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La littérature sur la violence intercommunautaire est dominée par des approches descendantes qui interprètent ces événements en fonction de leur contexte sociopolitique élargi. Il est fréquent d’insister sur des facteurs tels que les antagonismes interethniques et les politiques nationalistes des élites urbaines pour expliquer différentes séries de massacres. L’historiographie des tueries de masse au sein de l’État indépendant de Croatie durant la Seconde Guerre mondiale n’échappe pas à cette tendance ; tenant pour acquis le rôle des idéologies nationalistes dans l’éclatement de la violence, la majorité des ouvrages sur le sujet s’emploie à décrire en détail l’atrocité des violences commises à l’aide d’une catégorisation ethnique des bourreaux et des victimes.

Insatisfait par cette approche macro, Max Bergholz dirige son attention sur le niveau local pour comprendre les causes directes des violences intercommunautaires. À cette fin, l’auteur prend comme seul objet d’étude Kulen Vakuf, un village multiethnique aujourd’hui situé au nord-ouest de la Bosnie, à la frontière de la Croatie, et ses environs. À l’aide d’un travail de recherche sans précédent, d’entrevues sur le terrain et de documents inédits provenant d’archives locales, l’auteur retrace pas à pas l’évolution des conflits violents qui ont culminé avec le massacre de plus de 2000 personnes du 6 au 8 septembre 1941. Ce véritable travail de microhistoire permet à l’auteur d’aborder une seconde question : quels sont les impacts de la violence intercommunautaire sur les identités et les relations sociales ?

Pour répondre à ces interrogations, Bergholz commence par établir le vocabulaire intercommunautaire historique de la région. L’auteur conclut après une recherche d’archives pointue que les lignes de fractures ethniques entre les « Serbes », les « Croates » et les « Musulmans » sont très souples, car elles ont rarement un impact significatif sur les rapports sociaux à Kulen Vakuf avant les événements de 1941. L’ouvrage s’intéresse ensuite aux impacts de l’instauration du gouvernement nationaliste et fasciste croate à la suite de l’invasion de la Yougoslavie par les forces de l’Axe. Nouvellement au pouvoir, les Ustaše tenteront de faire valoir une conception raciale et multiconfessionnelle de l’identité nationale croate qui comprendrait les catholiques et les musulmans, mais exclurait les Serbes orthodoxes. L’ouvrage démontre néanmoins comment, en raison de leur déficit de légitimité dans la région, les autorités ne réussirent à attirer que des individus marginalisés pour mettre en place leurs politiques de persécution des populations serbes. Cette analyse du contexte local permet donc à l’auteur de conclure que la communauté de Kulen Vakuf était peu encline au nationalisme ethnique et réfractaire aux politiques gouvernementales.

En réalité, le gouvernement exerçait peu de contrôle sur les milices locales qui ont plutôt profité du contexte pour piller et régler des conflits préexistants. Ce sont ces actes intéressés qui ont créé un climat social tendu et conduit les milices ustaše, paniquées devant une possible insurrection de la majorité serbe, à commettre de nombreux massacres dans les villages de la communauté. La multiplication de ces atrocités et un sentiment d’insécurité réciproque ont poussé un grand nombre de Serbes à se réfugier dans les forêts, rassembler des groupes armés et finalement attaquer les villages considérés comme ustaše. L’auteur soutient ainsi que c’est l’éveil de sentiments mutuels de peur dans un contexte chaotique qui a causé l’éclatement de la violence. D’ailleurs, de nombreux cas de solidarité interethnique recensés durant ces épisodes violents rappellent l’existence des relations harmonieuses antérieures.

Le second apport important de l’ouvrage de Bergholz est le suivant : la violence n’est pas la culmination d’une ethnicisation de la société, mais plutôt son déclencheur. En effet, les violences ciblées ont rapidement eu pour effet de cristalliser de nouvelles compréhensions de la communauté en la divisant le long de démarcations ethniques. C’est ainsi que plusieurs assaillants croates, musulmans et serbes se sont mis à considérer des groupes ethniques entiers comme l’ennemi. Le conflit atteindra de cette manière son paroxysme avec le massacre de 2000 Musulmans en fuite. L’auteur souligne également la réaction inverse à ces nouvelles catégorisations. Certains combattants ont représenté les communautés adverses comme des frères d’une autre ethnie et tenté de prévenir leur meurtre. L’auteur démontre par ailleurs la contingence de l’escalade de la violence qui peut être freinée par la présence de ces partisans de la retenue. L’ultime chapitre examine quant à lui la permanence de ce phénomène d’ethnicisation soudaine de l’identité causée par la violence. L’auteur décrit comment ces nouveaux schémas mentaux ont continuellement façonné la compréhension du monde social à Kulen Vakuf dans les décennies qui ont suivi.

Max Bergholz effectue un travail remarquable de microanalyse. Son ouvrage a le double avantage de fournir des informations rigoureuses sur le cas complexe et sous-étudié de Kulen Vakuf tout en enrichissant, avec ces questions plus larges, une historiographie trop souvent en quête de coupables génocidaires. La remise en question du nationalisme ethnique comme variable incontournable dans ce genre de conflit est absolument rafraîchissante et nécessaire. Toutefois, l’attention totale accordée au niveau local fait parfois ombrage au contexte politique yougoslave sans lequel le processus d’émergence de la violence décrit dans cet ouvrage n’aurait pas été possible. Le concept de la violence générative constitue la plus grande force de cet ouvrage. Cette notion présente dans d’autres travaux influents de la littérature est ici examinée sous toutes ses coutures dans le contexte balkanique. Il s’agit d’un portrait approfondi et illustré du processus de réajustement soudain des représentations identitaires en réaction aux traumatismes liés à la violence.