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Créée par Brigitte Haentjens à l’automne 2016, Une femme à Berlin[1] s’érige dans l’entrelacement des deux axes formels privilégiés pour ce dossier, soit, d’une part, un travail dramaturgique marqué par l’exploration et la transformation d’une matière textuelle singulière – un journal – en partition scénique et, d’autre part, une réflexion sensible portée sur l’asservissement des femmes et sur les mécanismes de résistance que celles-ci opposent à ce(ux) qui les domine(nt), notamment à travers la pratique de l’écriture.

D’abord parue aux États-Unis sous le sceau de l’anonymat en 1954, Une femme à Berlin connaît plusieurs rééditions et une diffusion importante avant que l’identité de son auteure, la journaliste allemande Marta Hillers, ne soit révélée au début des années 2000. C’est que la publication, constituée de notes prises fébrilement dans trois cahiers d’écolier, met au jour une réalité qu’on a longtemps cherché à garder sous silence : le viol systématique des Berlinoises par les soldats soviétiques chargés de la prise de Berlin au moment de l’effondrement, puis de la capitulation du Reich au printemps 1945. « Hantée » par sa lecture du journal, Haentjens y trouve de puissantes résonances avec l’actualité où se perpétuent des mécanismes d’emprise et de violence faite aux femmes : enlèvements par Boko Haram, assassinats de milliers d’ouvrières à Ciudad Juárez au Mexique et, plus près de nous, viols et disparitions de plusieurs femmes autochtones. Cette lecture suscite des questions, nombreuses, qui « ouvrent en [elle] des abîmes » (Haentjens, citée dans Siaud et Inchauspé, 2016 : 13). Entourée par son équipe de création, la metteure en scène s’immerge donc dans un travail de réflexion et d’exploration autour de cette matière de laquelle naîtra un texte pour la scène, une partition chorale signée par Jean Marc Dalpé, et où l’instance énonciatrice se divise désormais en quatre voix de femmes. Comme l’exprime le dramaturge Florent Siaud, ce travail exploratoire, qui dure deux années, engage « chez tous les artistes du projet une réflexion politique et anthropologique sur les rapports de force et les mécanismes d’asservissement, le corps féminin comme territoire à occuper en temps de conquête et l’étonnante persistance du rire au milieu de la noirceur » (Siaud et Inchauspé, 2016 : 7 ). Dans les pages qui suivent, nous avons souhaité donner à lire et à voir une partie de ce travail effectué dans l’ombre, ou en amont, de la mise en scène.

D’abord, avec « La langue de l’ennemi », l’auteure et comédienne Evelyne de la Chenelière livre une petite suite composée d’un poème et de quatre collages inspirés par l’univers textuel de Hillers. Cet assemblage fait partie du vaste ensemble de matériaux – écrits, dessins, photographies – amassés ou élaborés par les actrices pendant la trajectoire de création d’Une femme à Berlin. Destinés à nourrir la discussion ou le jeu, ces objets et ces productions artistiques participent du travail dramaturgique menant de la partition textuelle à sa matérialisation scénique. Dans les collages présentés ici, les corps de femmes sectionnés font écho au morcellement des voix engendré par le dispositif choral, de même qu’à la séparation du corps et de l’être comme réponse, provisoire, à l’expérience de la violence.

Rédigé par l’écrivaine et essayiste Martine Delvaux, le document suivant, « Les filles des ruines et de la crasse », se présente à la fois comme une lettre adressée directement à Hillers et comme une parole lancée à toutes les femmes, l’auteure faisant s’entremêler, ici, l’intime et le collectif. « Vous êtes toutes les femmes dont le corps est une tranchée, pendant la guerre, mais aussi avant, et après », écrit-elle, insistant ensuite sur la force du témoignage et, surtout, de l’écriture comme acte de résistance.

Avec « De l’esquisse à la scène », l’artiste visuelle et conceptrice de costumes Julie Charland, collaboratrice de longue date de Haentjens, nous ouvre ensuite les pages de son cahier de croquis. Imprégnés par diverses influences, des oeuvres de l’artiste Lee Miller aux photographies de mode d’Erwin Blumenfeld, nourris par une imposante documentation iconographique constituée de photographies de scènes de la vie quotidienne dans un Berlin en ruines, ces dessins, et les choix d’étoffes qui les accompagnent, témoignent du travail méticuleux de la conceptrice, attentive à l’évocation subtile – par exemple, à la tenue militaire – comme au détail fin, telle la délicatesse de la dentelle qui joue de contraste avec la dureté de l’univers scénique proposé.

Enfin, il nous importait que ce dossier fasse entendre la voix de Haentjens. En guise de conclusion, nous proposons un entretien accordé par la metteure en scène à Alexandre Cadieux. Intitulé « Aimer sans complaisance ni indulgence : discussion sur la critique avec Brigitte Haentjens », cet échange, dont le point de départ est la réception critique d’Une femme à Berlin, lève le voile sur le rapport qu’entretient la créatrice avec la critique et sur les attentes exigeantes, souvent déçues, qu’elle a envers elle. En filigrane de cette réflexion sur la critique, comme en pointillés, se révèle aussi un regard sensible et réfléchi posé par Haentjens sur sa propre pratique comme sur un certain état du théâtre contemporain.