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Bien que, depuis une trentaine d’années, Brigitte Haentjens demeure fidèle aux grands textes de la dramaturgie et de la littérature occidentale – ce qui ne l’empêche pas d’amender sans cesse la liste des oeuvres qui lui semblent canoniques –, elle ne renonce pas pour autant à brouiller les frontières des arts de la scène en opérant ce que nous appellerons ici des « sorties du théâtre ». Certaines de ses mises en scène s’inscrivent certes dans la logique contemporaine d’élargissement des limites de l’art théâtral, tendance définie par Josette Féral comme performative, en ce qu’elle vise à « instituer la pluralité au coeur du processus scénique » (Féral, 2008 : 30). L’objectif de cet article sera justement d’examiner une demi-douzaine de spectacles au sein desquels Haentjens a instillé de la pluralité, est allée chercher ailleurs son inspiration esthétique, a ouvert le cadre de la scène à d’autres pratiques, entraînant du coup le public qui suit son travail dans des zones qu’il avait peu l’habitude de fréquenter. De plus, la notion de contrat spectaculaire et ses dérivés sont susceptibles de rendre compte de l’assouplissement de l’horizon d’attente du spectateur apporté par bon nombre de spectacles atypiques de la théâtrographie de Haentjens. Dans son ouvrage Théâtre et réception, Catherine Bouko utilise la notion de contrat, héritée d’André Helbo, pour illustrer les modalités de l’engagement du spectateur dans le théâtre contemporain :

L’engagement prend la forme d’un contrat : quand le participant s’engage dans une interaction, il signe un contrat implicite par lequel il est tenu de veiller et de contribuer au succès de l’interaction. […] La facilité relative avec laquelle les participants obéissent au contrat s’explique par le simple fait que son respect est plus profitable aux participants que la désobéissance

(2010 : 223).

En réfléchissant au théâtre en ces termes, Bouko met en relief l’existence d’un certain nombre de règles implicites que le spectateur peut choisir d’accepter, de contourner ou de refuser. Pour ce faire, elle différencie les contrats spectaculaire, théâtral et dramatique. Le contrat spectaculaire, qui marque la frontière entre les regardants et les regardés, s’applique à toute forme de spectacle vivant et s’accompagne toujours d’un dispositif scénique perceptible. Malgré les bouleversements survenus à l’intérieur de la création contemporaine, ce dispositif, fondé sur des rituels de séparation amenant le public à quitter son quotidien pour basculer dans l’univers propre à l’événement spectaculaire, est très rarement altéré par les créateurs. Le contrat théâtral, qui régit la différence entre la fiction et la réalité, suppose une posture et un comportement particuliers de la part du spectateur :

Le contrat théâtral va plus loin [que le contrat spectaculaire] : non seulement le spectateur doit aborder la scène comme une fiction, mais il doit faire comme si cette fiction était la réalité et ainsi obéir au principe de simulation. Ce faire-semblant théâtral n’est pas rencontré dans les autres formes spectaculaires. Le mode d’adhésion par identification et dénégation est propre au dispositif théâtral

(ibid. : 228; souligné dans le texte).

En terminant, Bouko définit le contrat dramatique en le reliant au drame et à ses conventions en ce qui a trait au jeu, à la scénographie ou à la temporalité par exemple.

Or, étant donné que quelques spectacles de Haentjens empruntent une perspective interartistique, nous soulevons l’hypothèse que la metteure en scène abandonne alors son approche habituelle du répertoire ou de la création d’un texte contemporain, voire de l’adaptation dramatique, en aménageant ou en multipliant notamment les types de contrats théâtraux proposés au spectateur. Par surcroît, certaines oeuvres font appel à un mode de production qui diffère du modèle textocentriste voulant que le travail sur le texte commence par une série de lectures autour d’une table. Par exemple, le recours à la danse tend à faire osciller la représentation entre drame et chorégraphie, voire à transporter totalement ou momentanément le spectateur du côté de la danse contemporaine, alors que le lieu scénique peut transformer plus ou moins abruptement, dans d’autres productions, la relation scène-salle mise en place dans la frontalité à l’italienne.

Performance et danse

Je ne sais plus qui je suis (1998) fait partie de ces spectacles que l’on peut décrire comme performatifs en raison de l’absence de personnages, disparus au profit de l’engagement physique et personnel des comédiennes, ainsi qu’en raison du type d’adresse au spectateur privilégié. Lors de cette production, Brigitte Haentjens se retrouve pour la première fois à la tête d’un collectif de création de sept femmes rassemblées autour du désir d’explorer la thématique de la colère féminine et d’occuper un territoire d’exploration qui valorise l’écriture scénique plutôt que la mise en scène d’un texte. Ce mode de création nécessite un investissement de soi de la part de toutes les interprètes, de manière à transformer la représentation en « événement ».

Il s’agit ici de tabler sur une thématique précise au lieu d’un texte spécifique comme point de départ de la création. Le thème est destiné à stimuler les actrices, qui sont invitées à se servir des énergies primaires sommeillant en elles en tant que moteurs d’élaboration du spectacle. Lorsque s’ouvre la représentation, les sept femmes se comportent un peu comme des athlètes en plein échauffement. Elles vont et viennent nonchalamment vers le public, d’abord l’une après l’autre, puis ensemble. Ce comportement apparemment inoffensif et détaché s’intensifie et lui succède une démarche de plus en plus déterminée et même agressive. C’est finalement en courant que les comédiennes s’approchent du public, arborant un regard toujours plus menaçant et intimidant. À la fin de cette mise en train, elles forment un seul bloc : positions et attitudes corporelles décuplent la puissance du ressac affectif et affirment la force du groupe. Au reste, le corps s’avère, dans Je ne sais plus qui je suis, le moteur de la représentation bien plus que les mots prononcés. Le spectateur est alors confronté aux pulsions refoulées des comédiennes, « là où les comportements obsessionnels et autodestructeurs n’ont pas encore été filtrés et censurés par la conscience » (Lesage, 1998 : 33). L’immédiateté de l’action et la proximité avec les actrices happent dès lors le public. Par effet de contagion, la charge émotive et physique qui se dégage de ces femmes en colère invite le spectateur à évacuer sa propre agressivité et à joindre sa révolte à celle des performeuses. Face à une telle colère, ce dernier est tiraillé entre l’envie de faire partie de ce choeur et le désir de s’en distancier à tout prix. Chose certaine, il est difficile pour lui de rester indifférent au déchaînement d’affects négatifs émanant de la part de ces femmes.

Loin d’esthétiser l’expression de la colère des femmes et de reconduire les images aliénantes et stéréotypées de la féminité, Haentjens se tourne plutôt vers la manifestation d’une énergie brute et provocatrice. Marc-André Houde remarquait d’ailleurs que « cette tendance à vouloir susciter l’horreur et ce penchant pour la provocation constituent une caractéristique centrale de la performance » (Houde, 2016 : 15; souligné dans le texte) et que « cette provocation à laquelle s’adonnent les artistes de performance vise, entre autres choses, à explorer les tabous, les angoisses et les valeurs de l’époque, du temps précis où elle se déploie » (ibid. : 16; souligné dans le texte). Dans Je ne sais plus qui je suis, les actrices se tirent les cheveux, se sautent dessus, foncent dans le mur, le défoncent, lancent des chaises contre les tessons de verres qui bordent la scène. Chacune exprime de manière quasi névrotique une colère qui semble avoir été réprimée de toute éternité. Entre autres actions provocatrices similaires à celles que l’on accomplit dans l’art de la performance, l’une s’adonne à une masturbation bruyante et ostentatoire, tandis qu’une autre fait semblant d’uriner sur scène, d’abord accroupie, ensuite debout comme un homme, puis fait mine d’asperger la zone tout autour de son urine. Onomatopées, cris, babils et bégaiements témoignent de la liberté absolue à laquelle les femmes aspirent, en dehors de tout langage intelligible. La musique originale de Michel F. Côté et de Bernard Falaise accompagne la montée d’agressivité qui habite le collectif féminin et l’énergie trash, intense et destructrice des interprètes. Il se dégage en outre une grande spontanéité de ces scènes de défoulement qui marient ludisme et improvisation.

La forte présence des arts visuels dans la scénographie appuie la thématique de la colère féminine. Ceci transparaît avant tout dans le tableau Et la femme créa Dieu de Louisa Nicol, qui surplombe et domine la scène. Les teintes chaudes de rouge-orangé priment dans ce dessin exécuté à l’aide de crayons Prismacolor sur du papier Kraft grossièrement déchiré, qui représente une femme nue, étendue et offerte. Alors que le torse de la femme rappelle le Christ en croix, la partie inférieure de son corps semble en proie au désir. Cette dichotomie entre sacrifice et plaisir fait écho aux frustrations et aux contradictions qui nourrissent la libération de la révolte féminine que portent et qui emportent les comédiennes du spectacle. Qui plus est, de la même manière que la toile de Nicol se livre au regard comme visiblement échancrée, restent visibles, dans cet espace performatif, les traces des coups de poing que les comédiennes ont infligés au mur fait de panneaux de plâtre qui tapisse le fond de la scène.

Tout opère en effet pour bousculer le contrat théâtral offert au spectateur. Par exemple, à l’absence de personnages clairement identifiés répond l’engagement intime des comédiennes dans le processus de création qui livrent littéralement leurs pulsions en pâture au public. De plus, comme le matériau de base de Je ne sais plus qui je suis provient du vécu ainsi que des affects des comédiennes et que le spectacle est moins fondé sur un texte que sur le corps, le public doit se rendre à l’évidence que le contrat théâtral auquel il est habitué ne tient plus, qu’il ne s’agit plus d’une fiction au sens classique du terme, que le contrat qui lui est proposé est bien plus près de la performance que du théâtre. En somme, le public est en présence de théâtre performatif, mieux à même ici de transmettre le message féministe sur la colère si souvent réprimée des femmes auquel doivent impérativement souscrire les interprètes, qui deviennent elles aussi les signataires de l’oeuvre au sein de cette « recherche collective » (Lévesque, 1998).

Alors que Je ne sais plus qui je suis, tout en étant intimement chevillé au corps, paraît s’inscrire à bien des égards dans le sillage de la performance, la metteure en scène, qui s’est toujours montré sensible à la danse et à la dimension chorégraphique de la représentation, franchit un pas en décembre 2013 et renoue avec ce qu’elle appelle la « création pure » (Lépine, 2006 : 5) en s’attachant à l’élaboration du spectacle de danse-théâtre Ta douleur, créé en collaboration avec Anne Le Beau et Francis Ducharme. Encore une fois, la proposition s’élabore en l’absence de texte préexistant et en totale collaboration avec les interprètes. Scrutant le thème fécond de la douleur, Haentjens rejette la linéarité narrative psychologique habituelle au profit d’une écriture du corps où s’entrechoquent douleurs physique et psychique, individuelle et collective. Le spectacle prend la forme d’une série de vignettes entrecoupées de noirs. Le processus de création exige un grand abandon des interprètes qui se dévoilent et puisent dans leurs pulsions intimes pour nourrir le spectacle. Le Beau souligne d’ailleurs que, « contrairement à ce qu’[elle est] habituée à faire en danse, c’est-à-dire trouver un sens à un mouvement après l’avoir intégré, là, ce sont les états d’âme et les intentions qui mènent aux gestes, à l’action » (citée dans Lessard, 2013). Si le processus de création proche de la performance ressemble étroitement à celui de Je ne sais plus qui je suis, Haentjens concrétise un nouveau type de contrat avec le spectateur, que l’on pourrait qualifier de chorégraphique, marqué par la quasi-absence de parole et par la beauté du geste. Le Beau et Ducharme ont improvisé différents tableaux à partir d’images, d’anecdotes et de textes, que Haentjens a ensuite esthétisés par un travail sur le corps. En ce sens, Ta douleur appartient davantage au registre de la danse qu’à celui du dramatique même s’il reste des traces de théâtralité dans cet exercice.

Le performatif est également au coeur de Tout comme elle (2006), qui rassemblait cinquante femmes sur scène. La pièce est née d’un commun désir de Brigitte Haentjens et de l’auteure Louise Dupré de travailler ensemble sur un projet explorant des questions spécifiquement féminines, plus précisément le paradoxal rapport mère-fille. Les deux créatrices se sont nourries de lectures et de témoignages de femmes – notamment des comédiennes pressenties pour jouer dans le spectacle – en plus de maintenir un dialogue constant entre elles. Dupré a ensuite écrit un texte composé de courts tableaux, où une voix féminine assure la narration, que la metteure en scène a découpé pour attribuer les différentes parties aux interprètes. Bien que le caractère performatif de Tout comme elle soit moins élaboré que celui de Je ne sais plus qui je suis, il repose sur le contraste entre l’omniprésence du corps et de la gestualité et le ressassement de la parole proche de la ritournelle. En distribuant le texte original de Dupré entre de nombreuses interprètes, Haentjens modifie le contrat théâtral en attirant moins l’attention du public sur une parole unifiée que sur l’effet de démultiplication des corps et des voix créé sur scène par les cinquante actrices, ce qui ne manque pas d’amplifier les jeux d’échos qui se créent entre leurs répliques.

Choeur et effets de choralité

Comme nous venons de le voir, une hétéromorphie esthétique conjuguant performance, danse et théâtre marque une partie du travail de Brigitte Haentjens. Cette notion d’hétéromorphie a été définie par Hervé Guay pour qualifier l’esthétique de certains événements théâtraux qui se composent « au moins partiellement […] d’autres formes que celles employées dans une pièce de théâtre de type traditionnel » (Guay, 2010 : 15). Toutefois, à la différence de l’hybridité, qui implique un mélange des genres et des styles appartenant le plus souvent à un même continuum, l’hétérogénéité commande une multisensorialité propre aux arts de la scène parce qu’ils travaillent avec le vivant (ibid. : 15-16). Cependant, le plus souvent, l’influence de la danse se fait sentir chez Haentjens, soit par le recours direct à un choeur, comme il existait dans la tragédie grecque, soit par des effets de choralité qui traversent bon nombre de ses mises en scène. Martin Mégevand définit la choralité comme

cette disposition particulière des voix qui ne relève ni du dialogue, ni du monologue; qui, requérant une pluralité (un minimum de deux voix), contourne les principes du dialogisme, notamment réciprocité et fluidité des enchaînements, au profit d’une rhétorique de la dispersion (atomisation, parataxe, éclatement) ou du tressage entre différentes paroles qui se répondent musicalement (étoilement, superposition, échos, tous effets de polyphonie)

(2005 : 37-38).

Il ajoute également que

le travail opéré par le choeur à l’intérieur de la forme dramatique déstabilise les catégories usuelles de la représentation selon lesquelles on oppose l’intelligible au sensible, la scène à la salle, la parole au chant : il impose au spectateur un régime de représentation multiforme, orienté vers le spectacle total participatif et dionysiaque jadis pressenti par Nietzche et Artaud

(Losco et Mégevand, 2005 : 41; souligné dans le texte).

Le choeur devient, entre autres, chez Haentjens, une manière d’inscrire des mouvements dansés dans le spectacle, qu’elle chorégraphie elle-même. À cet égard, son travail correspond très bien à la dimension interartistique du théâtre contemporain soulignée par Patrice Pavis :

Étant donné le mélange des genres, la diversité des échanges interartistiques, il est souvent impossible de définir le genre du spectacle produit et d’identifier le responsable artistique : metteur en scène ou chorégraphe? Du point de vue chorégraphique, on sera par exemple attentif à la qualité et à l’intensité des gestes, on cherchera le lien entre le mouvement objectif et le geste affectif. Du point de vue théâtral, on interrogera la fable, la fiction, les personnages, l’aspect mimétique de la représentation. Le même objet prendra alors des contours différents

(2014 ).

Parmi les productions où la choralité intervient d’une manière particulièrement frappante figurent Tout comme elle, Woyzeck, Une femme à Berlin et Malina.

C’est peut-être dans Tout comme elle que se met en place la fusion la plus parfaite entre la danse et le théâtre. Haentjens y rassemble du reste des comédiennes, des chanteuses, des chorégraphes, des danseuses, des performeuses ainsi que des non-actrices et crée de la sorte une communauté de femmes, un corps social régi par une fonction dominante, celle de la mère, à laquelle la fille est sommée d’obéir. Le texte de Dupré raconte les étapes de la vie d’une femme. Ce récit pourtant très personnel de l’écrivaine dépeint l’expérience commune de la filiation féminine :

Il faut imaginer 50 femmes emplissant petit à petit l’immense plateau de l’Usine C. Le regard embrasse des actrices de toutes les générations, de toutes les tailles et de tous les styles. Certaines nous sont familières. Il en est d’autres que nous n’avons pas vues depuis longtemps. Quelques-unes nous sont parfaitement inconnues. Toujours est-il que cette diversité a quelque chose de renversant. D’autant que ce qu’elles portent – des robes, de la lingerie, des talons plus ou moins hauts – se décline en trois tonalités [rouge, beige, noire] et met en relief les particularités de chacune. Femmes en chair et en os que cette vue d’ensemble nous donne l’impression de discerner pour la première fois

(Guay, 2006).

Ces actrices forment et font entendre une voix unique, dont la résonance est collective, à l’instar de la voix du choeur qui offre un discours commun, tout en laissant place à la pluralité des expressions et des inflexions.

Tout comme elle fait surgir tout un imaginaire du corps en entrecoupant les moments narrés de transitions chorégraphiées. Ceci se vérifie dès la scène d’ouverture, où la position frontale des interprètes et leur nombre rappellent davantage la danse que le théâtre. Avant même l’entrée en scène des actrices, leurs chaussures sont disposées au sol et occupent l’entièreté d’un espace scénique dépouillé similaire à celui de nombreuses chorégraphies. Se succèdent ici rondes enfantines, mouvements mécaniques, postures de yoga, gestes quotidiens, tandis qu’alternent solos et pièces chorégraphiées où le geste est démultiplé par 50. Puis, à d’autres moments, les interprètes s’arrêtent, ou encore sont saisies de spasmes généralisés.

La force du nombre associée à la choralité permet également à Haentjens de générer des jeux de comparaison et d’imitation qui sont amplifiés par la présence de tant de corps entre lesquels oscille le regard du spectateur. Même lorsqu’elles répètent en choeur un mouvement identique, les femmes personnalisent les gestes posés, ce qui fait ressortir les variations infimes que l’on peut observer d’une interprète à l’autre. Cette tension entre unicité et similarité qui travaille tout choeur est signalée par Florence Fix et Frédérique Toudoire-Surlapierre : « [L]e choeur a besoin de reconnaître ses singularités, le pluriel choral sur la scène contemporaine ne se contente jamais de la collectivisation du particulier, il puise dans la tension (dialectique ou dynamique) entre individualisation (singularisation du collectif) et fusion de l’individuel dans un tout » (2009 : 14). Le contraste entre homogénéité et hétérogénéité est aussi remarqué par Emilie Jobin qui observe, dans Tout comme elle, que « [l]e regard du spectateur traverse ainsi le groupe hétérogène devant lui, sans choisir d’observer une interprète en particulier. Il va plutôt les scruter toutes, à tour de rôle, à la recherche de différences et de similitudes, en percevant les particularités de chaque silhouette, pourtant noyée dans la masse » (2011 : 69). Il est d’ailleurs significatif que le recours à la forme chorale n’empêche pas l’individualité de se manifester et ne contredise pas la tendance du théâtre contemporain à l’exprimer. « Le théâtre de la modernité, tout comme le roman moderne, écrivent Fix et Toudoire-Surlapierre, semble préférer les exceptions, les rebelles singuliers, les écarts et les parcours atypiques » (2009 : 11). Toutefois, l’emploi du choeur chez Haentjens révèle du même coup le conformisme et le peu de marge de manoeuvre qu’un tel individualisme peut masquer, notamment en matière de performance du genre[1]. Louise Dupré et Brigitte Haentjens rejoignent en ce sens Martine Delvaux, dont les travaux ont mis en relief la tendance des sociétés occidentales à produire « des filles en série » (Delvaux, 2013). Dès lors, en même temps qu’elle n’en occulte pas les singularités, Haentjens met au jour, à l’aide d’un choeur genré, les mécanismes de reproduction sociale au coeur de l’éducation que les mères imposent à leurs filles.

Cela étant, comment le contrat spectaculaire de Tout comme elle est-il modifié par les nombreux effets de choralité auxquels fait appel la metteure en scène dans ce spectacle? Remarquons d’abord que le spectateur peut lire celui-ci comme un exemple de performance au regard de l’insistance sur la monstration du corps, mais aussi comme un exemple de danse contemporaine, puisque désormais l’usage de la parole y est fréquent, sans que l’on note pour autant une absence de fiction théâtrale. Là encore, de quelle fiction s’agit-il? L’authenticité et l’intimité du rapport mère-fille, que Dupré a cherché à rendre dans son texte, se voient ici troublées, altérées, épinglées par la constitution d’un choeur féminin d’une ampleur inégalée. Le sentiment que le spectateur pourrait avoir affaire à un récit autofictionnel ou à une performance sème aussi le doute sur la nature du contrat théâtral que la metteure en scène désire instaurer en convoquant un si grand nombre de corps féminins sur scène.

Dans sa mise en scène de la pièce Woyzeck[2] (2009), transposée dans le Québec des années 1950, la metteure en scène recourt à des effets de choralité pour ponctuer les tableaux de la pièce de Georg Büchner. Plutôt que d’ancrer la situation d’énonciation par des éléments de décor ou des accessoires, ce sont les corps en mouvement des interprètes qui définissent le cadre des différents tableaux. L’arrivée du tambour-major et de ses camarades est évocatrice à cet égard, alors que les personnages masculins entrent bruyamment en scène en faisant résonner leurs souliers de claquette. L’uniformité de la cadence de cette danse saccadée, à mi-chemin entre la comédie musicale, la gigue et le break dance, outre qu’elle rend plurielle l’esthétique scénique de la représentation, n’est pas sans rappeler le claquement des machines et la répétitivité du travail en usine. Cependant, ce n’est pas la seule tonalité de ce numéro, puisque c’est aussi en dansant que le tambour-major cherche à séduire Marie, la femme dont Woyzeck est amoureux. La claquette fait alors songer à une sorte de flamenco.

L’intégration à cette oeuvre de chansons québécoises, tirées du répertoire populaire de Claude Dubois, de Zachary Richard, de Beau Dommage ou de Luc Plamondon, pour refléter la sentimentalité présente dans Woyzeck, est une preuve supplémentaire de l’ouverture du théâtre de Haentjens à d’autres disciplines artistiques. Ces intermèdes musicaux ont pour effet d’accentuer encore la fragmentation de cette pièce en tableaux et en séquences. Toutefois, si la danse et la chanson populaire perforent le chef-d’oeuvre du théâtre allemand, le contrat théâtral entre les acteurs et les spectateurs n’en est pas pour autant radicalement changé. C’est plutôt la vivacité et l’actualité de la pièce qui en sont rehaussées et son expressionnisme qui est nuancé par ces extraits de chansons et les passages dansés. Il semble qu’ici, au contraire, le contrat spectaculaire et le contrat théâtral se renforcent l’un l’autre pour assurer à la mise en scène un maximum d’expressivité et de pertinence sociale. À ce sujet, la maîtrise technique de la danse permet au personnage, dans cette mise en scène, de marquer sa position dans la hiérarchie sociale. Ironiquement, alors que Marc Béland, ancien danseur de La La La Human Steps, est sans nul doute le membre de la distribution qui possède le plus d’expérience en danse, Haentjens lui demande de peiner à suivre les pas de la gigue infernale orchestrée par le tambour-major interprété par Sébastien Ricard. Or, la compréhension du mouvement de Béland est telle qu’il arrive à décaler ses mouvements, à les déphaser et parvient ainsi à se différencier totalement du groupe. Pour véhiculer le statut social inférieur de Woyzeck dans la pièce, Marc Béland construit sa propre manière de bouger en rupture avec celle du groupe engagé dans la chorégraphie collective. De la même manière que, dans Tout comme elle, la choralité interrogeait le genre, dans Woyzeck, c’est la classe sociale qui est mise en évidence par celle-ci grâce à un emploi de la chorégraphie qui, dans ce travail, est selon nous à rapprocher du gestus brechtien.

Dans la plus récente pièce de Haentjens, Une femme à Berlin, basée sur le journal intime de la journaliste allemande Marta Hillers, la narratrice est fractionnée en quatre voix, décuplant le personnage en autant de facettes et de points de vue. Ce choix permet non seulement d’instaurer une collectivité de femmes, mais aussi d’élargir le propos aux conflits sociopolitiques récents. Cet effet est discuté par Dimitri Soenen : « La rencontre de l’intime et du public a des conséquences sur l’attitude du spectateur qui n’assiste plus seulement à des récits privés mais à la réactivation d’un passé commun » (2009 : 212). La parole de Hillers devient alors, sur le plan symbolique, celle, collective, de multiples femmes. La reprise du quatuor, dont l’efficacité en musique mais aussi au théâtre[3] a été démontrée depuis longtemps, appelle également l’usage d’une gestuelle stylisée, loin de l’expression naturaliste de laquelle Haentjens tient à tout prix à se distancer. De plus, l’immense mur conçu par Anick La Bissonnière, qui est placé à l’avant de la scène, réduit l’espace de jeu des actrices et sert de surface de projection à leurs ombres portées qui paraissent minuscules. Cet élément scénographique structure les déplacements des comédiennes qui s’adressent, ici encore, aux spectateurs de manière frontale. Ce mur, qui constitue le seul élément de décor, renforce le confinement et l’étouffement ressentis par ces femmes exposées à des bombardements et à des explosions extérieures qui retentissent avec force. Tour à tour abri et prison, ce mur accentue l’absence de contact avec le monde extérieur vécue par ces femmes. Une fois de plus, la narration est ponctuée de mouvements chorégraphiés et stylisés qui poétisent l’horreur de la guerre et qui assurent le passage du discours d’une interprète à l’autre. Dans son texte, Hillers installe une distance avec le lecteur en décrivant de manière clinique les épisodes difficiles de sa vie pendant la guerre. Or, cette barbarie est réintroduite dans la mise en scène de Haentjens, lorsqu’il est question des violences physique et sexuelle faites aux femmes, par le truchement d’une poétique chorégraphique précise visant à les rendre présentes à l’esprit du spectateur. Ici encore, le contrat théâtral est bousculé par la metteure en scène qui brouille la frontière entre le particulier et l’universel en portant à la scène un journal intime qui traduit une situation plus générale, à savoir la condition de la femme en temps de guerre. Comme ce qui est représenté sur scène prend sa source à l’intérieur d’événements historiques réels, il y a brouillage entre réel et fiction ou, plus exactement, la résonance émotive de ce journal se trouve décuplée par le spectre du réel qui pèse sur cette adaptation scénique, dont l’esthétique repose sur une poétisation du réel et non pas sur sa reconstitution. Pour ainsi dire, la choralité participe, dans cet opus, à la théâtralisation d’un document qui, pour subir un tel traitement, n’en perd pas pour autant son fondement documentaire. En somme, si le contrat spectaculaire est brouillé, c’est dans la mesure où le théâtral et le documentaire s’emmêlent pour que la représentation de ces événements troublants acquière le plus de puissance possible, d’autant que le spectateur n’ignore pas que la guerre continue de faire rage un peu partout.

Le choeur s’impose d’une manière différente dans Malina (2000), pièce librement inspirée du roman éponyme d’Ingeborg Bachmann. Alors que l’héroïne raconte sa descente aux enfers et son désir d’échapper à sa pulsion de mort par l’écriture, elle est hantée par un choeur de neuf hommes en costard-cravate. Présences fantomatiques, fantasmatiques et oniriques, ces hommes représentent une collectivité à la fois anonyme, énigmatique et multiple qui peuple la conscience du personnage. Bien que ces êtres proviennent de sa propre psyché, l’héroïne ne leur adresse jamais la parole, pas plus qu’elle ne les regarde. Elle ne réagit pas même lorsque ceux-ci la touchent. L’attention du spectateur est ainsi dirigée non pas sur des individus en particulier, mais sur l’ensemble du groupe : « Le choeur abolit l’identité et empêche l’individualité, reconduisant les acteurs à un rôle de figuration (où c’est le corps qui prime), restreints à leur stricte présence sur scène » (Fix et Toudoire-Surlapierre, 2009 : 10). Haentjens construit sa mise en scène autour d’une mémoire fragmentée et non linéaire où le choeur rend compte du territoire psychologique tourmenté, voire torturé, de l’héroïne. Le groupe apparaît d’abord comme un choeur silencieux et bienveillant qui se meut lentement, représentant notamment les amants de la narratrice. Puis, il devient de plus en plus menaçant, se déplaçant avec assurance lorsqu’il personnifie le père haï ou quand il embrasse le nazisme, dimension politique et patriotique rejetée par l’héroïne. Le travail de Haentjens rejoint ainsi une ambivalence récurrente propre à la forme chorale dans le théâtre contemporain :

[L]a choralité, entendue comme une forme convergente de la polyphonie, trouve sa place dans le théâtre le plus récent à la manière d’un spectre, à la fois dans une dimension fantomatique et comme un panorama de couleurs vocales définissant, toujours variable, une certaine étendue de parole, où des enjeux individuels et collectifs coexistent, telle la rencontre de l’« hétérogène » et de « l’ensemble »

(Soenen, 2009 : 209; souligné dans le texte).

L’on peut en outre percevoir dans les mouvements du choeur réglés au quart de tour qui rythment un moment la chorégraphie de Haentjens une allusion à l’entrée des troupes de Hitler dans le village de Klagenfurt, événement à la source du trouble psychique de la narratrice. Les entrées du choeur se font d’abord ponctuelles et discrètes, puis de plus en plus fréquentes et envahissantes, jusqu’à former un mur infranchissable pour l’héroïne. Plus la pièce avance, plus la narratrice se voit piégée par ces hommes qui réduisent l’espace physique et psychique dont elle dispose, allant jusqu’à entrer en contact avec elle et à lui lancer des poignées de terre. La fin de la pièce instaure un renversement des rôles : l’héroïne, inerte, semble avoir cédé ses ressources corporelles et vocales au choeur, qui s’empare de sa parole d’abord en chantant, puis en lui intimant d’ouvrir la bouche.

Si l’adaptation du roman de Bachmann demeure classique sur le plan de l’écriture, l’ajout d’un choeur muet à sa forme scénique altère le contrat dramatique qui commande généralement une certaine caractérisation des personnages de théâtre. Le déséquilibre entre l’héroïne, qui porte l’essentiel du texte tout en se faisant discrète, et la présence physique menaçante du choeur d’hommes pourtant muet chamboule les habitudes des spectateurs et signale à nouveau la dimension genrée de la violence masculine et du régime nazi.

Expérience et environnement

Un aspect additionnel au regard duquel le travail de Brigitte Haentjens se situe à l’intersection des autres arts s’avère l’ancrage de ses mises en scène dans un environnement non théâtral ou, tout au moins, dans un cadre où le rapport scène-salle est transformé. Cet endroit précis, inséparable de l’action scénique, est sciemment choisi par la metteure en scène dans le but d’agir sur le spectateur, de personnaliser son expérience en l’obligeant à s’adapter à cet espace, ce à quoi contribue, par exemple, le fait de le transporter hors des murs d’une salle à l’italienne. En rapprochant le spectateur de l’action scénique, Haentjens modifie la nature de l’expérience théâtrale qu’elle lui offre et se rapproche de la conception esthétique d’un John Dewey, selon qui l’art est une expérience humaine parmi d’autres où l’être vivant doit réagir et s’adapter à son environnement[4]. S’il est entendu que cette dimension est toujours présente au théâtre, ne serait-ce qu’en raison de l’activation chez le public des neurones miroirs au moyen de l’action scénique, il n’en demeure pas moins que la salle à l’italienne et son confort, de même que son accent mis sur l’intériorisation, habituent le spectateur à rester détaché physiquement de cet espace auquel il n’appartient pas, détachement que l’instauration du quatrième mur parachève. À l’opposé, un nouveau lieu où cette séparation tend à s’atténuer, par proximité ou autrement, conduit le spectateur à faire davantage corps avec l’événement, à en ressentir les effets et à s’y adapter. Haentjens exige alors de lui un comportement similaire face à l’environnement que celui qu’elle exige continuellement de ses acteurs dans les scénographies savamment architecturées où elle aime les faire se mouvoir.

Dans ces spectacles, au reste peu nombreux, se fait ainsi sentir l’influence des arts visuels, de l’art in situ en particulier, qui favorise une connexion particulièrement forte entre le visiteur et le lieu dans lequel l’artiste campe sa création. Il importe cependant à Haentjens que le lieu fasse aussi écho à la situation dramatique car, pour elle, tout autant que la connexion du spectateur avec le lieu, le lien dramaturgique doit être fort entre la pièce et le lieu trouvé. Il est significatif à cet égard que Haentjens ait opté le plus souvent pour une telle stratégie lorsque l’acteur est seul sur scène, dans l’impossibilité donc d’affronter le corps des autres acteurs. On peut émettre l’hypothèse que les corps des spectateurs jouent alors presque le rôle de partenaires de jeu par leur proximité physique avec l’interprète. Cette hypothèse est d’autant plus crédible que, dans les pièces qui nous concernent, les protagonistes se trouvent dans une situation où ils se sentent rejetés aux confins de l’humanité. En effet, les trois spectacles qui appartiennent à la veine expérientielle du travail de Haentjens sont ses deux versions de La nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès et Le 20 novembre de Lars Norén. Nous verrons que le Norén occupe une place à part dans ce corpus : il se présente comme une tentative inédite de la metteure en scène d’instaurer une sorte de théâtre environnemental dans le cadre même d’une salle conventionnelle.

Bien que le jeu des deux interprètes de La nuit juste avant les forêts ait beaucoup retenu l’attention de la critique en raison de la virtuosité déployée tant par James Hyndman dans la mouture de 1999 que par Sébastien Ricard dans celle de 2010, la décision de Haentjens de recourir à ce qu’on appelle, dans les arts visuels et le théâtre environnemental, un « lieu trouvé » a été tout aussi déterminante dans la réception des deux productions. C’est que, comme le souligne Maud Cucchi,

[d]epuis sa première mouture en 1999, La nuit juste avant les forêts n’a cessé de déplacer ses pénates dans les lieux les plus insolites. […] C’est d’abord à l’enseigne d’anciennes maisons de chambres que la pièce est jouée à Montréal, puis à l’hôtel Bank de la rue Eddy, dans le secteur Hull (2002). Par la suite, La nuit [a été] présentée dans un vieil entrepôt du quartier Saint-Henri, à Montréal, puis au garage Bérubé, à Québec, lors du Carrefour international de théâtre (2011). Pour sa reprise en 2013, on [l’a vue] aux ateliers Jean-Brillant à Montréal, avant qu’elle [n’ait pris] ses quartiers au garage Pete-Napa Autopro à Gatineau

(Cucchi, 2013).

À propos de son expérience de spectatrice de la première version de La nuit juste avant les forêts, Christiane Gerson affirme garder en mémoire « l’environnement immédiat du lieu de la représentation – un quartier de la ville et sa communauté – et […] l’espace concret – la maison de chambres – situé hors de l’institution théâtrale et de ses rites, et dont les modalités d’existence sont déterminées a priori par l’événement théâtral » (2002 : 105). Près de dix ans plus tard, Michel Bélair affirme aussi avoir été marqué par le « fond de garage où flottaient des odeurs rances de cambouis, de saleté ordinaire, de parfum cher et de vieille huile à moteur » (2011).

Observons d’abord que, dans les deux moutures de la pièce, Haentjens s’est surtout intéressée à l’intérieur des bâtiments sur lesquels elle a jeté son dévolu, bien que ceux-ci soient dotés d’une architecture et d’une histoire singulières. Cette prédilection pour l’intérieur distingue la metteure en scène de quantité d’artistes privilégiant le site-specific qui ont tendance à exploiter davantage les possibilités de l’extérieur, tout comme d’ailleurs ceux qui pratiquent le land art. Sortir du théâtre, quitter la frontalité à l’italienne, ne signifie pas que Haentjens désire cesser de travailler dans des lieux fermés. Il semble même que cette clôture de l’espace qu’elle y instaure assure une continuité avec le reste de son travail. Elle semble ainsi vouloir tirer parti des possibilités des deux pratiques, sans devoir sacrifier les particularités de l’une pour l’autre.

De l’in situ, elle retient que le lieu ajoute une couche mémorielle à l’atmosphère dans laquelle baigne la pièce. Elle rassemble en outre les spectateurs dans un espace inhabituel qui agit sur la réception de l’oeuvre; de sa fréquentation de la scène, la metteure en scène se souvient qu’il est possible de « faire théâtre de tout », selon la belle formule d’Antoine Vitez. N’importe quel intérieur est donc susceptible d’être découpé, aménagé pour qu’y soit grossièrement reproduite la configuration d’une salle à l’italienne, de manière à procurer un cadre précis à l’action scénique même si le bâtiment n’a pas été conçu pour accueillir des spectacles. Grâce à un tel cadre, la metteure en scène peut poursuivre son travail rigoureux de mise en forme du corps et de la parole, perceptible encore plus directement et dans ses moindres détails par le spectateur du fait qu’il est proche de l’action et partage, pour ainsi dire, le même espace que l’acteur. L’efficacité du dispositif théâtral prend ici appui sur des lieux trouvés, qui n’en perdent pas pour autant les effets mémoriels et expérientiels qui leur sont attachés.

Bien que les esthétiques des deux mises en scène convergent sur ce point et même sur d’autres, la maison de chambres de la rue Ontario et les ateliers Jean-Brillant diffèrent sur le type d’espace qu’ils offrent à l’expérience du spectateur tant pour ce qui est de la mémoire qui est ravivée que pour le lieu scénique représenté. S’il est normal que deux lieux distincts évoquent des souvenirs dissemblables et provoquent un ressenti différent, la prise en compte de la matérialité de l’hôtel et des ateliers explique sans doute que le lieu de l’action scénique que l’on trace dans l’un et dans l’autre diffère grandement, bien que l’on y représente la même pièce. Comme nous l’avons déjà mentionné, Haentjens a beau emprunter un procédé prisé aux arts visuels, l’idée de situer l’oeuvre dans un lieu réel déjà imprégné de sa propre vie et de sa propre histoire ne signifie pas pour autant qu’elle désire couper les ponts avec la fiction théâtrale. Cet ancrage physique lui permet plutôt de trouver à deux reprises une solution à un problème dramaturgique posé par ce texte de Koltès, dans lequel le lieu scénique n’est pas précisé et le degré d’irréalité demeure troublant. En outre, le discours contradictoire du personnage jette des doutes sur ses origines, son statut social, voire son état mental. La condition de sans-abri du protagoniste se trouve donc exprimée clairement par les espaces scéniques aménagés au sein des deux sites trouvés. En premier lieu, le coin de la maison de chambres où le héros est confiné dans la première mise en scène de même que la présence des spectateurs et des portes de chambres qui l’entourent accentuent encore l’effet d’étouffement, d’inconfort et d’isolement qu’il peut ressentir, sentiment qu’il communique par effet de contagion aux spectateurs entassés à l’étage de l’établissement pour le voir et l’entendre débiter son monologue à une vitesse vertigineuse. En second lieu, le bout de terre où se réfugie le personnage de Koltès dans la deuxième mise en scène de La nuit juste avant les forêts l’installe pour ainsi dire dehors. Cet effet d’extérieur est rendu possible grâce au sol de terre apparent de ces anciens ateliers industriels aujourd’hui occupés par des artistes. Aussitôt que le personnage prend place à croupetons sur le monticule de terre, il se dégage une impression de précarité, d’humidité et de froid, communiquée immédiatement au spectateur par l’espace trop grand et difficile à chauffer de cet ancien lieu industriel où des gradins ont pourtant été installés. Le spectacle a d’ailleurs été programmé à dessein au printemps ou à l’automne pour que ces éléments puissent jouer à plein. En outre, la maison de chambres évoque de manière très directe le mode de vie des itinérants et pose inévitablement la question du logement, tandis que les anciens ateliers industriels situent la pièce dans un cadre plus vaste, celui des secteurs des villes marqués par la désindustrialisation, et confèrent un rôle déterminant à cette désindustrialisation qui a fait disparaître des milliers d’emplois manufacturiers. Ce phénomène est illustré tant par les ateliers Jean-Brillant que par le quartier où ils sont situés, le Sud-Ouest de Montréal[5]. Comme dans l’art in situ, il est clair que la signification du lieu ainsi que sa matérialité ont été mises à profit dans ces deux spectacles, mais qu’elles l’ont notamment été dans le but d’arriver à une solution scénographique originale unissant spatialement acteur et public. En fait, en s’aventurant sur le terrain des arts visuels et en campant la même fiction dans deux lieux dotés de fortes empreintes fantomatiques[6], Haentjens a pu matérialiser et varier sa lecture politique de La nuit juste avant les forêts, à une décennie de distance[7].

Le troisième spectacle où l’on peut sentir l’influence de l’art environnemental est Le 20 novembre de Norén. Mais cette fois-ci, plutôt que de transformer un lieu trouvé en un espace scénique qui tire parti des aspects mémoriels et matériels, La Bissonnière conçoit pour Haentjens une scénographie qui prolonge l’espace scénique jusque dans la salle, faisant partager, d’une autre façon, à l’acteur et au spectateur un espace commun. Ce pari est réussi avec beaucoup de grâce par la scénographe. Elle y parvient en recourant à une sorte de vélum, qui assure le prolongement du plafond bas pesant sur le tueur de masse de la pièce de Norén jusque dans les gradins du Théâtre La Chapelle. Ce vélum vise à plonger la salle dans le sentiment de délire, d’étouffement et d’absence d’issue qui afflige le protagoniste, redoublant ainsi sur le plan du ressenti corporel du spectateur ce que le texte crée par le caractère percussif de la parole. Cette scénographie correspondrait, par conséquent, au minimum requis pour qu’un spectacle soit considéré comme du théâtre environnemental. En effet, selon Arnold Aronson, appartient au théâtre environnemental tout spectacle dont la scénographie intègre à certains égards le spectateur[8]. Pour lui, tout espace partagé est plus environnemental qu’un espace qui ne l’est pas. En prolongeant le décor dans la salle, Haentjens vise donc à intégrer davantage le spectateur à l’action dramatique et transforme conséquemment sa relation avec le spectacle en une expérience plus kinesthésique. Cela étant, la configuration de l’espace permet aussi à Haentjens d’asseoir sa lecture politique d’un texte. Même s’il est confortablement assis dans la salle, le spectateur peut ressentir un inconfort, qui naît non seulement de ce plafond artificiel qui crée de la claustrophobie, mais aussi du fait de partager le même espace qu’un être dangereux autant par son discours tendant à justifier ses actes que par les crimes qu’il s’apprête à commettre, crimes qui achèveront justement de le séparer des autres êtres humains. Cet effet d’inconfort propre au théâtre contemporain était au coeur du projet de recherche « En marge de la scène : espaces de l’inconfort », piloté par Shawn Huffman, et le concept paraît s’appliquer particulièrement bien à certains spectacles de Haentjens où elle se tourne du côté des arts visuels pour faire éprouver encore davantage au corps du spectateur certaines situations extrêmes vécues par ses semblables. Si cet apport des arts visuels touche un nombre restreint de ses mises en scène, tout au moins en ce qui concerne l’expérience du spectateur[9], il montre que l’intérêt de la metteure en scène pour l’architecture et les plus récents développements de l’art l’ont amenée à quelques reprises à rompre avec la frontalité au coeur de la plupart de ses spectacles pour pratiquer un théâtre du corps davantage préoccupé par celui des spectateurs. Ces sorties hors du théâtre modifient légèrement, pour le public, le contrat spectaculaire, qui est alors infléchi pour accentuer son inconfort et pour rendre plus charnelle l’expérience du lieu auquel il est convié. Les spectateurs les plus compétents percevront alors des similarités entre le contrat spectaculaire et celui qui est proposé aux visiteurs d’installations ou d’art environnemental.

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Quelle leçon doit-on tirer de cette exploration de l’interartistique à l’intérieur des spectacles de Brigitte Haentjens? Le premier aspect sur lequel nous aimerions insister, c’est que l’influence des autres arts chez cette metteure en scène dépasse de beaucoup l’intégration de références picturales et architecturales dans la scénographie, voire une connaissance superficielle des grands noms de la danse contemporaine comme Pina Bausch et Anne Teresa de Keersmaeker. Pour peu qu’on s’y attarde, un grand nombre de productions de la metteure en scène offrent une intégration interartistique assez poussée, souvent soutenue par une attention au vivant d’où procèdent les pratiques choisies (performance, danse, art environnemental, etc.), lesquelles varient énormément d’un opus à l’autre. Il est clair néanmoins que la choralité et ses effets font partie du vocabulaire esthétique de Haentjens. Ses mises en scène sont parsemées de choeurs entiers et partiels, temporaires ou constants, d’hommes ou de femmes, non sans qu’y soient attachées des significations différentes, flottantes, souvent politiques, étayant les préoccupations sociopolitiques, économiques de même que relatives au genre de cette artiste engagée. Cet usage du choeur met également en relief une tension palpable entre l’individu et le groupe dans son travail, le premier étant souvent menacé par la pression qu’exerce sur lui le second. À cet égard, donner à voir une masse de corps ou la chair vulnérable d’une héroïne isolée constitue une manière particulièrement saisissante d’agir sur le spectateur, surtout que les sciences cognitives nous rappellent à présent à quel point les êtres humains sont sensibles à la présence et au mouvement de leurs semblables[10]. Mais il n’y a pas que la loi du nombre qui compte pour cette artiste de la scène : la rigueur et la précision du geste, l’énergie des performeurs et des performeuses de même qu’un goût de la provocation et de la sensation figurent au nombre des moyens qu’elle mobilise, sans que jamais elle ne perde de vue le destinataire. Haentjens n’oublie d’ailleurs pas que les membres du public possèdent eux aussi un corps par lequel ils font l’expérience du spectacle (et du monde) et, quand elle veut vivifier encore cette expérience, elle n’hésite pas à l’intensifier en créant un environnement propice à ce que le public éprouve encore davantage cette présence d’une multitude de corps dans un espace partagé, parfois situé en dehors du cadre théâtral habituel. La pratique interartistique s’accompagne également chez elle d’une modulation du contrat spectaculaire qui, pour rester le plus souvent essentiellement théâtral, n’en est pas moins travaillé ici et là par d’autres types de contrats comme le contrat performatif et le contrat installatif, si on nous permet ce néologisme, voire le contrat chorégraphique, où transparaît une attention esthétique propre au mouvement et à la danse au coeur même de l’événement théâtral. Même s’il peut y avoir oscillation entre différents contrats spectaculaires au sein d’un même spectacle et si, à l’occasion, la metteure en scène quitte le terrain de la fiction théâtrale pour aller ailleurs, le désir de Haentjens de présenter une lecture forte des oeuvres qu’elle porte à la scène allié à celui d’exploiter de manière très ciblée des thématiques féministes ne l’éloignent que très rarement d’un dialogisme scénique fortement convergent. Cette convergence, ce monolithisme, s’explique peut-être par le fait que la perspective féministe très ancrée dans le corps qu’épouse Haentjens demeure encore une position atypique dans le champ théâtral québécois, et ce, en dépit de la consécration qu’a constituée sa nomination à la direction du Théâtre français du Centre national des Arts d’Ottawa. En ce sens, la pratique interartistique adoptée par Haentjens à de multiples reprises répète que le corps est un des lieux clés de l’assise du pouvoir politique. Un tel constat ne peut laisser indifférent et situe son travail de metteure en scène dans le prolongement d’artistes pour qui, comme le pensait Bertolt Brecht, développer une esthétique, c’est refuser la neutralité et par conséquent choisir son camp.