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Alexis Lussier : Prenons le mythe de Diane et Actéon. Ouvrons-le encore une fois. Nombreux sont les artistes qui en ont fait un thème essentiel à travers l’histoire de la peinture. Comme si Actéon renvoyait la peinture à elle-même. Parce qu’Actéon voit la nudité de Diane, on l’identifie au spectateur, sinon à l’artiste lui-même, littéralement frappé, retourné, par l’objet de son regard. D’un côté, on imagine le destin d’Actéon, dont le sens s’inscrit au travers de la longue histoire des commentaires. De l’autre, il y a Diane, ou Artémis, selon qu’on se situe du côté de la tradition grecque ou latine : la déesse qui erre dans les lieux sauvages, en marge de la cité, dans un espace « hors la loi » ; ce qui lui confère une sorte de souveraineté, mais une souveraineté qui s’étend en dehors des limites fixées par la civilisation. Ce pourquoi Diane est aussi la déesse des frontières, et surtout de ce qui est au-delà des frontières. Et puis, la tradition veut qu’elle soit chaste, c’est-à-dire que l’homme n’ait pas d’emprise sur elle. Par conséquent, elle reflète quelque chose d’inatteignable. Dans la réécriture du mythe, proposée par Pierre Klossowski[1], l’écrivain imagine ce que l’inaccessibilité de Diane, sa nature rigoureusement divine, en somme, peut impliquer dans le cadre d’une théophanie érotique. L’argument fictionnel de Klossowski consiste à supposer que la nudité de Diane, surprise par Actéon, n’est elle-même qu’un simulacre (puisque la nudité n’est encore que la soumission de la déesse à sa propre manifestation formelle). En somme, la nudité n’est encore qu’une représentation, une image, un voile. Nous avons donc affaire à une logique plus ou moins retorse où la nudité de Diane participe de l’imagination de Diane (où Diane est réfléchie par Actéon) qui est encore une déesse imaginée. C’est à partir de cet argument, il me semble, que Klossowski imagine l’autre côté, à travers celui qui veut voir au-delà de la nudité de Diane. Actéon veut voir la déesse en elle-même, par-delà l’apparence qui est la forme que prend la divinité pour apparaître. Or, le regard d’Actéon y est tout à la fois assuré de ce qu’il voit, parce qu’il est saisi, captivé et retourné, mais il est aussi dupé par ce qu’il voit. La « théophanie » de Diane impose à Actéon ceci qu’on ne peut voir à la fois le corps et la divinité. Logique paradoxale, si l’on veut, où l’apparition de la divinité est aussi, et en même temps, sa disparition.

Hervé Castanet : En effet, dans toute cette scène, la divinité se propose et se dérobe aux hommes, ou du moins à Actéon. Elle réactualise, dans l’instant où surgit Actéon, ses attributs contradictoires. Or on peut imaginer qu’Actéon ne voit pas fortuitement, comme le supposent Ovide et toute l’Antiquité. Au contraire, comme vous venez de le souligner, Actéon veut voir. Ce qui est aussi la thèse de Klossowski. Pour Klossowski, Actéon est celui qui viole par le regard les mystères (interdits) de la déesse, ses secrets aussi antinomiques que provocants. Actéon n’est pas la victime démunie de la fatalité divine, il est celui qui, au prix de son propre sacrifice-castration, doit plaider coupable. La vocation (subjective) d’Actéon se réalisant dans la scène finale d’où il ressort métamorphosé. Cependant, Actéon n’est pas Oedipe. Ici point de pathos malgré le dépeçage du corps du héros. Le mythe donc : Diane feint l’essoufflement après la poursuite du gibier ; elle mime la fatigue, la chaleur et la transpiration qui l’envahissent dans son corps. Alors elle se dévoile, sachant la présence des mortels autour d’elle, mais voilà que les formes plastiques de Diane, celles qu’Actéon essaye de voir, ne sont qu’une représentation, un voile qui cache à la vue la divinité, son essence sans forme ni consistance. La nudité de Diane n’est à son tour qu’une image faisant barrage à son essence inviolée.

Ce que ne comprenait pas Actéon, c’est que Diane pût ne jamais faire rapport avec un mortel – qu’elle est et sera toujours fermée, se suffisant à elle-même, toujours autre, hétérogène absolument. Diane, ainsi décrite, montre dans la fiction du mythe l’impossibilité du rapport sexuel. Le point de bascule réside en ceci : cette déesse du dehors, cette déesse Autre, « devient l’excitation perpétuelle des émotions asservies au-dedans » (LBD, 24) – elle devient ce qui donne forme et consistance à ce qui remue le sujet et qui n’a pas encore de nom ou de forme. Elle devient cette vision chiffrant ce qu’il faut dévoiler et qui, de l’intérieur, torture le sujet et, comme le suggère Klossowski, elle imite au-dehors les mouvements de l’âme au-dedans. La nudité de Diane est la forme de ce qui révèle et recouvre ce qui cause le désir d’Actéon, le poussant à voir ce qui, à l’intérieur, l’agite. Cette scène : voir la déesse dénudée enfin, à se réaliser, vide d’un seul coup tout contenu de parole. C’est du reste à ce titre que peinture et sculpture n’ont pas cessé de la montrer comme pur silence. En retour, quel effet produit chez Diane ce regard abrupt ? Klossowski le décrit en ces termes : « Diane invisible considère Actéon imaginant la déesse nue. C’est au fur et à mesure qu’Actéon s’abîme dans sa méditation que Diane prend corps » (LBD, 41). C’est-à-dire, comme le dit Klossowski, que le « corps dans lequel elle va se manifester à elle-même, c’est à l’imagination d’Actéon qu’elle l’emprunte » (LBD, 43). Pour ne pas demeurer Autre à elle-même, pure énigme désincarnée, Diane doit en passer par l’Un, par l’imagination d’Actéon. En passant par cet Un, elle est écornée en tant qu’Autre – une partie de sa « nature fermée » n’est plus une essence absolue, intouchée et inviolable. On sait le sort d’Actéon – ici en tant que paradigme du voyeur et du contemplateur-amateur-spectateur de ce qui s’impose comme tableau – celui qui a voulu voir et posséder la déesse. Ce qu’il veut voir n’a pas de nom. Il n’y a pas de mot qui puisse le dire. Ce qu’il veut voir et s’approprier est dans une relation d’infinitude avec le champ de la vision qu’il s’efforce de maîtriser par la toute-puissance d’un oeil vorace et insatisfait.

Lorsque Diane découvre Actéon, elle l’asperge d’eau, le transformant en cerf. Elle lui dit – ce seront ses dernières paroles : « Nunc tibi me posito velamine narres / Si poteris narrare, licet. » Ces mots, comme il est écrit, « provoquent la divulgation par le langage de ce qui vient de s’accomplir et en même temps démontrent que la métamorphose rend cette divulgation impossible » (LBD, 80). Klossowski parle de provocation et d’ironie de la part de la déesse : « La provocation : Va donc le dire – va décrire la nudité de Diane – va décrire mes appas – c’est là sans doute ce que tu attends, ce que tes semblables aimeraient savoir ! » (LBD, 81) Transformé en cerf, sa bouche devenue gueule ne peut plus dire – ses pensées se troublent, un brouillard envahit sa réflexion, les mots se délitent, le silence se répand.

Qu’aurait pu voir Actéon ? À quel moment précis la parole de la déesse qui métamorphose surgit-elle ? Nec nos videamus labra Dianae. » Klossowski, pour les besoins de sa démonstration, invente cette phrase en l’attribuant à Ovide et aussitôt la commente :

D’une main [Diane] venait de lui jeter l’onde à la face, mais alors qu’elle proférait la sentence […] elle découvrait sa vulve vermeille, découvrait les lèvres secrètes : Actéon voit ces lèvres infernales s’ouvrir à l’instant même où le jet d’eau lui ruisselle sur les yeux et l’aveugle.

LBD, 84

Il y a un déplacement de la main : elle cachait la vulve vermeille, en jetant l’eau au visage du chasseur tout à la fois, elle dévoile son secret, et transforme son voyeur désormais à jamais muet. C’est une description fine où se lit que lorsque Actéon se réduit à l’objet regard, d’une part il ne voit plus – l’eau l’aveugle –, d’autre part, transformé en cerf, il ne peut plus dire – il s’annule, métamorphosé en bête, comme sujet. Cette scène centrale s’est donc réduite à une vision, labra Dianae, qui ne dure qu’un instant. La fulguration aveuglante l’annulant aussitôt comme visible pour celui qui voulait voir : nec videamus. L’instant (temporalité subjective hors toute chronologie externe) où Actéon voit la déesse nue, enfin, est l’instant même où il meurt, déchiqueté par ses cinquante chiens.

Alexis Lussier : C’est d’ailleurs à mon avis cette temporalité subjective qui donne l’impression que le texte fonctionne sur une structure fantasmatique. À tout le moins espace de l’écriture et espace du fantasme semblent se recouvrir, pour peu qu’ils soient vraiment distincts. Dans ce texte, Actéon est lui-même l’observateur de son propre mythe qui se réécrit indéfiniment, à travers lui. Il est dans sa légende, comme l’écrit Klossowski, feignant de ne pas savoir que son destin est à nouveau en train de se jouer (LBD, 59) : ou bien il ne sait pas, ou bien il prévoit déjà ce qui va se passer. Peu importe. « Dans les deux cas, écrit Klossowski, c’est Actéon qui marche, qui progresse dans l’espace, qui arrive sur les lieux où Diane est déjà en train de se baigner lorsqu’il débouche à l’improviste » (LBD, 59). On retrouve là, en fait, la situation réduite du fantasme que Klossowski a longuement imaginé, décrit et commenté sous le thème de « l’instant de la porte ouverte », dans Roberte ce soir[2]. C’est-à-dire un instant, qui peut être indéfiniment rejoué, où le regard se saisit lui-même comme regard et se confond avec l’objet qu’il vise, qui est le regard lui-même. Or cet instant qui est chaque fois décrit comme un éclair, une fulguration aveuglante, n’est reproductible (c’est-à-dire qu’il peut être cadré, isolé, fixé) que par une sorte de pantomime immobile sur laquelle se réduit, tout entier, l’instant du regard. D’où l’impression, il me semble, que le texte compose des possibilités, imagine des variations, autour de ce moment crucial – l’instant même où le regard d’Actéon se frappe à la rencontre du regard de Diane qui se voit elle-même surprise, etc. – ; moment crucial qui est le point d’irréductibilité du fantasme. Le texte tourne, revient, reprend, redit encore ce qui fait l’instant le plus saisissant du fantasme, et il le perd à nouveau, sans doute, du fait qu’il l’a représenté. Scène unique, mais rejouée, refendue en plusieurs temps, que le texte décline. C’est pourquoi il y a, dans Le bain de Diane, toute une réflexion, assez énigmatique d’ailleurs, sur le temps mythique (« mouvement d’une progression circulaire » [LBD, 62]) et le point de rupture, et de rencontre, avec ce que Klossowski appelle le « temps réfléchi » (LBD, 63), et que résume bien, il me semble, la formule de l’auteur qui décrit l’instant du regard « toujours inattend[u] » (LBD, 69). C’est une formule toute simple, mais qui en dit long, puisqu’elle est aussi formidablement paradoxale. Elle est paradoxale, ou antinomique, si l’on veut, parce qu’elle est repliée sur la logique fantasmatique qui l’implique. Si la scène est toujours inattendue, c’est donc qu’elle est attendue, mais elle l’est toujours, aussi, dans son caractère imprévisible et faussement contingent : « toujours inattendue, encore que son attente même déterminât la marche », écrit Klossowski (LBD, 69).

Hervé Castanet : La temporalité au coeur du mythe s’abîme dans l’intemporel. L’espace mental, ordonné par le temps pour comprendre, se convertit dans le retour éternel de l’instant : tout à la fois, inséparablement et inlassablement, Actéon voit Diane au bain, il devient cerf et meurt dévoré. Entre ces différentes « postures », il n’y a pas de successivité, mais la réitération de la constance du même acte. La structure temporelle strictement ponctuelle de cette scène, son temps s’y résumant à l’instant de voir, nous indique sa place dans le discours. Cette place est effectivement celle du fantasme pour suivre les remarques de Jacques-Alain Miller. Place du fantasme, c’est-à-dire place du réel en tant qu’il se déduit des impasses du signifiant – ce signifiant qui ordonne les coordonnées de la « réalité » visuelle. C’est parce qu’il chiffre, en silence, la jouissance de celui qui se fait regard, pur objet regard, que ce fantasme est fascination. La scène dénude un retournement subjectif : c’est au moment où la chair nue de la femme apparaît qu’elle échappe aussitôt à son prédateur-voyeur. Elle y échappe car elle le métamorphose. C’est lui qui devient la proie. Celui qui voulait voir est transformé, lorsque surgit l’image éblouissante de la peau, en regard. De voyeur qui, au départ, veut voir, il devient, en bout de course, fasciné, immobilisé, statufié, par cette peau, cette nudité qui désormais le regarde, au-dehors. Actéon a échoué, pour le dire en termes freudiens, à voir le phallus absent chez l’Autre féminin. Cet échec signe que la castration est du côté d’Actéon ; Diane, elle, y objecte. La soumission d’Actéon à la Loi est affirmée : la conjonction de l’Un (lui) et de l’Autre (elle), de la logique phallique et de la jouissance féminine est impossible. Diane n’est pas l’autre sexe, mais l’Autre absolu qui ne fait pas rapport : castration. Le sort final de notre héros, le déchet jeté aux chiens, est la forme emblématique de la castration imaginarisée comme morsure, déchirure, arrachement. À ce regard au-dehors, mis en position de cause, chacun est impliqué.

Alexis Lussier : En cela, Actéon ne se présente-t-il pas à l’envers de cette autre figure mythique qu’est Don Juan, je pense à la figure de Don Juan telle que Lacan pouvait l’imaginer – vous savez que Lacan y fait référence à plusieurs reprises –, c’est-à-dire en tant qu’il se tient hors de portée de la castration ?

Hervé Castanet : Il y a un texte de Jules Barbey d’Aurevilly où le personnage de Don Juan est problématisé d’une façon toute particulière, et qui rejoint d’ailleurs la thèse de Lacan sur Don Juan. Là encore, il faut retourner au texte. Dans « Le plus bel amour de Don Juan[3] », le narrateur lui donne les traits d’un certain comte de Ravila de Ravilès. Don Juan n’est plus un personnage qui aurait existé avec ses caractéristiques singulières, ses traits propres, ses signes discrets qui le rendraient unique et que la nouvelle rappellerait aux mémoires des lecteurs. Don Juan est une fonction romanesque, une position dans l’histoire – ou mieux, comme dit Barbey, une « race » (PBA, 88), voulant en cela que cette fonction et cette position ne soient pas abstraites mais incarnées, ancrées dans un corps vivant, dont la race est cependant identique à la lignée royale : « cette antique race Juan éternelle, à qui Dieu n’a pas donné le monde, mais a permis au diable de le lui donner » (PBA, 87). Dieu et le diable sont désormais inséparablement liés dans l’éternité, mais Dieu n’est pas pour rien dans cette race Juan : il a permis au diable de lui donner le monde – celui du mal. Et le Dieu de Barbey, fût-ce par procuration cédée à son ange déchu, n’est pas sans rappeler cet être-suprême-en-méchanceté qu’honore le libertin sadien dans les exactions qu’il commet pour l’édifier. Cependant cette lignée du diable, cette race Juan, voilà sa particularité, ne procède pas de père en fils – comme la lignée royale, elle, le fait. Le monde du diable est aléatoire. Ce n’est pas une ligne droite qui suit le principe : fils légitime du roi mort et ainsi de suite. La lignée du diable est brisée, non repérable dans son trajet, clandestine dans ses apparitions : « cette mystérieuse race qui ne procède pas de père en fils, comme les autres, mais qui apparaît çà et là, à de certaines distances, dans les familles de l’humanité » (PBA, 88). Le comte de Ravila est la théophanie de cette lignée du mal réapparue dans ces années 1870, au commencement donc de la IIIe République, à Paris, au faubourg Saint-Germain…

Alexis Lussier : Nous avons donc deux théophanies. Théophanie de Diane, d’après Klossowski. Et théophanie de Don Juan, d’après Barbey d’Aurevilly.

Hervé Castanet : C’est d’ailleurs parce qu’on en parle en termes de « théophanie » que Don Juan, comme l’a dit aussi Lacan, « ne se confond pas purement et simplement, et bien loin de là, avec le séducteur possesseur de petits trucs qui peuvent réussir à tout coup[4] ». C’est comme exception à la série des hommes qu’il opère. Il objecte à l’affirmative universelle qui fonde l’ensemble des hommes : pour tout homme, la fonction phallique est vérifiée – soit : pour tout homme, la castration est confirmée. Don Juan incarne l’exception, et c’est en cela qu’il est immortel et qu’il est le diable avec un corps d’homme. En somme, il existe au moins un homme qui n’est pas soumis à la fonction phallique, soit à la castration. Comme dit Lacan, ailleurs, Don Juan est celui qui récupère « le membre perdu d’Osiris[5] » et qui réalise cette prouesse « qu’aucune femme ne puisse lui prendre[6] ». D’ailleurs, la fin du mythe n’infirme pas cette thèse mais la vérifie, au contraire, lors de la rencontre finale avec le Commandeur : ce que cherche et finit par trouver Don Juan, au-delà de ses conquêtes, c’est le Père – pas n’importe lequel, celui de l’exception. « N’oublions pas que quand il se présente, c’est, chose curieuse, sous la forme de l’invité de pierre, de cette pierre avec son côté absolument mort et fermé, au-delà de toute vie de la nature. C’est là que Don Juan vient en somme se briser, et trouve l’achèvement de son destin[7]. » Dans cet achèvement, le corps de Don Juan se dédouble : en tant qu’homme, il est puni de ses fautes et de son imposture. La morale est sauve. Mais celui qui le punit, « l’invité de pierre » qui ne dit mot, est l’imposture elle-même élevée à la dignité du destin. Don Juan, l’imposteur, est mort ! Vive l’imposture ! Don Juan comme personnage incarné doit être châtié et disparaître pour renaître ailleurs, autrement, afin que « l’objet absolu » soit sauvé. On tue l’imposteur pour sauver l’imposture du Père/Commandeur/Dieu non castré – pour lui permettre de s’incarner à nouveau, aléatoirement.

Mais dans la nouvelle de Barbey, la mort du personnage n’est pas à l’ordre du jour quoique la vieillesse rôde et que le comte de Ravila, ce soit Don Juan « au cinquième acte » (PBA, 88). À la place de cette fin mortelle, « Le plus bel amour de Don Juan » met en scène une drôle de jeune fille de treize ans, la « petite masque ». Si l’auteur prend soin de nous prévenir, dans la préface, qu’il n’y a pas une seule femme qui ne soit « diabolique », du moins les femmes qui peuplent les six nouvelles qui composent Les diaboliques, on peut se demander si cette description est encore applicable à cette jeune enfant de treize ans, la « petite masque » ? Faudrait-il la sortir de cette série des monstres et en faire une exception ? Si vous êtes attentif, vous remarquerez que ce n’est pas la solution qui est proposée par l’auteur. Au contraire : ni pureté, ni vertu, ni innocence chez elle. Et pourtant la nouvelle la présente tout autrement. En fin de souper, une question, par la voix d’une duchesse, est posée au comte, seul homme de la soirée : « Vous qui passez pour le Don Juan de ce temps-ci, vous devriez nous raconter l’histoire de la conquête qui a le plus flatté votre orgueil d’homme aimé et que vous jugez, à cette lueur du moment présent, le plus bel amour de votre vie » (PBA, 93). Ravila s’exécute et rapporte une histoire de sa jeunesse.

Il était l’amant d’une marquise qui avait une fille. Celle-ci, la « petite masque », semble avoir repéré le manège amoureux qui lie sa mère à lui, Ravila. La faute en incombe à la mère, incapable de cacher ses sentiments : « La marquise était de ces femmes qui ne savent rien cacher et qui, quand elles le voudraient, ne le pourraient pas. Sa fille […] ne s’apercevait que trop du sentiment que sa mère avait pour moi » (PBA, 101). Le comte, lui, se pense plus rusé que le diable lui-même et ne laisse rien voir de son désir – il commence, dans le récit, à se transformer en pierre morte : « Cette petite aurait été le diable en personne, je l’aurais défiée de lire dans mon jeu » (PBA, 101). La mère néanmoins, quoique peu « observatrice », n’est pas dupe et lâche à une occasion à son amant : « Il faut prendre garde, mon ami. Je crois ma fille jalouse de vous » (PBA, 101). Le décor est planté. Ce sera là que se jouera le plus bel amour de Don Juan. L’enfant détonne point par point avec la beauté des femmes séduites par le comte, y compris sa propre mère. La beauté de ces dernières est incomparable et, même vieillies lors du souper faubourg Saint-Germain, elles resplendissent. L’enfant, par contre, fait tache dans le tableau : « une enfant chétive, parfaitement indigne du moule splendide d’où elle était sortie, laide, même de l’aveu de sa mère […] une petite topaze brulée […] une espèce de maquette en bronze, mais avec des yeux noirs » ; ses cheveux sont « malades, noirs, avec des reflets d’amadou » ; ses « grands yeux sombres » expriment « le regard d’espion, noir et menaçant, embusqué sur moi » ; elle est « couleur de souci » ; elle est « bizarre » ; ses réponses, dans la conversation, sont « brisées, têtues, stupides » (PBA, 101-103), etc. Toutes les descriptions portent la marque de son caractère repoussant. Elle doit son surnom à Ravila car, devant lui, elle repliait son sourire, fronçait les sourcils, se crispait et « devenait d’une “petite masque” un vrai masque ridé de cariatide humiliée » (PBA, 102). Bref, l’enfant s’oppose en silence au comte et chaque attitude décrite par Barbey, à la fin du chapitre IV et au chapitre V, témoigne de sa désapprobation, de son opposition, de son refus à cette relation amoureuse de sa mère. Elle est, par ailleurs, « très dévote, d’une dévotion sombre, espagnole, moyen âge, superstitieuse » (PBA, 103) ; « elle tordait autour de son maigre corps toutes sortes de scapulaires et se plaquait sur sa poitrine, unis comme le dos de la main, et autour de son cou bistré, des tas de croix, de bonnes Vierges et de Saint-Esprits ! » (PBA, 103)

Or c’est à propos d’elle que Don Juan, réincarné en comte de Ravila, dira que ce fut son plus bel amour. Comment ? Voici la chute de la nouvelle. L’enfant se confesse et avoue, au curé de Saint-Germain-des-Prés, être enceinte tout en taisant le nom de l’homme impliqué. Sa mère l’interroge ensuite avec doigté et obtient le nom : « Eh bien ! c’est M. de Ravila » (PBA, 108). Elle donne l’explication :

Mère, c’était un soir. Il était dans le grand fauteuil qui est au coin de la cheminée, en face de la causeuse. Il y resta longtemps, puis il se leva, et moi j’eus le malheur d’aller m’asseoir après lui dans ce fauteuil qu’il avait quitté. Oh, maman !... C’est comme si j’étais tombée dans le feu. Je voulais me lever, je ne pus pas… le coeur me manqua ! et je sentis… tiens ! là, maman, que ce que j’avais… c’était un enfant !...

PBA, 109

Don Juan indique que ce fut là, dans cet aveu confessé, le plus bel amour qu’il ait inspiré dans sa vie. L’amour ne vient donc pas de lui. C’est celui qu’on lui adresse qui importe et qu’il veut raconter et théâtraliser devant ses hôtesses fascinées.

Alexis Lussier : Et comment s’inscrit la thèse de Lacan dans cette histoire ?

Hervé Castanet : À première vue, l’explication peut sembler simple et oedipiennement fondée. La psychanalyse freudienne de papa y trouve ses repères. Pierre Glaudes écrira avec justesse : « [Q]ue penser de la fabulation de cette chaste enfant pour qui l’horreur d’avoir un enfant d’un homme en âge d’être son père est, à l’évidence, l’envers de son désir[8] ? » Cette question et sa réponse sont parfaitement justes en référence au premier Lacan (1950-1970) mais son dernier enseignement (1970-1980) ouvre d’autres perspectives. Suivant la thèse de Lacan, le mythe de Don Juan est ce qui fait réponse à ce trou dans l’Autre de l’inconscient, du côté femme. Par cette référence à un homme qui les séduit toutes, chaque femme trouverait l’opérateur, soit la fonction logique, qui lui donne une consistance d’être. La féminité ne serait plus ce vide sur lequel rien ne tient comme construction, mais bien un socle transparent fondé par ce tiers extérieur qui a nom Don Juan. Or Don Juan ne procède pas par l’universel, mais par le un par un – ou plutôt par le une par une.

Ne voyez-vous pas que l’essentiel dans le mythe féminin de Don Juan, c’est qu’il les a une par une ? […] Des femmes à partir du moment où il y a les noms, on peut en faire une liste, et les compter. S’il y en a mille e tre, c’est bien qu’on peut les prendre une par une, ce qui est essentiel[9].

Don Juan est un opérateur qui permet à chacune de savoir si elle est femme ou pas – de façon bien plus radicale qu’à chercher au miroir les signes de sa beauté qui la ferait femme dans l’idéal ou dans les attributs sociaux qui lui assignent un rôle, un devoir-faire. En les prenant une par une, Don Juan ne les fait pas femmes par l’identification à des signifiants idéaux. Il est celui qui résout la féminité comme énigme. En quelque sorte, il a la clef, le code, la formule. Don Juan est la réponse au dark continent. Mais comment Don Juan s’y prend-il ? Dans le Don Giovanni, et dans Les noces de Figaro, de Mozart, une expression du livret fait mouche : odore di femmina. En 1963, Lacan commente cette référence :

Don Juan est un homme auquel il ne manquerait rien […]. Remarquez qu’il n’est pas dit du tout qu’il inspire le désir. S’il se glisse dans le lit des femmes, il est là on ne sait comment. On peut même dire qu’il n’en a pas non plus. Il est en rapport avec quelque chose vis-à-vis de quoi il remplit une certaine fonction. Ce quelque chose, appelez-le odore di femmina, et ça nous porte loin[10].

Qui dit désir, dit choix, engagement et donc refus, renoncement. Or ce n’est pas ainsi que Don Juan se manifeste. Ce n’est pas ce qui le meut : « [L]e désir fait si peu de choses en l’affaire que, quand passe l’odore di femmina, il est capable de ne pas s’apercevoir que c’est Donna Elvira, à savoir celle dont il a soupé au maximum, qui vient de traverser la scène[11]. » C’est pour cela que Don Juan n’angoisse pas les femmes qu’il rencontre. S’il les désirait, probablement l’angoisse serait au rendez-vous car le désir touche ce point dans le partenaire où il s’agit de répondre, obligeant chacun, ici chacune, à se mettre en règle avec ses propres désirs. Mais comment savoir ce que le désir couvre[12] ? D’où le surgissement de l’angoisse… Avec Don Juan rien de tel : il ne fait pas d’une femme la cause, ou l’objet, de son désir. Il laisse tranquille celle qu’il séduit puisque étant capable de sentir l’odeur du féminin, il estampille celle qui la répand comme femme. La « petite masque » n’objecte pas à la thèse de Lacan qui voyait en Don Juan un « rêve féminin[13] », un « fantasme féminin[14] », une « pure image féminine[15] », et à nouveau, dans le séminaire Encore, un « mythe féminin[16] ». Au contraire. L’enfant laide et bizarre la confirme. Sa jalousie, décryptée par la marquise, sa mère, pointe son identification à cette dernière : « “Elle sent bien que vous la volez, – me disait la marquise. – Son instinct lui dit que vous lui prenez une portion de l’amour de sa mère.” Et quelquefois, elle ajoutait dans sa droiture : “C’est ma conscience que cette enfant, et mon remords, sa jalousie.” » (PBA, 102). C’est identifiée à sa mère que la « petite masque » repose sa question à Ravila/Don Juan : qu’est-ce qu’une femme ?

Alexis Lussier : Il n’est pas sûr que la question se pose de son côté, néanmoins. Vous ne trouvez pas ? Le texte formule une réponse qui présuppose la question, mais ça ne revient pas au même. Il me semble que tout dépend d’où le féminin est envisagé, et ce que cela implique que de lui prêter cette question.

Hervé Castanet : C’est que la réponse elle-même tombe mais sans mots : sans la rencontre physique des corps, l’enfant « ténébreuse » reçoit la marque de Don Juan qu’elle est une femme puisqu’il l’engrosse – grossesse mentale (ou pseudocyesis), comme l’on dit en clinique. L’homme l’a prise, non par l’étreinte sexuelle mais grâce à une exigence dans la parole qui, imaginairement, brûlait son siège ! Une exigence logique, désormais corporisée, va jusqu’à lui donner dans son ventre un « enfant » – le mot est de la « petite masque ». Cette dernière semblait objecter à la série des mille e tre séduites puisque le comte avoue : « je n’étais qu’indifférent pour cette maussade fillette, quand elle ne m’impatientait pas » (PBA, 129). Et voilà, in fine, que se vérifie que Ravila, race de Don Juan, l’estampille comme femme – peut-être encore plus que pour toutes les autres, puisqu’il lui transmet le phallus sous la forme de l’enfant alors, qu’en général, il se le garde. Peu importe qu’elle soit enceinte d’une seule « exigence logique ». En ayant obtenu le phallus de celui qui n’est pas soumis à la castration, elle prend une place unique, véritable exception, d’être, superlatif grammatical, le plus bel amour de Don Juan. L’axiome du fantasme : Don Juan = mythe féminin s’en trouve vérifié.

Alexis Lussier : Oui, encore faut-il se demander d’où le « féminin » est envisagé, comme je le disais tout à l’heure. Dans Le bain de Diane, Actéon a aussi son idée à propos de Diane, mais cette idée se pose du côté d’Actéon. Ici, le mot est sans doute de la « petite masque », mais c’est Don Juan qui raconte l’histoire. Et puis c’est Barbey d’Aurevilly que nous lisons. Ce qui n’empêche pas la thèse de Lacan de retourner le cadre général qui nous sert habituellement pour comprendre le mythe de Don Juan, en tant qu’il est, comme vous l’avez dit, une fonction romanesque, une position dans l’histoire. Cette ouverture de champ me semble d’ailleurs d’autant plus intéressante que les formules de Lacan sont comme toujours faites pour être pensées, reprises, réévaluées, etc. Dire que Don Juan est une « pure image féminine », ou un « mythe féminin », il y a plusieurs manières d’entendre cela, et je pense que ce n’est pas faire objection à la lecture de Lacan que de les considérer sous plusieurs angles à la fois. On pourrait d’ailleurs compléter la lecture que vous venez de proposer en remontant à la scène, que vous avez citée, et qui constitue tout à la fois le point d’orgue de la nouvelle, et son énigme, c’est-à-dire l’aveu de la « petite masque » – Ce que j’avais… là… c’était un enfant. Cette scène est précédée par une autre scène qui fait intervenir le regard de Ravila de Ravilès d’une façon tout à fait étrange, et particulière :

J’étais debout à la cheminée, et je la regardais obliquement. Elle avait le dos tourné de mon côté, et il n’y avait pas de glace devant elle dans laquelle elle pût voir que je la regardais… Tout à coup son dos (elle se tenait habituellement mal, et sa mère lui disait souvent : « Si tu te tiens toujours ainsi, tu finiras par te donner une maladie de poitrine »), tout à coup son dos se redressa, comme si je lui avais cassé l’épine dorsale avec mon regard comme avec une balle ; et abattant violemment le couvercle du piano, qui fit un bruit effroyable en tombant, elle se sauva du salon…

PBA, 104

Cette scène annonce la scène de l’aveu, dont elle est, en quelque sorte, un avant-texte, comme si la scène où se place l’aveu de la « petite masque » devait constituer une sorte de variation sur la première. La variation joue sur plusieurs éléments, la pantomime des personnages, et l’effet tantôt du regard, tantôt du nom même de Ravila, « l’effet de ce nom », capable de porter « un seul coup, en plein coeur ». Dans ces deux scènes, littéralement, la petite est ravie-là (« et je sentis... tiens ! là, maman, que ce que j’avais c’était un enfant !... »). Le mot d’esprit, puisque c’en est un, n’est d’ailleurs pas étonnant. Le nom de « Ravila de Ravilès » – un « nom providentiel », comme il est dit dans le texte – se présente lui-même comme un mot d’esprit sans grande ambiguïté. Mais l’exigence qui s’inscrit dans le nom même de « Ravila de Ravilès » (Ravi-la : elle et Ravi-les : toutes), qui forme l’impératif donjuanesque par excellence, s’entend différemment à partir de la scène du regard. À la fin, la petite masque a été ravie-là, c’est-à-dire ici, à cet endroit précis d’elle-même. Entendons : dans un endroit ceint, protégé, bardé, et en même temps ravi, atteint. Là où tout de suite (tiens ! là) quelque chose devait être nommé. Il faut une lecture assez fine pour le voir, mais les deux scènes tiennent ensemble par plusieurs traits – je vais dans le même sens que vous en disant que c’est aussi dans une identification à la mère, à tout le moins à son discours, et par conséquent à son désir, que la petite masque attrape une « maladie de poitrine » au moment où le coeur aura manqué. Tout cela ne tient d’ailleurs que par le signifiant, et n’a que peu de choses à voir avec la scène elle-même telle qu’on peut la visualiser.

Quoi qu’il en soit, cette histoire, c’est encore Ravila de Ravilès qui l’énonce : « lui seul homme » dans un souper féminin, comme le texte le précise au tout début. Quelle conclusion en tirer ? Que le texte de Barbey d’Aurevilly nous permette de mesurer la cohérence de la thèse de Lacan, c’est un fait. Cependant, et je crois aller dans le sens de Lacan en disant cela, tout texte (comme toute élaboration subjective) s’écrit à partir d’un point, qui est un point subjectif, mais aussi un point de structure à partir duquel le texte se construit. Dans le texte de Klossowski, Diane est traquée, et surprise, du point de vue d’Actéon, qui a son idée sur ce qu’il cherche à attraper au travers de la déesse, mais c’est l’auteur de Roberte ce soir que nous lisons. Dans « Le plus bel amour de Don Juan », c’est toujours en fin de compte de Barbey d’Aurevilly que part toute la construction. Or le texte, parce qu’il est aussi narration, dramatisation, fictionnalisation et répartition des points de vue, nous invite à lire l’histoire de la « petite masque » par le biais du récit qu’en fait Ravila de Ravilès. Or cet homme, c’est le diable, comme vous l’avez si bien rappelé, et qui occupe une place manifestement élective au milieu de tous les regards. En somme, un personnage, une fonction romanesque, dont on peut attendre qu’il réponde à une logique diabolique… ou disons perverse. Perversion de son point de vue, de la logique même de son récit, et en particulier du statut qu’il attribue à son regard, qui lui est renvoyée par la petite masque, mais dont la fonction, autant que le regard, se déduit de ce qui est visé en elle.

À partir de là, comment articuler les deux regards… ? Le regard d’Actéon et le regard de Don Juan ? Comme vous le savez, Klossowski imagine quelques hypothèses fictionnelles, assez sophistiquées, à propos d’un démon intermédiaire qui inspire à Actéon l’imagination de Diane, et qui permet en retour à Diane de se voir elle-même reflétée dans l’imagination d’Actéon. Cependant, tout n’est pas strictement symétrique comme dans un miroir. Dans la scène imaginée, replacée, bref, réécrite par Klossowski, d’un côté, Actéon veut voir (et sans doute faut-il que cela lui coûte d’avoir vu), mais l’auteur prête aussi un désir à celle qui, en fin de compte, se laisse surprendre : « Elle a d’abord le désir de voir son propre corps […] un mouvement d’humeur qui lui vient au cours de la chasse » (LBD, 42). Selon quoi, c’est là aussi qu’elle est « écornée » en tant qu’Autre. Autrement dit, elle n’est pas toute, pour reprendre l’expression de Lacan, puisqu’en elle quelque chose l’entame qui la laisse en suspens sur le sens de son désir. Ce qui n’est pas loin, il me semble, de ce que vous avancez à propos de la « petite masque ». Le désir de Diane, qu’on pourrait aussi nommer sa « curiosité », c’est qu’elle aimerait bien savoir, fût-elle toute divine, ce que cela fait que d’avoir un corps, alors que son « essence » fait d’elle, au contraire, quelque chose comme un principe indistinct, immatériel et désintéressé : « adorable en tant que déesse, elle veut l’être aussi en tant que femme dans un corps qui, sitôt vu, échauffe la tête à un homme mortel » (LBD, 44) ; « dans son corps le plus magnifique qu’elle ait encore revêtu, Diane frissonne… » (LBD, 87). Pourquoi ce désir lui vient-il dans un mouvement d’humeur au cours de la chasse ? Parce que la chasse actualise la rencontre des corps où se confirme le fait d’avoir un corps : « tous les corps mobiles susceptibles de se heurter à d’autres corps et de subir des contre-chocs » (LBD, 42). Rencontre des corps que l’on imagine équivalents à l’instant du regard : « le désir de voir son propre corps implique le risque d’être souillée par le regard d’un mortel, et avec ce risque d’abord la représentation, et bientôt le désir de la souillure s’introduit dans la nature de la déesse » (LBD, 42). Cependant, la déesse s’échappe ! La « petite masque », elle, ne peut plus se lever de son fauteuil ! Remarquez que, des deux côtés, il s’agit toujours d’atteindre ce qui est au-delà du masque. Ou épuiser la forme visible de Diane, jusqu’à mordre, happer, ce qui reste de visible en elle (le « croissant de lune » à quoi elle se réduit – ou s’élève – à la fin du texte). Ou frapper, percuter là… où le coeur manque et que l’on devine derrière le masque.

Hervé Castanet : L’abord du féminin que vous proposez – et qui effectivement est essentiel – nécessite de le dégager des rôles, des comportements, des attitudes où se complaît la psychologie. Ce continent noir dont parlait Freud sera inlassablement questionné par Lacan lorsqu’il rappelle l’enjeu dégagé par Freud et la médiocrité des avancées des postfreudiens. Comment oublier qu’Ernest Jones, un autre élève proche de Freud, voyait, dans la rencontre d’un homme et d’une femme, celle du fil et de l’aiguille fixant les positions subjectives dans la réalité d’une anatomie déjà constituée ? Lacan interroge plutôt l’énigme de la sexualité féminine et non pas la position de la femme en général, ce que Freud, en fin de compte, avait su indiquer. Lacan refuse une approche complémentaire ou symétrique de l’homme et de la femme. Qu’est-ce qui est Autre dans la rencontre des corps entre un homme et une femme ? Cette dimension Autre d’une femme, pour elle-même et pour l’homme, évoquée en 1960, trouvera son plein développement en 1972 dans le séminaire Encore, alors que Lacan y nomme la jouissance féminine, en tant que « jouissance du corps », l’Autre jouissance. Entre l’Un phallique et l’Autre de la féminité, il n’y a pas de continuité. Logiquement, cette Autre jouissance n’est pas une extension de la jouissance phallique – elle est avec elle dans un rapport d’infinitude ; elle est « au-delà du phallus ». Elle est jouissance réelle, fondamentalement « opaque » et donc fait recel par définition. Cette « jouissance radicalement Autre » – telle est l’avancée d’Encore – est corrélée logiquement à la place que le signifiant femme assigne aux sujets. C’est aussi, il me semble, ce qui est impliqué dans les textes dont nous venons de parler.