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« Il y a une hostilité dans la guerre, mais je crois que dans la chasse jamais le chasseur ne hait l’animal qu’il tue[1] », estimait Georges Bataille. C’est que la chasse peut être aussi une recherche de la proximité amoureuse et non pas seulement une recherche de la distanciation et de la mise à mort. Pas un chasseur n’ignore, sans doute, que le temps de la chasse est également le temps de l’amour, lorsque la nature retentit des brames et des cris des bêtes en quête de la saillie. De fait, c’est le temps du débordement passionnel et pulsionnel, temps de rupture du quotidien et de séparation d’avec le monde cultivé pour ceux qui sont lancés à la poursuite du gibier. Combien de récits n’ont-ils pas été rapportés pour manifester la proximité entre la vigueur sexuelle des bêtes et la fureur amoureuse des chasseurs enfiévrés par l’appel de la forêt ? Mais il s’agit toujours d’un rêve, tout juste à la frontière du cauchemar et du désordre des sens. Ainsi, l’imaginaire de la chasse est un imaginaire de la limite entre le chasseur et la proie, l’humain et l’animal, dans des scénarios qui brouillent la frontière entre les uns et les autres. La bête s’humanise à se faire proie prise dans l’élan de sa fuite, comme si le mouvement de la chasse devait ouvrir un espace fictionnel où les métamorphoses sont encore possibles. Inversement, le chasseur s’animalise à prendre pied dans ce territoire cynégétique, gardé loin de l’humanité civilisée, et comme déplacé de sa temporalité à la fois fantasmatique et dynamique. De l’animalité métaphorique du corps désiré ou désirant à la déshumanisation à l’oeuvre dans les récits de chasse, c’est donc tout un imaginaire de la transgression qui est exprimé, entre érotisme, possession et mise à mort, scénario amoureux et emprise fatale. C’est du moins à l’horizon de cet imaginaire ambigu qu’Annie Le Brun a décrit les cibles peintes représentant non pas des ennemis et des créatures féroces, mais bien plutôt des amoureux, des dieux en parade, en somme des figures hautement désirables, que le tireur, bandant son arc, entend épingler d’un trait[2]. Imaginaire de la cible et imaginaire de la chasse et de la prédation se rejoignent dans le principe d’une capture impossible de l’objet du désir, principe que les chasseurs, en éternels frustrés de l’amour, ne connaissent que trop bien, incapables qu’ils sont de posséder leur proie autrement que morte. Or dire cela revient à dire que toute prédation, toute chasse construit et articule des images sur lesquelles, d’ailleurs, elle-même se détache sous une forme fantasmatique. C’est pourquoi il apparaît très tôt que l’histoire de la représentation, et conséquemment l’histoire de l’art, est ponctuée par d’innombrables scènes de chasse qui nous rappellent combien notre rapport à l’image se pose sur le mode de la capture. Car ce que nous racontent ces scènes n’est pas seulement l’histoire d’une proie conquise, mais également la victoire de ceux qui savent en faire une image. C’est du moins une hypothèse qui s’inspire des discussions inépuisables à propos de l’art pariétal, que l’on retrouve en dehors des champs spécialisés, non seulement en histoire de l’art, mais aussi dans le champ de la littérature française[3]. Il y a, en effet, un moment Lascaux qui va de la découverte fascinée et quasi mystique de Georges Bataille racontée dans Lascaux ou la naissance de l’art (1955) à la découverte héroïque et quasi mythique d’André Malraux racontée dans les Antimémoires (1967). Il y a aussi un autre moment Lascaux chez René Char dans La paroi et la prairie (1952), relevé plus tard par Maurice Blanchot dans La bête de Lascaux (1982), et poursuivi plus récemment par Pascal Quignard, qui revient à l’art de la préhistoire par intermittence, mais de façon insistante, dans le cycle du Dernier royaume[4]. Chaque fois, la question se pose essentiellement du côté des origines de notre rapport à la visibilité, fût-elle posée en termes de poésie : « La chasse est le fond de l’art[5] », comme devait l’écrire Quignard, faisant écho au texte de Bataille sur Lascaux, qui voyait dans l’image des grandes figures animales, peintes sur les parois de la caverne, quelque chose comme des « ombres insaisissables, isolées de tout arrière-plan[6] ». Depuis les traces laissées dans les grottes préhistoriques et les premiers écrits de l’Antiquité, image et écriture s’appréhendent pour Quignard dans le mouvement de poursuite engagé par la pensée, prédateur campé sur le bout de la langue, toujours sur le point de se retourner pour méduser, si ce n’est dévorer, ce qui cherche à l’attraper. En d’autres termes, la question que se pose l’écrivain, entre le regard et la proie, le renvoie inlassablement au fait qu’il écrit, à sa condition d’écrivain, tendu sur le fil de la mémoire, c’est-à-dire hanté par ce qui ne cesse de se dérober au travers des variations possibles d’une « chasse éternelle », comme l’ont aussi envisagé Patrick Grainville (L’orgie, la neige, 1990), Pierre Bergounioux (Le grand sylvain, 1993 et Chasseur à la manque, 2010), ou encore Caroline Lamarche (Dans la maison un grand cerf, 2017).

Il ne s’agit pas ici d’interroger les degrés d’actualité ou d’obsolescence de la thématique de la chasse dans le champ de la littérature. Et s’il faut constater aujourd’hui, peut-être étrangement, une étonnante reviviscence de l’ancestrale thématique cynégétique, sous des rapports souvent critiques, si ce n’est répulsifs, tantôt dans le domaine de la littérature, tantôt dans le domaine de l’art et de la philosophie, ce dossier ne vise pas pour autant les questions, non moins importantes, qui se rapportent au statut anthropologique qui est donné à l’animal, entre autres, chez Jacques Derrida (L’animal que donc je suis, 2006) et Jean-Christophe Bailly (Le versant animal, 2007 et Le parti pris des animaux, 2013) ; ni à propos de l’animalisation du sujet anthropologique qui est impliquée dans l’histoire des chasses à l’homme ou des nouvelles guerres à distance, étudiées par Grégoire Chamayou (Les chasses à l’homme, 2010 et Théorie du drone, 2013). Il s’agit plutôt de décrire une fantasmatique que la littérature ne cesse de remettre à l’avant-plan. En effet, ce que la littérature permet d’interroger, c’est bien souvent le statut du regard qui y est engagé, pourvu qu’il ne soit jamais entièrement captif de ce qu’il contemple – au point parfois de pouvoir dévoiler ce qui s’impose comme un leurre, et qui fait image dans la chasse. Le présent dossier pourrait donc se placer naturellement sous l’angle des approches de l’imaginaire, puisque la chasse et les rapports de prédation y sont envisagés, de manière générale, comme un paradigme de la représentation, du regard et de l’image. Approches de l’imaginaire, faut-il ajouter, au sens que donne la psychanalyse au terme « imaginaire », à savoir que le sujet du regard s’y retrouve chaque fois impliqué et que, par conséquent, toujours l’image relève d’un dispositif spéculaire. C’est au sein de ce paradigme réflexif que s’énoncent des polarités vives entre le regard et la proie, la proie et le prédateur, l’objet et son ombre, et ce que l’un (ou l’une) impose à l’autre ; quand toutes polarités, toutes dualités, toutes rivalités peuvent indéfiniment se retourner : ce qui voit peut être vu, ce qui chasse peut être chassé, ce qui dévore peut être dévoré. C’est en ce sens, nous semble-t-il – alors que la puissance de l’imaginaire s’impose comme une puissance de la réversibilité –, que la thématique de la chasse peut témoigner de la puissance du spéculaire, et de la relation en miroir, qui prévalent entre le regard et la proie.

Il apparaît, à tout le moins, que l’imaginaire de la prédation ne cesse de rendre compte de l’ambiguïté de la relation qu’elle implique, entre la célébration de la proie conquise et sa possible destruction. Ambiguïté qui ne cesse d’aggraver le sens d’un déroulement tantôt imprévisible, tantôt inéluctable. En effet, nombreux sont les scénarios de chasse où la cible s’avère tout autre que ce que l’on croyait tout d’abord viser à travers elle. C’est tantôt le trait qui dévie de sa trajectoire et qui emporte le chasseur dans une suite d’événements aux conséquences inattendues ; c’est tantôt le chasseur qui s’atteint lui-même au travers de la cible et qui périt, se métamorphose, du fait de son propre désir. Ce dont témoigne de façon emblématique le mythe de Diane et Actéon car, à l’instant où le chasseur surprend la nudité de la déesse, c’est entre la vue et la vision que Diane se retourne contre celui-là même qui chasse la beauté, comme devait d’ailleurs le mettre en jeu Pierre Klossowski dans Le bain de Diane (1956). Logique du retournement et du renversement spéculaire qui fait de la proie un piège pour le regard, et du prédateur, la proie dévorée par ses chiens. C’est pourquoi l’imaginaire de la prédation se construit comme un rêve – le rêve de la proie imaginée –, dont l’autre versant est violence et cruauté. Il en est ainsi, d’après Georges Didi-Huberman, du « beau rêve » de la Renaissance qui ne cesse d’entretenir une indéniable fascination pour l’image de Vénus, alors même que l’image se retourne sur son envers, lorsque la hantise de la beauté, qu’elle incarne, découvre un corps qu’il s’agit d’ouvrir tant la beauté elle-même n’épuise pas le regard[7]. Figure classique de l’objet du désir, et de son improbable maîtrise, l’image de la proie est donc saisie à des degrés divers de fascination, entre une visualité exacerbée par l’attente, ou le guet, et le moment fatal où la proie fait image.

Tel est l’imaginaire d’un érotisme violent et archaïque dans La Grande Beune de Pierre Michon, que Laurent Demanze nous invite à lire, ou à relire, en ouverture de ce dossier. Ici, la tentation de la préhistoire et le fantasme de la proie féminine viennent suppléer au vide d’une image absente, néanmoins traversée, criblée par les traces et les indices, ou plutôt les rémanences d’une histoire fragmentée, s’inscrivant de loin à l’horizon de Lascaux devenu mystère aveugle. Mystère qui engage la question du récit et de la fiction et au travers duquel se manifeste la puissance du regard, capable de désirer voir et, par conséquent, capable de jouir de ses seules représentations. C’est aussi ce que nous rappelle Martin Hervé qui aborde le motif du regard en tant qu’il peut être leurré, confondu, trompé par les images elles-mêmes. C’est du moins l’impression que l’on retire de la lecture de Blesse, ronce noire de Claude Louis-Combet, où la rencontre des corps signe toujours l’impossible de la rencontre sexuelle. Comme l’indique Martin Hervé, l’image y est en effet reconnue comme un piège capable de fixer dans l’imaginaire les duplicités du masculin et du féminin, du prédateur et de la proie, tout en faisant de leur rencontre quelque chose qui s’avère indéfiniment reporté. « Une chasse n’en aurait-elle pas caché une autre, pour saisir un au-delà de l’image, telle la cible reculant à l’infini ?[8] », se demande Annie Le Brun. Tel est sans doute, aussi, l’objet du désir – la cible ou la proie – qu’on ne saurait rejoindre sinon pour constater qu’il ne s’agissait que d’une ombre.

Entre l’ombre et la proie, tout juste aperçue ou inlassablement traquée, quelque chose se joue qui ne peut qu’intéresser ou perdre le regard. C’est ce que démontre la nouvelle d’Honoré de Balzac, Le chef-d’oeuvre inconnu, relue par Véronique Cnockaert à l’aune du mythe de Diane et Actéon. Tant pour le chasseur que pour le peintre Frenhofer imaginé par Balzac, la proie fait image, ce en quoi elle est toujours une ombre en fin de compte, c’est-à-dire un leurre, une illusion ou un fantôme, mais c’est un fantôme qui ne peut faire image qu’en étant paradoxalement voilé, recouvert, occulté, et dont la présence, serait-elle seulement supposée, n’en demeure pas moins une présence active. À l’inverse, il est d’autres possibilités où la proie ne peut être jamais saisie qu’au moment où elle tombe sous la coupe d’un regard dont la seule présence anticipe déjà, comme dans un miroir, son destin de proie dévorée. De fait, c’est bien parce que la proie manque à sa place que le prédateur est toujours à l’affût, guettant l’ombre qui l’annonce, et qu’il risque de perdre à nouveau, telle une chose insaisissable, indomptable dans sa course. D’une certaine manière, c’est aussi la fable du regard que Samuel Beckett devait imaginer dans Film, tourné en 1964, qu’analyse Llewellyn Brown dans ses versants littéraire et filmique. Traqué et toujours en fuite, celui que poursuit l’oeil de la caméra semble continuellement confronté au retour inéluctable du regard dans le champ du visible, sous la forme d’un angle de vision, ou d’un plan cinématographique, insatiable et familier, qui ne lui laisse aucun repos.

Chacune des études qui composent ce dossier redistribue, en somme, le paradigme des approches de l’imaginaire. Imaginaire du fantasme, tantôt dans sa fonction imageante, tantôt dans sa fonction leurrante ; imaginaire de la proie qui ne peut être saisie que voilée, ou encore livrée à l’omniprésence du regard qui la soumet à une visibilité ininterrompue, entre imagination et aliénation du regard, mais aussi entre absence d’image et surprésence de l’image. Or sans doute faut-il y reconnaître quelque rapport avec la question du mimétisme animal, comme l’observe Alexis Lussier, puisqu’il est des animaux qui se prennent eux-mêmes pour l’ombre au point de devenir des images immobiles. C’est la ruse que l’on attribue à tout animal mimétique capable d’échapper au regard en se donnant pour autre chose que ce qu’il est. Le mimétisme animal nous rappelle, en effet, qu’on peut se soustraire au regard si l’on sait jouer des puissances de l’image, car une image n’est pas faite seulement pour attirer les regards. C’est une autre de ses fonctions que de leur échapper. Il suffit de savoir jouer des ressemblances pour se fondre dans le décor, se faire semblable et disparaître sous l’indistinction des formes et des couleurs ; savoir n’être plus qu’un aspect, mais un aspect trompeur ; y perdre sa forme pour mieux s’effacer ; n’être plus rien à la limite qu’une tache dans un paysage confus ; sinon se prendre soi-même pour une hallucination. Quoi qu’il en soit, il apparaît, selon Alexis Lussier, que l’imaginaire du mimétisme animal, tel que le décrit Roger Caillois, fait de la question même du regard une question véritablement obsédante, posée sous le signe de la chasse et de la prédation dévorante, et en quelque sorte hallucinée par Caillois à travers sa lecture de La tentation de saint Antoine de Gustave Flaubert.

Enfin, Hervé Castanet, psychanalyste et spécialiste de l’oeuvre de Pierre Klossowski, nous rappelle, dans une conversation avec Alexis Lussier, comment le mythe de Diane et Actéon constitue pour ce dossier une scène originaire et paradigmatique. Vieille histoire que connaissent bien les peintres, lorsqu’il s’agit de penser l’objet de la représentation entre capture et captivation, désir de voir et apparition de la proie imaginée, ce que déplace et module, comme l’indique aussi Hervé Castanet, le regard du Don Juan imaginé par Barbey d’Aurevilly. À distance de toute lecture seulement figurative ou littérale des motifs de la chasse et de la prédation, il s’agit donc de ressaisir en quoi ces motifs ouvrent à une pensée propre à l’imaginaire au sein même de la fiction, par une suite de figures humaines et animales destinées à dire l’inquiétante puissance du regard.