Corps de l’article

Introduction

À la suite du rapport Brundtland de 1987 et de diverses catastrophes écologiques, le développement durable s’est progressivement imposé tant sur le plan du discours que des pratiques des pouvoirs publics et ce, à toutes les échelles, du local à l’international. Ce passage du propos d’experts des questions environnementales à une sorte de leitmotiv du développement durable sur le plan politique s’opère de façon plus marquée à partir du troisième Sommet de la Terre tenu à Rio de Janeiro en 1992, un événement qui sert désormais de marqueur temporel et symbolique. À partir de là, la référence au développement durable assurera une légitimité aux actions publiques. Certains chercheurs font valoir que le flou conceptuel entourant le développement durable expliquerait, en partie du moins, sa forte capacité d’attraction auprès d’acteurs dont les intérêts et les agendas sont fort différents (Béal, 2011; Mancebo, 2008). Plus qu’un simple concept, il est associé à une approche pragmatique qui a comme ambition de reposer sur la rencontre de trois principales dimensions, environnementale, économique et sociale, auxquelles se rajoutera la dimension culturelle. Cette approche sera largement diffusée par le biais de l’Agenda 21 du Sommet de Rio qui invite les municipalités et une diversité d’acteurs à élaborer leur propre Agenda 21 local.

Pour un ensemble de raisons, la ville apparaît l’échelle la plus propice pour expérimenter une telle approche. D’une part, aujourd’hui plus de 50% de la population mondiale se concentre dans les espaces urbanisés. Loin d’être terminée, la transition urbaine gagne les continents africain et asiatique où les populations rurales sont encore majoritaires. D’autre part, les modes de production et de consommation qui prévalent dans les villes et le modèle de développement urbain du vingtième siècle ont fait en sorte que les espaces urbanisés consomment la plus grande part de ressources énergétiques et génèrent la plus grande part de gaz à effet de serre et de déchets. De plus, du fait des transformations socio-spatiales et politiques associées à la mondialisation, les gouvernements locaux ont vu leurs champs de compétences s’élargir et couvrir dorénavant les questions environnementales. Enfin, compte tenu de la taille des villes et de l’effet de proximité qu’elles offrent, l’échelle locale apparaît comme la plus appropriée pour des pratiques de participation publique faisant appel à l’implication des citoyens et des citoyennes. Bref, alors que les villes étaient considérées, il n’y a pas si longtemps, comme les principales responsables de la crise environnementale, elles sont devenues des acteurs à part entière du développement durable et sont vues comme faisant partie de la solution. On parle alors de développement urbain durable.

Le développement durable devient un « référentiel » (Jobert et Muller, 1987) de la planification et de la gestion urbaines (Walter et al., 1992 : Hamman, 2008; Wheeler et Beatley, 2009), un « cadre de référence pour l’action publique urbaine » (Gariepy et Gauthier, 2009, p.51), « un nouvel impératif de l’action publique urbaine et métropolitaine » (Gauthier, 2009, p. II). Il constitue une prescription qui renvoie, comme nous l’avons mentionné plus haut, à l’intégration de trois principales dimensions, environnementale, économique et sociale, dans le développement des villes. Cependant, en pratique, les plans de développement urbain durable mettent surtout l’accent sur la dimension environnementale, sans remise en cause de l’objectif de croissance et sans prise en compte réelle des enjeux d’équité sociale, du moins en France et au Québec (Hamman, 2012 ; Combe et al., 2012).

À Montréal, c’est au début des années 2000, que la municipalité s’engage à mettre en avant une stratégie de développement durable qui s’inspire de l’Agenda 21. De 2005 à 2016, elle adopte trois plans stratégiques de développement durable. Le principal programme d’action qui découle des deux premiers plans est le programme Quartiers 21 dont l’appellation renvoie, d’une part, au quartier qui est l’échelle privilégié de ce programme et, d’autre part, à l’Agenda 21 de Rio de Janeiro. Ce programme, présenté comme favorisant l’aménagement de quartiers durables, vise à « expérimenter à l’échelle locale des pratiques novatrices en développement durable intégrant les volets environnemental, économique et social »[1]. Cependant, ce programme, relevant d’un service sectoriel de la Ville, la Direction de l’environnement, qui a élaboré les deux premiers plans de développement durable de la Ville, soutiendra, essentiellement, des projets axés sur la dimension environnementale du développement durable, faisant ainsi écho aux constats évoqués plus haut. Il y aura ainsi décalage entre le référentiel global (Muller, 2005) du développement durable à trois piliers et le référentiel sectoriel (Ibid) du développement durable de ces projets, reposant principalement sur un seul pilier. Dans le dernier plan stratégique de développement durable de Montréal, c’est un nouveau programme, précédé par un projet pilote, qui est associé aux quartiers durables, à savoir le programme Quartier intégré. Ce dernier, comme son nom l’indique, intègre différents programmes municipaux et ainsi diverses dimensions du développement durable, dans le contexte d’un important changement de l’organigramme de la Ville qui place le développement durable sous la responsabilité d’un service centralisé et intersectoriel, la Direction générale. Le référentiel du développement durable de ce nouveau programme n’est alors plus sectoriel, mais intersectoriel.

Cet article[2] vise à contribuer au débat sur la transformation de l’action publique en lien avec le paradigme du développement durable en analysant cette transition d’un programme sectoriel, Quartiers 21, à un programme intersectoriel, Quartier intégré, comme principale intervention à l’échelle des quartiers de la stratégie de développement durable de la Ville de Montréal. Il met en lumière les enjeux à la fois cognitifs et organisationnels que ce passage soulève.

Nous revenons d’abord sur la notion de développement durable comme référentiel de l’action publique. Nous retracerons ensuite la généalogie des politiques, plans et stratégies associés directement ou indirectement à ce référentiel au Québec et à Montréal. Par la suite, nous nous penchons sur le programme Quartiers 21 et sur les projets Quartiers 21 qu’il appuie, lesquels s’inscrivent dans un référentiel sectoriel du développement durable où l’environnement prédomine. Enfin, nous examinons le projet pilote, puis le programme Quartier intégré, qui renvoient à un référentiel intersectoriel visant à mieux intégrer différentes dimensions du développement durable et à produire de meilleurs résultats sur le terrain par une coordination de l’action de divers services municipaux.

La recherche sur laquelle cet article s’appuie, repose, d’une part, sur la consultation des plans stratégiques de développement durable de la Ville de Montréal, des documents de référence du programme Quartiers 21, des projets Quartiers 21 et des documents produits au sujet du projet-pilote Quartier intégré. Elle est alimentée, d’autre part, par 20 entrevues menées auprès de répondants de trois services de la Ville (six entrevues); de la Direction de la santé publique de Montréal, partenaire du programme Quartiers 21 (trois entrevues); de quatre arrondissements concernés par les projets Quartiers 21 (quatre entrevues); de cinq organismes communautaires locaux, porteurs de projets Quartiers 21 (cinq entrevues); d’un organisme communautaire en écologie urbaine ayant contribué à l’élaboration du programme Quartiers 21 (une entrevue); et d’un organisme communautaire impliqué dans le projet-pilote Quartier intégré (une entrevue).

1. Le développement durable : une notion floue, un référentiel dominant

Au cours des années 1950-70, la plupart des grandes municipalités adoptent des plans de développement pour moderniser leurs services et infrastructures afin de soutenir la croissance de leur territoire. L’émergence en parallèle d’une conscience « écologique » remet cependant en question cette croyance en une « idéologie de la croissance » (Latouche, 2006). C’est ainsi qu’on assiste, de plus en plus, à une quête d’approches et de pratiques qui fonderaient à nouveau la ville en réponse à la faillite du mouvement moderne en urbanisme (Durand Folco; 2017; Lévy, 2010). Dès lors, à la suite du rapport Halte à la croissance du Club de Rome de 1972, des chocs pétroliers de 1972 et 1979, de la multiplication des grandes catastrophes industrielles (par ex. : Bophal, 1984 ; Tchernobyl, 1986), de la montée des mouvements écologistes, le rapport Brundtland de 1987, intitulé Notre avenir à tous, met en avant une nouvelle notion, celle de développement durable, définie comme un développement qui permet de « répondre aux besoins du présent sans compromettre la possibilité pour les générations à venir de satisfaire les leurs ». À plusieurs égards, le troisième Sommet de la Terre tenu à Rio de Janeiro en 1992 constituait un point tournant dans les débats sur les enjeux écologiques (Mancebo, 2008). Nombre d’observateurs ont applaudi le succès de cette grande rencontre internationale et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, tant sur le plan scientifique que sur le plan politique, ce sommet a grandement contribué à la construction d’un consensus autour de l’approche de développement durable qui, reposant sur la conciliation des dimensions environnementale, économique et sociale, constituerait pour ainsi dire un grand compromis social et politique. Le programme adopté dans le cadre de ce sommet, appelé Agenda 21 ou Action 21, appelait les autorités locales à se doter d’un Agenda 21 local à partir d’un « dialogue avec les habitants, les organisations locales et les entreprises privées » (art. 28).

Cependant, le consensus évoqué plus haut autour du développement durable n’est pas dénué de débats. Rappelons que des chercheurs avaient proposé la notion d’écodéveloppement, d’abord entendue comme « une stratégie de développement rural dans le Tiers Monde, fondée sur l'utilisation ingénieuse des ressources locales et du savoir-faire paysan » (Sachs, 1978, p.16). Par la suite (Déclaration de Cocoyoc, 1974), ce terme a signifié « un développement socio-économique endogène, reposant sur des forces vives et organisées de la société, conscientes de sa dimension écologique et recherchant une symbiose entre l'homme et la nature » (Ibid).

Les débats autour de ces notions n’étaient pas que terminologiques car chacune de ces approches correspondait à des représentations, à une vision particulière de notre rapport à l’environnement et aux ressources naturelles. La notion d’écodéveloppement sous-tendait l’idée de produire localement en fonction des besoins et des ressources disponibles localement et non en raison d’une logique de marché et de la course aux profits. À certains égards, elle était en lien avec les débats actuels sur la décroissance. Cependant, elle sera balayée au profit du développement durable, une notion suffisamment floue pour être interprétée de diverses façons (Mancebo, 2008; Béal, 2011). En fait, un peu comme le langage diplomatique, le développement durable permet de rallier des acteurs aux intérêts et agendas différents qui sont invités à identifier et à adopter des objectifs communs, voire une stratégie commune, évitant ainsi de questionner des enjeux fondamentaux comme l’objectif de croissance économique ou encore les modes de production et de consommation qui demeurent au cœur du paradigme du développement. Latouche (2004, p. 52) porte un jugement sévère sur la notion de développement durable qu’il présente « comme un bricolage conceptuel visant à changer les mots à défaut de changer les choses » et comme une « antinomie mystificatrice ». Il ajoute que « la société de croissance n’est pas soutenable » (Latouche, 2006, p. 41). Rist renchérit en soulignant que « c’est à son ambigüité que l’expression ‟ développement durable ”doit son succès » (2007, p. 337). Enfin, selon Swyngedouw, l’influence d’une gouvernance néolibérale et l’adoption de pratiques managériales auraient pour effet de vider de leur nature politique les enjeux du développement durable au profit « de technologies de gouvernement qui se basent sur le consensus, sur des indicateurs de gestion et de performance, bref sur une gestion technocratique de l’environnement » (2011, p. 139).

Toutefois, malgré les critiques dont il a fait l’objet et les débats qu’il a suscités (Lévy, 2010), force est de constater que le développement durable s’est imposé comme une notion hégémonique (Swyngedouw, 2007; 2011), ou, comme un référentiel global (Muller, 2000 et 2005), par le biais, notamment, des grandes conférences internationales des Nations-Unies, comme celle sur l’environnement et le développement de Rio de Janeiro en 1992, ainsi que celles sur le développement durable de Johannesburg en 1992 et de Rio, de nouveau, en 2012. Pour Muller (2005), le référentiel global offre à la fois un mode d’interprétation du monde et un mode d’action sur ce monde, d’où l’intérêt de ce concept pour aborder les enjeux cognitifs et organisationnels soulevés par le développement durable qui a imprimé, depuis plus de trois décennies, l’action publique. Le développement durable, comme référentiel global, correspondrait ainsi à « la domination croissante d’une forme de ‟ vérité ” de plus en plus difficilement contestable » (Muller, 2005, p. 172). Cependant, ce référentiel global « ne constitue pas une structure sans contradiction » (Ibid, p. 178), « qui n’empêchera, ni les conflits, ni les débats, ni les incertitudes » (Ibid, p. 179).

La démarche d’analyse proposée par Muller (2000; 2005) introduit également le concept de référentiel sectoriel qui se trouve en tension avec le référentiel global, ces deux référentiels présentant des décalages. En effet, le référentiel sectoriel renvoie au fait que les politiques publiques ont tendance à découper le réel par secteurs d’intervention, chacun étant fondé sur un « savoir spécialisé », « sur une connaissance experte »,  « d’acteurs qui entretiennent des relations de conflits ou de coopération » (Muller, 2005, p. 180). En conséquence, « les ‟ frontières ” du secteur, ainsi que la définition des activités qui en font partie, constituent donc, en elles-mêmes, un enjeu pour les différentes catégories d’acteurs qui participent à la définition et à la mise en œuvre de la politique considérée »; de plus, à côté de secteurs d’intervention relativement circonscrits, coexistent « des situations beaucoup plus floues dans lesquelles une politique publique ne correspond pas à un domaine d’activités clairement identifiable » (Ibid, p. 182). C’est le cas du développement durable, référentiel global à trois principales dimensions, environnementale, économique et sociale, confronté à un référentiel sectoriel centré sur l’environnement, comme nous le constatons tant au Québec qu’à Montréal.

2. La genèse du développement durable au Québec et à Montréal

On assiste, au Québec, dès le tournant des années 1970, à la création d’organisations environnementales œuvrant sur des questions spécifiques comme les pluies acides ou la pollution (Vaillancourt, 1981) puis, dans les années 1980 et 1990, à l’implantation de quelques programmes municipaux surtout consacrés aux trois R, soit la récupération, le recyclage et la réutilisation (Germain, A. etal 2004.; Sénécal et Saint-Laurent, 1999). Ce n’est qu’une dizaine d’années après le Sommet de Rio, que le gouvernement du Québec envoie un signal clair à la population québécoise et aux acteurs institutionnels régionaux et locaux conviés à se doter d’outils de planification qui intègrent les principes du développement durable. En 2006, il promulgue la Loi du développement durable qui est présentée comme une réponse à l’appel du Sommet mondial de Johannesburg de 2002, un des véhicules du référentiel global du développement durable. L’année suivante, il adopte une Stratégie gouvernementale de développement durable 2008-2013 qui sera suivie d’un Plan d’action de développement durable2008-2015. Pour le gouvernement provincial, l’aménagement et le développement du territoire doivent se planifier de façon durable et intégrée. Il invite les acteurs institutionnels responsables de ce domaine comme les municipalités régionales de comté (MRC), les Conférence régionales des élus (CRÉ)[3] à se pourvoir, à leur tour, d’un plan de développement ou d’un schéma d’aménagement qui intègre les principes du développement durable. Dans cette perspective, il annonce, quelques années plus tard, son intention de réviser la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme (LAU)[4] qui n’a pas été revue en profondeur depuis son adoption en 1979. Bien que cette démarche n’aboutisse pas à l’adoption d’une nouvelle loi, du fait d’un changement de gouvernement, l’Avant-projet de loi sur l’Aménagement durable du territoire et l’urbanisme de 2011 met en avant la nécessité d’une planification urbaine respectant les grands principes du développement durable.

Après plus de 30 ans, le temps est venu de réviser la Loi pour nous doter d’un système de planification du territoire mieux adapté au contexte actuel et à nos futurs besoins. En effet, des enjeux majeurs, tels que le développement durable, la mobilité durable, la lutte contre les changements climatiques et l’adaptation à ces derniers, la diminution des gaz à effet de serre, l’inclusion du logement abordable, etc., ont un impact important sur les actions et les décisions en aménagement et en urbanisme (MAMROT, 2011, p.5).

Ces principes conduisent à une obligation de la part des acteurs institutionnels de mettre en place des programmes ou des mesures concrètes. Leur mise en œuvre requiert alors la concertation des acteurs locaux dans la mesure où les acteurs institutionnels sont invités à développer de nouveaux partenariats. Avant que le gouvernement ne les interpelle directement, plusieurs municipalités avaient déjà élaboré, d’elles-mêmes, des stratégies qui s’inspirent de l’Agenda 21 ou en reprennent le nom (Gagnon, 2007).

Montréal s’inscrit dans cette mouvance. À partir du milieu des années 1990, la Ville inaugure un programme de sensibilisation et d’éducation relative à l’environnement appelé Éco-quartiers qui cible les trois R (récupération, recyclage et réutilisation). De façon parallèle, on voit quelques mesures parcellaires associées, a posteriori, au développement durable. Cependant, c’est essentiellement à partir des années 2000, après avoir connu un bouleversement sans précédent de ses limites territoriales et de sa structure politico-institutionnelle que l’institution municipale entreprend réellement son virage en matière de développement durable[5]. En 2003, la Ville de Montréal promulgue la Déclaration de principe de la collectivité montréalaise en matière de développement durable dans laquelle elle s’engage à inscrire les principes du développement durable dans toutes ses démarches. Cette déclaration, certes symbolique, constitue tout de même un engagement de sa part et envoie un message à ses partenaires et à la population montréalaise. Elle est suivie par l’adoption de multiples plans, politiques et stratégies (voir le tableau 1), pour la plupart de nature sectorielle, qui relèvent de services différents, et dont la cohérence n’est pas nécessairement assurée.

Fig. 1

Tableau 1. Plans, politiques, stratégies de la Ville de Montréal depuis 2004

Tableau 1. Plans, politiques, stratégies de la Ville de Montréal depuis 2004

Source : compilation des auteurs

-> Voir la liste des figures

C’est avec l’adoption d’un premier plan stratégique de développement durable en 2005, suivi d’un deuxième en 2010 et d’un troisième en 2016, que la Ville de Montréal définit le sens et les objectifs que la municipalité et ses nombreux partenaires associent au développement durable, navigant entre un référentiel sectoriel d’abord axé sur l’environnement et un référentiel global intersectoriel reposant sur trois principaux piliers.

3. Les deux premiers plans de développement durable de la Ville de Montréal et le programme Quartiers 21

Vingt ans après le Sommet de la Terre de Rio de Janeiro et l’adoption de l’Agenda 21, le développement durable constitue un des axes thématiques du Sommet de Montréal de 2002. Cet évènement, unique, au cours duquel le maire, qui vient d’être élu, convie élus municipaux, fonctionnaires et représentants de la société civile à élaborer une vision du devenir de la ville, marque la naissance de la nouvelle Ville de Montréal après la fusion des municipalités de l’ensemble de l’île de Montréal. En continuité avec l’Agenda 21, le développement durable est défini, à l’occasion de ce sommet, par ses trois principales dimensions : « le développement durable suppose un développement économique efficace, socialement et écologiquement équitable » (Montréal, 2002, n.p.). À la suite de ce sommet, le maire signe, en 2003, comme nous l’avons déjà mentionné, une Déclaration de principe de la collectivité montréalaise en matière de développement durable par laquelle la Ville s’engage, entre autres, à élaborer et à mettre en œuvre avec ses partenaires et ses citoyens, un plan stratégique de développement durable. La définition du développement durable qui se trouve dans cette déclaration comprend aussi les trois dimensions qui viennent d’être évoquées et qui renvoient au référentiel global, ainsi qu’une quatrième, la dimension patrimoniale  (Montréal, 2003). Et dans la foulée de cette déclaration, la Ville rend public, en 2005, son Premierplan stratégique de développement durable de la collectivité montréalaise pour la période 2005-2009, qui sera suivi, quelques années plus tard, du Plan de développement durable de la collectivité montréalaise 2010-2015. Les trois premières dimensions du développement durable sont aussi mises en avant dans ces deux plans (Montréal, 2005; 2010a) et la Ville de Montréal y fait également état de l’élargissement de la notion de développement durable avec l’ajout de la culture comme quatrième pilier. En lien avec cet ajout, la Ville se réfère, en 2005, à une déclaration du gouvernement du Québec avec des partenaires régionaux et internationaux en préparation du Sommet mondial sur le développement durable tenu à Johannesburg en 2002 et, en 2010, à  l’Agenda 21 de la culture de l’Organisation Citées et Gouvernements Locaux Unis.

Dans le cadre de ces deux plans stratégiques de développement durable, la Ville de Montréal lance un programme-phare, Quartiers 21, qui « s’inspire de l’Agenda 21, qui est issu du Sommet de Rio » (Montréal, 2005 : 51), Sommet qui a propulsé le référentiel global du développement durable de l’échelle nationale à l’échelle locale. Le programme Quartiers 21 s’inscrit dans l’orientation « Assurer la qualité de vie des milieux résidentiels ». Il soutiendra des projets Quartiers 21, dont l’objectif, tel que mentionné dans le plan 2005-2009, est le suivant :

Ces projets permettront de mieux faire comprendre l’application des principes de développement durable à l’échelle locale. Ils favoriseront la participation et la responsabilisation individuelle des citoyens et des citoyennes à l’égard des enjeux environnementaux et de développement durable, de même que la concertation des acteurs locaux (Montréal, 2005 : 51).

L’environnement ressort ainsi comme un enjeu important de ces projets.

Dans le plan 2010-2015, le programme Quartiers 21 est associé à l’action d’« aménager des quartiers durables » (Montréal, 2010 : 33). Un quartier durable y est défini en fonction des trois premiers piliers du développement durable :

Un quartier durable … traduit à l’échelle locale les trois dimensions du développement durable, soit un développement : économiquement efficace; socialement équitable; écologiquement soutenable (Montréal, 2010 : 34).

On y fait aussi mention qu’un quartier durable « s’inspire des principes de la Loi sur le développement durable dont notamment : santé et qualité de vie; équité et solidarité sociales; protection de l’environnement; participation et engagement». (Ibid) Ces principes, santé, solidarité, environnement et participation, tirés d’une loi qui constitue un vecteur national du référentiel global du développement durable caractériseront fortement les projets Quartiers 21.

Dans le document du Cadre de référence du programme Quartiers 21, le développement durable y est également défini en fonction de ses trois principales dimensions  (CIUSS et Montréal, 2016). Cependant, ce document précise que les « actions du programme doivent porter prioritairement sur l’environnement bâti» (CIUSSS et Montréal, 2016, p. 5). Le développement durable y est donc réduit à un secteur d’intervention, l’environnement, et notamment à des actions soutenant «l’aménagement d’environnements favorables à la santé»[6]. Il importe ici de mentionner que la Ville de Montréal gère le programme Quartiers 21 en partenariat avec la Direction de la santé publique de Montréal, antenne du Ministère de la santé et des services sociaux du gouvernement du Québec, ce qui explique, notamment, l’importance accordée à la santé. La Direction de la santé publique de Montréal joue un rôle non négligeable dans ce programme puisqu’elle fournit, au début, 50% de l’enveloppe budgétaire qui y est consacrée, proportion qui monte, par la suite, à 70% et qu’une personne, spécialiste en gestion de projets, y a été embauchée pour en faire le suivi avec des indicateurs d’évaluation[7].

4. Les projets Quartiers 21

Les projets Quartiers 21 sont élaborés par des organismes locaux qui ont répondu à l’appel à projets de la Ville. Chaque projet reçoit un financement relativement modeste de 130 000$ sur trois ans versés à son organisme porteur. Ce dernier doit avoir l’appui de son arrondissement et de l’agence gouvernementale de son territoire responsable de la santé publique[8], ce qui témoigne de la place que les projets doivent accorder à leurs impacts sur la santé. Le rôle de l’organisme porteur consiste à :

mettre en œuvre les actions du projet; susciter la participation des acteurs du milieu et des citoyens; rechercher du financement supplémentaire; participer aux activités de suivi des projets; rendre compte aux bailleurs de fonds de ses activités à fréquence régulière; participer à la diffusion des résultats des projets (CIUSS et Montréal, 2016, p. 11).

À fin de l’année 2015, 33 projets Quartiers 21 avaient reçu le soutien du programme : 12 lors de la première phase 2005-2009 correspondant au premier plan de développement durable de la Ville; et 21 lors de la deuxième phase 2010-2015 coïncidant avec le deuxième plan. Les organismes porteurs devaient identifier, lors de la soumission de leur projet, le ou les champs d’action dans lequel ou lesquels ce dernier s’inscrivait parmi ceux proposés par la Ville. L’analyse, sur la période 2005-2013, des champs d’action des projets Quartiers 21 confirme la prépondérance de la dimension environnementale du développement durable de ce type de projets (voir tableau  2).

Fig. 2

Tableau 2. Les champs d’action  des projets Quartiers 21, Montréal, 2005-2013

Tableau 2. Les champs d’action  des projets Quartiers 21, Montréal, 2005-2013

Source : compilation des auteurs

-> Voir la liste des figures

Cette prépondérance de l’environnement des projets Quartiers 21 est reconnue par la Ville qui fait tout de même mention d’une incidence économique et sociale possible de ces projets.

Les projets soutenus par le programme Quartiers 21 doivent porter principalement sur l’environnement bâti en prenant en compte les dimensions sociale, économique et environnementale. Ainsi, même si l’axe principal d’intervention des projets Quartiers 21 porte sur l’environnement bâti, on pourrait y retrouver des éléments touchant la dimension économique (p. ex. la revitalisation d’une rue commerciale) et la dimension sociale (p. ex. améliorer la convivialité d’un lieu public). ( Ibid , p. 6)

De plus, la dimension sociale serait aussi prise en compte, non pas dans le type de projet élaboré, mais dans le choix des projets, ceux touchant un territoire défavorisé étant priorisés. D’ailleurs, quelques projets Quartiers 21 ont été menés de concert avec des projets de revitalisation urbaine intégrée (RUI) relavant d’un programme ciblant ce type de territoire et sous la responsabilité du Service de la diversité sociale : ces projets se complétaient, les premiers mettant l’accent sur l’environnement, les seconds sur le développement social. Par ailleurs, malgré l’appellation « Quartiers 21» des projets, leur échelle est très variable : elle peut correspondre au territoire d’un arrondissement, d’un quartier, d’une zone ou même d’une rue. et les actions sur l’environnement sont souvent ponctuelles : aménagement de saillies de trottoir et de dos d’âne pour sécuriser la marche, plantation d’arbres pour accroître le verdissement, etc. (Morin, Latendresse, Lozier, 2016).

La prépondérance de la dimension environnementale des projets Quartiers 21 s’explique par plusieurs facteurs. Il y a d’abord le fait que les services responsables du programme Quartiers 21 ont un mandat centré sur l’environnement. Ainsi, au sein de la Ville de Montréal, il s’agit, pour la période 2005-2009, de la Direction de l’environnement du Service des infrastructures, transport et environnement, qui avait d’ailleurs élaboré le premier plan de développement durable de la Ville et, pour une partie de la période 2010-2016, de l’Équipe de coordination Développement durable de la Direction de l’environnement et du développement durable qui avait produit le second plan de développement durable. Et au sein de la Direction de la santé publique de Montréal, c’est le Secteur Environnement qui est partenaire avec son vis-à-vis municipal du programme Quartiers 21. Le deuxième facteur qui explique la prépondérance de la dimension environnementale de ce programme et qui découle directement du premier est, comme nous l’avons souligné précédemment, le type de projets soutenus qui doivent viser l’« aménagement d’environnements favorables à la santé » et porter « principalement sur l’environnement bâti ». Le troisième facteur est intimement relié au précédent : le type de projets appuyé implique que la plupart des organismes qui soumettent un projet sont des organismes qui œuvrent dans le domaine de l’environnement, comme Vrac Environnement qui cumule un mandat d’éco-quartier avec d’autres mandats de nature environnementale[9], et Sentier urbain dont la « mission est de susciter la prise en charge de l’environnement par le résident »[10]. Le quatrième facteur réside dans le fait qu’un partenaire incontournable de l’organisme porteur doit être l’arrondissement qui intervient tout particulièrement sur l’environnement bâti local, notamment sur le réseau local de trottoirs et de rues[11]. Le cinquième est la présence, parmi les partenaires qui ont contribué à l’élaboration du programme, du Centre d’écologie urbaine de Montréal (CEUM) qui intervient principalement sur l’environnement[12].

5. Le projet pilote Quartier intégré

En 2010, la Ville de Montréal se dotait non seulement d’un deuxième plan de développement durable de la collectivité montréalaise, mais aussi d’un Plan corporatif de Montréal en développement durable 2010-2015 qui « vise à mettre le développement durable au cœur du fonctionnement de l’organisation » (Montréal, 2010b, p.1). La Ville y fait même mention du « référentiel » du développement durable : « Le référentiel en développement durable présente le premier jalon d’une approche en développement durable. Il vise à renforcer la cohérence des interventions municipales (…) » (Ibid, p.3). Selon un-e professionnel-le de la Ville, il s’agissait de « vraiment faire un changement de culture interne »[13]. La Ville fait état dans ce document d’une nécessaire révision des programmes reliés aux quartiers durables qui ne sont alors, a posteriori, pas uniquement associés au programme Quartiers 21. Elle se donne ainsi pour objectif le « renforcement des synergies positives entre les programmes qui fonctionnent actuellement en silo » (Planchenault, 2014), suivant une logique sectorielle. On souhaite ainsi dépasser cette logique qui prévaut au sein de l’appareil municipal. En conséquence, on annonce la mise en œuvre d’un projet pilote de Quartier intégré qui permettrait l’intégration de cinq programmes existants, relevant de cinq services différents: Quartiers 21, Quartier vert, Promenade urbaine, Revitalisation urbaine intégrée et Quartier culturel. L’audit mené par la Ville avait notamment révélé : « l'immense redondance des programmes en termes de mobilisation, de concertation » ; des « chevauchements de processus, d’échéanciers, de territoires intervention assez incroyables pouvant réduire les effets de synergie entre les programmes » ; des « lacunes énormes en termes de communication, de marketing » et la nécessité de « vraiment agir sur les résultats » [14] de ces programmes portant sur diverses dimensions du développement des quartiers (tableau 3).

Fig. 3

Tableau 3.- Projet pilote Quartier intégré – Programmes concernés

Tableau 3.- Projet pilote Quartier intégré – Programmes concernés

Source : M. Planchenault, Division du développement durable, Direction générale, Ville de Montréal, 2014

-> Voir la liste des figures

Il importe toutefois de souligner que parmi les programmes mentionnés, aucun n’a trait à la dimension économique du développement durable. Quoi qu’il en soit, le référentiel sectoriel du développement durable axé sur l’environnement des projets Quartiers 21 était en décalage avec le référentiel global du développement durable reposant sur trois principaux piliers et le projet Quartier intégré vise à y remédier en favorisant une approche intersectorielle. Ce projet cherche ainsi à répondre à « la contradiction entre cette logique de sectorisation de l’expertise publique et le caractère non sectoriel de la plupart des problèmes » (Muller, 2005, p. 182).

Ce projet pilote renvoie non seulement à un enjeu cognitif d’interprétation du développement durable, en rapprochant l’action publique montréalaise du référentiel global du développement durable mais aussi à un enjeu organisationnel[15] relatif à sa mise en œuvre. En lien avec les constats de l’audit mentionnés plus haut, plusieurs professionnels de la Ville se questionnaient sur le nombre de programmes appelés Quartier (Quartiers 21, Quartier vert, Quartier culturel, etc.); sur le fait que ces programmes sont sous la responsabilité d’unités administratives différentes et qu’ils concernent souvent les mêmes territoires et parfois les mêmes acteurs locaux; et sur la portée de ces programmes qui demeure restreinte.[16] Certains s’interrogeaient également sur l’impact relativement modeste de ces programmes sur le terrain et pensaient que ces programmes saupoudrent ou dispersent les ressources de la municipalité[17]. L’annonce de ce projet correspond alors à un remaniement de l’organigramme de la Ville. En effet, la responsabilité du développement durable ne fait plus partie d’un service sectoriel, la Direction de l’environnement, mais d’une direction centralisée et intersectorielle de l’appareil municipal, la Direction générale. Ceci devrait faciliter la coordination des services responsables des programmes qui sont intégrés dans le projet pilote Quartier intégré. Et l’enjeu organisationnel ne porte pas seulement sur la coordination de ces services sectoriels, mais aussi sur la possibilité de rapatrier les programmes recouverts par ce qui deviendra le programme Quartier intégré au sein de la même unité administrative pour une meilleure utilisation des ressources qui restent limitées.[18] On reconnaît dans ce qui précède certains principes du New Public Management, notamment la recherche de l’efficience, la gestion par les résultats et la réorganisation administrative (Christenson et Laegreid, 2011; Merrien, 1999).

Par ailleurs, les « médiateurs », ces acteurs qui, selon Muller (2005), font le lien entre « le global et le sectoriel » ne sont pas que des « experts», mais ce sont aussi des « praticiens ». En effet, les acteurs montréalais qui ont contribué au dépassement du référentiel sectoriel vers un référentiel intersectoriel en participant à une démarche reliée au projet pilote Quartier intégré ne sont pas seulement des « experts » de la Ville de Montréal. Ce sont aussi des « praticiens » locaux intervenant sur le terrain des quartiers sur lesquels les différents programmes municipaux s’appliquent. Dans le cas du projet pilote Quartier intégré, il s’agit plus particulièrement d’intervenants d’organismes communautaires du quartier Sainte-Marie ciblé par ce projet, auxquels se sont joints d’autres acteurs du quartier dont un représentant de l’arrondissement concerné.

Ces « praticiens », regroupés au sein du Comité de revitalisation Sainte-Marie, avaient mené, au début des années 2000, des consultations auprès des résidents et des acteurs privés et institutionnels du quartier, dans le cadre du programme de revitalisation urbaine intégré, dans le but de produire un plan d’action intégré. Ils avaient aussi animé, une dizaine d’années plus tard, par l’entremise d’un comité mis sur pied par la Table de développement social du Centre-sud (un territoire qui englobe le quartier Sainte-Marie), une « démarche citoyenne » visant à soumettre à l’arrondissement et à la Ville des recommandations en lien avec le verdissement, la circulation et la sécurité, ce qui fut fait en 2013. Or, en cette même année, ces intervenants et autres acteurs du quartier sont informés par des représentants de la Ville du projet pilote Quartier intégré. Ils s’engagent alors, par le biais du Comité de revitalisation locale (CRL) et de la Table de développement social (TDL), dans une Démarche Quartier intégré pour Sainte-Marie. Huit priorités, environnementale, sociale, culturelle, économique et relative à la santé, y sont mises en avant : lutte aux îlots de chaleur urbains; transport et circulation; accès au fleuve; développement de l’habitation pour familles; communication, marketing et participation citoyenne; culture; économie et emploi; saine alimentation. Deux constats ici s’imposent : premièrement, alors que le projet pilote Quartier intégré est associé par les « experts » de la Ville au quartier durable et au référentiel du développement durable, les documents de la Démarche Quartier intégré pour Sainte-Marie (CRL-SM et TDL-CS, 2013a, 2013b), bien que proposant une approche intersectorielle, ne font aucune référence à la notion de quartier durable et au référentiel du développement durable; deuxièmement, malgré l’absence d’un volet économique dans le projet pilote Quartier intégré conçu par les « experts » de la Ville, les « praticiens » du terrain incluent dans leur démarche intégrée une dimension économique. Comme le mentionne Muller (2005, p. 185), « Les praticiens ne sont pas à proprement parler des experts parce que leur rapport à la production du sens et à l’action n’est pas le même ». Ainsi, dans le cas du projet pilote Quartier intégré, les praticiens jouent un rôle de médiateurs en matière d’approche intersectorielle, mais pas nécessairement sur le plan du référentiel du développement durable, rôle plutôt assumé par les experts; et en ce qui concerne les actions à entreprendre, le développement de l’économie et de l’emploi figure parmi les priorités des praticiens alors qu’il constitue un angle mort du projet élaboré par les experts qui font tout de même face, malgré le crédo intersectoriel, au maintien d’une division sectorielle de l’action publique municipale. Enfin, il importe de mentionner qu’à la suite des documents produits dans le cadre de la Démarche Quartier intégré pour Sainte-Marie, il n’y pas eu, à proprement parler, de l’avis d’un représentant d’un des organismes locaux impliqués, de mise en œuvre d’un projet Quartier intégré dans ce quartier : ce projet ne servirait pour la Ville qu’à réorganiser ses manières de faire[19]. En fait, dans le cadre de ce projet, l’interlocuteur privilégié de la Ville s’avèrera l’arrondissement[20] et non le Comité de revitalisation locale ou la Table de développement social.

6. Le programme Quartier intégré

Dans le troisième plan de développement durable de la Ville de Montréal intitulé Montréal durable 2016-2020 – Ensemble pour une métropole durable, le « projet pilote » Quartier intégré devient le « programme » Quartier intégré. Ce programme y correspond à l’action 13 du plan d’action de l’administration municipale, à savoir « Poursuivre le développement de quartiers viables », action qui s’inscrit dans la priorité d’« Assurer l’accès à des quartiers durables, à l’échelle humaine et en santé ». Ce programme n’y est cependant mentionné qu’en seulement quelques mots : « Implanter le programme Quartier intégré dans trois secteurs ciblés » (Montréal, 2016, p. 22). Ce n’est qu’une note en fin du document qui précise la nature de ce programme, ce qui témoigne du statut encore expérimental de ce dernier :

Le programme Quartier intégré prévoit des interventions dans des quartiers identifiés comme vulnérables aux plans économique, social et environnemental. Il converge les objectifs et les investissements de cinq programmes municipaux (Quartier vert, Quartier culturel, Promenade urbaine, Revitalisation urbaine intégrée et Quartiers 21) dans le but de maximiser les retombées de projets structurants répondant aux besoins du milieu. Trois secteurs d’intervention sont visés, soit les quartiers Hochelaga, Sainte-Marie et Montréal-Nord. À la suite de l’évaluation des résultats du programme Quartier intégré, s’ils sont concluants, ce programme pourrait être étendu à d’autres secteurs. (Ibid, p.29)

Les cinq programmes intégrés sont les mêmes que ceux mentionnés dans le projet pilote Quartier intégré. Trois de ces programmes sont axées, pour l’essentiel, sur l’environnement : Quartiers 21, Quartier vert et Promenade urbaine; un autre, sur le développement social : Revitalisation urbaine intégrée; et un dernier, sur la culture : Quartier culturel. Une dimension du développement durable est de nouveau laissée pour compte, la dimension économique. La Ville de Montréal avait appuyé, depuis la fin des année 1980, la création de corporations de développement économiques communautaires (CDÉC), initiées, pour plusieurs d’entre elles, par des organismes communautaires et qui avaient pour mandat le soutien aux entreprises et l’employabilité des personnes exclues du marché du travail ainsi que la mobilisation des acteurs locaux aux fins du développement socio-économique de leur territoire d’intervention (Fontan et al., 2003). Ce territoire était local, d’abord le quartier, puis l’arrondissement. Ces corporations se sont peu à peu institutionnalisées et ont été reconnues, à compter de 2003, comme des centres locaux de développement (CLD), organismes mis sur pied par le gouvernement du Québec à la fin des années 1990. Ces CDÉC-CLD, bien ancrées dans le milieu des entreprises locales et dans celui des organismes communautaires, auraient pu combler la dimension économique laissée vacante par les cinq programmes concernés. Or, à la suite des coupures budgétaires aux CLD effectuées par le gouvernement du Québec, la Ville de Montréal retirait, en 2015, son soutien aux 18 CDÉC-CLD de son territoire pour leur substituer six points ou pôles de services appartenant au Réseau PME Montréal, intervenant sur des périmètres beaucoup plus larges que ceux des arrondissements, avec un mandat d’« Accompagnement, formation et financement pour les entrepreneurs » et de « Placement en emploi »[21], sans mention du développement durable et avec peu de liens, voire pas de lien, avec les organismes communautaires de leur territoire, contrairement aux CDÉC-CLD. Toutefois, même avant l’abolition des CDÉC-CLD en 2015, la Ville n’avait pas incorporé ces organismes au projet pilote Quartier intégré. La dimension qui semble la plus difficile à prendre en compte dans le développement durable, à savoir la dimension économique, est d’ailleurs source des controverses évoquées au début de cet article.

Par ailleurs, outre l’absence d’un volet économique, les projets prévus dans les trois quartiers visés n’intégreront pas nécessairement les cinq programmes compris dans Quartier intégré. En effet, la Ville demande aux arrondissements de ces quartiers de présenter un plan annuel qui comprend des actions correspondant à au moins deux à trois de ces cinq programmes. De plus, ces programmes restent sous la responsabilité de services sectoriels, l’enjeu organisationnel n’étant ainsi pas complètement résolu. Il y a donc un écart entre la conception du programme Quartier intégré et son application expérimentale sur le terrain. Enfin, compte tenu des sommes investies dans chacun des trois quartiers ciblés qui ont été prévues dans le Plan triennal d’investissement de la Ville, à savoir 600 000$ par année pour une période de trois ans, la Ville a mis un frein au financement de nouveaux projets Quartiers 21.[22]

Conclusion

Le développement durable est une notion qui remonte au début des années 1980. Malgré les critiques et les débats que cette notion a suscités, elle est devenue un « référentiel » important, voire dominant, de l’action publique, de l’échelle internationale à l’échelle locale. Son appellation conjugue deux termes qui peuvent apparaître antinomiques et sa définition reste large et sujette à interprétation. Depuis le Sommet de la Terre de Rio de Janeiro de 1992, cette notion intègre trois principales dimensions, environnementale, économique et sociale, auxquelles s’est additionnée, par la suite, la culturelle. Elle renvoie à une approche pragmatique qui interpelle les municipalités invitées à se concerter avec des acteurs locaux et la population locale dans une démarche d’élaboration d’un Agenda 21 local. L’interprétation et l’application du référentiel « développement durable » soulèvent ainsi, en matière d’action publique, un enjeu à la fois cognitif et organisationnel.

La Ville de Montréal n’a pas adopté un Agenda 21 local, mais des plans stratégiques de développement durable dans lesquels le développement durable est défini comme « un développement économiquement efficace, socialement équitable et écologiquement viable ». Dans le cadre des deux premiers plans est annoncé un programme de quartiers durables, à savoir le programme Quartiers 21, dont le nom évoque à la fois l’échelle d’intervention privilégiée et l’Agenda 21. Ce programme fait aussi référence aux trois principales dimensions du développement durable. Cependant, les projets Quartiers 21 que ce programme soutient doivent principalement porter sur l’environnement bâti, les dimensions sociales et économiques y étant marginales. D’une conception intersectorielle qui s’inscrit dans le référentiel global du développement durable et qui est annoncée par le programme, on passe ainsi à une mise en application de ce programme où prévaut un seul référentiel sectoriel, à savoir l’environnement. Les projets Quartiers 21 renvoient à des interventions pratiques, ponctuelles et souvent micro-locales qui peuvent faire l’objet d’indicateurs de suivi et de réalisation, mais qui ne soulèvent pas nécessairement des débats de fond sur le développement de la ville et ses divers impacts, les organismes porteurs de ces projets répondant à des appels à projets normés par l’appareil bureaucratique en fonction de champs d’action balisés.

La Ville reconnaît cette prépondérance de la dimension environnementale du programme Quartiers 21 et des projets Quartiers 21 qu’il promeut. Son plan corporatif de développement durable pour la période 2010-2015 fait état de l’intervention en silo, qui répond à une logique sectorielle, de ses différents services en matière, a posteriori, de « quartiers durables », lesquels ne se limitent plus au programme Quartiers 21, mais correspondent également à quatre autres programmes municipaux. Ces programmes, incluant Quartiers 21, ont fait l’objet d’une évaluation qui en a notamment dévoilé des redondances en matière de mobilisation des acteurs locaux; des chevauchements territoriaux; un manque de coordination des services municipaux; et des lacunes sur le plan des résultats. De ce constat découle un projet pilote, Quartier intégré, qui rompt avec un référentiel sectoriel du développement durable où prédomine l’environnement et qui renvoie plutôt au caractère intersectoriel du référentiel global du développement durable avec ses trois principaux piliers, environnemental, économique et social. Ce projet devrait favoriser une meilleure cohérence entre services, une plus grande efficience et une optimisation des effets de synergie dans l’atteinte de résultats. Ce nouveau projet pilote de quartier durable est promu non plus par un service sectoriel de la Ville axé sur l’environnement, mais par un service intersectoriel, la Direction générale, ce qui devait faciliter une approche intersectorielle. C’est d’ailleurs sous la Direction générale et non plus sous la Direction de l’environnement que s’élabore le troisième plan de développement durable de la Ville qui fait passer Quartier intégré de projet pilote à programme. Ce programme, conçu par les experts de la Ville, intègre, en principe, les cinq programmes que la Ville avait reliés, a posteriori, au développement durable dans le projet pilote. Cependant, dans le cadre de sa mise en œuvre expérimentale, le programme Quartier intégré n’intègre pas tous ces programmes. De plus, ces derniers, qui restent sous la responsabilité de services sectoriels, ne couvrent que les dimensions environnementale, sociale et culturelle du développement durable. Il n’y a pas de programme municipal de nature économique inclus dans le programme Quartier intégré, même si les praticiens du quartier visé par le projet pilote avaient identifié l’économie et l’emploi comme priorité dans leur démarche intégré, qui, paradoxalement, ne se référait pas explicitement au quartier durable, ni au développement durable. Cet absence d’un programme à caractère économique révèle la difficulté, pour l’appareil municipal, d’associer, dans une approche de développement durable, interventions en développement économique avec actions en matière de qualité de l’environnement et d’équité sociale. Ceci met en lumière la laborieuse conciliation des deux termes antinomiques de la notion de « développement durable » et l’écart entre le référentiel global de cette notion et son application.