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Introduction

Les textes sacrés (la Bible, le Coran, les textes védiques et autres textes fondateurs de religion) ont donné lieu à une branche très productive d’études traductologiques (voir notamment Long, 2005). Par contre, les textes destinés à la dévotion des religieux et des laïcs, bien que massivement traduits pendant l’Ancien Régime et au-delà, n’ont pas suscité le même intérêt. Pourtant, entre 1550 et la fin du XVIIe siècle, avec des prolongements jusqu’au XVIIIe siècle, des centaines d’oeuvres religieuses ont été traduites aux Pays-Bas, principalement du latin, de l’italien et de l’espagnol : des vies de saints, des récits de miracles, des livres d’oraison, des textes ascétiques et mystiques, etc. Bien qu’il n’existe pas encore d’inventaire complet des traductions réalisées dans les Pays-Bas méridionaux au XVIe et XVIIe siècle, on constate que la majorité des textes traduits sont de type religieux[1]. Ces textes méritent assurément l’attention des historiens de la traduction.

Dans ce qui suit, nous nous intéressons à la trajectoire de l’oeuvre d’un religieux espagnol du XVIe siècle, Alonso de Madrid, aux Pays-Bas méridionaux. Les textes de cet auteur constituent un cas intéressant pour l’histoire de la traduction, non pas à cause de leur valeur intrinsèque, mais parce que leurs traductions nous éclairent sur l’image que les traducteurs se construisent d’eux-mêmes en s’adressant à leur public cible ainsi que sur leurs dédicataires et leur conception de la traduction. Les traductions de l’oeuvre d’Alonso de Madrid ont été réalisées dans les langues les plus importantes de la région, le néerlandais, le français et le latin, entre la moitié du XVIe siècle et le début du XVIIIe siècle. Nous essaierons de montrer que le passage d’une langue à l’autre, loin d’être une opération mécanique, peut s’expliquer par l’éthos des traducteurs et le public qu’ils se construisent à travers l’appareil péritextuel qui précède la traduction à proprement parler. Chemin faisant, nous nous intéresserons à des aspects de leur biographie qui contribuent à mieux cerner l’image d’eux-mêmes qu’ils projettent. Avant de passer à l’analyse proprement dite, nous présenterons brièvement les concepts méthodologiques qui sous-tendent ce travail ainsi que le contexte historique des traductions de l’oeuvre d’Alonso de Madrid aux Pays-Bas.

Rappelons d’abord ce que Gérard Genette entend par « paratexte » :

titre, sous-titre, intertitres, préfaces, postfaces, avertissements, avant-propos, etc. ; notes marginales, infrapaginales, terminales ; épigraphes ; illustrations ; prière d’insérer, bande, jaquette, et bien d’autres types de signaux accessoires, autographes ou allographes, qui procurent au texte un entourage (variable) et parfois un commentaire, officiel ou officieux […].

1982, p. 10

Grâce aux travaux de Genette (1982, 1987), l’étude des éléments qui encadrent un texte proprement dit a acquis une place importante dans le champ des études littéraires. Elle s’est aussi révélée productive en traductologie, notamment en ce qui concerne l’histoire de la traduction (Gil Bardají, Orero et Rovira-Esteva, 2012, p. 7-8). Comme l’a observé Şehnaz Tahir-Gürçağlar, notre première impression de ce qui distingue une traduction d’un texte qui n’en est pas une est formée non par le texte en soi, mais par la façon dont il est présenté (2002, p. 45). Les préfaces, postfaces et autres péritextes des traducteurs nous renseignent sur différents aspects de leur entreprise, entre autres sur les normes de traduction en vigueur à une certaine époque dans une certaine culture et sur l’image de soi des traducteurs (Norberg, 2012, p. 102). S’il s’agit d’étudier l’image de soi de traducteurs vivants, il est possible d’analyser, par exemple, comment ils la co-construisent avec le chercheur qui les soumet à une interview (Flynn, 2007). Dans notre cas, comme les traductions examinées ont été réalisées au XVIe et XVIIe siècle et que les épitextes extérieurs aux livres (témoignages, correspondances et autres ; Genette, 1987, p. 11) font souvent défaut, les péritextes acquièrent d’autant plus d’importance (Tahir-Gürçağlar, 2002, p. 59). Dans notre étude, nous nous limiterons aux pages de titre et aux préfaces ou épîtres dédicatoires. Les imprimaturs et autres autorisations de publication décernées par les autorités civiles et ecclésiastiques n’entrent pas dans le champ de notre étude.

Partant de la définition de la rhétorique traditionnelle de l’éthos comme l’image que le locuteur donne de soi à travers son discours, Dominique Maingueneau (1999, 2004) a développé un ensemble de réflexions et d’outils permettant de cerner comment le destinataire d’un discours est amené à construire l’image que projette de soi le destinateur, de sorte qu’il puisse adhérer au point de vue défendu par le discours (Maingueneau, 2004, p. 207). Les péritextes offrent une prise de vue privilégiée sur cette configuration puisqu’ils permettent de découvrir la voix du traducteur. Comme l’explique Maingueneau, « tout discours écrit, même s’il la dénie, possède une vocalité spécifique qui permet de le rapporter à une source énonciative, à travers un ton qui atteste ce qui est dit » (1999, p. 78). Delphine Burghgraeve a mis à profit cette approche dans son étude de l’éthos d’un traducteur médiéval (2013). Dans l’étude de cas qui suit, nous verrons qu’il existe un lien entre ce ton et la langue de traduction. De plus, si les péritextes abordés dans notre contribution partagent de nombreuses similarités – même « scène englobante », discours religieux, « scène générique », contrat attaché au genre de l’épître dédicatoire et « scénographie » ou scène de parole (Mainguenau, 1999, p. 82-83) –, nous pouvons toutefois observer des variations intéressantes quant à la vocalité de leur source énonciative.

Empire et traduction

En conséquence indirecte de la politique matrimoniale des Rois Catholiques d’Espagne et de la maison d’Autriche, Charles Quint (1500-1559), couronné empereur du Saint Empire romain germanique en 1520, se trouve à la tête d’un État composé de divers territoires, unis par la personne du souverain. Il s’agit d’une union (Thomas et Stols, 2000, p. 5-19) dont font notamment partie l’Espagne (les royaumes de Castille et d’Aragon ainsi que leurs territoires d’outre-mer) et les Pays-Bas. La précision est importante : les Pays-Bas n’étaient pas un territoire conquis par les Espagnols, bien qu’ils aient été intégrés à l’Empire de Charles Quint et de ses successeurs. Leur situation périphérique n’est donc nullement comparable à celle des territoires américains. À la fin du XVe siècle, les Pays-Bas sont composés de petits États qui forment une unité géographique mais non politique, malgré qu’ils soient gouvernés par le même souverain. Les comtés de Flandre, de Hollande, de Zélande et de Hainaut et le duché de Brabant forment le centre de cet ensemble plurilingue, connu aussi comme les Dix-sept Provinces (ibid., p. 1). Plusieurs provinces ou États du nord acquièrent leur indépendance de fait vers la fin du XVIe siècle, après la révolte contre Philippe II, et forment alors la République des Provinces-Unies. Les Pays-Bas méridionaux font partie de la monarchie hispanique jusqu’en 1715, même si les défaites espagnoles contre les troupes françaises dans la deuxième moitié du XVIIe siècle se traduisent en pertes de territoire : une partie du comté des Flandres (la région de Lille, Douai et Orchies) et de Hainaut ainsi que l’Artois passent ainsi à la France. L’intégration des divers territoires de la monarchie hispanique favorise non seulement les échanges diplomatiques, politiques et économiques, mais également les échanges culturels et religieux[2].

Parmi les objets culturels néerlandais prisés par les Espagnols, les livres jouent un rôle important. À partir de la fin du XVe siècle, on trouve en Espagne des vendeurs de livres provenant des Pays-Bas (ibid., p. 21). Au XVIe siècle, Anvers est l’un des grands centres européens en matière d’imprimerie[3]. Certains imprimeurs comme Martinus Nutius et Ioannes Steelsius réalisent des publications de haute qualité en espagnol, tant pour le marché local que pour l’exportation en Espagne (ibid., p. 31). Une intense activité de traduction se développe en parallèle (Hermans, 1996). Les textes imprimés et les traductions constituent l’instrument par excellence pour faire pénétrer l’idéologie impériale dans l’esprit des sujets, quel que soit leur lieu de résidence : imprimerie et traduction sont ainsi des instruments au service de l’Empire (Behiels, Thomas et Pistor, 2014). La consolidation de la foi catholique dans les Pays-Bas méridionaux forme un élément fondamental de la politique impériale, et la traduction joue un rôle non négligeable dans ce processus à une époque où l’Espagne exerce une hégémonie culturelle sur l’Europe. Comme le déclare Dominique de Courcelles, « [n]on exempte de violence, elle [la traduction] est une adaptation incessante du savoir au service des différents pouvoirs » (1998, p. 7). À cette époque, il existe une double censure des livres, civile et religieuse ; cette dernière est utilisée par les autorités comme une arme contre le protestantisme[4].

Carlos Eire explique très bien la position du latin et des langues vernaculaires comme langues source et cible de textes religieux :

This class of religious elites not only authored the vast majority of devotional texts, but also constituted a well-informed critical audience that controlled the flow of information and gave shape to the devotional life of the Church as a whole. This audience consumed texts in Latin and also in the vernacular. It was this class, especially the priests and friars involved in public ministry that distilled and passed on to the literate and illiterate laity the piety that the texts embodied. The laity, while not entirely passive, tended to be consumers rather than producers, and also tended to read vernacular rather than Latin texts, even though a fair number of those who were literate could read Latin.

2007, p. 84

La langue de la traduction est donc une indication du public visé et montre comment le texte cible est positionné dans la culture de réception : les textes latins sont destinés à un public de religieux et de gens d’études, les textes néerlandais et français, au lecteur commun, les textes anglais, aux catholiques anglais étudiant et résidant sur le continent[5] et pour l’exportation clandestine.

Présence des religieux espagnols et de leurs oeuvres dans les Pays-Bas méridionaux

Les Pays-Bas méridionaux sont à l’époque un territoire multilingue et constituent un lieu de passage pour les militaires, commerçants, diplomates et religieux provenant de divers horizons. Les grands ordres religieux forment pour leur part des ensembles transnationaux interconnectés. À l’instar des augustins, des dominicains, des carmélites et des jésuites, les franciscains sont envoyés en mission là où ils sont nécessaires aux besoins de leur ordre. Avant d’aborder le cas d’Alonso de Madrid, signalons celui de certains de ses confrères qui profitèrent de leur séjour aux Pays-Bas pour faire imprimer ou traduire leurs livres. Andrés de Soto (1553-1625), originaire de Sahagún, fut envoyé aux Pays-Bas en tant que commissaire général de la Natio germanica des frères mineurs. Il arrive à Bruxelles à la toute fin du XVIe siècle et sera le confesseur de l’archiduchesse Isabelle Claire Eugénie (Wyhe, 2004). Il parviendra à faire implanter la stricte observance des récollets dans plusieurs couvents. Il restera aux Pays-Bas jusqu’à sa mort, publiera divers ouvrages pieux qu’il fera traduire en néerlandais et en français, et il sera lui-même traducteur (Troeyer, 1982). Mentionnons aussi Francisco de Osuna (c. 1492-1541), l’un des auteurs spirituels les plus importants de son ordre grâce à ses Abecedarios espirituales [Alphabets spirituels], qui passera plusieurs années dans le nord de l’Europe et fera imprimer ses sermons latins à Anvers en 1535 et 1536 (Behiels, 2013, p. 191).

Un nombre important d’ouvrages d’auteurs franciscains espagnols sont publiés en langue originale et en traduction aux Pays-Bas à partir du XVIe siècle[6], non seulement en néerlandais et en français, mais aussi en anglais et en latin.

Les traductions de l’oeuvre d’Alonso de Madrid dans les Pays-Bas méridionaux

Alonso de Madrid (ca. 1485-1570), religieux franciscain de la province de Saint-Jacques de son ordre, est surtout connu pour deux petits ouvrages souvent imprimés ensemble[7] : Arte para servir a Dios [Art de servir Dieu] (Séville, 1521) et Espejo de ilustres personas [Miroir des personnes illustres] (Burgos, 1524). Le deuxième ouvrage est en quelque sorte la continuation du premier pour les personnes de la haute société. Il s’agit d’ouvrages ascétiques, offrant au lecteur une voie de perfectionnement spirituel, une méthode pour servir Dieu par pur amour. Ces ouvrages furent rapidement adoptés en Espagne comme manuels pour religieux débutants et ils connurent une diffusion européenne grâce à leurs nombreuses éditions et traductions (De Ros, 1961a). Ils eurent en outre de multiples éditions en langue espagnole, dont une produite à Anvers en 1551 par l’un des spécialistes de l’impression dans cette langue, Martinus Nutius ou Martín Nucio, qui se servit de l’édition de 1526 (Vermaseren, 1972, p. 39).

La première traduction, publiée aux Pays-Bas méridionaux en 1560, est celle de Joannes Hentenius intitulée Libellus aureus de vera Deo inserviendi methodus. Adjectum est vice Coronidis, speculum illustrium personarum [Livre doré de la vraie méthode de servir Dieu, le Miroir des nobles personnes y est ajouté à la fin] (Louvain, Petrus Zangrius, 1560)[8]. Elle fut rééditée à Louvain en 1576 (Louvain, Joannes Masius apud Petrus Zangrius) et connut plusieurs rééditions réalisées à Paris (Thomas Brumenius, 1584), à Cologne (Kinckius, 1608, 1625) et à Ingolstadt (1578, 1726)[9]. Cette traduction latine fut à son tour rendue en français par Jacques Froye, sous le titre La vraie methode et praticque de bien servir à Dieu, jadis escrite en langage Espaignol et du depuis translatée en Latin. Le miroir des nobles personnes y est adjousté (Louvain, Jean Bogard, 1564 ; deuxième édition en 1572 chez le même éditeur).

À partir de 1598 circule une autre traduction de ces mêmes textes, de la main d’un des plus féconds traducteurs français, Gabriel Chappuys : La méthode de servir Dieu et Le miroir des personnes illustres (Douai, Balthasar Bellère, 1598 ; réimpressions en 1600 et 1606). Une traduction néerlandaise de l’Arte par le père Franciscus Van den Broeck est publiée en 1603 sous le titre Een gulden boecxken ghenoemt : De conste om Godt oprechtelyck te dienen [Un petit livre doré nommé l’art de servir Dieu sincèrement] (Louvain, Joannes Masius, 1603, réimpression en 1607). Une traduction de l’Espejo, également du père Van den Broeck, est par ailleurs publiée en 1607 (chez le même éditeur) sous le titre Den christelycken spieghel, om wel ende deuchdelijck te leuen [Le miroir chrétien pour vivre bien et virtueusement]. Cette traduction sera rééditée jusqu’en 1682 (Anvers, Frans Fickaert, 1617 ; Anvers, Guilliam Lesteens, 1625 ; Anvers, Joannes Sleghers, 1682).

À la fin du XVIe siècle, une adaptation latine de l’Arte par le prieur de la Chartreuse de Paris, Jean Michel (Joannis Michaelis), voit le jour sous le titre Methodus serviendi Deo [Méthode de servir Dieu]. Il s’agit d’une version abrégée et transformée en manuel d’oraison, publiée à Lyon en 1598. Elle fut imprimée à Louvain chez Hieronymus Nempe en 1651 (réimpression en 1652). Le prédicateur capucin Alexis de Segala y « ajouta des considérations d’ordre pratique, des anecdotes édifiantes et des légendes hagiographiques » (Christiaens, 1955, p. 449). Cette version est également traduite en néerlandais sous le titre Maniere om Godt wel te dienen [Manière de bien servir Dieu]. Ce dernier témoignage de la présence d’Alonso de Madrid aux Pays-Bas méridionaux est publié à Gand chez Petrus de Goesin en 1731[10]. Comme cette traduction ne comporte pas de dédicace, nous n’y reviendrons pas.

Péritexte 1 : l’épître dédicatoire de Jean Henten

Après ce tour d’horizon du corpus d’étude, venons-en aux traducteurs actifs aux Pays-Bas. Le premier traducteur d’Alonso de Madrid, Jean Henten ou Hentenius (1500-1566), né à Nalinnes près de Thuin, en Hainaut, entra dans l’ordre des Hiéronymites en Espagne, au monastère de Guadalupe en Estrémadure. Il revint aux Pays-Bas vers 1540 et fit des études avancées de théologie à l’université de Louvain. Il entra dans l’ordre des Dominicains vers 1548 et fut élu comme prieur au couvent de Louvain en 1556. Il enseigna à la faculté de théologie jusqu’à sa mort. Il fut également inquisiteur de l’évêché de Liège et, à ce titre, on lui confia la censure de deux ouvrages de Constantino Ponce de la Fuente, un prédicateur sévillan soupçonné d’hérésie : la Doctrina et le Catecismo. Selon Henten, l’auteur insistait trop sur la justification par la foi et ne prenait pas ouvertement position contre Luther[11]. Grâce à son long séjour en Espagne et à ses fonctions au sein de l’université et de son ordre, on peut considérer Jean Henten comme étant un membre éminent de l’interculture[12] professionnelle des théologiens catholiques de son époque. Henten publia des traductions du grec en latin de commentaires bibliques d’Euthymius Zigabenus et d’Oecumenius et contribua à la publication de textes bibliques. À la fin de sa vie, il travaillait à la correction de la grande Bible publiée par Robert Estienne à Paris. Il écrivit aussi un texte resté au stade de manuscrit, critiquant les propositions erronées d’Érasme (Reusens, 1887).

Comme mentionné plus haut, Henten est à l’origine de la première traduction de Arte para servir a Dios et Espejo de ilustres personas d’Alonso de Madrid, traduction qui combine les deux ouvrages. La page de titre présente le traducteur dans sa double fonction de professeur de théologie et de prieur des dominicains de Louvain. Cette information fait partie de l’éthos prédiscursif qui se rattache au bagage du lecteur.

Quel est le motif qui a abouti à la traduction? Comme Henten se trouve dans l’impossibilité de s’occuper personnellement des besoins spirituels qui se font sentir parmi ses confrères, il cherche un livre qui puisse fonctionner comme son représentant (« vicarium mihi substituerem » [que je mettrais à ma place comme remplaçant ; notre trad.] ; Alonso de Madrid, 1560, f. a2v°). Le livre d’Alonso de Madrid, qu’Henten a découvert au monastère de Notre Dame de Guadalupe, lui paraît le plus apte à remplir cette mission. Après avoir attendu en vain que quelqu’un n’en entreprenne la traduction, il se met lui-même à la tâche : « animum ad id applicui, fideliter quicquid illo idiomate tradebatur, in latinum transferens » [j’y ai appliqué mon esprit, transférant fidèlement en latin tout ce qui était transmis dans cette langue ; notre trad.] (ibid., f. a4v°)[13]. Le « garant » (Maingueneau, 1999, p. 79) que le lecteur construit à partir de cette préface est une figure d’autorité, le père de la communauté désireux d’exercer la direction spirituelle de façon contrôlée, sinon en personne, du moins par l’intermédiaire d’un livre. Le caractère projeté par l’auteur du prologue peut être décrit comme généreux, puisque le résultat de son travail est présenté comme un don à la communauté religieuse, à la sienne propre, pour commencer, puis aux autres où il pourrait être reçu.

Le traducteur aborde par ailleurs sa stratégie, qui s’explique également en fonction de la direction spirituelle. Bien que le traducteur emploie l’adverbe « fideliter » pour se référer à son travail, il explique aussitôt qu’il a adapté une partie du texte où l’auteur attribue une trop grande importance au libre arbitre au détriment du secours surnaturel :

nisi quòd aliqua[n]tu[m] coactus sum id inflectere, quod ille autor sexto primae partis docume[n]to scribebat, nimium libero & naturali tribuens arbitrio […].

ibid.

[si ce n’est que j’ai été forcé de détourner un tant soit peu ce que l’auteur écrivait dans le sixième document de la première partie, où il faisait une trop large part au libre et naturel arbitre […].] (notre trad.)

Le débat sur le libre arbitre humain et la grâce divine est au centre des controverses théologiques du XVIe siècle et « en 1560, la précision la plus rigoureuse s’imposait dans les ouvrages théologiques » (Christiaens, 1955, p. 448 ; voir aussi Chantraine, 1981). La contradiction apparente entre le concept normatif de « fidélité » et les nuances apportées par le traducteur en matière de dogme s’estompe si l’on considère le concept de loyauté proposé par Christiane Nord et défini comme la responsabilité qu’ont les traducteurs vis-à-vis de leurs partenaires (1997, p. 123). Nous voilà donc en présence d’un traducteur qui adopte le rôle de censeur en vue de préserver la réputation de l’auteur du texte source ainsi que l’orthodoxie de ses lecteurs, ce qui renforce son caractère d’autorité.[14] Le garant que configure le lecteur se complexifie, le père généreux de la communauté se doublant de l’interprète responsable du message d’autrui. En tenant compte de son éthos prédiscursif, il aurait difficilement pu en être autrement.

La figure du garant solide est renforcée par le recours à la théorie de la traduction la plus classique. Henten explique qu’il n’a pas cherché à traduire mot par mot, mais qu’il a pesé le poids des sentences. Il se réfère explicitement à la célèbre lettre de saint Jérôme à Pammaque et, par la même occasion, à la théorie exposée par Cicéron dans De optimo genere interpretandi, un texte « qui se présente comme une préface à la traduction des discours d’Eschine et de Démosthène concernant l’affaire de la Couronne » (Ballard, 2007, p. 39). Henten déclare :

prout faciendu[m] docet Hieronymus ad Pa[m]machium de optimo genere interpreta[n]di, in exe[m]plu[m] adduce[n]s Cicerone[m], qui ita Platonis Protagora[m] Xenopho[n]tis Oeconomicu[m], et Aeschinis ac Demosthenis contra inuice[m] orationes pulcherrimas, in latinu[m] verterat.

Alonso de Madrid, 1560, f. a4r°

[Selon ce que Jérôme enseigne de faire [dans la lettre] à Pammaque, De la meilleure façon de traduire, en invoquant Cicéron, qui avait traduit ainsi en latin le Protagoras de Platon, l’Économique de Xénophon et les très beaux discours de Démosthène et Eschine l’un contre l’autre.][15] (notre trad.)

L’option pour le sensum ou la sententia est adéquate pour ce texte vénérable mais non sacré. En bon humaniste chrétien[16], Henten met à profit sa formation classique. L’éthos prédiscursif du professeur d’université doté par définition d’une formation classique poussée est renforcé par l’éthos dit : le renvoi explicite aux textes fondateurs de la réflexion traductologique. Henten dédie sa traduction à Louis de Blois[17] comme une expression de gratitude :

cum vt animi erga te mei gratitudinem signo aliquo indicare[m], quando aliud plurimis in me colatis beneficijs non datur rependere

Alonso de Madrid, 1560, f. a4v°

[pour montrer la gratitude de mon âme envers vous par un signe, quand rien d’autre ne peut compenser les nombreux bienfaits qui m’ont été déversés] (notre trad.)

Il mentionne le goût du destinataire pour la piété quand les affaires publiques dont le chargeaient d’abord l’Empereur et maintenant le roi lui en laissent le loisir :

tum vel maximè quod similibus pijs exercitijs non inuitus occuperis dum à publicis, tum à Caesarea quonda[m], & nunc à Regia Maiestate, co[m]missis, tu[m] in subditorum regimine incumbentibus negocijs, respirare permitteris […].

ibid.

[surtout parce que vous ne vous occupez pas à contrecoeur de semblables exercices de piété, pour autant qu’il vous soit permis de respirer des affaires publiques qui vous ont été confiées, autrefois par Sa Majesté Césarienne, maintenant par Sa Majesté Royale et des occupations qui vous incombent en ce qui concerne la direction de ceux qui vous sont soumis] (notre trad.)

L’élection de ce dédicataire si bien situé auprès des plus hautes autorités politiques sert à mettre en valeur la position sociale de l’auteur de la dédicace et sa proximité avec la politique politico-religieuse, d’abord celle de Charles Quint puis celle de Philippe II, qu’il soutient. À la fin de sa dédicace, il exprime le désir que le destinataire fasse à son tour traduire le livre en français et en néerlandais :

si id in alioru[m] vtilate[m] fore iudicet, iubebit alicui è suis coenobitis, quoru[m] plures ad id aptos esse noui, partim tua informatione & exe[m]plo, partim suapte animi pietate in hoc prope[n]sos, vt eu[m] in Gallicu[m] idioma co[n]uertant. Spero aut[em] & hîc Dominum cuiuspia[m] animu[m] ad hoc impulsurum, vt etiam in huius inferioris Germaniae, ad omnium tandem vtilitatem, traducat […]

ibid., f. a5r°

[Si [votre paternité] juge que cela présente une utilité pour d’autres, elle ordonnera de le traduire en langue française à quelqu’un de ses moines, dont je sais que plusieurs sont aptes à le faire, en partie grâce à votre explication et exemple, en partie parce que par leur propre piété d’âme ils s’y inclinent. D’autre part j’espère que le Seigneur encouragera l’âme de quelqu’un pour qu’il le traduise dans la langue des Pays-Bas, en fin de compte, au profit de tous.] (notre trad.)

On peut déduire de ce passage que le traducteur a une vision hiérarchique de la société et des langues, et qu’il se place à son sommet. Le théologien connaît un livre qu’il juge utile à ses confrères et le traduit dans la langue qui les unit et les distingue des non-lettrés : le latin. Ensuite, d’autres membres moins importants de la communauté religieuse pourront divulguer le texte dans les langues de tous, soit les langues vernaculaires. Au fond, il dresse l’avenir du livre dans les décennies qui suivront.

Nous pouvons conclure que Henten s’en tient à la scène générique routinière de l’épître dédicatoire d’un texte de piété dans le contexte de la Contre-Réforme. À partir de son épître, le lecteur est invité à le construire comme père de la communauté, directeur spirituel, théologien de pointe, traducteur loyal, ami d’un noble qui a l’écoute des puissants, humaniste chrétien doté d’une plume latine efficace et dont on ne conteste pas l’autorité.

Péritexte 2 : l’épître dédicatoire de Jacques Froye

Comme mentionné précédemment, la première traduction française des oeuvres d’Alonso de Madrid imprimée aux Pays-Bas méridionaux est celle de Jacques Froye (1528-1586). Froye entra au monastère bénédictin de Liessies en Hainaut au moment où Louis de Blois y était abbé. Il n’est donc pas improbable de supposer qu’il ait connu le livre à travers cet auteur dont il traduisit un ouvrage (Cabinet de l’ame fidelle, Louvain, 1565) et écrivit la biographie. En 1562, il traduisit la version latine de Henten, le Libellus aureus ; la traduction fut publiée en 1564. En 1569, Froye devint abbé du monastère de Hasnon, également en Hainaut. Il participa aux États généraux tenus à Mons comme député du comté (Vandermeersch, 1886, p. 339-340). Il jouissait d’une grande réputation comme prédicateur et comme helléniste et latiniste.

La page de titre de la traduction de Froye rappelle la chaîne textuelle qui aboutit à la traduction :

iadis escrite en langage Espaignol par F. Alphonse de Madril. Et du depuis translatée en Latin par nostre Maistre Jean Henten de Naline Docteur Theologien tresçauant & Prieur des Jacopins à Louain. Le miroir des nobles personnes y est adiousté par les mesmes autheur & interpreteur. Nouellement remis en françois par Iacques Froye, religieux à Liessies.

Le participant le plus mis en lumière est le premier traducteur dont on rappelle les titres qui lui confèrent son autorité, et à côté duquel l’auteur et le second traducteur paraissent secondaires. Comme dans le cas précédent, l’éthos prédiscursif oriente et délimite la configuration que le lecteur pourra faire du garant de la préface. Il convient de signaler également qu’après l’épître du traducteur français apparaît une « epistre nuncupatoire » (Alonso de Madrid, 1572 [1564], f. a4v°-a7v°), la traduction française de l’épître latine de Henten, ce qui implique le transfert de toute la charge autoritaire de la première traduction à la seconde.

La traduction est dédiée à Jean Lentailleur, abbé de l’abbaye bénédictine de Saint-Sauveur d’Anchin, non loin de Douai. La dédicace commence en suggérant que la traduction correspond à une demande : même si « plusieurs ge[n]s de bie[n] nous aye[n]t assez fort & souu[e]t importuné, de mettre en langue francoise ce tresnotable liuret » (ibid, f. a2r°), Froye ne voulait d’abord pas s’y résoudre :

q[ue] co[n]tre ma coustume ie m’y suis tousiours re[n]du assez difficile : entant qu’il m’estoit aduis, qu’a gra[n]d peine le porroy-ie traduire, sinon a contrefil, & auec bien peu de grace, tant pour la mediocrité de mon esprit, comme pour la nouuelle façon d’escrire, de laquelle vse l’Autheur en matiere peu populaire

ibid., f. a2r°v°

Le garant de cette préface est construit comme un homme dont la compétence est reconnue par son entourage, cet entourage étant composé de « gens de bien » et étant bien disposé en principe. Mais la tâche de traduction suggérée met le locuteur mal à l’aise – « assez difficile » – puisque le locuteur doute de la possibilité de la mener à bien – « a gra[n]d peine ». On pourrait dire que le locuteur prend une certaine distance face au rôle de traducteur.[18] Il use du topos de l’humilité du traducteur en se référant à la médiocrité de son esprit. Mais il paraît que c’est surtout « la nouuelle façon d’escrire » qui fait obstacle. Cette nouveauté, que le traducteur ne commente pas davantage, peut intriguer le lecteur actuel, puisque Froye, comme il le rappelle un peu plus loin, suit la version latine de Jean Henten (ibid., f. a3r°) qui écrit un latin de théologien humaniste qui devait lui être familier. La nouveauté serait donc à situer non tant au niveau du style qu’à celui de la façon d’aborder un sujet de spiritualité, différente de la tradition flamande et rhénane, plus mystique. En s’appuyant « sus l’aide de Dieu », il se met au travail et réalise la traduction : « m’y suis employé â mon petit possible l’espace d’enuiron dixhuit a vingt iours » (ibid., f. a2v°). La répétition du topos de l’humble traducteur – « mon petit possible » – renforce l’éthos explicité par Jacques Froye.

Même s’il faut toujours prendre les dédicaces des traducteurs avec un grain de sel à cause du caractère hautement formaliste du genre, cette période d’environ trois semaines que Froye aurait consacrée à la traduction paraît concevable si l’on tient compte des dimensions réduites du livre. Mais ce court laps de temps a eu des conséquences, comme l’indique Froye : « de sorte que je me suis plustost amusé[19] à rendre fidèlement le sens, qu’à brauement polir & farder le langage. » Il reprend donc le lieu commun de la fidélité au sens courant à l’époque et qui, dans un texte de dévotion, prime sur le beau style. Le ton modeste adopté dans la préface, qui cherche à minimiser le mérite du traducteur, contribue également à construire la « scène validée »[20] où s’exerce l’humble traducteur – « si i’ay aucunement faict mon deuoir & acquit, i’ay espoir que mo[n] traueil ne sera desagreable aux sinceres amateurs » (Alonso de Madrid, 1572 [1564], f. a2v°). Il n’existe pas de livre meilleur pour ceux qui cherchent « la vraie perfection de vie » (ibid.).

Voilà la cause « qui à esmeu vostre tresreuerende paternitè [Lentailleur] de nous escrire, & à ce nous induire & solliciter » (ibid., f. a3r°). Jean Lentailleur allait fonder en 1566 un collège à l’université de Douai, instaurée en 1562. Il consacra de grands efforts à la réforme de l’abbaye de Saint-Sauveur dans le sens d’une plus grande rigueur. C’était un homme très cultivé qui connaissait le latin, le grec et l’hébreu, et qui exerçait une grande influence dans la région, même au niveau politique, grâce à sa fonction dans le conseil d’Artois[21]. Si Froye pouvait se refuser aux demandes pressantes des « gens de bien », il ne pouvait que s’incliner devant Lentailleur. Dans ce qui suit, Froye explique que la publication de la traduction latine a provoqué la mission de traduction que Lentailleur lui a confiée et à laquelle il n’a pu se dérober à cause de son devoir de gratitude. Entre Froye et Lentailleur, il semble donc exister un rapport de patronage. Froye considère sa traduction sanctionnée par la réputation du donneur d’ordre : « nostre labeur sera d’autant mieux accepté, qu’il sera quant & quant orné du tiltre de vostre no[m] » (ibid., f. a3v°).

Nous retrouvons ici la même scène générique routinière de l’épître dédicatoire que dans la préface d’Henten ainsi qu’une scénographie semblable. Ce qui différencie les deux textes, c’est le ton, autoritaire dans le premier, modeste dans le second. Dans le cas de Froye, la scène traditionnelle de la traduction est bien plus présente que dans celui d’Henten, qui avait pris l’initiative de sa traduction et occupe donc la double position de donneur d’ouvrage et de traducteur, tandis que Froye a accepté une demande qu’il ne pouvait refuser dans le cadre d’un rapport de patronage, ce qui le place dans une position d’infériorité. Dans les deux cas, la traduction est considérée comme un don au destinataire de l’épître, mais, dans son état de simple religieux à Liessies, Froye ne peut s’adresser à Lentailleur comme à un égal.

Péritexte 3 : l’épître de l’imprimeur Balthazar Bellère

Les deux traductions dont nous venons de discuter ont vu le jour à l’initiative d’autorités religieuses. Dans ce qui suit, nous allons considérer la relance d’une traduction existante. À la fin du XVIe siècle, en 1598, l’imprimeur Baltazar Bellère remet en circulation la traduction de Gabriel Chappuys (1546-1585)[22], « Annaliste & Translateur du Roy »[23], publiée pour la première fois à Paris en 1587 sous le titre La méthode de servir Dieu. Baltazar Bellère, fils de Jean Bellère, imprimeur à Anvers, s’était établi à Douai en 1590 et fournissait des livres aux professeurs et aux étudiants de l’université. Dans son importante production, les ouvrages religieux abondent (Nève, 1868, p. 137-138 ; Duthilloeul, 1842, p. 69-143). Il pourvoit l’ouvrage d’Alonso de Madrid d’une dédicace au père Paul de Mol, gardien du couvent des capucins de Béthune. Si Henten et Froye font partie de la communauté qui produit des discours, Bellère est membre de la communauté qui les gère, puisqu’il se charge de leur diffusion (Maingueneau, 2004, p. 53). Dans cette épître, c’est donc l’éditeur et non pas le traducteur qui explique le motif de son initiative : lors des sermons de carême à Douai, le père de Mol avait donné l’interprétation du livre[24]:

par predications tant pieuses, tresfructueuses & tant salutaires, que ia nous voyons plusieurs (par vne volonté qu’ils ont conceu de mieux viure à l’aduenir) chercher ledict traicté : À la verité le premier desir que i’auoye de le remettre en lumiere, a de là prins tel accroissement, que ie me suis resou à l’instant l’exposer à la presse, pour en ce temps tant depraué gratifier à tous bons & fideles Catholiques.

Alonso de Madrid, 1606 [1598], f. 2r°v°

Les destinataires ne sont donc plus les religieux sachant lire le latin, comme dans le cas de la traduction de Jean Henten, mais bien tous les catholiques lisant le français. Le lecteur est amené à construire l’image d’un destinateur soucieux de remédier aux maux de son temps en mettant à la disposition du public un livre efficacement recommandé par le destinataire de la préface. Bellère se fait la réflexion suivante à propos du livre :

I’espere qu’il sera de tant plus requis et recommandé, que vostre Reuerence luy attribue de loüange et de dignité : & que pour la frequence & multitude des auditeurs que votre Reuerence a en ses predications vn chacun se mettra en main ce liure.

ibid.

De Mol avait donc déjà fait de la publicité pour le livre dont Bellère espère qu’il sera fort demandé. Il projette ici un éthos de catholique zélé doublé implicitement de celui d’un commerçant intéressé par le chiffre de ventes.

L’épître contient une discussion intéressante sur la lecture en milieu religieux. Bellère fait référence à un père capucin, cité par de Mol dans une prédication, qui désirait qu’en présence de la Méthode, tous les autres livres disparaissent dans les flammes, ce qui concorde assez bien avec la réputation de rigueur de l’ordre. Paul de Mol avait trouvé ce désir excessif et avait estimé que « pour moderer les autres liures, chacun trouueroit vn singulier remede en ce traicté » (Alonso de Madrid, 1606 [1598], f. 3r°). Voilà une solution bien plus intéressante pour un éditeur que l’autodafé des livres.

Bellère trace ensuite l’histoire du livre et de sa diffusion :

ce traicté, lequel de tous temps a esté tenu par tout en tel estime, qu’il a esté imprimé plusieurs fois & en diuers lieux, ayant esté premierement mis en lumiere en langue Espagnole par le R.P. Alonso de Madril : depuis traduit en latin par vn Docteur Louaniste, & imprimé à Louuain, auec tres-ample tesmoignage : du depuis traduit en François, mesme en Italien, & imprimé à Paris, à Lio[n], à Ingolstad.

ibid.

Ce faisant, il projette l’image d’un imprimeur-libraire professionnel qui connaît son produit. Bellère n’explique pas pourquoi il a opté pour le texte de Chappuys et non pour celui de Jacques Froye[25].

Il fait l’éloge du dédicataire, qui a connu le livre au sein de sa communauté religieuse – « ce sainct liure (qui vous a esté mis en main par voz Peres) » (ibid., f. 4 r°) – et retrace en partie sa biographie : Jean de Mol, membre d’une famille bruxelloise influente et père de cinq enfants, s’était retiré du monde pour entrer en religion[26] et avait pris le nom de Paul à 38 ans, en 1589, après avoir été échevin de la ville de Bruxelles et avoir participé au siège de Maastricht en 1579 dans l’armée d’Alexandre Farnèse. Il choisit d’appartenir aux frères mineurs capucins, une branche de l’ordre qui retourne à la règle franciscaine originale et qui apparaît dans les Pays-Bas méridionaux à la fin du XVIe siècle, où elle sert d’appui à la Contre-Réforme. Bellère lui dédie la publication à cause de la capacité du capucin de joindre « le sçauoir, & la pratique » (ibid., f. 6 v°) de la religion chrétienne. Ce que Bellère ne pouvait prévoir, c’est que la vie rigoureuse d’ascétisme finirait par lasser le père de Mol, au point qu’il allait essayer, en vain, d’obtenir la dispense de ses voeux religieux (Hildebrand, 1934).

Tout comme Henten, Bellère renforce son argumentation par des exemples tirés de la littérature classique. Il rappelle une anecdote sur Alexandre le Grand relatée par Pline : après avoir vaincu Darius, roi de Perse, Alexandre trouve « vn petit coffret de fin or, esmaillé de plusieurs & diverses pierres tresprecieuses, d’vn artifice tel qui tiroit chacun en grande admiration » (Alonso de Madrid, 1606 [1598], f. 3 v°). Il y range l’Iliade et l’Odyssée d’Homère. Si les « Ethniques ont eu en tel respect des fables & friuoles » (ibid.), continue l’éditeur, combien davantage les chrétiens doivent-ils préserver et appliquer la leçon de la Méthode d’Alonso de Madrid.

L’éditeur souligne l’importance de la lecture dans le processus de conversion en évoquant le rôle que la Méthode a joué dans la décision de Paul de Mol de se faire religieux et en rappelant que « S. Père Ignace, fondateur des Peres de la Societé de Jesus […] par la lecture d’vn bon liure institua vne saincte manière de vie » (Alonso de Madrid, 1606 [1598], f. 5 r°). Bellère défend donc une culture chrétienne humaniste devant un public qui entre probablement dans ses vues. Les références au monde classique[27] servent à rehausser son image d’érudit, capable d’entrer en dialogue avec son dédicataire et, par-delà, avec tout lecteur cultivé. Mais l’image du dédicateur est imprégnée d’un sentiment de préoccupation et de responsabilité pour le salut collectif, auquel il répond par le don d’un livre accessible à tout un chacun, d’où la présence du mot peuple pour désigner les lecteurs visés. Il s’agit de « donner la main au peuple qui se va noyant peu à peu dans l’abysme d’impieté & d’ignorance, n’aduisant le fond dangereus, où il n’y a point de pied, où tant d’ames se perdent » (ibid., f.° 6 v°). C’est ce ton surtout qui distingue l’éthos projeté de Bellère de celui d’Henten et, dans une moindre mesure, de celui de Froye.

Si Jean Henten, dominicain, et Jacques Froye, bénédictin, avec leurs dédicataires Louis de Blois et Jean Lentailleur, se meuvent dans un réseau studieux – dominicains et bénédictins étant des ordres religieux intellectuels par excellence – et influent au niveau de la politique des Pays-Bas, Bellère et son dédicataire sont actifs dans le milieu urbain et, par la dédicace au capucin Paul de Mol, le lien avec la sphère franciscaine est rendu visible.

Péritexte 4 : les préfaces de la traduction néerlandaise de Franciscus Van den Broeck

Avec la traduction en néerlandais se produit un autre changement d’horizon. Le père Franciscus Van den Broeck, frère mineur, traduit les deux ouvrages d’Alonso de Madrid avec quelques années de différence[28] : le premier, Een gulden boecxken ghenoemt : De conste om Godt oprechtelyck te dienen [Un petit livre doré nommé l’art de servir Dieu sincèrement] voit le jour en 1603 à Louvain, où il connaît une seconde édition en 1607. L’approbation est signée par Andrés de Soto, commissaire général de la Natio germanica des franciscains et confesseur de l’Archiduchesse Isabelle Claire Eugénie, auquel nous avons déjà fait allusion. Van den Broeck traduisit d’ailleurs un ouvrage de Soto de l’espagnol en néerlandais, Het leven vanden Heyligen Ioseph bruydegom Onser Liever Vrouwen [La vie de saint Joseph, époux de Notre Dame] (1614).

Comme dans la traduction de Jacques Froye, la page de titre nous informe sur la chaîne textuelle :

Eerst int Spaensche ghemaeckt/door den Eerweerdighen P. Alphonsus van Madril/ Minderboeder: En[de] daer naer inde[n] Latijne ouerghesedt door den Eerw. P. Jan Hentenius, Doctor inder Godtheyt: en[de] nv in onse nederlantsche tale ouer gesedt/door eene[n] broeder der seluer minderbroeders Oorde[n] binne[n] Bruessel.

[D’abord fait en espagnol par le révérend P. Alphonse de Madrid, frère mineur. Et depuis traduit en latin par le révérend P. Jan Hentenius, docteur en théologie, et maintenant traduit en notre langue néerlandaise par un frère du même ordre des frères mineurs à Bruxelles]. (notre trad.)

Ici, le traducteur est plutôt caché que montré : on ne nous fournit ni ses qualifications théologiques ni même son nom. L’éthos prédiscursif tend donc à nous installer dans une scène où le traducteur disparaît derrière son travail.

Contrairement à ses prédécesseurs, ce traducteur n’écrit pas d’épître dédicatoire destinée à une autorité religieuse ; il s’adresse au « goetwilligen Leser » [lecteur bien intentionné] (Alonso de Madrid 1607a [1603], f. a2r°). Dans cette courte dédicace, il met l’accent sur le profit spirituel que le lecteur pourra tirer de l’ouvrage. C’est d’ailleurs le motif de ses efforts : « Ende voerwaer/dat heeft my gemoueert en[de] uerwect/tselue int duytsche ouer te setten » [et vraiment, ceci m’a incité et stimulé à le traduire en néerlandais] (ibid.)[29]. Il estimait qu’il était temps que les néerlandophones puissent profiter de cette lecture :

datter alsoo wel Nederlandsche zijn souden/dyer profijt mede doen souden/als de Spaensche/Italiaensche/ende Franchoyssche natien/diet nv ouerlange/in hunlieden taelen gehadt hebben […].

ibid.

[qu’il y ait aussi bien des Néerlandais qui puissent en tirer profit que les nations espagnole, italienne et française qui l’ont eu dans leur langue depuis longtemps]

Si on peut qualifier de multilingue la société des Pays-Bas dans sa globalité, cela ne signifie évidemment pas que tous les habitants pouvaient lire en plusieurs langues. Les personnes ne sachant lire que le néerlandais faisaient partie de la population urbaine qui constitue le public cible du père Van den Broeck.

Le reste du texte est un encouragement à lutter contre les obstacles qui s’interposent entre l’âme et son salut, et un éloge du livre en des termes quasiment culinaires :

Want dit is het licht ende de sauce van allen andere gheestelijcke boecken: gelijck het aenschouwen ende ouerpeysen van het crucifix/ ende van Christus passie/ het licht ende de sauce is va[n] allen andere gheestelijcke oeffeningen.

ibid., f° a2v°

[Car ceci est la lumière et la sauce de tous les autres livres spirituels, tout comme la contemplation et la méditation du crucifix et de la passion du Christ est la lumière et la sauce de tous les autres exercices spirituels].

Le ton ne pourrait être plus différent de celui des dédicaces analysées antérieurement : point d’érudition, point de références à la culture antique, mais une approche populaire de la lecture spirituelle. Il est évident que le père Van den Broeck ne cherche pas à convaincre un public intellectuel. L’image de soi qu’il projette est celle d’un homme du peuple.

Il continue dans la même veine avec sa traduction de l’Espejo, un livre, rappelons-le, écrit à la demande de María Pimentel Osorio, marquise de Villafranca del Bierzo, et destiné aux gens du grand monde. Le titre et le sous-titre de la traduction annoncent une adaptation du public cible :

Den christelycken spieghel, Om wel ende deuchdelijck te leuen. Voor alle vaders ende moeders des huysghesins/ende alle die in ouerheyt gestelt zijn.

Alonso de Madrid, 1607b, f. a1r°

[Le miroir chrétien, pour vivre bien et vertueusement. Pour tous les pères et mères de famille et pour tous ceux qui occupent une position d’autorité]

Le dédicateur ne fait aucune référence au monde antique, mais il cite l’épître aux Romains de saint Paul, un texte qu’il pouvait supposer familier à ses lecteurs, pour expliquer que le désir de faire le bien est souvent contrarié par la tendance à faire le mal. Il s’inclut parmi ceux qui font cette expérience (« Tselue beuinde ik oock in my, seer beminde Leser » [Je ressens la même chose en moi, lecteur très aimé] (ibid., f°. a1v°). Ce faisant, il se situe au même niveau que son destinataire et construit une relation d’égal à égal.

Dans sa dédicace au lecteur, le traducteur explique la modification apportée au titre de l’ouvrage. Il donne la traduction néerlandaise du titre original (« Den Spiegel der doorluchtiger persoonen » [Le miroir des personnes illustres], ibid., f. a3r°) et rappelle que le livre enseigne aux grands de ce monde comment ils peuvent servir Dieu dans leur état. Mais il considère que tous les êtres ont une âme noble et que tous devraient avoir l’ambition de la perfection spirituelle, de sorte qu’à son avis, le livre ne profitera pas uniquement aux grands personnages, mais à toutes les personnes exerçant quelque responsabilité. Cette proximité avec les gens simples est une des valeurs de base du franciscanisme. C’est pour ce public précis qui ne connaît que sa langue maternelle – « ende soo gemeynelijck François ofte andere taelen niet en konnen » (ibid., f. a3v°) [et qui, d’ordinaire, ne connaissent ni le français ni d’autres langues] – qu’il a traduit le livre en néerlandais. Les personnes illustres n’en ont pas besoin, puisqu’elles sont capables de le lire dans d’autres langues. C’est pour le même motif qu’il a choisi de modifier le titre, craignant que le public qu’il vise ne se sente pas concerné en voyant un ouvrage intitulé Le miroir des personnes illustres. Les quatre réimpressions du livre tout au long du XVIIe siècle indiquent que le père Van den Broeck avait un bon argument. Le motif de la modification de l’objectif ou skopos de la traduction est certainement à mettre en rapport avec la vertu de simplicité franciscaine. Le père Van den Broeck ne projette pas une image autoritaire de soi, il penche plutôt pour une image solidaire.

Conclusion

Pour conclure, nous allons reprendre notre question initiale sur le rapport entre la langue de la traduction, l’identité des dédicataires et l’image de soi qu’ils projettent dans les péritextes. Les deux premières traductions, la latine de Jacques Henten et la française de Jacques Froye, mettent en rapport des personnages occupant des charges importantes dans leurs ordres respectifs. Henten, dominicain et théologien de l’université de Louvain, dédie son texte à Louis de Blois, bénédictin, auteur spirituel reconnu, réformateur et abbé de Liessies, en Hainaut. Ce texte latin est limité dans sa circulation à des cercles intellectuels et religieux. L’éthos projeté par Jean Henten combine plusieurs rôles (directeur spirituel, théologien de la Contre-Réforme, traducteur loyal, humaniste chrétien) qui aboutissent à faire de lui une figure dont on ne conteste pas l’autorité. La traduction française de Jacques Froye, bénédictin de Liessies, est adressée à Jean Lentailleur, abbé de l’abbaye bénédictine d’Anchin, personnage doté d’un indubitable pouvoir religieux et politique. Nous observons dans la préface de Froye une certaine distanciation par rapport à son rôle de traducteur ainsi qu’une position de modestie envers le traducteur latin et envers le dédicataire. Comme le texte est en français, il peut atteindre un public plus large de personnes religieuses et laïques de la région. Avec la traduction de Chappuys republiée par Balthasar Bellère, la visée change : le dédicataire, le capucin Paul de Mol, a déjà introduit oralement le message du texte lors de ses sermons de carême, devant les catholiques de Douai ; il s’agit donc de le faire pénétrer davantage, grâce à l’écrit. Le dédicateur se montre à la fois plein d’érudition et de préoccupation pour le salut des âmes de tout le peuple. On peut situer cette première série de péritextes dans le contexte de l’humanisme chrétien. Par contre, quand le père Franciscus Van den Broeck traduit les ouvrages d’Alonso de Madrid en néerlandais, il vise un public populaire. Il ne s’occupe pas de chercher quelque personnage important auquel il pourrait dédier son travail, mais se contente du « pieux lecteur ». Pour éviter que ses destinataires ne se sentent pas concernés par un texte qui s’adresse à de « nobles personnes », il va jusqu’à en modifier le titre, qui pourrait faire obstacle à ce qu’il considère être l’essentiel du message.

Dans tous ces cas, le choix d’une langue est loin d’être neutre : il y a une hiérarchie intellectuelle qui distingue entre eux les religieux et leurs réseaux de pouvoir, tout comme il y a une hiérarchie des publics, selon les langues ou la langue dans laquelle ils peuvent recevoir le message spirituel. En même temps, en transférant le texte d’une langue d’élite à une langue vernaculaire, le contrôle sur la lecture diminue, puisque, après avoir été accessible à un groupe réduit et contrôlé, le texte devient accessible à tous les lecteurs.

L’étude des péritextes de traducteurs et d’éditeurs de textes religieux peut donc fournir des informations précieuses quant à l’image d’eux-mêmes et de leur activité que projettent ceux qui mettent en circulation des textes traduits ainsi qu’à la relation entre l’éthos et le langage de la traduction. Nous estimons qu’il s’agit là d’une piste intéressante qui mérite d’être explorée davantage dans le champ de l’histoire des traductions.