « être-là » une espèce de degré zéro de l’état de présence qui déjoue le cadre même de la représentation. Cette présence à l’état brut s’inscrit comme une forme de résistance à la logique du spectaculaire pour s’ancrer résolument dans le réel.

L’irruption du vivant

Gaïa et Fiona entrent sur scène. Leur pas est précipité. Elles sourient. Elles sont contentes d’être là. Visiblement excitées. Un peu intimidées aussi. L’une d’elles manque de trébucher en ramassant le micro par terre. Elles hésitent avant de parler. Elles se regardent. Comme pour se donner du courage ou peut-être pour décider qui va commencer. L’une se passe nerveusement la main dans les cheveux, tandis que l’autre pince ses lèvres en tirant sur son chandail. Leurs visages affichent leurs émotions en toute transparence.

Tout est fascinant à observer chez un enfant. Sa candeur fourmille de détails. En effet, les conventions théâtrales du spectacle ne sont pas évidentes pour l’enfant. Il assume ainsi sur scène toute une panoplie de gestes qui seraient à proscrire dans un spectacle ordinaire : se gratter l’oreille, saluer quelqu’un du public, pouffer de rire… Autant d’indices qui soulignent – et trahissent – le naturel désarmant de l’enfant, brouillant résolument le caractère fictif de la boîte noire par l’introduction d’effets de réel :

Avant, il y avait un absolu dans l’art qui me sauvait un peu de la vie. Je trouvais que l’art me rendait meilleur. Maintenant, on dirait que ça s’est inversé : la vie m’intéresse plus que l’art. J’avais envie de mettre les mains dans la vie et de l’amener sur scène. Voilà mon postulat de base pour cette pièce

(Cantin, cité dans Carpentier, 2017).

Sur scène, la mobilité du regard de l’enfant le dote d’une troublante humanité. L’enfant regarde vraiment les spectateurs dont il n’ignore pas la présence. Son regard n’est pas celui du danseur contemporain, traditionnellement fixe, abstrait et périphérique, qui consiste généralement à regarder sans voir, concentré avant tout sur sa partition gestuelle. Les yeux de l’enfant demeurent mobiles comme dans la vie; cela colore son état de présence d’un effet de vivant qui perturbe les codes de la représentation. Ce comportement scénique de l’enfant échappe à son contrôle, il se distingue de l’effet de réel qui, lui, est consciemment induit par l’interprète. L’espace de jeu est ainsi constamment troublé – et quasiment troué – par ce que j’appelle « l’irruption du vivant », c’est-à-dire quelque chose qui advient tout à coup sur scène et qui lui échappe en même temps, quelque chose de « réel » qui se détache de la représentation (Montaignac et Cantin, 2013).

La dimension rituelle du jeu

Sur scène, Fiona et Gaïa jouent. Tout simplement. Le temps est suspendu. Par le jeu, les enfants enveloppent l’espace de leur imaginaire. Leur bulle semble autonome. Dans un jeu du miroir, elles reproduisent en écho les gestes de l’une et de l’autre, introduisant un rituel enfantin qui donne à leurs mouvements un caractère presque sacré, comme promener leurs doigts sur le visage de l’autre. À travers ce rituel, elles se retrouvent et explorent l’espace ensemble de manière ludique.

L’enfant joue sur scène comme dans une cour ou dans sa chambre (figure 1). Plongé dans son jeu, il se concentre sur ses actions. Il s’abstrait en quelque sorte de la représentation. Cependant, il n’en fait pas fi. Par ce dispositif ouvert sur le hasard, les enfants conservent une marge de liberté. Le spectacle se rejoue ainsi à chaque fois de manière aléatoire. Ce canevas est ainsi devenu leur « routine », leur outil, leur marque. En fonction de l’humeur du jour, les enfants empruntent des chemins différents. Ne se situant ni dans l’anticipation ni dans la tentative de retrouver un état passé, leurs trajets ne s’inscrivent jamais définitivement et se réinventent en permanence. En les observant, nous pénétrons dans leur monde. Tout l’enjeu du spectacle consiste à faire entrer le public dans une temporalité propre à l’enfance. La représentation devient une zone d’indétermination et d’indécidabilité.

En finir avec le mythe de l’innocence perdue?

Chercher à mettre en scène le naturel représente une quête artistique sans doute aussi ancestrale que vaine. La fragilité attise précisément la curiosité du public, soulignant ainsi l’enjeu même du spectacle vivant. La fibre émotive du spectateur, malgré sa bienveillance, s’abreuve de l’échec de l’interprète. Ce qui fait « spectacle » se joue paradoxalement à travers ce qui lui échappe : la chute, le ratage, l’accident, l’absence de maîtrise, l’approximatif, l’indéfini… L’absence d’expertise et la maladresse de l’enfant nourrissent ainsi le voyeurisme latent du spectateur qui aspire à assister aux dérapages du spectacle « vivant ». L’enfant incarne cette vulnérabilité que tant de chorégraphes s’évertuent à recréer à travers le mouvement pour donner au danseur un aspect plus humain et au spectacle sa dimension vivante. L’enfant participe d’une esthétique de la faille.

Les enfants sont-ils conscients du jeu (parfois sournois) de la représentation? Le travail de recherche en studio nous a démontré combien le simple choix d’une musique colore et connote tout mouvement et comment les paroles d’une simple chanson apposent un sous-titre au moindre geste. Ces constats soulèvent des questions éthiques sur le travail de composition scénique en regard de l’inconscience relative de l’enfant. Tout devient infiniment plus complexe et plus délicat à partir du moment où on soumet l’enfant au regard d’un public. Toute mise en scène n’est-elle pas inévitablement une objectivation du créateur?

Plusieurs règles ont ainsi été mises en place : demeurer à l’écoute des envies et des besoins de chacun, accepter toute proposition provenant des enfants, ne pas chercher à corriger leur façon d’aborder le mouvement ou de se présenter sur scène, etc. Nous avons volontairement évité de donner trop de notes afin de ne pas biaiser le vécu des enfants par nos aspirations, désirs et attentes. Dès lors, tout est devenu une question de choix : qu’est-ce qu’on montre ou non, dans quel ordre et surtout comment garder le tout vivant? Si un enfant n’a pas envie de danser, doit-on l’y obliger « au nom du spectacle » ou peut-on transformer le temps de la répétition en espace d’écoute et de partage? Qu’est-ce qui, au fond, nous contraint à répéter? Discuter ne fait-il pas partie du travail? Ainsi, durant le processus, aucun moment ne nous a paru gâché ou dilapidé. Au contraire, ces temps se sont avérés fructueux.

Enfin, nous avons choisi de considérer l’enfant comme un interprète à part entière et non pas comme un demi-interprète, innocent ou inconscient. Car, contrairement à ce que le programme du FTA indiquait (« [Gaïa et Fiona] sont sur scène, mais se moquent bien des règles du spectacle. Elles ne les connaissent pas » [Joly, 2017]), l’enfant connaît très bien les règles du spectacle. Et il en joue. Consciemment. Il sait pertinemment qu’il est regardé. Il a très vite saisi les codes pour capter l’attention (et la fierté) de ses parents, tout en défiant constamment leurs limites à travers ses jeux quotidiens, ses rituels et les multiples spectacularisations de ses expériences.

Assumer le temps

Gaïa s’allonge sur le sol. Les bras ouverts. À la fois paisible et sérieuse, elle prend son temps. Rien ne remue. Nous sommes entre ses mains. Elle commence à bouger tout doucement. Juste une main. Sans précipitation. Elle ne semble pas pressée de bouger. Puis, elle s’étire et entre dans la danse. Sans transition. Tout simplement. Elle tourne sur elle-même. Comme si ça coulait de soi. Petit derviche tourneur. La danse de Gaïa a quelque chose de l’ordre de la transe. Ses bras dansent avec une grâce déconcertante. Ses pieds se déséquilibrent. Elle s’immobilise debout dans l’espace, puis reprend sa danse. Elle s’assoit ensuite contre le mur. Sereine. Elle nous regarde. Posément. Elle attend, ne semble pas s’ennuyer. Elle écoute la musique. Rien ne bouge à part ses yeux qui observent. Elle se remet à danser dans l’espace. Envoûtante. Puis, elle s’assoit sur le sol, fouille dans son sac et se met à dessiner avec une simplicité désarmante. Elle choisit ses feutres aussi sérieusement que toutes les actions précédentes. Consciencieusement. Elle assume le temps et ne cherche pas à le remplir. Elle ne cherche pas à attirer notre regard ni à nous plaire. Au bout d’un long moment d’immobilité, Nicolas lui rappelle doucement les consignes et Gaïa répond posément : « Je sais, je n’ai pas oublié, mais tu as dit que c’était quand je voulais. Et ce n’est pas maintenant. »

Le travail de tout interprète dans une pièce de Nicolas Cantin consiste à assumer la présence, à accepter le temps. Nicolas imaginait l’univers de ce spectacle tel « un pique-nique sur la montagne, au printemps ou à l’été[2] », c’est-à-dire qu’il le concevait comme un « moment à vivre ensemble dans un état particulier davantage propice à une ambiance conviviale comme une activité familiale » plutôt que comme quelque chose « à regarder » (figure 2).

Ce processus a été l’occasion d’un lâcher prise assez radical pour le créateur. Par exemple, alors que ce dernier pouvait se montrer impatient de voir un enchaînement, les filles, elles, préféraient « jouer ». Dans ces conditions, traverser l’enchaînement devenait ni plus ni moins un numéro de singe savant dont l’exécution formelle et appliquée contrecarrait entièrement les partis pris du projet. Alors, nous les avons laissées lâcher leur fou. Et l’exercice s’est révélé particulièrement déterminant sur le plan dramaturgique. En effet, qu’attendions-nous au fond avec cette pièce si ce n’est de montrer le spectacle de l’enfance?

Désacraliser l’espace scénique : la leçon de l’enfant

Gaïa rit à chaque fois que Fiona mime la mort sur scène. Elle s’autorise ainsi à saper le spectacle. À ses yeux, la représentation de la mort n’est ni tragique ni sacrée. Elle est tout simplement une chute risible. Lorsque l’une d’elles oublie un élément du canevas, l’autre ne manque pas de le lui rappeler, quitte à interrompre l’action. Tout simplement et sans état d’âme. Comme si l’idée de « rater » n’existait pas. Au contraire, cela fait partie intégrante du spectacle. Les réactions des enfants confrontent nos regards et nos attentes d’adultes. Leurs digressions nous mettent à l’épreuve.

Alors que Nicolas Cantin ponctuait son spectacle Cheese avec la phrase « Nous ne mentirons plus » que Michèle Febvre répétait en boucle au public telle une promesse, mettre en scène deux enfants semble prolonger dans Spoon ce désir de vérité :

L’idée toujours, dans le travail, de revenir à quelque chose de brut. C’est une obsession chez moi de toujours revenir au coeur du chaos. […] La composition me passionne, mais en travaillant avec des enfants[,] il m’intéressait de toucher à une vibration première. Je cherchais à nettoyer mon regard d’une forme d’habitude du théâtre. Je voulais retrouver une forme d’innocence, d’élan. Je voulais provoquer une rencontre qui déplace mon regard, qui m’oblige à écouter davantage. Je cherchais à détruire un langage trop bien appris et [à] accéder à davantage de liberté[3].

La nonchalance d’un enfant sur scène ne témoigne pas d’une ignorance des codes mais, au contraire, d’une certaine permissivité. Plutôt que l’innocence, c’est davantage ce sentiment de liberté que l’on perd en vieillissant. Cette insoumission aux règles demeure pour tout artiste une vertigineuse source de stimulation, une inspiration, un exemple, voire un modèle. Au fond, qui manipule qui? L’indocile liberté de l’enfant représente à ce titre une sublime réappropriation des règles du spectacle.

Engagé pour son expertise, l’enfant a été choisi sciemment. En effet, qui de mieux que lui peut incarner l’enfance? Il n’a pas été sélectionné pour jouer un rôle, mais pour être lui-même. Lorsqu’il transgresse les consignes, mesure-t-on le potentiel de sa créativité? Pourquoi devrait-il se tenir droit quand il est sur scène? Depuis quand et pour quelle(s) raison(s)? Rien ne le contraint, à part un code théâtral, de faire face au public quand il parle sur scène. L’enfant n’est pas un sous-interprète. Il a une vision du monde sensible et sensée. Il s’approprie les règles du spectacle, en joue pour mieux les déjouer.

Pendant le processus, Nicolas Cantin posait des questions aux enfants : qu’est-ce que la mort pour toi? qu’est-ce qu’un ami? Progressivement, Gaïa et Fiona se sont emparées du jeu, se l’appropriant entièrement à travers une conversation renouvelée à chaque représentation :

– Qu’est-ce qu’une « couleur »?
– Une couleur, c’est ce qui fait que la vie est belle. What does « freedom » mean for you?
– Freedom is when you have nothing to do. Nobody is free because everybody has to do something like work, children… Qu’est-ce qu’un « spectacle » pour toi?
– Pour moi, un spectacle, c’est quand quelqu’un fait quelque chose qu’il aime ou qu’il n’aime pas devant d’autres personnes. Ça peut être beau, ça peut être étrange. Qu’est-ce que la « fin » pour toi?
– C’est la fin d’une expérience, d’une expédition, c’est la fin d’une vie, d’un repas. C’est la fin de mes bottes, car elles sont trop petites pour moi. La fin, c’est quand quelque chose est terminé.

Cette mise en scène du dialogue développe une autoréflexivité qui déjoue l’objectivation de l’enfant. Cette autonomie devient émancipatrice. Il ne s’agit pas de faire réciter aux enfants une partition préécrite, mais de leur offrir un terrain de jeu. D’une lucidité troublante, leurs vibrants témoignages interrogent le public sur sa propre perception de l’enfance.

En exposant l’enfant, le chorégraphe élabore une dramaturgie du sensible à travers, notamment, un certain dévoilement de la représentation. Dans un tel contexte de mise en scène, l’interprète professionnel n’est pas moins fragile. Il s’agit alors d’assumer une espèce de spectacle-réalité, ou plutôt une (ré)écriture du réel à partir d’un canevas dramaturgique composé de moments de vie : rituels, jeux, dialogues, danses improvisées (figure 3).

Cantin a rapidement renversé le rapport adulte / enfant traditionnel en plaçant d’emblée l’enfant dans la posture de l’expert. Tout au long du processus de création, le chorégraphe soulignait régulièrement : « Elles savent. C’est à moi de les écouter et d’apprendre ». Éminemment politique, ne pas chercher à tout contrôler permet de reconfigurer les relations de pouvoir au sein de la création. Se mettre à l’écoute de l’autre revient notamment à ne plus le regarder de haut. Mettre en scène l’enfant consiste ainsi à lui offrir un espace de prise de parole. Accepter de suivre l’enfant, quoi qu’il arrive et où qu’il aille pendant une heure, permet de renouer avec cette dissidence radicale.