Corps de l’article

Pedagogy is « the entire process of creating knowledge, involving the innumerable ways in which students, teachers, and academic disciplines interact and redefine each other in the classroom, the educational institution, and the larger society ».

Maher et Thompson (2001 : 57)

En 2014 émerge, au coeur des discussions des membres du Réseau québécois en études féministes (RéQEF)[1], des préoccupations liées à la pédagogie. Collectivement, les membres ont envie de s’informer et de s’outiller davantage pour harmoniser leurs pratiques pédagogiques avec leurs visées politiques. Le RéQEF se donne alors un chantier de travail, regroupant six professeures et une étudiante de quatre universités différentes s’intéressant aux pratiques pédagogiques féministes des enseignantes ainsi qu’une intervenante du milieu communautaire engagée dans l’éducation populaire[2]. À l’origine, les objectifs du Chantier sur la pédagogie féministe du RéQEF sont triples :

  1. établir le champ de connaissances sur les pratiques féministes en enseignement supérieur et sur la pédagogie féministe;

  2. insérer des analyses et des pratiques féministes dans la formation générale et mettre en évidence les résistances à cette insertion en vue de les surmonter; et

  3. diffuser et transmettre des pratiques et des connaissances féministes en matière de pédagogie.

La recherche sur laquelle porte le présent article s’insère dans le premier objectif[3]. Elle a pour objet de documenter les pratiques pédagogiques féministes effectives des membres du RéQEF, de comprendre leurs conceptions de la pédagogie féministe, d’examiner les facteurs relevés comme obstacles ou catalyseurs à sa mise en action, de connaître les stratégies utilisées pour contourner ces obstacles et, enfin, de mettre en commun tous ces savoirs en créant des espaces de discussion et de diffusion de bonnes pratiques sur lesquelles les membres disent prendre appui à l’occasion de leurs activités d’enseignement apprentissage et formation.

En nous basant sur la méthode inductive qu’a suivie la recherche, après un survol rapide de la démarche méthodologique privilégiée, nous présentons d’abord ci-dessous les résultats de la recherche[4] afin de les mettre en dialogue avec la littérature consultée sur la pédagogie féministe. Ces résultats sont divisés en deux sections : les points de convergence et les points de tension. Dans la première section, les résultats nous permettent de circonscrire les contours d’une définition de la pédagogie féministe des membres du RéQEF. Nous abordons ensuite les obstacles à la mise en pratique d’une pédagogie féministe en milieu universitaire ainsi que les stratégies élaborées par les membres pour contourner ces obstacles. Dans la deuxième section, nous engageons le dialogue sur les tensions et les débats qui émergent entre les participantes à notre recherche. Partant des réflexions et des commentaires de celles-ci, nous avons tenté d’alimenter les échanges sans nécessairement présenter de solutions, mais en faisant intervenir des éléments issus de la littérature sur ces enjeux. Le premier élément traite de l’hostilité antiféministe dans certains contextes d’enseignement et de la négociation de la posture de l’enseignante ou de l’enseignant qui en découle. Le deuxième élément se penche sur la tension toujours présente entre bonne pédagogie et pédagogie féministe. Une autre tension entre une pédagogie précisément féministe et une pédagogie anti-oppression fait l’objet du troisième élément. Nous terminons en discutant la remise en question de la valeur des savoirs expérientiels et savants et de l’expertise des personnes enseignantes.

La démarche méthodologique

Pour mener à bien notre recherche, nous avons eu recours à une méthode qualitative inductive afin de produire des connaissances à partir du point de vue des participantes (Denzin et Lincoln 1994; Miles et Huberman 1994). Nous avons opté pour l’approche de la théorie ancrée (grounded theory) (Glasser et Strauss 1967), qui permet de se concentrer sur la compréhension qu’ont les participantes du sujet à l’étude ainsi que sur les interactions sociales qui leur permettent de faire sens de leur situation. Nous avons consulté nos collègues du RéQEF[5] par un sondage interne anonyme en ligne acheminé par courriel à l’ensemble des membres par l’entremise d’un lien SurveyMonkey de novembre 2014 à janvier 2015. Sur la centaine de membres ainsi jointes, 25 ont répondu au questionnaire. Le sondage devait faire l’état des lieux sur les conceptions et les pratiques pédagogiques féministes spécifiques des membres du RéQEF en vue de préparer une journée de réflexion collective. À cette fin, nous avons recueilli :

  1. leurs conceptions de ce qu’est la pédagogie féministe;

  2. les caractéristiques de leurs pratiques inscrites dans une perspective d’action pédagogique féministe;

  3. les obstacles rencontrés;

  4. les conditions favorisant la mise en oeuvre d’une pédagogie féministe. Les réponses obtenues ont été compilées dans une grille synthétisées pour en faire sortir les éléments prépondérants.

En mai 2015, nous avons organisé une demi-journée de discussion, rappelant le format d’un groupe de discussion (focus group), afin de présenter les résultats du sondage interne dans un contexte d’échange et de mise en commun. Toutes les membres du RéQEF ont été invitées – peu importe leur domaine : enseignement, études ou communautés de pratiques – par courriel. Au total, 12 personnes ont participé à la rencontre (6 professeures/chargées de cours, 2 membres des milieux de la pratique et 4 étudiantes). Les discussions ont été enregistrées et retranscrites, puis anonymisées. La rencontre a été divisée en trois. En nous basant sur l’analyse qualitative des données du sondage, nous avions préparé deux séries d’énoncés pour les deux premières parties : l’une synthétisant les principales stratégies de la pédagogie féministe (16 éléments); et l’autre, les principaux principes au coeur de cette pédagogie (16 éléments). Travailler sur les stratégies avant les principes était un choix volontaire de notre part puisque cet ordre nous permettait de mieux valider la cohérence entre le choix des stratégies et les principes qui guident les actions. La troisième partie était réservée à la discussion sur les obstacles et les solutions. Une synthèse des obstacles indiqués dans le sondage (12 éléments) avait également été préparée à cet effet. Les douze participantes ont été séparées en deux groupes de six lors de la première partie (stratégies) pour faciliter la discussion et offrir un maximum d’échanges. Après le départ de deux participantes, nous avons préféré, pour la deuxième et la troisième partie, constituer un seul groupe de dix participantes afin de discuter des principes et des obstacles.

Les difficultés et les limites de notre méthode

Le sondage nous a fourni un bon aperçu de ce que représente la pédagogie féministe pour les membres du RéQEF travaillant dans le milieu universitaire. Toutefois, bien que le taux de participation ait été relativement élevé (± 25 %), l’échantillon n’était pas aléatoire; par conséquent, les personnes ayant répondu au sondage sont probablement celles qui ont le plus d’intérêt relativement au sujet, et qui ont possiblement davantage développé leurs réflexions et leurs pratiques. En outre, quelques membres du RéQEF appartenant au milieu communautaire nous ont fait remarquer que les pratiques en éducation populaire, les principes anti-oppression ou encore l’approche en alphabétisation partagent les caractéristiques de la pédagogie féministe[6]. Or, les réponses au sondage, de par l’emploi d’un vocabulaire universitaire, ont montré que la majorité des répondantes appartiennent au milieu universitaire. Par conséquent, les pratiques pédagogiques issues du milieu communautaire sont sous-représentées. Pour les deux praticiennes des milieux communautaires présentes à la journée de réflexion, cette centralisation de l’expérience universitaire a créé une distance cognitive.

Les facteurs relatifs

Durant la journée de discussion, l’idée de circonscrire les stratégies incontournables dans l’absolu, en dehors des contextes spécifiques d’apprentissage, indépendamment des objectifs et de la catégorie de personnes apprenantes ne plaisait pas à toutes les participantes. La première partie de la discussion a donc servi à délimiter les facteurs qui, selon les participantes, déterminent l’importance relative des stratégies pédagogiques et les principes pédagogiques qui guident leur pratique. Le premier facteur souligné a été le contexte d’enseignement. En effet, enseigner à l’université ou à l’éducation populaire ne requiert pas le même répertoire de stratégies pédagogiques féministes. La durée de l’enseignement (une séance ou un trimestre) influe aussi sur le type de pratiques mis en place. Les stratégies pédagogiques doivent ainsi s’adapter au niveau et à l’étendue des connaissances des personnes apprenantes (Barnett 2009; Crabtree et Sapp 2003). Le deuxième facteur traitait de la disponibilité des ressources. Malgré la créativité de celles et ceux qui enseignent, les limites matérielles comme la taille des groupes, le temps disponible et l’espace physique de la classe sont des éléments avec lesquels il faut composer. Le troisième facteur portait sur les objectifs d’apprentissage qui déterminent en grande partie les stratégies utilisées et font appel à différents principes de la pédagogie féministe. En effet, encadrer individuellement une étudiante au doctorat et faire découvrir l’étendue de la littérature féministe dans un domaine donné à une étudiante de baccalauréat ne requiert pas nécessairement les mêmes stratégies. Le statut de l’enseignant ou de l’enseignante et la relation souhaitée avec des personnes en situation d’apprentissage jouent aussi un rôle quant aux stratégies sélectionnées. Par exemple, maintenir une certaine autorité dans un cours d’introduction à la sociologie composé majoritairement de jeunes hommes privilégiés prompts à remettre en question l’autorité d’une jeune femme racisée chargée de cours qui tente d’introduire la pertinence des études féministes (contexte hostile) ne requiert pas le même répertoire d’actions que l’animation d’un atelier dans un groupe communautaire qui essaie de limiter le rapport d’autorité en soulignant l’expertise des personnes qui y prennent part (contexte confortable). Par conséquent, les participantes ont souligné l’importance des contextes éducatifs, de la disponibilité des ressources, des objectifs d’apprentissage et du type de relation souhaitée avec les apprenantes et les apprenants pour déterminer les stratégies et les principes auxquels elles faisaient appel.

Les points de convergence sur les stratégies

Les caractéristiques de la pédagogie féministe

Pour les répondantes au sondage, les caractéristiques de la pédagogie féministe reposent sur plusieurs principes faisant largement appel aux principes élaborés dans la littérature sur la pédagogie féministe (Briskin et Priegert Coulter 1992; Cox 2010; hooks 1994 et 2013; Forest et autres 1988; Kenway et Modra 1992; Lampron 2016; Manicom 1992; Mozziconacci 2015; Nave 2005; Solar 1992). En effet, les résultats du sondage nous ont permis de préciser de nombreux éléments qui caractérisent la pédagogie féministe chez les membres du RéQEF. La diversité des réponses obtenues correspond aux constats de Claudie Solar (1992 : 264) qui, dans son article intitulé « Dentelles de la pédagogie féministe », qualifie la pédagogie féministe comme une « expression générique qui recouvre une multitude de pratiques pédagogiques qui ne sont pas toujours nommées ainsi » (voir aussi Cox (2010 : 79)). Pour plusieurs répondantes au sondage, la pédagogie féministe valorise l’horizontalité, la transparence du point de vue situé de celle ou celui qui enseigne et une posture réflexive. Ce type de pédagogie considère les personnes apprenantes dans leurs différentes dimensions (cognitive, métacognitive, affective, culturelle, économique, etc.). Elle mise sur la justice sociale, l’inclusion et la reconnaissance de la diversité, des différences et des minorités. Sur le plan de la transmission des savoirs, une pédagogie féministe s’appuie considérablement sur l’expérience vécue en tant que source de savoirs. Elle reconnaît les savoirs pratiques, expérientiels et savants, tout en critiquant les savoirs dominants. À noter que cet élément est celui qui a été le plus consensuel parmi les participantes au groupe de discussion. Cependant, cette reconnaissance amène toute une série de questions et de débats sur la hiérarchisation des types de savoirs.

En fait de stratégies, l’idée de partir des savoirs expérientiels peut se traduire par un travail réflexif qui incite à se mettre à la place d’autrui ou en partant du vécu des personnes visées, selon leur situation (apprentissage ou enseignement), comme matériau pour réfléchir (avec un journal de bord, par exemple). Cette notion est validée dans la littérature scientifique où l’on indique qu’une des caractéristiques de la pédagogie féministe est l’utilisation de l’expérience comme source de savoir (Cox 2010 : 79; Solar 1992 : 277; Forest et autres 1988 : 95; Briskin et Priegert Coulter 1992 : 249).

Selon les répondantes au sondage, la pédagogie féministe a recours à un cadre d’analyse féministe, à une littérature féministe et à une littérature sur les femmes : elles font ainsi écho aux propos de Peta Cox (2010 : 79) qui définit justement la pédagogie féministe comme une pratique d’enseignement s’appuyant sur les principes et les théories féministes (voir aussi Jennifer Gore (2000)). Cox souligne les savoirs minorisés, tout comme les rapports de pouvoir dans les savoirs, et met l’accent sur la compréhension des rapports sociaux de sexe et de l’ensemble des rapports sociaux inégalitaires. Elle valorise la reconnaissance de la pluralité des féminismes et vise une construction des savoirs subversifs participant à la lutte contre les oppressions. Enfin, elle met en évidence la représentation des points de vue dominant et dominé afin de rendre visibles la domination et la hiérarchisation, et ce, dans une optique de conscientisation.

Dans nos groupes de discussion, l’énoncé : « Questionner les stéréotypes ou préjugés perpétués. Réagir aux propos sexistes, racistes, inappropriés, discriminatoires. Éviter de donner des exemples stéréotypés sinon les replacer dans le contexte dans lequel ils ont été produits » a été désigné comme caractéristique fondamentale de la pédagogie féministe. Dans le deuxième groupe, cet énoncé a été discuté avec un autre qui se focalisait sur la féminisation, la valorisation de l’analyse de genre et la présence de données sexospécifiques dans le matériel d’enseignement, éléments qui n’ont pas été relevés dans le premier groupe. Les membres du second groupe ont également souligné l’importance d’intégrer des textes porteurs de perspectives et de références féministes dans les cours ne portant pas précisément sur le sujet. Pour les membres du premier groupe, il faudrait souligner la nécessité de « transmettre des savoirs liés à la transformation radicale des rapports sociaux de sexes, et ce, dans la reconnaissance des autres rapports sociaux de domination et de traiter de sujets liés à la lutte féministe : violence sexuelle, violences masculines contre les femmes, etc. ». Ainsi, dans les deux groupes de discussion comme dans le sondage, la mise en action d’une pédagogie féministe passait par l’intervention dans les idées reçues et la mise en valeur de données et de savoirs féministes. Dans les discussions en grand groupe, l’énoncé selon lequel « la pédagogie féministe se base sur la théorie féministe et présente une critique des savoirs dominants » a été considéré comme prioritaire par neuf personnes sur dix.

Autant le sondage que les deux groupes de discussion reprennent l’idée présente dans la littérature selon laquelle la pédagogie féministe porte une « volonté de transmettre des savoirs féministes en lien avec le vécu des femmes », « la dénonciation de l’omission des femmes et la construction d’une mémoire collective » et, enfin, « la transmission des outils intellectuels propres aux critiques féministes » (Solar 1992 : 277; voir aussi Soline Blanchard et autres (2005), Frances A. Maher (1987) et Catherine Nave (2005)).

Concernant les savoir-faire à développer dans le contexte d’une pédagogie féministe, les répondantes au sondage se basent sur les principes de l’éducation populaire et d’une praxis féministe : une formation par et pour les personnes apprenantes elles-mêmes, sur les enjeux qu’elles auront indiqués et une approche intersectionnelle tenant compte des différents contextes d’oppression et de leur interaction dans la vie des femmes et des personnes minorisées. Certains de ces éléments rappellent l’idée de « rompre le silence et de donner la parole à toutes les femmes à partir de certaines stratégies d’animation de groupe et d’écriture » (Solar 1992 : 277), l’idée qu’il importe de s’inspirer d’une praxis féministe et de privilégier une approche intersectionnelle dans la formation (Lampron 2016; Girardat et autres 2014). Toujours en ce qui concerne les savoir-faire, les deux groupes ont souligné l’importance d’encourager la participation et la pluralité des modes de pensée. Le premier groupe a cependant choisi un énoncé qui mettait l’accent sur le besoin de valoriser et d’encourager en particulier la prise de parole des femmes et des filles (tours de parole paritaires, outils concrets et activités pour renforcer la confiance durant la prise de parole[7], etc.), alors que le second groupe a préféré discuter de cet objectif à travers un énoncé se focalisant sur la collaboration entre les personnes apprenantes et le décentrement de l’enseignante ou de l’enseignant dans les activités (favoriser les apprentissages actifs, limiter les exposés magistraux, privilégier les travaux d’équipe, etc.) sans spécifier pour autant les besoins particuliers associés aux femmes et aux filles. Une fois encore, la concordance de ces propos avec la littérature est frappante : « l’élaboration d’un climat propice à l’apprentissage des femmes en réduisant la compétition et en instaurant différents modes de coopération et le travail en équipe » (Solar 1992 : 277). Pour sa part, Eve-Marie Lampron (2016) documente d’ailleurs les bienfaits du travail en équipe. Dans le premier groupe, un dernier point convergent pour les participantes était l’idée que les stratégies pédagogiques féministes doivent permettre de faire le lien entre les savoirs et l’action sociale. En effet, penser la salle de classe comme partie prenante de la société, faire des liens entre les enjeux vécus par les apprenantes et les apprenants ainsi que souligner le potentiel émancipateur des savoirs ont été désignés comme des stratégies prioritaires de la pédagogie féministe par quatre des six personnes du premier groupe, concept également présent dans certains écrits sur la pédagogie féministe (Briskin 1990).

Sur le plan des pratiques, les répondantes au sondage ont mentionné une gestion participative et émancipatrice (Forest et autres 1988; Briskin et Priegert Coulter 1992; Kenway et Modra 1992; Blanchard et autres 2005). La gestion est dite « participative » lorsqu’elle mise sur la collaboration, les activités d’apprentissage en équipe, l’utilisation de la discussion et qu’elle prend en considération l’avis des personnes apprenantes dans la construction du cours ou de la formation ou bien de l’évaluation, par exemple. La gestion est « émancipatrice » lorsqu’elle vise une reprise du pouvoir de ceux et celles qui sont en apprentissage particulièrement des personnes marginalisées, à travers le renforcement de la prise de parole équitable (des tours de parole qui encourage la prise de parole des filles, par exemple), la valorisation des différents points de vue; la mise en place d’un espace propice à la discussion et à l’apprentissage (Briskin et Priegert Coulter 1992 : 250); une approche non sexiste et démocratique; l’emploi d’un langage anti-oppressif (par la féminisation à l’oral et à l’écrit et un vocabulaire non hétérosexiste) et le développement de l’esprit critique. Cela peut également se traduire par l’accueil de la personne apprenante « là où elle est » et par l’accompagnement dans son cheminement personnel.

Les résultats du sondage soulignent également la nécessité de chercher à réduire les rapports de pouvoir entre les personnes qui enseignent et celles qui apprennent en nommant ce rapport et en cherchant à avoir une action sur les inégalités et les rapports sociaux. L’objectif est alors d’effectuer une action transformatrice par une combinaison de l’analyse et de l’action dans une perspective à long terme, dépassant l’espace-temps du cours ou de la formation (Breuing 2011; Forest et autres 1988 : 96; Maher 1987 : 94-95). Cet élément a surgi au coeur des discussions du second groupe : construire des relations égalitaires entre apprenantes et apprenants de même qu’avec l’enseignante ou l’enseignant comme stratégie permettant de déconstruire les hiérarchies. Il est intéressant de signaler ici également la concordance avec l’énoncé de Solar (1992 : 277) : « le partage du pouvoir dans le but de contrer la domination et les structures hiérarchiques ». Plusieurs autres auteures abondent dans le même sens que les répondantes au sondage (Briskin et Priegert Coulter 1992; Blanchard et autres 2005). Pendant nos discussions, les propos se sont régulièrement tournés vers l’idée voulant que la pédagogie féministe remette en question, déconstruise les rapports de pouvoir et lutte contre les différentes formes d’inégalités, en particulier les inégalités de genre. Cette lutte contre les inégalités s’inscrit dans la perspective d’une reprise de pouvoir chez les personnes marginalisées, notamment les femmes, ainsi que la poursuite d’un but de justice sociale : ce sont des éléments qui revenaient constamment.

La proximité des énoncés par les répondantes au sondage et les participantes aux discussions avec ceux qui ont été développés dans la littérature n’est pas négligeable. En effet, près de 25 ans après la parution du texte de Solar, les préoccupations et les priorités restent les mêmes. De plus, l’explication de la similarité des propos se trouve peut-être dans l’idée qu’aujourd’hui, tout comme il y a 25 ans, la pédagogie féministe est une « position politique » (Briskin 1990; voir aussi Nave (2005), Manicom (1992), Mozziconacci (2005) et Lampron (2016)) beaucoup plus qu’une méthode d’enseignement féministe. C’est la réponse féministe à une situation donnée. C’est la mise en action de la politisation de tous les espaces d’interaction et donc un désir de transformation. La pédagogie féministe veut le changement des valeurs sociales dominantes. Elle s’apparente à une activité de dénonciation et de déconstruction des rapports sociaux de sexe, de classe sociale et de race qui se conjuguent dans les sociétés contemporaines et qui sont appliqués dans la salle de classe (Lampron 2016; Maher et Thompson Tétreault 2001; Mozziconacci 2005). En somme, à l’instar de plusieurs auteures (Briskin et Priegert Coulter 1992; Cox 2010; Forest et autres 1988; hooks 1994; Kenway et Modra 1992; Lampron 2016; Manicom 1992; Mozziconacci 2015; Nave 2005; Solar 1992), les répondantes au sondage et les participantes aux discussions considèrent qu’une pédagogie féministe, inspirée des théories féministes et conçue pour lutter contre les inégalités, tente de former et de sensibiliser les personnes apprenantes aux questions d’égalité, d’équité et de justice sociale dans toutes les dimensions de la vie sociale, politique, économique et culturelle. Cela fait de la pédagogie féministe une véritable « pédagogie de conscientisation » (Mozziconacci 2015; hooks 1994).

Les obstacles

Nous avons recensé puis organisé les obstacles nommés par les répondantes au sondage et les participantes aux discussions sur deux plans : le plan structurel et le plan interpersonnel. Sur le plan structurel, les répondantes au sondage nomment des contraintes de nature diverse, notamment le manque de temps et la taille des groupes. Le manque de temps est également mis en cause dans la difficulté à mettre en place des activités pédagogiques participatives et la réalisation d’évaluations personnalisées et dans la difficulté à pousser l’utilisation des savoirs expérientiels dans les cours pour aller au-delà de l’anecdote. Sur le plan interpersonnel, certaines répondantes au sondage mentionnent une réticence à se présenter en tant que féministe devant les personnes apprenantes ainsi que dans le milieu institutionnel par peur d’un contrecoup (backlash) et d’une difficulté à discuter des rapports de pouvoir. Parmi les causes, elles font référence à la résistance que rencontre l’analyse féministe, notamment chez les collègues, chez les personnes apprenantes et dans l’administration scolaire (Blanchard et autres 2005; Henneron 2005; Dagenais 1997). Les participantes aux discussions mentionnent la mauvaise réputation du féminisme, encore perçu comme biaisé et non légitime, ce qui suscite une méfiance chez les apprenantes et les apprenants. D’un côté, elles attribuent la réticence des personnes en situation d’apprentissage et la rigidité institutionnelle au fait de se faire confronter avec les enjeux de pouvoir; de l’autre côté, elles constatent la prégnance encore importante du discours et d’arguments antiféministes et masculinistes tels des arguments essentialistes ou la thèse de l’inanité (l’égalité entre les sexes étant atteinte, la lutte féministe est donc désuète). Enfin, certaines répondantes au sondage indiquent un simple manque d’intérêt généralisé de la part des personnes apprenantes couplé d’une survalorisation institutionnelle de la théorie sur les savoirs pratiques et expérientiels qui tend à délégitimer les savoirs féministes.

Les stratégies de contournement

Pour faire face à ces obstacles, quelques répondantes au sondage et participantes aux discussions ont suggéré des avenues à explorer. Afin de contrer l’isolement, elles proposent de se regrouper entre personnes enseignantes pour se soutenir mutuellement. La concertation entre collègues permet de démarrer une réflexion collective sur les pratiques pédagogiques ainsi que de développer et de partager des pratiques autoréflexives soit dans des réseaux informels, soit en créant des espaces plus définis dans des structures comme le RéQEF (Briskin et Priegert Coulter 1992).

Devant le manque de sources à leur disposition, elles suggèrent de mettre en évidence les besoins communs et de continuer à produire des connaissances féministes. Selon elles, créer un climat propice pour la pédagogie féministe, c’est également confronter les rapports de pouvoir entre les personnes enseignantes et apprenantes (Forest et autres 1988; Briskin et Priegert Coulter 1992; Blanchard et autres 2005). Elles conseillent de stimuler des pratiques réflexives avec les apprenantes et les apprenants en mobilisant les connaissances du terrain, l’expérience militante des femmes de la base, en faisant appel aux recherches et aux approches des groupes de femmes en situation de minorité, puis de favoriser la discussion avec les personnes en situation d’apprentissage en s’appuyant sur ces savoirs marginalisés. Ces techniques permettent également de mettre à profit l’hétérogénéité des groupes pour déconstruire l’universalisme. Instaurer une pratique réflexive collective soutient la valorisation de l’esprit critique, dans une optique d’autonomisation. En partant de leur vécu et en misant sur leurs propres expériences, les personnes apprenantes sont amenées à réfléchir sur leur vie, à analyser leur réalité sociale et à prendre du pouvoir quant aux discours dominants.

Les répondantes au sondage soutiennent par ailleurs que la conscientisation passe par le développement de l’esprit critique et la remise en cause des savoirs dominants. Cette dernière peut être facilitée par l’apprentissage de grilles d’analyse qui assurent une rigueur aux perspectives féministes et limitent les possibilités de leur marginalisation. Pour ce faire, il est nécessaire de réserver du temps aux échanges entre les personnes apprenantes et avec la personne enseignante, de créer un climat de confiance et de dialogue, soit un climat sécurisant. Il s’agit de faire réfléchir les membres du groupe sur les propos discriminatoires, empreints de préjugés. Les discussions en petits groupes sont également suggérées, car elles facilitent l’apprentissage de la délibération. Enfin, outre qu’elles proposent de la formation sur la pédagogie féministe, les répondantes au sondage soulèvent la possibilité de répartir la responsabilité de l’enseignement en faisant appel à des conférencières et à des conférenciers, en donnant les cours en duo, en encourageant les personnes apprenantes à contribuer à la matière en partageant leurs expériences, car leur expertise est également précieuse. Ces principes font écho aux textes d’Ochoa et Pershing (2011) ainsi que de Lampron (2016) qui explorent des méthodes et des stratégies pédagogiques féministes engagées et innovantes, dont le jumelage avec des personnes apprenantes dans l’enseignement et l’enseignement par les pairs ou les paires. Devant la surcharge de travail et l’absence de soutien institutionnel, les participantes aux discussions soulignent l’importance de prioriser certaines tâches et de les déléguer. Il est également suggéré d’aborder cet enjeu directement avec les apprenantes et les apprenants pour les sensibiliser aux réalités structurelles et les inciter à avoir des attentes réalistes.

Les points de tension et les débats entre les participantes aux discussions

Si les répondantes au sondage étaient relativement consensuelles sur les principes qui gouvernent la pédagogie féministe, certains points ont suscité des débats argumentés, plus visibles lors des discussions. Quatre tensions sont ici discutées : 1) la nécessité de révéler le point de vue situé de la personne enseignante; 2) la distinction entre une bonne pédagogie et une pédagogie féministe; 3) la distinction entre une pédagogie anti-oppressive et une pédagogie féministe; et 4) la hiérarchisation et l’importance relative des savoirs expérientiels et savants.

Le point de vue situé de la personne enseignante

En théorie, comme nous l’avons vu, la reconnaissance de la position située des personnes enseignantes dans une optique de déconstruction des structures de pouvoir est assez unanime. Pour certaines, la divulgation de la position théorique, expérientielle et identitaire de l’enseignante ou de l’enseignant est incontournable : « Le simple fait d’apporter un point de vue féministe inclut que les personnes apprenantes sachent où je me situe dans les courants. Ça serait ne pas porter respect à mes étudiantes si je ne disais pas où je me situe. » Une autre renchérit : « Dans une perspective féministe, la première chose est de dire d’où tu parles, [où] tu te situes. Tu ne peux pas commencer une classe sans te situer. C’est ce que j’appellerais l’objectivité. » Cet élément est également présent dans la littérature (Briskin et Priegert Coulter 1992; Manicom 1992; Barnett 2009; Lampron 2016). Cependant, certaines mettent en garde contre les effets pervers de cette pratique. Une personne des milieux de la pratique se rappelle : « Par exemple, quand j’ai fait un cours en études féministes, on m’a présenté trois courants féministes pour finalement me dire d’oublier les deux premiers, car ce serait seulement le troisième qui serait valable. » D’autres craignent la perte de crédibilité qui vient souvent avec cette position politique :

Peut-être qu’avec un long débat je pourrais être d’accord avec le fait de se situer, mais je ne l’ai pas toujours fait. Dans certains contextes, je dois même limiter ma féminisation, même dans les rencontres départementales, la féminisation est reçue par des grimaces de la part des autres professeurs.

L’hostilité du climat peut influer sur la faisabilité de cette pratique. En effet, dans des contextes précis, maintenir une certaine distance et utiliser son statut d’enseignante ou d’enseignant pour, d’un côté, créer une première ouverture chez les personnes récalcitrantes et, de l’autre, éviter la marginalisation par les collègues ou les personnes en situation d’apprentissage peuvent être des raisons légitimes de tempérer ce principe. En ce sens, plusieurs recherches examinent les diverses difficultés auxquelles se bute une pratique réflexive ancrée dans l’enseignement, dont la résistance au moment de l’apprentissage (Briskin et Priegert Coulter 1992; Angeloff et Mosconi 2014). En guise de solutions à explorer, une enseignante souligne que, pour éviter la stigmatisation de sa propre position, un tour de table invitant toutes les personnes présentes à se situer, pour ensuite se situer elle-même, aurait le potentiel de désamorcer la situation difficile.

La pédagogie féministe et les bonnes pratiques pédagogiques

Omniprésente, la question de la distinction entre « bonnes pratiques pédagogiques » et « pratiques pédagogiques féministes » a suscité de nombreux débats. En effet, en tant qu’enseignantes féministes, nous avons tendance à penser que si c’est féministe, c’est bien, et que toute bonne pratique pédagogique est féministe. Comme le souligne une participante au groupe de discussion : « Il y a une distinction à établir clairement entre une pédagogie féministe et une bonne pédagogie. Que les féministes fassent une priorité d’une certaine pratique ou stratégie n’inclut pas que ce soit féministe. »

Cette tension émerge autant dans les réponses au sondage que dans les discussions de la journée de réflexion. Certaines stratégies énoncées par les participantes, comme favoriser le travail en petits groupes, mettre les personnes en situation d’apprentissage au centre de leur action et miser sur l’horizontalité, relèvent de pratiques reconnues en éducation, féministes ou non. La question est-elle alors du ressort de l’origine d’une telle pratique (qui l’a dit en premier, qui l’a confirmé scientifiquement)? D’une distinction purement théorique? Ou simplement de l’intention derrière sa mise en pratique? Remettre en question l’origine d’une pratique pour la catégoriser comme féministe ou bonne pratique pédagogique nous conduit dans des débats peu utiles pour notre propos. Particulièrement dans le cas d’une discipline aussi jeune que la pédagogie, la confirmation scientifique de l’efficacité d’une pratique n’équivaut pas à sa création. Déjà à la fin du xixe siècle, les pédagogues féministes et anarchistes (Emma Goldman, Louise Michel, Paul Robin, Francisco Ferrer, etc.) mettaient en avant, de pair avec les adeptes de l’École nouvelle, une pédagogie centrée sur les personnes apprenantes (Allain à paraître). De même, l’importance de la pratique autoréflexive dans l’enseignement est traçable aussi loin que l’on dispose d’écrits de pédagogues engagées dans des luttes féministes et antiracistes[8].

Pour répondre à la question « Cette distinction est-elle purement théorique? », il importe peut-être de se recentrer sur les objectifs d’apprentissage, comme l’exige la pédagogie classique. Que l’apprentissage soit plus efficace s’il part du vécu des personnes apprenantes, par exemple, n’est peut-être pas anodin, mais la motivation des pédagogues féministes n’est pas nécessairement l’efficacité. Pour elles, il faut valoriser les savoirs marginalisés, remettre en cause l’exclusion historique de certaines expériences des savoirs savants et développer, par la même occasion une conscientisation individuelle et collective (sur le modèle de la sensibilisation (consciousness-raising) (Weiler 1991)) menant à la prise en considération d’une diversité d’expériences. Ainsi, la motivation derrière chacune des pratiques permettrait davantage de classer les pratiques que l’appropriation d’une pratique par un champ théorique spécifique.

Finalement, certains éléments relèvent plus d’une bonne « pratique féministe » que d’une pédagogie en tant que telle. Comme l’indique une participante, la pratique de la féminisation ne concerne peut-être pas tant le champ de la pédagogie, mais plutôt une simple pratique féministe que l’on applique en contexte d’enseignement. Enfin, une courte discussion s’est penchée sur le fait que la pédagogie serait une question de contenu ou de format. Alors qu’une participante soulignait l’importance de penser la pédagogie en termes de contenu autant que de forme, une autre donnait cette illustration : « Le standpoint, par exemple, représente du contenu et une pédagogie qui relève d’une stratégie. » La plupart des participantes estiment que la frontière entre les pratiques et les contenus est mouvante dans une perspective féministe.

La pédagogie anti-oppressive versus la pédagogie féministe

Viser la justice sociale et déconstruire les préjugés et les stéréotypes appartient autant à une pratique anti-oppressive ou qu’à une pédagogie critique (IRESMO 2017; Richard 2014; Kumashiro 2000; Orr 2002; Freire 1970 et 1998; Giroux 1997) que féministe. En effet, l’intégration d’une perspective intersectionnelle qui souligne l’importance de s’attaquer aux différents rapports de pouvoir et leur imbrication contribue à limiter la spécificité féministe des pratiques pédagogiques ici étudiées. Par moments, le compromis prend la forme d’une spécification tardive, comme dans l’énoncé « La pédagogie féministe vise une reprise de pouvoir des personnes marginalisées, notamment les femmes ».

Selon différents points de vue, il existerait des similitudes et des différences entre une pédagogie féministe et une pédagogie anti-oppressive. La question de la centralité sur la dimension du genre dans les pratiques éducatives semble être au coeur de ce débat. Beaucoup de répondantes au sondage et de participantes à la journée de réflexion associent la pédagogie féministe à une pédagogie qui repère et analyse les différentes formes d’inégalités sociales, les diverses formes d’oppressions vécues par les femmes, et lutte contre ces difficultés. Plusieurs autres mettent l’accent en particulier sur la dimension du genre et des rapports sociaux de sexe pour discuter de la spécificité de la pédagogie féministe. Il importe de rappeler que différentes définitions de la pédagogie féministe peuvent exister tout autant que peuvent cohabiter des définitions du féminisme. Toutefois, dans le milieu universitaire, les inégalités basées sur le genre sont incontournables dans le contexte de l’enseignement offert par les membres du RéQEF. On peut minimalement en déduire qu’elles livrent un contenu féministe dans leurs cours ou qu’elles présentent une analyse féministe de l’objet du cours.

Au coeur du débat se trouve l’étendue du chevauchement entre la pédagogie anti-oppression et la pédagogie féministe. Comme nous avons tenté de l’illustrer dans le diagramme suivant, le chevauchement serait tout de même important. Or, selon les contextes, il n’est pas total. Au centre du diagramme, on peut rassembler toutes les caractéristiques d’une pédagogie critique anti-oppression et féministe visant la sensibilisation et l’autonomisation (empowerment) des personnes apprenantes avec une attention particulière à la reproduction des processus de marginalisation qu’il importe d’éviter. Aux extrémités se trouve leur spécificité : pour la pédagogie féministe, privilégier l’analyse en termes de rapports sociaux de sexe; pour les pratiques anti-oppressives, omettre la spécificité du genre (Gore 2003; Luke et Gore 1992; Maher 1987; Weiler 1991). Au milieu apparaissent les pratiques communes aux deux, soit celles qui se préoccupent du sexe et du genre en intégrant des réflexions sur les autres facteurs de marginalisation dans l’apprentissage et la construction des savoirs.

-> Voir la liste des figures

Ainsi, dans certains contextes, une pédagogie critique ou anti-oppression peut ne pas mettre l’accent sur le genre, alors que la pédagogie féministe ferait du genre son axe privilégié de réflexion, voire son point de départ. À l’inverse, une pédagogie féministe peut n’aborder que la question du genre ou avoir une approche centrée sur le genre, même si dans la majorité des cas elle tiendra également compte, à l’instar d’une approche intersectionnelle, des autres axes d’oppression dans la vie des femmes et dans les processus de transmission des connaissances (Maher 1987)[9].

Les savoirs d’expertise versus les savoirs expérientiels

Un autre point qui a suscité des tensions à l’intérieur des groupes de discussion a été la position et le rôle de l’enseignante ou de l’enseignant dans le transfert des savoirs et des connaissances ainsi que l’importance relative des différents types de savoirs. Si certaines répondantes s’entendent pour travailler à déconstruire les rapports de pouvoir dans la salle de classe, d’autres soulignent qu’il vaut mieux les reconnaître et les utiliser de manière stratégique au lieu de nier leur existence.

Ces échanges touchent à plusieurs questions soulevées par les participantes aux discussions : La professeure est-elle une experte? Si oui, jusqu’à quel point? Comment doser les connaissances expérientielles des personnes apprenantes avec les savoirs savants? Les personnes apprenantes reçoivent-elles toutes la connaissance de manière différente? Y a-t-il une base commune? Voici comment, parmi les répondantes, quelques enseignantes en débattent :

Je voudrais plutôt amener les étudiantes et les étudiants au-delà de l’expérience […]

Comment partir de l’expérience en sortant de l’anecdote? Ou veut-on la valoriser? Ou encore, comment la penser, l’intégrer… sans démolir avec une anecdote des statistiques plus générales?

Le groupe doit déboucher sur autre chose qu’un partage de vécu. On doit donner du sens au vécu en mobilisant des auteures et auteurs.

Certaines de ces questions sont restées en suspens malgré les discussions.

Deux éléments font néanmoins l’objet de débat dans la littérature scientifique : la hiérarchisation des savoirs savants et expérientiels puis la critique des savoirs dominants. D’une part, certaines auteures soulignent l’importance de reconnaître la diversité des types de savoirs et de développer des pratiques pédagogiques qui les intègrent, notamment ceux qui émanent de l’expérience de ceux et celles qui apprennent ou qui enseignent, voire de l’expérience vécue des personnes extérieures à l’espace d’enseignement dont on s’inspire (Angeloff et Mosconi 2014; Barnett 2009; Blanchard et autres 2005; Briskin et Priegert Coulter 1992; Cox 2010).

D’autre part, ce débat met l’accent sur la question des savoirs savants en eux-mêmes : là où les pédagogies féministes ne nient pas l’importance des savoirs savants, elles soulignent et tentent de rendre visibles leurs biais et la hiérarchisation qui en découle, notamment l’impact de l’absence historique de chercheures et de chercheurs venant de différents milieux ou pays, amenant un vécu diversifié à la construction des savoirs. En ce sens, la critique des savoirs dominants prend racine dans l’absence de la considération des expériences et des analyses des personnes traditionnellement exclues des espaces de production et de légitimation des savoirs, ainsi que de l’importance de la mise en commun des vécus pour les constituer en savoirs collectifs. Ainsi, il ne s’agit pas d’invalider une statistique nationale avec une expérience individuelle, mais bien de souligner le biais androcentriste, colonialiste, raciste et « occidentalocentriste » des savoirs jugés légitimes par les établissements d’enseignement universitaire. Le recours aux outils mis au point par les féministes, notamment à travers la critique du point de vue situé (Haraway 1988; Harding 2004; Spivak 1988) et l’ancrage de la théorie dans la mise en commun des expériences (Collins 1990), permet de jeter un regard critique sur cette hiérarchisation.

Conclusion

Notre article a porté essentiellement sur les conceptions qu’ont les membres du RéQEF de la pédagogie féministe et sa mise en action. Au total, 25 membres ont répondu au sondage interne en ligne et 12 ont participé à la demi-journée de discussion organisée dans le but d’échanger, d’approfondir et de bonifier les données recueillies dudit sondage. L’élément le plus frappant de cette analyse est probablement la similitude entre les enjeux qui préoccupent les pédagogues féministes d’aujourd’hui et celles d’il y a 25 ans. D’abord, l’application d’une « position politique » similaire ‒ celle des féministes ‒ dans un contexte d’enseignement semble mener à des principes équivalents qui gouvernent la mise en application de la pédagogie féministe : l’importance d’une pédagogie qui a pour objet une reprise de pouvoir des personnes apprenantes, particulièrement celles qui sont marginalisées, la valorisation des différents points de vue et le lien établi entre les savoirs et l’action sociale. En ce sens, la pédagogie doit être participative, lorsqu’elle mise sur la collaboration, et émancipatrice, lorsqu’elle cherche à contrer la domination et les structures hiérarchiques, notamment par la remise en question de ces structures dans l’espace même de la classe. De plus, la pédagogie féministe porte la volonté de transmettre des savoirs et des outils intellectuels féministes et les critiques élaborées par les féministes des savoirs dominants sur le plan factuel, épistémologique et conceptuel. Finalement, la centralité des savoirs expérientiels fait également partie des éléments consensuels à travers le temps.

Notre analyse a montré des points de tension et de débat chez les participantes aux discussions. D’abord, l’injonction à révéler son point de vue situé comme personne enseignante s’est avérée plus consensuelle en théorie qu’en pratique, particulièrement en climat hostile. Ironiquement, la question de la distinction entre bonne pédagogie et pédagogie féministe a soulevé un passionnant débat d’arguments. De même, le chevauchement entre la pédagogie anti-oppressive et la pédagogie féministe soulignait les limites d’une méthode d’enseignement qui n’intègre pas les différentes manières dont les apprenantes et les apprenants peuvent être re-marginalisés dans l’espace d’apprentissage. Finalement, la portée du débat sur la hiérarchie entre les savoirs expérientiels et les savoirs savants ouvre la porte aux réflexions sur la position des personnes à même de produire et de légitimer des savoirs reconnus.