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Dans La Grande Beune, Pierre Michon propose une exploration archaïque : à travers la figure d’un jeune instituteur fraîchement débarqué au fin fond de la Dordogne dans les années 1960, l’écrivain plonge le récit dans une tonalité sauvage et préhistorique. Survivances rituelles et vestiges préhistoriques mettent en évidence la continuité historique qui mène des peintures rupestres aux apprentissages de l’école moderne, tandis que le jeune narrateur s’imagine dans le droit fil des chasseurs paléolithiques, dont la présence hante ses pensées. Le motif cynégétique parcourt l’ensemble du récit et lui donne sa cohérence : traces relevées, indices collectés, proie érotique à traquer, enquête à mener, le récit puise selon Carlo Ginzburg dans les pratiques de la chasse un réservoir d’outils conceptuels et de motifs[1]. Comme l’a bien montré Wolfram Nitsch[2], Michon nourrit ce bref récit d’un dialogue complexe avec les textes de Georges Bataille et d’André Leroi-Gourhan sur Lascaux. De fait, le texte est tout entier marqué par les motifs du sacrifice et d’un érotisme violent, mais aussi par une attention soutenue à la gestualité ordinaire et aux outils du quotidien où se déchiffrent les vestiges des temps antérieurs. La présence contemporaine de la chasse et de la pêche est ainsi en permanence ramenée aux arts paléolithiques. Pourtant, dans les grottes de la région visitées par le jeune instituteur, il n’y a « absolument rien[3] » : les scènes fantasmées par le narrateur ne s’adossent pas à des peintures rupestres existantes, elles sont sans images antérieures à investir. Il faudra se demander dans quelle mesure cette absence picturale, ce vide n’est pas essentiel dans la dynamique du récit et si cette absence ne permet pas plus nettement au narrateur de se mettre à la place des chasseurs paléolithiques, et de faire du récit même, avec ses fantasmagories, un musée d’images mentales qui supplée le vide de la grotte.

Une initiation à rebours

L’oeuvre de Michon est magnétisée par la factualité, elle s’écrit à distance du roman et de la fiction, en célébrant des vies obscures ou éclatantes attestées dans les archives ou sur les pierres tombales. Fictions et romans restent cependant à l’horizon. Tantôt la fiction est sollicitée pour donner consistance à quelques traces menues, à travers hypothèses et conjectures : une rhétorique de l’hésitation fortement soulignée par Jean-Pierre Richard à propos de Vies minuscules[4]. Tantôt le roman reste un impératif éditorial ou une attente du public pour qui ce genre est la norme. Voilà pourquoi l’on n’aura pas cessé de solliciter Michon, d’entretien en entretien, pour la publication d’un roman. La Grande Beune est sans doute, avec Les Onze, le texte qui s’en approche le plus. En effet, ce dense récit de moins de cent pages était conçu initialement comme un roman, dont Jacques Réda publia trois chapitres pour la Nouvelle Revue française, en 1988, sous le titre emprunté à Courbet, L’origine du monde. Deux autres chapitres parurent dans Compagnies de Pierre Michon, en 1993, avant que l’ensemble ne soit publié en 1996 dans une forme resserrée et une narration à la première personne[5]. La Grande Beune reprend, pour mieux en subvertir les codes, la ligne d’un récit d’apprentissage : un jeune instituteur y fait la rencontre bouleversante d’une buraliste, Yvonne, qui transfigure de manière fantasmatique les lieux et les gestes, et l’incite à creuser cette rêverie en découvrant les grottes préhistoriques de la région. Saisissement érotique, apprentissage de l’art préhistorique, parcours géographique : il y a là un triple cheminement, mais qui ne semble mener à nulle connaissance, ni morale ni érudite. La rencontre avec Yvonne se limite à des traques, des frôlements et des regards, et la grotte dans laquelle entre finalement le narrateur est complètement vide. Le récit d’apprentissage semble ne mener à nul savoir ni former l’individu. Ce que la structure du récit accentue, puisqu’elle est interrompue ou suspendue, sans conclusion narrative (morale, amoureuse, encyclopédique). Le récit est donc tout entier celui d’une tension, mais figée aux dernières lignes, sans renouer les fils de cette éducation. L’ethos du narrateur y contribue, puisqu’il considère avec un mélange de cynisme et de surprise la fonction éducative qui lui est donnée : il sait combien la salle de classe est un dispositif censé piéger l’attention des enfants et domestiquer leur sauvagerie. L’utopie éducative issue des maîtres de la Troisième République, les « barbichus » comme il les appelle, il ne la partage pas ; mais la considère plutôt avec un mélange de goguenardise et de nostalgie. C’est que la temporalité du récit ne correspond pas à celle d’un récit d’apprentissage, même interrompu. La ligne du récit est tout entière prise par une rémanence archaïque, un tropisme préhistorique, qui déjoue le soubassement progressiste du Bildungsroman. Il y a en quelque sorte moins un apprentissage qu’une initiation, moins une formation de soi par expériences et savoirs accumulés, que la progressive intégration dans un univers en se pliant à ses codes. L’ouverture du récit compose en effet un véritable voyage dans le temps, lorsque le narrateur descend dans la salle commune de la pension Chez Hélène :

On descendait par trois marches à la salle commune ; elle était enduite de ce badigeon sang de boeuf qu’on appelait naguère rouge antique ; ça sentait le salpêtre ; quelques buveurs assis parlaient haut entre des silences, des coups de fusil et de pêche à la ligne ; ils bougeaient dans un peu de lumière qui leur faisait des ombres sur les murs ; vous leviez les yeux et au-dessus du comptoir un renard empaillé vous contemplait, sa tête aiguë violemment tournée vers vous mais son corps comme courant le long du mur, fuyant. La nuit, l’oeil de la bête, les murs rouges, le parler rude de ces gens, leurs propos archaïques, tout me transporta dans un passé indéfini qui ne me donna pas de plaisir, mais un vague effroi qui s’ajoutait à celui de devoir bientôt affronter des élèves : ce passé me parut mon avenir, ces pêcheurs louches des passeurs qui m’embarquaient sur le méchant rafiot de la vie adulte et qui au milieu de l’eau allaient me détrousser et me jeter par le fond, ricanant dans le noir, dans leur barbe sans âge et leur mauvais patois.

B, 10-11

Cette scène fait tableau, par l’attention aux couleurs et aux lumières, par le mouvement du regard qui constitue le décor, à mesure, comme dans une ekphrasis. Mais ce tableau est aussi un tableau de chasse et de pêche, antique, archaïque, ou du moins composé d’après un passé indéfini : il annonce déjà le goût du narrateur pour la grotte de Lascaux, par l’attention aux enduits et aux couleurs de la salle. Le lieu est lui-même un espace où s’inscrivent des récits antérieurs, récits de chasse ou de pêche. Il y a là un tropisme archaïque qui efface la scène présente pour faire apparaître en surimpression des motifs préhistoriques. Ce geste-là, c’est celui qu’accomplit également Pierre Michon dans Les Onze où le portrait fictif de groupe du Comité de salut public s’anamorphose tout au long du récit : après bien des métamorphoses, le portrait donne à lire en surimpression in fine les grottes de Lascaux.

Et puisque nous y sommes, vous et moi, c’est soudain devant n’importe quelles bêtes divines que nous nous tenons ici, pas seulement les chevaux mais toutes, les bêtes cornues, les bêtes qui aboient, les autres bêtes rugissantes qui se retournant soudain bondissent sur le roi dans les chasses de Ninive, les grandes menaces frontales qui nous ressemblent et ne sont pas nous. Celles qu’on a peintes au commencement de tout, avant l’Assyrie et saint Jean, avant l’invention de la charrerie et de la cavalerie, bien avant Corentin et le pauvre Géricault, au temps des grandes chasses, au temps des gibiers idolâtrés et redoutés, divins, tyranniques, sur les murs profonds des cavernes. C’est Lascaux, Monsieur. Les forces. Les puissances. Les Commissaires[6].

Là aussi la description du tableau est entraînée par un puissant dynamisme régressif, dans un mouvement en amont qui remonte le cours du temps jusqu’à revenir à Lascaux. Un tel palimpseste historique montre que la politique est également pensée, dans Les Onze, sous le signe de la chasse et du sacrifice, du moins adossée à une violence inaugurale[7]. Il souligne aussi à quel point l’imaginaire de Michon efface les durées, arase le mouvement de l’histoire pour retrouver une continuité préhistorique et une invariance anthropologique. Le Comité de salut public, décrit dans le récit comme le moteur d’un profond renouvellement historique, d’un changement de paradigme politique, est renvoyé aux dernières lignes du récit aux temps d’avant l’histoire. Ainsi, les récits de Michon s’inscrivent dans un sillon préhistorique renouvelé de la littérature contemporaine. Dominique Vaugeois a eu l’occasion de le souligner : bien des écrivains d’aujourd’hui se sont affrontés à ce désir de dire le monde préhistorique, sans doute le plus éloigné de nous, et aux apories de sa représentation[8]. Jean-Loup Trassard, Jean Rouaud et Éric Chevillard ont abordé dans des veines fort différentes ces temps archaïques : s’attacher aux temps préhistoriques, c’est remonter en deçà des formes narratives écrites et interroger la capacité même à les inscrire en un récit. Une telle obsession dit sans doute un épuisement contemporain de la croyance dans le mouvement progressiste de l’histoire, dans une logique organique et signifiante de son déroulement, mais aussi une méfiance envers la possibilité même de raconter. Ces deux soupçons, épistémologique et narratif, se retrouvent dans La Grande Beune, où les temps préhistoriques ne sont pas à proprement parler représentés, mais suggérés en permanence en palimpseste dans les comparaisons ou les allusions du narrateur. Celui-ci vit en effet un temps dédoublé, qui clive son expérience : le temps moderne de l’histoire suscite la lassitude des travaux ordinaires – le métier d’instituteur, la relation de couple avec sa compagne Mado –, tandis que le temps préhistorique est un moment fantasmatique d’exacerbation des désirs. C’est l’ambition moderne de progrès qui est en somme battue en brèche par la désynchronisation archaïque ou le scepticisme pédagogique du narrateur : malgré le temps de la diégèse – les années 1960 –, en dépit de l’essor industriel et de la massification de l’éducation qu’il représente, il reste englué dans un temps ancestral. La présence sensible des bêtes, l’étrangeté des coutumes ou les continuations de pratiques de la chasse et de la pêche disent cette revenance de l’archaïque, qui brise la linéarité de l’histoire. Pareillement, dire la préhistoire, c’est dire ce temps antérieur à l’écriture et s’affronter à l’impossibilité même de raconter, qui est ici sous-tendue par la teneur même du récit : au lieu du roman, le récit coupé, au lieu de la durée, la scène. La brièveté de La Grande Beune n’est sans doute pas le signe d’une impossibilité d’écrire un roman, comme on le dit parfois, mais relève plutôt d’un affrontement au motif préhistorique, et à un en deçà de la narration. Cette impossibilité, Michon en fait d’ailleurs une force, puisqu’elle lui permet de maintenir vive une tension, de garder l’énergie du désir. Si La Grande Beune est selon son expression « presque un roman[9] », c’est un roman sans durée, sans évolution : « Après il fallait de l’action, la possession ou le renoncement, la fornication ou le meurtre, les rebondissements comme on dit, tous ces événements très relatifs et arbitraires dans lesquels le roman perd en chemin le potentiel énergétique de la prose[10]. » Précisément, l’un des outils sollicités par Michon pour maintenir le dynamisme et la vitalité du récit, ce qu’il appelle le potentiel énergétique, c’est de mettre en évidence la part sauvage, la teneur cynégétique au fondement même de toute narration, avant l’invention de l’écriture. Et dans cette chasse, c’est le lecteur qui est la proie, puisque la forme resserrée du « roman bref » permet à l’écrivain de densifier et de maîtriser ses effets, de montrer son pouvoir sur le lecteur, de faire de la narration un dispositif archaïque de domination[11].

Le paradigme cynégétique

De telles traces préhistoriques brouillent l’assise identitaire d’un narrateur qui mêle les temps et confond les gestes. La présence de chasseurs et de pêcheurs, la permanence de rites anciens font contraste avec les marqueurs de la modernité – comme les jeans, les paquets de Marlboro achetés à la buraliste, les engins agricoles ou la voiture dauphine. C’est ce que note le narrateur, après avoir croisé des enfants de l’école portant la dépouille d’un renard, suspendu par les pattes, « à la mode ancienne ou sauvage » (B, 43) : « J’étais dans un fabliau obscène » (B, 44). La situation énonciative du récit d’éducation favorise ce brouillage et cette désorientation, puisque le récit est conduit par un narrateur ignorant des coutumes et des usages, accentuant le sentiment d’incompréhension, voire l’impression d’être un intrus s’aventurant par mégarde dans une communauté fermée. La référence littéraire et scolaire au fabliau souligne la mobilisation de schèmes et de modèles maîtrisés par le jeune instituteur pour dissiper l’incompréhension et s’approprier la scène. Ce brouillage se fait particulièrement sentir par la présence continue, voire obsessionnelle, de figures animales, bien analysée dans toute l’oeuvre de l’écrivain par Yann Mevel[12]. Ce sont bien sûr les apparitions animales rencontrées par le narrateur au gré des déambulations ou rapportées par les chasseurs et pêcheurs de la région : renards, goupils, carpes, esturgeons. Ce dense bestiaire est encore enrichi par les nombreuses références animalières que la narration suscite pour étayer une comparaison, pour tresser une métaphore, associant la plupart du temps bêtes et hommes. C’est le « galop de la pluie » (B, 11), le « poil corbeau » (B, 20) d’Yvonne, les « cris d’orfraie » (B, 32) ou les « petits cris de souris » (B, 54) de la jouissance, quand il ne s’agit pas de l’animalisation sexuelle : « à quatre pattes se perdre de plaisir » (B, 32). Fondamentalement, il ne s’agit pas d’un bestiaire symbolique, comme le souligne Michon dans Le roi vient quand il veut, mais de « véritables opérateurs zoologiques[13] ». La présence animale vient cristalliser l’atmosphère érotique du récit, mettre en évidence l’archaïsme des pulsions et susciter une tension narrative. L’obsession pour la buraliste Yvonne se donne en effet à lire sous couvert d’un récit de chasse, tant elle est associée à plusieurs reprises à un gibier, par sa puissance d’apparition et d’évanescence mêlées : « Ce gros gibier mille fois disparaissait » (B, 42).

On connaît l’argument du célèbre article que l’historien Carlo Ginzburg consacre au paradigme indiciaire, dans lequel il décrit l’émergence, à la fin du xixe siècle, d’un savoir de l’indice. Par une attention renouvelée aux signes ténus et aux rebuts en marge de la conscience, le savant est capable de reconstituer une séquence événementielle, d’identifier un criminel ou d’authentifier une oeuvre. Sigmund Freud, Sherlock Holmes et Giovanni Morelli sont les héros de ces savoirs « décryptifs » que formalise Ginzburg et qui constituent un paradigme dominant des sciences humaines et sociales : Freud s’attache aux rebuts négligés de la conscience, lapsus et rêves ; Holmes est capable à partir d’indices minimes de résoudre des énigmes criminelles en reconstituant le déroulement des événements ; Morelli, grâce à des détails inaperçus, comme les lobes d’oreilles, distingue oeuvres d’art authentiques et fausses.

Si Carlo Ginzburg fait remonter l’essor du paradigme indiciaire à la fin du xixe siècle, vers 1870-1880, il n’en propose pas moins une archéologie, dans laquelle la chasse occupe une place privilégiée. Il note en effet que l’on fait souvent dériver le paradigme indiciaire d’une sémiotique médicale, avec ses symptômes et son art du diagnostic, mais il rappelle également l’importance du modèle cynégétique. Au cours des millénaires, le chasseur a développé un savoir concret qui lui a permis de reconstruire des formes et des mouvements, de percevoir et d’interpréter des traces infimes – empreintes, branches cassées et odeurs. Ce savoir concret lui permet d’observer les traces alentour pour reconstituer à travers une séquence narrative le trajet d’une proie. C’est pourquoi, selon Ginzburg, la capacité narrative prend naissance dans « une société de chasseurs, de l’expérience du déchiffrement des traces[14] ». En ce sens, le « chasseur aurait été le premier à “raconter une histoire” parce qu’il était le seul capable de lire une série cohérente d’événements dans les traces muettes (sinon imperceptibles) laissées par sa proie[15] ».

Le narrateur suit Yvonne dans les bois et retrouve en somme « le geste le plus ancien de l’histoire intellectuelle du genre humain : celui du chasseur accroupi dans la boue qui scrute les traces de sa proie[16] ». Le récit dit cette tension du désir à travers le prisme cynégétique : la comparaison usuelle est fortement réactivée pour saisir, dans le sillon de Georges Bataille, l’alliance du désir et de la violence, du sacrifice et de la perte. Si le narrateur se fait chasseur, c’est de manière tout imaginaire, en suivant la buraliste dans la forêt, en retraçant son parcours, en scrutant les traces et les indices laissés sur son corps meurtri par le fouet d’un amant. Il collecte des indices pour reconstituer un récit érotique dont il est exclu : le « regard durement fouillait ces champs » (B, 42) afin de traquer la silhouette évanescente d’Yvonne et retrouver sa piste ; il scrute son corps à la recherche de marques érotiques ; il décrypte fantasmatiquement en un mot la succession d’événements sexuels. Les rêveries cynégétiques du narrateur peinent toutefois à remobiliser lisiblement la trame narrative, qui trouve des substituts et des suppléments tout au long du récit : le cadavre de renard ballotté par les enfants du village en guise de trophée ancestral, le renard empaillé dans la taverne, les innombrables poissons écaillés. La chasse érotique infructueuse du narrateur trouve à se compenser dans le fantasme, à travers d’autres proies, d’autres figures animales, qui disent la nature meurtrière du désir. Le récit cynégétique compense en quelque sorte le récit amoureux absent.

Surtout le paradigme cynégétique est un schème ou un modèle mobilisé par Michon pour susciter une tension narrative chargée de désir. Les travaux de Raphaël Baroni ont en effet permis de penser la narration non pas seulement comme une forme mais comme une force, une puissance d’entraînement avec son suspens et ses surprises[17]. Cette force narrative, c’est bien ce que Michon a tenté de capter dans ce bref récit, en tournant le dos aux enlisements du roman comme il l’a souvent dit dans ses entretiens : maintenir un format court, c’était conserver l’énergie première du désir, sans le dissoudre dans des péripéties ou une psychologie au long cours. Si le récit conserve tout entier la force de l’incipit, c’est que pour la maintenir l’écrivain mobilise une stylistique de la phrase longue et coupée, susceptible de préserver son entraînement, mais il y fait jouer aussi des figures et des scènes cynégétiques qui donnent à la narration son dynamisme. En somme, le paradigme cynégétique qui allie recherche de traces et violence de la mise à mort n’est pas seulement un arrière-plan thématique, mais un outil narratif dynamique : les présences animales constituent bien en ce sens de « véritables opérateurs zoologiques » qui donnent au récit son impulsion et maintiennent la vitesse de sa lancée première.

Le modèle de la chasse constitue en quelque sorte dans La Grande Beune un faisceau de fonctions : il structure le système des personnages secondaires, qui oscillent entre chasseurs et pêcheurs ; il propose un espace d’identification pour le narrateur qui y puise le mouvement même et l’archaïsme de son récit érotique ; il est enfin l’horizon pictural de l’univers rupestre qui sert de décor à la diégèse.

L’image absente et la fabrique imaginaire

Les présences animales ne se font en effet pas seulement percevoir à travers les usages traditionnels – renard suspendu – ou les chasses concrètes – grue, tête de renard au-dessus de la taverne –, le narrateur les rencontre également par le biais des médiations picturales que proposent les cartes postales chez Yvonne, dont le bureau de tabac constitue une manière de petit musée populaire :

Je regardai vaguement près de la porte le tourniquet de cartes postales, le loup esseulé de Font-de-Gaume et les grandes vaches de Lascaux, les bisons tout ronds, et ces femmes effarantes de même époque qu’on appelle des Vénus, les fesses démesurées, avec un long cou fin. On vend de ces images partout dans la région. Parmi ce zoo, ce harem, une image insolite m’arrêta un moment : c’était une reproduction de statuette polychrome, sans doute en plâtre, de pauvre facture, qui montrait un moine froqué, écroulé contre une souche d’arbre où de longues flèches le clouaient de part en part ; la tête tonsurée retombait, l’homme était mort. Retournant la carte, je lus que c’était le bienheureux Jean-Gabriel Perboyre, un jésuite que les Chinois supplicièrent vers 1650, et natif de Castelnau.

B, 19

À travers ce tourniquet de cartes postales se déchiffrent les replis d’un imaginaire. D’abord, la veine animale et préhistorique de ces images s’inscrit dans le contexte de rémanence archaïque du récit et semble imposer à l’esprit du narrateur un imaginaire anachronique. Ensuite, chasse et prédation érotique vont de pair, non seulement parce que les Vénus font suite aux loups et bisons, mais surtout parce que le narrateur associe, sinon superpose zoo et harem, comme si la capture animale et la capture féminine étaient interchangeables, selon la logique d’un même désir. Enfin, le paradigme cynégétique est ici particulièrement réversible, puisque l’homme est susceptible d’être à son tour transpercé de flèches à l’instar des bêtes ancestrales des premières cartes postales. Comme si, en d’autres termes, le chasseur devenait à son tour une proie. Une telle réversibilité des violences se retrouve au cours du récit quand le narrateur traque à distance la buraliste, et que celui-ci prend conscience, à travers la médiation picturale, que la tension du désir risque de se retourner à tout moment, et de faire du chasseur la victime de son gibier :

Jean-Gabriel Perboyre n’était pas percé de flèches plus brûlantes ni plus écroulé contre sa souche que je ne l’étais contre la mienne, me donnant du plaisir avec des mains qui n’étaient plus moi, qui étaient à elle : les délices dont elle me combla, qu’elle me donna bien elle-même dans un sens, car je suis sûr que ça n’était pas à son insu, sont les plus aiguës qui m’aient jamais traversé.

B, 30

La médiation des images fonctionne comme un révélateur heuristique de la situation du narrateur. C’est un outil de réflexivité qui met en évidence que, s’il fantasme la scène érotique comme une chasse, sacrificielle et avilissante, le désir peut à tout moment transformer le chasseur en bête traquée, ou en saint supplicié, et inverser la dynamique active en passivité subie. Le tourniquet de cartes postales met en évidence le tournoiement des places et des rôles. Ce musée populaire que constituent les cartes postales fonctionne ici comme un véritable outil de projection et de déchiffrement.

J’ai eu l’occasion de rappeler que l’oeuvre de Michon s’adosse au musée autant qu’à la bibliothèque[18] : la peinture est une matrice essentielle dans ses récits, un espace fantasmatique où se forment les personnages et se cristallisent les scènes. Cette veine picturale trouve chez lui deux modalités complémentaires : le récit de vocation et le parcours muséographique. Dans un cas, il s’agit de saisir les peintres en amont, avant le sacre de la célébrité et de la reconnaissance. C’est Goya dans Maîtres et serviteurs devant les tableaux de Velázquez, c’est le peintre du Roi du bois devant la chair d’une jeune noble ou la première partie des Onze, qui montre l’enfance et les désirs frustrés de Corentin. Ces récits de genèse cadastrent la fabrique des tableaux, de quel corps ils naissent, de quelles impressions premières ils sont la transfiguration, de quel désir de grandeur ils sont la trace. Dans un second cas, il s’agit de saisir le peintre en aval, depuis sa renommée, dans l’incompréhension que suscite la reconnaissance et la valeur que l’on accorde aux oeuvres d’art. C’est l’employé Joseph Roulin qui reste hébété devant la gloire énigmatique de son ancien ami Van Gogh, c’est Watteau dans Maîtres et serviteurs sur le point de mourir, c’est surtout la seconde partie des Onze qui compose un parcours muséographique à travers le Louvre. Mais ces deux veines peuvent se mêler, comme dans le cas des Onze. Tel est également le cas de La Grande Beune, qui évoque à plus d’une reprise la proximité des grottes de Lascaux et décrit la visite d’une autre grotte, mais celle-ci absolument vide. Ce bref récit avait été pensé à l’origine comme un équivalent préhistorique de Maîtres et serviteurs, consacré à Watteau, Goya et Piero della Francesca[19] : il s’agissait pour Michon de prolonger son exploration du musée jusqu’à Lascaux, pour saisir ces artistes archaïques à l’origine de la peinture. Le récit porte la trace du travail d’érudition mené par l’écrivain. Comme souvent, et notamment dans Les Onze, ce savoir pictural et muséographique est tenu à distance par l’ironie et la désinvolture du narrateur, qui transforme cette connaissance en on-dit, air du temps ou lieu commun d’une époque, susceptible de se périmer aussitôt. Ce qu’il appelle avec sarcasme le « couplet paléolithique » (B, 58) :

et c’est la mode aujourd’hui d’y voir des artistes, puisque la mode est aux arts, elle a jeté aux orties les barbichus avec leurs primates gesticulants, comme si c’était différent, comme si les arts aussi ne dansaient pas devant le buffet pour ébranler ses portes et qu’il s’ouvre tout grand sur des merveilles. Mais à la réflexion c’étaient bien des artistes, puisqu’aux autres ils interdisaient ce trou ou les y introduisaient au compte-gouttes avec un air de grand mystère, andouillers dessus et marmonnant des patenôtres, et parce que aussi ils écrivirent sur ces murs Oedipe-Roi et La Théogonie dans une écriture faite de bêtes que nous ne pouvons pas lire.

Idem

Ces explorations évoquées tout au long du récit aboutissent à la Grotte préhistorique de Chez-Queret, par laquelle on accède au fond d’une grange, en longeant une moissonneuse-batteuse John Deere. Comme le note Ann Jefferson, le plan de cette grotte suit celui de Lascaux, ce qui suscite l’attente du lecteur et accentue encore le contraste entre elles deux[20]. En effet, ainsi que l’indique le guide dans un grand geste un peu théâtral, il n’y a ni vaches triomphantes, ni loups apeurés, ni main peinte : « Comme vous pouvez le voir, dit-il, il n’y a rien » (B, 71). Le vide de la grotte amène le narrateur à se retrouver non pas devant une profusion de traces mémorielles et artistiques, mais devant une surface blanche, que l’on imagine tout juste avant que les peintres rupestres ne s’apprêtent à représenter bisons, rennes et scènes de chasse. La grotte, c’est donc comme le souligne la critique, non pas un anti-Lascaux, mais un pré-Lascaux : « La coupole de Lascaux à l’instant exact où y entrèrent les vieux célibataires, andouillers dessus, quand dans les torches leur coeur bondit » (B, 69). L’atmosphère préhistorique de la région, l’inertie des traditions provinciales, la chasse érotique qui donnent sa couleur particulière au récit amènent le narrateur à se projeter dans la position de l’artiste avant l’oeuvre :

Il n’y avait pas de peintures. C’était Lascaux au moment où les célibataires accroupis épousent leur pensée, conçoivent les bâtons d’ocre et touillent le charbon dans une flaque, se taisent, le chapeau à andouillers posé à côté d’eux.

B, 70

Selon Georges Bataille, la peinture rupestre d’animaux est pour les hommes un moyen de se détacher des bêtes, de s’en séparer pour trouver et prouver leur singularité[21]. Se retrouver ou se rêver avant Lascaux, ce sera à l’inverse rejoindre un temps avant le partage entre hommes et bêtes, avant la séparation des espèces. Ce temps-là, c’est celui du récit de Pierre Michon, où les figures humaines et les présences animales se mêlent, ou plutôt se renversent perpétuellement dans le tourniquet des postures. Ainsi de la rencontre d’Yvonne, qui associe bêtes et reines : « si les bêtes ont un regard qui ne dément pas leur corps, c’était une bête ; si les reines ont une façon à elles de porter sur la colonne d’un cou une tête pleine mais pure, clémente mais fatale, c’était la reine[22] » (B, 20). Une écriture faite de bêtes : la formule choisie pour cette réflexion indique ce paradoxal déplacement sémiologique à l’oeuvre dans le récit. En lieu et place de fresques rupestres, un récit peuplé d’apparitions animales et de métaphores zoologiques : l’écriture pour remplacer la peinture, compenser son absence dans le récit, mais peut-être aussi la concurrencer dans une singulière transposition moderne. Le récit supplée en quelque sorte une image manquante, au lieu de la rassembler dans l’espace de la grotte, il la dissémine et la donne à lire. Et l’instituteur, maître en écritures, de s’halluciner peintre préhistorique. Tout le paradoxe de ce récit qui travaille avec la mémoire culturelle du lecteur, qui l’appelle en permanence dans les images sollicitées par le narrateur, c’est d’aiguiser la tension entre la plénitude des figures animales dans la narration et le vide de la grotte. Tout se passe comme si, dans un mouvement en amont, le récit transportait au temps qui précède la peinture de Lascaux, qui précède aussi le procès d’hominisation. En quelque sorte, ce récit aurait pu conserver son premier titre : L’origine du monde. Il s’agit, par un rebours archaïque que l’on connaît bien dans l’oeuvre de Michon, de retrouver une dynamique de l’émergence et une genèse, celle du désir, celle de l’art et celle de l’homme, en s’enfonçant dans ce temps de confusion où les silhouettes n’ont pas encore pleinement émergé, où elles attendent qu’on leur donne forme et prestige.