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Le féminisme ‒ nous l’admettons aujourd’hui ‒ est pluriel, et cette diversité ressort aussi de ses rapports avec l’État : au risque de tomber dans la caricature, certaines féministes considèrent que les femmes ont tout à perdre à transiger avec l’État, alors que d’autres croient que celui-ci peut servir la cause des femmes. C’est dans ce dernier camp que se range Anne Revillard, professeure associée de sociologie à Sciences Po (Paris), avec son ouvrage La cause des femmes dans l’État. Une comparaison France-Québec. L’objectif de sa démarche est de retracer la genèse des institutions du féminisme d’État mises en place en France et au Québec, depuis les années 1960 jusqu’aux années 2010, et d’évaluer leurs capacités à défendre la cause des femmes. Le Québec se tire plutôt bien de cette comparaison, un succès qui, pour une bonne part, est attribuable à la vitalité du mouvement des femmes et au dialogue constructif et soutenu qu’il a su entretenir au fil du temps avec les institutions du féminisme d’État.

Revillard se propose de « comprendre ce que signifie défendre la cause des femmes au sein d’institutions étatiques spécifiquement chargées de cette mission » (p. 16). Pour ce faire, elle place au coeur de sa réflexion la notion de « féminisme d’État » que les travaux renvoient à des objets pluriels (comme les interventions de l’État en faveur des femmes ou les actions de féministes au sein de la bureaucratie), mais que l’auteure circonscrit aux « institutions étatiques ayant vocation à promouvoir le statut des femmes » (p. 19), comme les comités interministériels, les conseils consultatifs, les ministères et les ministres, les secrétariats d’État, etc. Cette notion charnière prend toute sa force heuristique de son inscription dans un cadre analytique plus vaste se tissant d’un ensemble de perspectives théoriques et de concepts qui, outre le féminisme et les études sur le genre, interpelle tantôt les sciences politiques (comme l’institutionnalisme historique), tantôt l’administration publique (par l’intermédiaire de l’actionnalisme public) ou encore la sociologie (notamment des mouvements sociaux). C’est ainsi que Revillard positionne la notion de « féminisme d’État » dans une synergie théorique qui a pour toile de fond ce que Laure Bereni nomme l’« espace de la cause des femmes », c’est-à-dire « la configuration des sites de mobilisation au nom des femmes et pour les femmes dans une pluralité de sphères sociales » (p. 23 : Bereni (2015) citée par Revillard). Le féminisme d’État trône ainsi au centre de l’espace de la cause des femmes, lequel consiste en un réseau d’interactions entre des actrices et des acteurs de la société civile (les femmes et le mouvement des femmes mais aussi, de manière fort originale, le pôle universitaire de la recherche sur les femmes, pensé comme ressource cognitive), des acteurs étatiques nationaux (comme le Parlement, le Cabinet, la fonction publique, les tribunaux) et des acteurs supranationaux (comme ONU Femmes). En un mot, le cadre théorique que confectionne l’auteure pour mener sa recherche se veut des plus féconds.

Selon ses termes, Revillard conduit une analyse compréhensive, historique et comparative (p. 33-36). Compréhensive, car il lui importe d’élucider la structuration des logiques d’action des institutions et des actrices du féminisme d’État. Historique, car son investigation s’étend sur cinq décennies, des années 1960 aux années 2010. Comparative, en ce qu’elle soupèse la France et le Québec. À ces trois perspectives analytiques s’en ajoutent deux autres, soit le genre et l’intersectionnalité (qui travaillent main dans la main) : le genre, en tant que processus de fabrication des femmes et des hommes par l’entremise d’un grand nombre de dispositifs symboliques, discursifs et pratiques, ajoute un regard transversal permettant de décrypter les pourtours et le contenu de cette « cause » qui, précisément, fait les femmes. Or, bien que sa destinée soit de produire des femmes (et des hommes), ces dernières sont diversifiées, car elles sont sculptées par de multiples structures socioculturelles et d’oppression ‒ ce que met au jour la notion d’intersectionnalité. Côté méthode, la chercheuse a mené des entretiens semi-directifs avec des actrices du féminisme d’État et a épluché des archives publiques (parlementaires par exemple) et privées (comme de groupes de femmes) en France et au Québec.

Outre l’introduction (qui pose le cadre théorique) et la conclusion (qui se veut l’espace des bilans), l’ouvrage compte sept chapitres. Les deux premiers présentent et décrivent les acteurs institutionnels du féminisme d’État, dont, en France, le ministère des Droits de la femme et, au Québec, le Conseil du statut de la femme et le Secrétariat à la condition féminine. Pour Revillard, « [l]’assise institutionnelle de la cause des femmes dans l’État apparaît au premier abord plus fragile et éclatée en France qu’au Québec » (p. 107). Les troisième et quatrième chapitres portent sur le cadrage de la cause des femmes dans l’État, ou comment celle-ci a été définie en termes de processus et de résultats. Ces chapitres révèlent qu’il n’existe pas une cause des femmes qui serait « universelle » (et qui refléterait cette « femme universelle » longtemps tenue pour acquise par le féminisme occidental), mais que la définition de celle-ci relève d’une conjoncture qui allie contextes socioculturels et politiques. Par exemple, si, en France, la cause des femmes a été associée à l’égalité professionnelle, au Québec son lexique a été celui de l’autonomie économique des femmes. Les cinquième et sixième chapitres examinent les logiques d’action mobilisées par les institutions du féminisme d’État pour remplir son mandat au regard de la cause des femmes, logiques qui ont pris deux formes : l’une a consisté en un militantisme des institutions du féminisme d’État auprès d’autres structures étatiques; l’autre a interpellé les femmes et les filles elles-mêmes par une approche de droits (faire que les droits sur papier deviennent des droits réels) et de symboles (notamment transformer les représentations culturelles des femmes). Enfin, le septième et dernier chapitre explore deux défis que doivent relever aujourd’hui les institutions de la cause des femmes. Le premier concerne sa logique même d’intervention : alors que la « cause des femmes » est transversale (ou intersectionnelle), les institutions du féminisme d’État, conformément au modus operandi de l’État qui consiste à diviser et à catégoriser, se présentent en silo. Posé autrement : des outils verticaux conviennent-ils à des problématiques horizontales? Le second défi rappelle un vieux fantôme du féminisme : celui de définir, et donc d’exclure. En d’autres mots, définir la femme « moderne » implique l’étiquetage de femmes qui ne le sont pas ‒ les femmes au foyer, celles qui portent le voile et les prostituées, ces éternelles inconscientes de leur condition d’oppression…

Que nous apprend cet ouvrage, plus particulièrement pour ce qui est du Québec? La cause des femmes dans l’État. Une comparaison France-Québec est riche d’enseignements. D’abord, l’analyse révèle une fascinante synergie entre le mouvement des femmes tel qu’il se déploie dans la société civile et les institutions du féminisme qui évoluent au sein de l’État. Cet ouvrage donne le coup de grâce à quelques préjugés, certes quelque peu détériorés par le temps et la critique, par exemple celui selon lequel les femmes n’ont rien à gagner à travailler au sein de l’État ou encore celui qui établit une polarité, voire une opposition, entre le mouvement des femmes et les féministes d’État. En fait, cet ouvrage démontre que la cause des femmes au Québec a beaucoup gagné de la convivialité entre le mouvement des femmes et l’État.

Ensuite, l’analyse de la synergie entre l’État et le mouvement des femmes est l’occasion de penser sous le mode de l’hybridation les institutions du féminisme d’État en tant qu’instances militantes, c’est-à-dire des institutions guidées par l’ethos féministe mais qui, bien qu’elles occupent une position relativement marginale au sein de l’appareil étatique, sont néanmoins en mesure d’y promouvoir et d’y défendre la cause des femmes. Cela n’est pas rien. Je pense à un autre mouvement social contemporain, le mouvement des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles et transgenres (LGBT), qui ne dispose pas de ressources comparables (par exemple, un conseil du statut des personnes LGBT ou encore un ou une ministre responsable), mais doit se contenter d’outils édentés (comme le Bureau de lutte contre l’homophobie au ministère de la Justice ou la Politique de lutte contre l’homophobie) et se rabattre sur des stratégies d’action et des tactiques de coulisses, tel le lobby, dans l’espoir de voir se manifester la bonne volonté de la classe politique. Bref, il y aurait là une comparaison stimulante à faire entre les performances du mouvement des femmes et celles du mouvement des personnes LGBT au regard de l’État au Québec.

Enfin, l’analyse de Revillard pose inévitablement la question de la représentation politique, à savoir : quelles femmes tirent bénéfice du féminisme d’État? Pire, lesquelles rejette-t-il hors du spectre d’influence de la « cause » des femmes? Même si les institutions du féminisme d’État entretiennent des relations de symbiose avec le mouvement des femmes, historiquement et aujourd’hui encore celui-ci ne peut prétendre parler au nom de toutes les femmes : il y a (eu) des oubliées, des rejetées voire des quasi-pestiférées, comme en témoignent les relations difficiles qu’a connues le mouvement avec les lesbiennes et les travailleuses du sexe et, plus récemment, avec les personnes désignées mâles/hommes à la naissance et ayant transité vers le féminin (bien que cette friction ne soit pas si récente, comme en témoigne l’ouvrage de Janice C. Raymond, The Transsexual Empire paru en 1979). Le féminisme d’État est sélectif, et cet exercice a aussi servi à épurer la « cause des femmes ».

Je me dois de souligner ici ce que je perçois être quelques faiblesses de l’ouvrage. La première concerne l’usage malheureux de la notion de multiculturalisme. En effet, La cause des femmes dans l’État. Une comparaison France-Québec privilégiant le Québec comme terrain d’investigation, il aurait été plus juste de parler d’interculturalisme plutôt que de multiculturalisme puisque c’est là l’approche adoptée par le gouvernement du Québec. Certes, la frontière est mince entre les deux, à un point tel que même des spécialistes de la question ne parviennent pas toujours à distinguer de manière convaincante les pourtours de l’un et de l’autre. Il reste que, l’interculturalisme étant l’option privilégiée par le Québec, le souci du mot juste oblige à employer ce vocable et non celui de multiculturalisme, sans compter que manquer à cette règle élémentaire revient à faire comme si l’interculturalisme n’existait pas ou était analogue au multiculturalisme, ce qui n’est pas le cas. Une autre faiblesse regrettable de l’ouvrage réside dans le fait que le matériel de première main date : les entrevues ont été réalisées pendant la période 2002-2006, alors que l’ouvrage a été publié en 2016). Certes, un matériel plus récent est inséré ‒ une note de bas de page par-ci, une fin de paragraphe par-là, mais ces mises à jour n’en donnent que mieux à voir que l’analyse appartient bien davantage à l’histoire qu’au temps présent.

Cela dit, ces réserves ne suffisent pas à atténuer mon enthousiasme à l’égard de cet ouvrage dont l’utilité m’apparaît évidente pour les cours portant sur le mouvement des femmes et le féminisme dans leurs interactions avec l’État du Québec, d’autant plus qu’aucune analyse équivalente n’est actuellement disponible. De ce fait, La cause des femmes dans l’État. Une comparaison France-Québec constitue une lecture novatrice du féminisme d’État au Québec.