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Parce qu’elle ne cesse de se situer aux seuils (la naissance, la mort) tout en étant gardienne des limites, Diane/Artémis « n’est pas la déesse de la sauvagerie, mais elle est celle qui se situe aux confins de la nature et de la culture[1] », elle est également celle qui punit les hommes de céder à l’hybris, car la démesure s’apparente à un ensauvagement de l’être, une perte de contrôle de soi ; ce que combat la déesse en tant que gardienne des frontières. Aussi Artémis joue-t-elle le rôle de protectrice de la vie civilisée, de ses règles et de ses lois, qu’elles soient établies par les dieux ou par les humains. Elle veille au bon respect de celles-ci, sanctionnant tout comportement déviant qui s’apparenterait à un retour au désordre d’avant l’ordre. Dans notre culture, Artémis ou Diane est surtout connue pour l’épisode d’Actéon la surprenant au bain. On se souvient que nue, dépourvue des objets opératoires qui prolongent le corps divin (carquois, javelot, arc, robe, sandales), la fille de Létô pénètre dans l’eau de la source pour s’y baigner après les fatigues de la chasse. Actéon, errant à travers la forêt, assiste par hasard à la scène, et surprend Diane sans voile. Furieuse d’être ainsi découverte nue et désarmée, elle arrose d’eau le visage du jeune homme en ajoutant ces mots au geste : « Et maintenant, libre à toi d’aller raconter, si tu le peux, que tu m’as vue sans voile ! » On connaît la suite : Actéon transformé en cerf perd en effet la voix, et finira dévoré par ses propres chiens qui ne le reconnaissent pas.

Le chef-d’oeuvre inconnu

Si nous nous intéressons à ce mythe, c’est qu’il semble que les figures de Diane et d’Actéon irradient Le chef-d’oeuvre inconnu de Balzac, et que le mythe joue un rôle décisif, tout comme la métaphore cynégétique, dans le déroulement de la nouvelle, dans le développement de l’action et dans la conduite et la transformation des personnages.

Poussin, jeune peintre-apprenti, se rend chez le peintre Porbus dans l’espoir d’être initié aux secrets de la peinture ; surgit, alors qu’il monte les escaliers qui mènent à l’atelier du maître, un vieil homme, Frenhofer, peintre lui aussi et ami de Porbus, qui l’introduit dans l’atelier sans être présenté. Une discussion est entamée autour du secret de faire la vie par l’art, Frenhofer se révèle aux yeux du jeune homme un peintre de génie qui dit posséder les arcanes du vivant, ce que lui aurait révélé le peintre Mabuse. S’ensuit une dissertation soutenue par Frenhofer, où comme le souligne Chantal Massol-Bédoin[2], l’esthétique de l’imitation est battue en brèche par l’idéologie de la création. À la fin de cette discussion aux allures de soliloque, le vieil artiste soutient qu’il a réussi à peindre une femme plus vraie que nature, « l’oeuvre que je tiens là-haut sous mes verrous est une exception dans notre art. Ce n’est pas une toile, c’est une femme[3] ! » aiguisant ainsi la curiosité des deux autres hommes. Ce chef-d’oeuvre, que le vieil homme a tenu jusque-là secret, sera dévoilé au sein d’une transaction, Poussin lui laissant « voir » sa fiancée contre le droit de voir le fameux portrait. Au terme de l’échange – une femme pour une autre –, la déception sera grande pour l’un comme pour l’autre. Le vieil homme ne trouve pas en la jeune Gillette la beauté idéale présumée et Poussin découvre que le chef-d’oeuvre n’est en fait qu’un amas de peinture. Devant l’incompréhension des deux peintres, Frenhofer brûle sa toile et meurt.

Pourquoi convoquer le mythe de Diane pour éclairer les enjeux de ce texte, alors que sont clairement cités dans le texte ceux de Pygmalion, de Vénus et d’Orphée, tandis que le mythe de Prométhée, qui n’est pas mentionné, éclaire sans conteste la relation métaphysique que le vieil homme entretient avec l’idée de génie, ce que la critique s’est plu à développer ? Les quelques références faites à la chasse sont une première réponse. En effet, à plusieurs reprises, Frenhofer parle de la quête de la beauté et de l’idéal en des termes cynégétiques :

Vous ne descendez pas assez dans l’intimité de la forme, vous ne la poursuivez pas avec assez d’amour, de persévérance dans ses détours et dans ses fuites. La beauté est une chose sévère et difficile qui ne se laisse point atteindre ainsi, il faut attendre des heures, l’épier, la presser et l’enlacer étroitement pour la forcer à se rendre.

CDI, 49

« Oh ! Nature ! Nature ! Qui jamais t’a surprise dans tes fuites ? »

CDI, 56

« Oh ! Pour voir un moment, une seule fois, la nature divine, complète, l’idéal enfin, je donnerais toute ma fortune, mais j’irais te chercher dans les limbes, beauté céleste ! »

CDI, 57

Balzac, dans son célèbre article « Des Artistes » publié en 1830 dans la revue La Silhouette, un an avant la première rédaction de la nouvelle, affirme qu’« il est difficile de rendre le bonheur que les artistes éprouvent à [la] chasse des idées […]. Dans ces heures de délire, pendant ces longues chasses, aucun soin humain ne les touche, aucune considération d’argent ne les émeut : ils oublient tout[4]. » En introduisant dans la quête de la beauté et de la Nature (comme symbole de beauté) un vocabulaire cynégétique et amoureux que doublent au sein de la nouvelle une situation d’initiation et un secret dévoilé, le texte balzacien semble utiliser sans le nommer le matériau mythique d’Artémis/Diane et plus spécifiquement, en ce qui concerne le dévoilement de la toile, celui de l’épisode de la déesse au bain surprise par Actéon.

Initiation ou pas

La présence de la métaphore cynégétique dans l’économie de ce récit d’initiation n’est pas surprenante, étant donné que chasse et pédagogie sont depuis des siècles fortement liées. Néanmoins les objectifs de l’initiation dans la nouvelle (créer la vie par l’art) rendent la présence de la métaphore ambigüe. En effet, si l’on se rapporte au programme de la paideia grecque, Alain Schnapp rappelle que l’exercice de la chasse n’appartenait pas aux techniques de l’imitation qui servaient à des fins ultimes de création, mais tenait plutôt de l’art de l’acquisition[5], c’est-à-dire aux « techniques de captures diverses (savoir, économie, chasse) ou de résistance à la capture (lutte)[6] ». La chasse est pour les Grecs un « art de la dissimulation, de l’embuscade, de la surprise[7] ». Ici, les objectifs cynégétiques sont-ils réellement déplacés ou le bougé est-il plus complexe qu’il n’y paraît ? L’art de peindre dont discute Frenhofer avec Porbus et Poussin se divise, comme nous l’avons souligné précédemment, en deux voies possibles. D’une part l’esthétique de l’imitation, de l’autre l’idéologie de la création : « La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ! […] Nous avons à saisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres. Les effets ! les effets ! mais ils sont les accidents de la vie et non la vie » (CDI, 48), s’écrie le vieux peintre. Plus loin, il ajoute : « Jeune homme, jeune homme, ce que je te montre là, aucun maître ne pourrait te l’enseigner. Mabuse n’a eu qu’un élève, qui est moi. […] Tu as assez d’intelligence pour deviner le reste, par ce que je te laisse entrevoir » (CDI, 52). Les paradoxes de Frenhofer sont nombreux, Chantal Massol-Bédoin en a fait l’excellente démonstration. Ainsi, le texte souligne que Mabuse est, quoi qu’en dise Frenhofer, maître en dissimulation et illusion, et que donc du secret de faire la vie, il ne sait pas grand-chose. Par ailleurs, l’affirmation « [t]u as assez d’intelligence pour deviner le reste, par ce que je te laisse entrevoir » insiste sur l’absence d’enseignement, l’initiation passerait donc par une capacité à voir ce que les autres (ici Porbus) n’auraient pas les moyens de voir, de comprendre, de saisir. L’initiation du jeune peintre tout comme le jeune chasseur passe par une technique de capture et non pas de reproduction, la différence se situe dans l’enseignement. Le génie du peintre ne s’acquiert pas, il est inné. C’est donc toute la situation d’initiation qui est évacuée. À suivre le maître, le génie du peintre se situe dans son oeil et sa capacité à voir plus loin, à déceler ce qui ne peut être vu. D’ailleurs, il insiste, ce qui l’intéresse, tout comme Actéon face à Diane, c’est lorsque « la blancheur se révèle sous l’opacité de l’ombre la plus soutenue » (CDI, 55). Le secret de l’Art se confond avec la volonté de voir ce qui se cache dessous. Ainsi, Frenhofer affirme :

[V]ous autres, vous vous contentez de la première apparence qu’elle [la Forme] vous livre, ou tout au plus de la seconde, ou de la troisième ; ce n’est pas ainsi qu’agissent les victorieux lutteurs ! Ces peintres invaincus ne se laissent pas tromper à tous ces faux-semblants, ils persévèrent jusqu’à ce que la nature en soit réduite à se montrer toute nue et dans son véritable esprit.

CDI, 49

Voir et démesure

Les nombreuses références à la vue comme principe de compréhension de l’oeuvre le confirment, on ne compte plus le nombre de fois où Frenhofer interpelle le regard de Poussin : « Vois-tu comme au moyen de trois ou quatre touches […] on p[eut] faire circuler l’air autour de la tête ? » (CDI, 51) ; « regarde comme cette draperie voltige » (CDI, 51) ; « Remarques-tu le luisant satiné que je viens de poser sur la poitrine de la jeune fille ? » (CDI, 51) ; « Vois-tu, petit, il n’y a que le dernier coup de pinceau qui compte » (CDI, 52), etc. Voir vaut donc comme apprentissage. Cette suprématie du voir a pour cause, toujours selon le peintre, que « le trop de science, de même que l’ignorance, arrive à une négation » (CDI, 56). L’art dans cette nouvelle appartient donc au domaine du secret, du mystère et de la rêverie (CDI, 57) ; il faut aller au-delà du visible. Dit autrement, la peinture, entendons celle qui fait la vie, est un art de la démesure, du dépassement de la limite, du débordement. Nous retrouvons ici un des thèmes du mythe de Diane et Actéon : voir ce qui ne peut être vu, à savoir la déesse, le divin. Actéon tout comme le peintre est un voyeur, et ce qu’il voit décide de son destin tragique, puisqu’il est métamorphosé en cerf après avoir vu la déesse nue, c’est sa punition. Frenhofer n’est pas puni d’avoir vu, mais se punit d’avoir osé montrer son chef-d’oeuvre jusque-là inconnu à Porbus et Poussin. Et pourtant, il semble que les enjeux entre le chasseur et le peintre ne sont pas si éloignés les uns des autres, car la nouvelle balzacienne ne cesse d’affirmer que voir, c’est prendre. Gillette qui se refuse tout d’abord à être présentée au vieux peintre l’a intuitivement compris. Et lorsque Frenhofer « ausculte » la jeune femme, les remords dévorent Poussin qui voit que « l’oeil rajeuni du vieillard, […] par une habitude de peintre, déshabill[e] […] cette jeune fille en en devinant les formes les plus secrètes » (CDI, 67).

Actéon et Frenhofer

La Belle Noiseuse, qui est le nom que Frenhofer donne à son chef-d’oeuvre, partage avec Diane une forme de chasteté en ce qu’elle ne peut être vue par personne d’autre que son créateur : « [D]échirer le voile sous lequel j’ai chastement couvert mon bonheur ? Mais ce serait une horrible prostitution […]. La faire voir ! Mais quel est le mari, l’amant assez vil pour conduire sa femme au déshonneur ? » (CDI, 64), « née dans mon atelier, elle doit y rester vierge, et n’en peut sortir que vêtue » (CDI, 64), « un tel chef-d’oeuvre ne peut exister que s’il reste inconnu » (CDI, 47), s’écrie le vieil homme qui sait que la rencontre avec l’autre crée nécessairement du désordre. De la même façon que Diane, la Belle Noiseuse ne se laisse pas prendre, personne ne peut rendre compte de sa beauté, qui d’ailleurs ne semble exister, tout comme la déesse, que par le voile qui la recouvre. Toutes deux fascinent en un point d’inviolabilité, point obscur que rencontre également Frenhofer, car le peintre, s’il accepte la transaction (montrer son oeuvre contre le droit de voir la fiancée de Poussin), prouve qu’il doute d’avoir saisi le secret de la vie et de la beauté absolue, bien qu’il sache que ce secret ne persiste que tant qu’on affirme qu’il existe, et que l’on est maître du savoir qu’il implique. Néanmoins, il s’avère que le fantasme du Tout de la beauté est plus puissant que ce savoir-là.

La limite que franchit Actéon en découvrant Diane le projette dans un monde qui ne sied pas à l’homme, un monde où il n’est pas bienvenu, celui des dieux. Actéon devient une bête, ensauvagement dû à la vue du corps divin, qui signe sa démesure. Pénétrer les arcanes divins, c’est entrer dans un monde outrepassé, qui ne peut qu’ensauvager l’âme et dont le corps de bête devient la métaphore. En le faisant devenir cerf, Diane empêche le chasseur de témoigner de ce qu’il a vu certes, mais elle lui rappelle également l’inconstance de son corps d’humain, sa faillibilité, sa muabilité, autant d’états qui renvoient à sa finitude. D’ailleurs si ses chiens l’attaquent, c’est bien qu’ils ne voient plus en lui leur maître, mais une simple chair prête à la dévoration. Dans cette perspective, où donc se situe la démesure de Frenhofer ? Il semblerait bien que la beauté absolue, parce qu’absolue, appartienne également au monde du divin, de l’idéal, et que du même coup, tout comme la déesse, elle ne peut être vue. Frenhofer veut arracher à l’inviolable ce qui est imprenable. Dès lors la folie du peintre est la même que celle d’Actéon, elle consiste à « avoir confondu la déesse et sa théophanie[8] », pour reprendre les mots qu’emploie Hervé Castanet en s’inspirant des propos de Jacques Lacan. Tous deux, le peintre et Actéon, confondent la chose en soi (l’idéal) et sa manifestation. En articulant le mythe de Diane à la question de l’oeuvre d’art, nous pourrions dire que si la déesse préside aux accouchements[9], en l’occurrence ici à l’accouchement de l’oeuvre, elle n’est pas l’oeuvre. Distinction que ne semble pas faire le peintre.

Qu’est-ce qui apparaît sur la toile ? « Je ne vois là que des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture », dit Poussin, alors que Porbus reconnaît s’être trompé :

– Nous nous trompons, voyez !... reprit Porbus.
En s’approchant, ils aperçurent dans un coin de la toile le bout d’un pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme ; mais un pied délicieux, un pied vivant ! Ils restèrent pétrifiés d’admiration devant ce fragment échappé à une incroyable, à une lente et progressive destruction. Ce pied apparaissait là comme le torse de quelque Vénus en marbre de Paros qui surgirait parmi les décombres d’une ville incendiée.

CDI, 69-70

Ce « fragment » semble la preuve, la confirmation des nombreux discours soutenus par le vieux peintre, mais ce morceau est la preuve qu’il est impossible de saisir l’idéal de beauté, si ce n’est qu’en l’attrapant par un bout. Comment donc interpréter ce qui se passe sur cette toile en fonction du mythe ? On remarque que la description que Frenhofer donne de son oeuvre s’apparente à un discours d’extase qui s’arcboute sur une érotique de l’art :

le vieillard dont les cheveux étaient en désordre, dont le visage était enflammé par une exaltation surnaturelle, dont les yeux pétillaient, […] haletait comme un jeune homme ivre d’amour. – Ah ! Ah ! s’écria-t-il, vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous cherchiez un tableau. […] Admirez comme les contours se détachent du fond ? Ne semble-t-il pas que vous puissiez passer la main sur ce dos ? Aussi, pendant sept années, ai-je étudié les effets de l’accouplement du jour et des objets. Et ces cheveux, la lumière ne les inonde-t-elle pas ?... Mais elle a respiré, je crois !... Ce sein, voyez ? Ah ! Qui ne voudrait l’adorer à genoux ? Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez.

CDI, 68-69

On conviendra que l’homme ne parle pas en professeur, en maître, mais en mystique, son discours s’échafaude davantage sur une vision extatique (CDI, 69) que sur une réalité. Les paroles de Frenhofer s’apparentent à des émois mystiques teintés d’érotisme, l’art de peindre se rapprochant ici d’un art d’aimer, les termes « accouplements », l’allusion aux caresses et à l’adoration le soulignent. Mais surtout, cet emportement quasi spirituel, qui se confond avec l’éreintement amoureux, insiste sur le mouvement qu’entretient le peintre avec son art. Il ne s’agit pas tant, semble-t-il, pour lui, quoi qu’il en dise, de capturer le secret de la vie, mais plutôt d’exprimer sur la toile ce qui l’habite, lui. Sur celle-ci apparaissent les tumultes de son désir, le chaos pictural s’affiche dès lors comme la représentation métonymique du désir, d’un objet de désir, toujours fuyant, et que révèle l’excitation perpétuelle.

Tout comme Actéon qui poursuit le mirage qui l’étreint – voir la déesse nue –, Frenhofer peint ce qui l’agite – et non pas un idéal de beauté. Et s’il accepte de dévoiler la toile, peut-être est-ce parce que la toile est achevée, mais « achevée » au sens de morte. Sur celle-ci, point d’idéal, plutôt l’idée qu’il en a, et dont il est amoureux et captif : le chasseur est devenu proie. Car l’idéal ne révèle, comme la déesse, que son voile qui en est l’idée. Idée brouillonne au regard du modèle souhaité qui ne peut être qu’espérance, éternel mystère désincarné. Et c’est bien ce que nous enseigne le mythe, ainsi que le lit de manière vive Pierre Klossowski, dans Le bain de Diane : « C’est au fur et à mesure qu’Actéon s’abîme dans sa méditation que Diane prend corps[10] » ; c’est-à-dire que « ce corps dans lequel elle va se manifester à elle-même, c’est à l’imagination d’Actéon qu’elle l’emprunte[11] ». Ce qu’enseigne in fine Frenhofer (et à son corps défendant) au jeune Poussin, c’est que de l’idéal, il n’est pas vain de courir après. Cependant, il s’agit d’admettre que, de lui, ne subsiste jamais que l’idée que l’on s’en fait. Voile dont une forme peut parfois jaillir, un reste, un pied par exemple, qui exprime le mouvement dont il est le signe, mais le signe uniquement. Tout le monde sait qu’un pied n’a jamais fait la marche. Tout comme la forme n’a jamais fait l’idéal, mais la forme en dit quelque chose néanmoins et, au bout du compte, c’est ce quelque chose qui le fait exister.

Dit autrement, sans le pied, pas de marche. Cependant, au risque de contredire ce que nous venons tout juste d’énoncer, l’idée n’est pas un reste, l’effet tronqué d’une cause, mais la cause elle-même de l’idéal. La nudité de Diane, Belle Noiseuse parmi les belles, nécessite le regard d’Actéon/Frenhofer pour témoigner de son existence et exciter le désir des hommes, celui de Poussin et Porbus en l’occurrence. L’idéal s’expérimente en tant qu’idéal ou divinité, dans sa mise à l’épreuve par les hommes, comme le dira aussi Klossowski.

Voir ou dire

La Diane d’Ovide en condamnant Actéon à devenir un cerf lui retire la parole, sur ce point le texte est clair : « Et maintenant, libre à toi d’aller raconter, si tu le peux, que tu m’as vue sans voile ! », l’alternative, comme le soutient Hervé Castanet, est donc celle-ci, « c’est ou voir ou dire – ou la vision ou le mot[12] ». L’opposition ne fait pas défaut ici non plus, c’est bien cette dialectique entre la chose et les mots qui s’exprime également : tant que Frenhofer décrit, raconte sa Belle Noiseuse, tant qu’il lui garde sa qualité de discours, de bruit (d’où son nom Noiseuse[13]), d’écho, le secret semble bien gardé, et l’oeuvre avec lui. Mais que des yeux se posent sur elle, sur l’oeuvre, alors la Belle Noiseuse se dérobe, tout comme Diane, elle est définitivement rétive à l’autorité des hommes comme à celle du peintre. La nouvelle de Balzac nous rappelle également que donner à lire son désir implique le risque qu’il soit nié en grande partie par le regard de l’autre.

Ainsi devant la toile, rien à voir, et seul ce rien est dit : « Tôt ou tard, il s’apercevra qu’il n’y a rien sur sa toile, s’écri[e] Poussin » : « Rien sur ma toile ! » s’exclame le vieil homme insulté (CDI, 71). Amoureux et prisonnier d’une vision fantasmatique et hallucinatoire, d’une fixité imaginaire, qui ne trouve une manière d’expression sublimée que dans le langage, Frenhofer ne réussit à peindre qu’un chaos. C’est que le fantasme et la jouissance qu’il soutient ne se peignent pas, le savoir ne peut que les border. La toile est le résultat objectif de projections subjectives torturantes, en d’autres mots, elle matérialise « ce qui torture le sujet de l’intérieur[14] », elle devient le miroir dans lequel se mire le sujet lui-même. Frenhofer rejoint Actéon dans cette position spéculaire. En effet, au moment où l’oeuvre est dévoilée, les mots perdent en consistance, le sens chute (ce qui ne veut pas dire qu’il disparaisse), et la toile alors « spectacularise » ce quelque chose en quête d’incarnation, qui cherche à s’actualiser désespérément. On ne s’étonne donc plus que l’objet tableau se mue en doublet hybride du peintre, tableau qui se rapproche sensiblement du corps déchiqueté d’Actéon par ses chiens. Ces chiens qui à la manière de Poussin et Porbus ne reconnaissent plus dans le maître leur maître.

La nouvelle de Balzac, tout comme le mythe de Diane, met en garde contre la séduction de donner corps à ses pensées et à ses fantasmes, car l’élaboration de cette forme, en offrant une jouissance interdite, métamorphose dangereusement le sujet. Dit autrement, le mythe protège d’un monde sans bornes, qui en serait un de perversions, quand le « fantasme […] se passe du consentement de l’autre[15] ». Une certaine tradition, d’Ovide à Giordano Bruno, voulait que les chiens du jeune chasseur soient la métamorphose de ses pensées, et qu’il serait mort d’en être devenu la proie[16], lui qui a vu LA connaissance, du moins une certaine connaissance. Søren Kierkegaard ne disait-il pas dans son Journal d’un séducteur que Diane offrait les moyens de « mobiliser tous les esprits de l’érotisme[17] » ? On pourrait donc soutenir que celui qui ne risque pas sa vie devant la mort n’a pas droit au désir.

Et la Belle Noiseuse dans tout ça, que représente-t-elle vraiment avant de devenir le reflet du désir impossible à saisir, à capturer de l’artiste ? Après quoi Poussin et Porbus courent-ils ? La question se pose. Pour reprendre l’idée de Lacan, dans la lecture qu’il a faite de La lettre volée, d’Edgar Allan Poe, en 1955, il semble que la toile s’apparente au « symbole à l’état pur, auquel on ne peut toucher, sans être aussitôt pris dans son jeu[18] », c’est-à-dire que les sujets (Poussin, Porbus, Gillette) sont définis en fonction de leur position face à la toile. Cela, Gillette l’a très bien saisi, puisqu’elle ne reconnaît plus son fiancé. Or, c’est un fait que l’enjeu de la nouvelle de Balzac n’est pas tant le dévoilement de la toile que les pactes et les transactions qui se nouent autour d’elle, et qui déterminent les places que les personnages occupent les uns par rapport aux autres. Ce n’est donc pas la chose qui importe, mais les paroles qui engagent les protagonistes les uns vis-à-vis des autres, les uns par rapport aux autres. La Belle Noiseuse « est là, mais elle n’est pas là, elle n’est là dans sa valeur propre que par rapport à tout ce qu’elle menace[19] ». C’est bien ce que met en scène Le chef-d’oeuvre inconnu : dans le réel, dans le fond il n’y a rien à voir, rien à chasser, la vérité s’exhibe toujours ailleurs.