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Les écrits d’un groupe religieux, a fortiori s’ils acquièrent le statut de canon (règle) ou de liste normative scripturaire, sont le reflet et le garant, tout à la fois, de l’identité de ce groupe[1]. On peut présumer qu’un écrit est sélectionné, conservé et transmis parce que porteur d’une trace — celle de l’expérience spirituelle typique, originale et originelle vécue par le groupe. Inversement, un tel texte constamment revisité est réputé performatif, c’est-à-dire susceptible de susciter une expérience spirituelle analogue, ou du moins de fournir des mots, du vocabulaire, mais aussi une structure cognitive et affective ainsi qu’une vision du monde, avec lesquels, à travers lesquels l’expérience spirituelle peut être saisie et appréhendée. Comme l’écrivait Duhaime à propos des prières d’action de grâce du psautier :

Il n’est pas impossible que ces prières individuelles d’action de grâce aient leur origine dans « la piété personnelle », comme le suggère la TOB. Cependant, dans leur usage actuel, il est clair qu’elles ont une fonction communautaire. Elles véhiculent auprès des adeptes d’un groupe religieux la vision de Dieu, de l’être humain et du monde qu’on estime adéquate, à l’exclusion d’autres points de vue. On pourrait les considérer comme des outils qu’une communauté se donne pour accompagner l’expérience individuelle, la structurer, lui donner du sens et, d’une certaine manière, à [sic] la réguler. Ce faisant, on offre des balises à 1’individu pour décoder et exprimer son expérience personnelle, dans les limites de ce qui est recevable dans le groupe. L’utilisation du « je » dans ces psaumes invite l’individu à s’identifier au locuteur de la prière et à faire siennes aussi bien la lecture des événements rapportés que la manière d’y réagir. En somme, l’étude des prières d’action de grâce individuelle employées dans un groupe religieux nous offre moins un reflet de la piété personnelle des membres de ce groupe qu’un témoin de la théologie élaborée par ses responsables et de la manière dont elle se transmet dans un contexte liturgique ou rituel.

Duhaime 2008a, 484, je souligne

Or, parmi les écrits du Nouveau Testament chrétien, le billet à Philémon, qui tient en une seule page de bible avec ses 25 versets et 335 mots, ne paraît pas d’emblée pouvoir assumer ce rôle performatif ou illustrer la portée identitaire d’un discours canonique. C’est pourtant le pari que je relèverai ici, en faisant l’hypothèse que le discours très anecdotique et elliptique du billet génère effectivement une structure identitaire très forte, au-delà de son enracinement socio-culturel. Autrement dit, le lecteur s’y voit proposer une identité discursive — un concept que je construis en écho avec celui d’identité narrative de Paul Ricoeur (Ricoeur 1983-1985 ; 1991). Je procède en deux étapes principales. D’abord un état rapide de la recherche, qui permet de poser le problème. Puis une lecture discursive du billet. C’est l’occasion dans les deux cas de me situer par rapport aux préoccupations du professeur Duhaime et de lui rendre hommage.

État de la question[2] et hypothèse

Depuis longtemps, on s’est demandé ce que le billet à Philémon faisait dans la collection des lettres pauliniennes (Winter 1984, 204). Pourquoi y a-t-on conservé cet écrit anecdotique ? S’agit-il d’un post-scriptum à la lettre aux Colossiens écrite par Paul (voir Onésime et Archippe, présents aussi en Col 4,9.17) ? Ou Phm, dont l’authenticité paulinienne n’a jamais été mise en doute, aurait-il fourni quelques repères à un pseudépigraphe pour forger Colossiens — dont le cadre de la captivité ? Le hasard a-t-il joué ? Vénérait-on à ce point tous les autographes de Paul ? (Mais alors, pourquoi n’avons-nous pas d’autres billets ?) Il s’avère qu’on ne trouve en Phm à peu près pas de christologie ni de théologie[3]. Bien sûr, on a voulu y voir l’intuition subversive de la contestation de l’esclavage — mais ce questionnement est récent et, bien que légitime, quelque peu anachronique[4].

Pour comble, le problème dont il est question en Phm demeure obscur, traité obliquement, diplomatiquement, sur « le registre de la suggestion plutôt que sur celui du commandement ou de la requête explicite » (Focant 2015, 211). On est devant le paradoxe de la sophistication rhétorique d’une demande dont nous ne saisissons jamais le contenu explicite : « […] the letter is skilfully designed to constrain Philemon to accept Paul’s request, and yet, at the same time, it is extremely unclear what precisely Paul is requesting ! » (Barclay 1991, 170-171 ; voir aussi 174) De fait, on peut s’attarder à préciser l’inventio sophistiquée du billet, où Paul sort l’« artillerie lourde » de l’argumentation rhétorique et fait flèche de tout bois, en commençant par une action de grâce (v. 4-7) qui fait office de captatio benevolentiae, voire de flatterie. Presque chaque verset voit l’arrivée d’un nouvel argument et d’un changement de registre, alors qu’on alterne entre l’ethos (centré sur le destinateur), le pathos (centré sur le destinataire) et le logos (centré sur la logique). Mais ce ne sera pas le chemin emprunté par le présent article.

On peut classer en trois catégories les études sur Phm, catégories qui se recoupent parfois. Premièrement, dans une ligne sociocritique, on a placé Phm sur l’arrière-plan général de la réalité de l’esclavage au ier siècle, qui structure la société en profondeur — sans vouloir préciser outre mesure les circonstances précises du billet. Le sort des esclaves est terrible et ne doit pas être édulcoré par une vision « romantique » de Phm (Barclay 1991 ; Byron 2004 ; Glancy 2006, 3 ; Cadwallader 2013, 165-169 ; Gerber 2016) — y compris la dimension d’utilisation sexuelle (Marchal 2011, 760). Oui, les esclaves sont des biens, des corps utiles — à tous points de vue. Même l’affranchissement (qui pourrait se profiler en filigrane dans les propos de Paul) ne change pas fondamentalement la situation du serviteur qui, quoique théoriquement libre, dépend encore du patron qui l’a libéré (de Vos 2001, 99). Par ailleurs, vue de l’autre côté de la lorgnette, il ne faut pas trop vite postuler que Philémon appartient à la classe supérieure et possède un établissement avec plusieurs esclaves (Horrell 2016) : il s’agit plus probablement d’un artisan qui ne possède qu’un ou deux esclaves — cas de figure le plus répandu au ier siècle. Ici, l’arrière-plan socio-critique permet de donner un relief particulier à la démarche de Paul qui s’adresserait à Philémon au sujet de son unique esclave.

On comprend alors que les deux identités qui traversent Phm, celle des croyants en Christ que sont Paul, Philémon et Onésime, et celle des membres d’une maisonnée que sont Philémon et son esclave Onésime, entrent en conflit de manière radicale (Petersen 1985 ; Barclay 2016). D’un côté, on a l’appartenance chrétienne, trop jeune pour avoir fusionné avec l’ordre romain patriarcal, qui établit une nouvelle fraternité ; de l’autre côté, on a le poids des conventions sociales qui régulent de manière stricte les rapports entre les personnes. Soit le schéma suivant, emprunté à Roitto (2008, 152) :

Tableau 1

Deux identités en conflit : « en Christ » et maisonnée gréco-romaine

Deux identités en conflit : « en Christ » et maisonnée gréco-romaine

The identify in Christ is separate from household identifies and the relationship between them is marked by negotiation and potential conflict (Roitto 2008, 152).

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L’auteur commente ainsi son schéma :

In the letter to Philemon, Paul feels the need to negotiate between the social identity as a master and the social identity in Christ. Rather than exhorting Philemon to handle the situation as a Christ-believing master, he asks him to let his identity in Christ take priority over his social identity as a master. Philemon should receive Onesimus « no longer as a slave, but as [something] above a slave, a beloved brother » (v. 16). Although the situation could have been handled perfectly well if household identities had been subordinated to the identity in Christ, Paul thinks in terms of separate categories.

Roitto 2008, 148 ; aussi Petersen 1985 ; Barclay 1991, 184 ; de Vos 2001, 91 ; Barclay 2016

Si le rapport hiérarchique « Philémon / Onésime » est à replacer dans le contexte socio-culturel du ier siècle, l’autre côté du triangle ne doit pas être oublié : Paul et Philémon sont amis et peut-être dans une relation « d’associés » ; de manière alternante, ils sont peut-être aussi redevables l’un à l’autre — sous certains aspects, Philémon pourrait être le patron de son client Paul, l’ayant accueilli et pris sous sa protection, tandis que sous d’autres aspects, comme la prédication évangélique, Philémon peut être redevable à Paul. Bref, leurs rapports s’inscrivent eux aussi dans un cadre codifié et rigide. On peut aller plus loin. En situant le duo « Philémon / Paul » en regard du système esclavagiste, Roth (2014, 107) va dans le même sens que Roitto en soulignant qu’en Phm, deux conceptions de la κοινωνία entrent en collision : d’une part une entente commerciale et pratique au sujet d’un esclave, où les deux hommes sont partenaires contractuels (κοινωνόν, v. 17) ; d’autre part, une communion spirituelle qui métaphorise l’idéal de la nouvelle communauté (κοινωνία, v. 6 ; voir aussi Barclay 2016). En somme, le nouvel éthos chrétien entre en conflit avec l’éthos gréco-romain et Phm joue sur les deux plans sans pouvoir nécessairement les articuler.

Deuxièmement, dans une lignenarrative (qui s’appuie elle aussi sur des considérations socio-culturelles), on a voulu reconstruire la situation précise qui suscite le billet, autrement dit l’intrigue où s’insère la correspondance paulinienne. Grosso modo, trois hypothèses se distinguent. D’abord, l’hypothèse la plus commune voit en Onésime un esclave en fuite passible de mort, emprisonné dans l’attente de sa punition dans la même geôle que Paul et converti par l’apôtre à cette occasion (Nordling 1991 ; 2010 ; de Vos 2001). Ensuite, variante plus subtile de la première, il y a la théorie de l’amicusdomini auprès duquel un esclave ayant courroucé son maître se réfugie et qui intercède en sa faveur (Lampe 1985 ; Rapske 1991, 188 ; Theobald 2016 ; Wolter 2016). Enfin, on a suggéré qu’Onésime, tout simplement, avait été « prêté » par Philémon à Paul (Winter 1984 ; 1987), voire que les deux amis possédaient l’esclave en co-propriété (Elliott 2011 ; Roth 2014). En définitive, il est difficile voire impossible de trancher entre ces ingénieux scénarios (Glancy 2006, 91) et, de toute façon, l’interprétation du billet peut contourner ce noeud gordien[5].

Troisièmement, dans une ligne qui se désigne habituellement comme rhétorique, mais qu’il me semble plus approprié de qualifier de discursive, on a étudié la manière dont le discours paulinien procède : langage de la politesse (Elliott 2011 ; Hock 1995 ; Russell 1998 ; Wilson 1992), du commerce (Martin 1991 ; Roth 2014), de la maisonnée (Frilingos 2000), de l’honneur et de la honte (Kea 1996). La langue construit le monde et délimite le cadre d’une identité nouvelle : « the epistle’s family language constructs a rhetorical household that rivals Philemon’s actual household » (Frilingos 2000, 93 ; voir aussi l’ouvrage classique de Petersen 1985). Semblablement, Jordaan et Nolte (2010) appréhendent Phm comme un récit thérapeutique qui vient subtilement contester le récit dominant. On retrouve ici la perspective évoquée plus haut du choc des deux socio-cultures, celle de l’ἐκκλησία chrétienne et celle de la domus gréco-romaine. Inversement, Cadwallader (2013, 46-47) démontre bien, contre tous ceux qui veulent voir positivement Phm comme un travail de sape de l’esclavage (manumission, égalitarisme, mobilité sociale), que le langage du billet est celui de deux maîtres qui échangent en termes stéréotypés au sujet d’un esclave, tiers absent inférieur qui n’est pas habilité à prendre la parole et dont on parle avec le vocabulaire des choses « utilitaires ». En somme, Phm illustre à merveille la puissance des mots pour convaincre de manière raisonnée, persuader de manière affective et construire (ou déconstruire) une vision du monde.

Ces diverses études illustrent bien la sophistication et la richesse des analyses suscitées par Phm, malgré sa brièveté (ou à cause d’elle !). M’intéressent surtout ici les perspectives socio-critique et discursive, sur lesquelles je m’appuie pour formuler mon hypothèse et qui me permettent de dialoguer avec les réflexions menées par le professeur Duhaime. Dans le contexte sociologique rigide et violent du ier siècle, en ce qui a trait à l’esclavage, Phm est un discours qui exprime et cherche à dépasser, tout à la fois, la dichotomie sociologique entre des rapports fraternels en Christ et des rapports hiérarchiques de sujétion entre personnes — une sorte de schizophrénie éthique qui n’est peut-être pas le seul apanage du début du christianisme.

Analyse discursive de Phm

Si je parle d’analyse discursive, c’est par analogie à l’analyse narrative des récits. Il est possible, mutatis mutandis, d’appliquer certaines intuitions et certains concepts de la narratologie à l’étude des discours[6]. Mais si un discours réfère à une histoire qui la sous-tend, voire en construit une de toute pièce (non plus de manière narrative mais discursive), et si un tel discours utilise des éléments narratifs évidents (temporalité, spatialité, personnages, transformations), la colonne vertébrale d’une analyse discursive demeure la prise en compte minutieuse de la mécanique énonciative. En simplifiant à l’extrême et en s’inspirant de Benveniste (1966, 1974), disons que la situation d’énonciation met en présence un énonciataire je qui s’adresse, ici et maintenant, à un énonciataire tu au sujet d’un tiers absent il. Et ce n’est pas tant la teneur du discours qui importe (les énoncés) que la manière dont ses éléments sont articulés et s’enchaînent (l’énonciation).

Bref, une analyse discursive s’attarde à la manière dont s’articule le discours, c’est-à-dire à son énonciation et à l’élaboration narrative qu’il propose, en termes d’évolution des personnages et des transformations qu’ils subissent. L’approche est globalement linguistique : comment le jeu des signifiants fabrique-t-il de la signification ?

Je propose en annexe, à la fin de l’article, une traduction extrêmement littérale du billet, dans le but de faire ressortir les champs lexicaux et les échos intratextuels qui se tissent au fil de la lecture. Je découpe le discours de manière classique en quatre paragraphes : adresse (v. 1-3), action de grâces (v. 4-7), demande (v. 8-22) et salutations (v. 23-25)[7]. Les alinéas correspondent aux périodes des phrases grecques[8] : une seule phrase pour l’adresse ; puis, pour l’action de grâces, une très longue phrase (v. 8-16) suivie de quatre courtes phrases pour la demande ; enfin, trois courtes phrases pour les salutations. Ce rythme est significatif : l’énonciation, la manière de dire, minimise la scansion. Le discours jaillit sans prendre le temps de faire des pauses.

On repère les champs lexicaux suivants[9] :

  • la captivité (enchaîné, v. 1.9 ; chaînes, v. 10.13 ; captivité, v. 23)

  • la famille (frère, v. 1.7.16.20 ; soeur, v. 2 ; père, v. 3 ; enfant, engendré, v. 10)

  • l’affection (Philémon = bien-aimé, v. 1 ; amour, v. 4.7 ; tripes, v. 7.12.20)

  • la solidarité (préfixe συν- [collaborateur, v. 1.24 ; compagnon, v. 2.23] ; assemblée, v. 2 ; partage, v. 6 ; partenaire, v. 17 ; hospitalité, v. 24)

  • esclavage (seigneur, v. 3.5.20.25 ; Bénéfique, v. 10 ; utile/inutile, v. 11 ; servir, v. 13 ; esclave, v.16 [2x])

  • la dette (être redevable, v. 18.19)

  • sans oublier des titres christologiques tenus pour acquis et non développés (seigneur, v. 3.5.25 ; christ-messie, v. 3.6.8.9.20.23.25).

Ces champs lexicaux révèlent d’emblée le conflit à l’oeuvre dans le billet entre, d’une part, le rapport dominant/dominé (vocabulaire de la captivité, de l’esclavage et de la dette) et, d’autre part, le nouveau rapport fraternel (le vocabulaire de la famille, de l’affection et de la solidarité). À noter que la métaphore de « l’esclavage en Christ », développée en d’autres lettres comme Romains, n’est pas utilisée ici, sinon implicitement par l’emploi du titre christologique « seigneur ».

L’énonciation est très marquée. Outre l’omniprésence des pronoms « moi-toi / lui[10] » dont le discours est saturé, et la présence d’un double maintenant (v. 9.11)[11], on trouve des verbes ou des noms de parole et d’écoute qui relèvent de « l’énonciation énoncée » : rendre grâce (v. 4), prière (v. 4.22), entendre (v. 5), ordonner (v. 8), encourager (v. 9.10), écrire (v. 19.21), dire (v. 19), écoute-obéissante (v. 21). Plus que dans toute autre lettre paulinienne, le rapport énonciatif triangulaire « je qui s’adresse à tu au sujet de il » est à l’oeuvre.

Je traduis les noms propres des trois principaux protagonistes de manière à faire ressortir leur connotation sémantique[12]. Il ne s’agit pas d’une fantaisie ludique : je suis en cela le chemin ouvert par le texte, qui joue sur la signification du prénom Onésime, au v. 10. Je traduis donc littéralement ce prénom par Bénéfique (qui s’avère inutile ou utile), Philémon par Ami-de-nous, et j’accole à Paul la signification première de ce surnom, soit le petit. Il convient alors de s’attarder sur la caractérisation de ces personnages, dont le rapport triangulaire constitue l’assise de la dynamique identitaire que le texte propose à son lecteur[13]. Que sont les personnages l’un pour l’autre ? Comment le lecteur, la lectrice s’inscriront-ils dans cette relation complexe ? Pourront-ils s’identifier tour à tour aux trois personnages ?

Il y a d’abord Παῦλος le petit dont la caractérisation se construit tout au long du texte. Il possède les traits du prisonnier porteur de chaînes (v. 1.9.10.13), du militaire prisonnier de guerre (v. 23), du vieillard[14] (v. 8), du père qui a engendré Bénéfique (v. 10), d’un partenaire pour Ami-de-nous (v. 17) (Wansink 1996, 157). Si ailleurs Paul se désigne comme δοῦλος Χριστοῦ (Rm 1,1 ; Ph 1,1), ici, il est moins qu’un esclave, un δέσμιος Χριστοῦ Ἰησοῦ. Le génitif est ambigu : Paul est prisonnier à cause du Christ, pour témoigner du Christ ou, littéralement, prisonnier du Christ. Bref, vieux et captif, Paul porte bien le nom de la petitesse[15].

Le nom de Φιλήμων, qui semble le patron d’une assemblée ecclésiale qui se réunit chez lui (v. 2), est tout un programme : Ami-de-nous. Étymologiquement, il signifie « bien-aimé » (Focant 2015, 221) et l’expression qui ouvre le billet : Φιλήμονι τῷ ἀγαπητῷ, constitue donc un pléonasme — à moins d’y voir une incitation à un passage, de l’amitié à l’amour, c’est-à-dire d’une valeur importante du monde gréco-romain à la valeur centrale de l’éthos chrétien. On aurait alors, dès l’adresse, tout le mouvement que le billet s’ingénie à susciter.

Les traits du personnage sont donnés dès l’adresse : bien-aimé de Paul, collaborateur de Paul et hôte de l’assemblée messianique. Mais c’est surtout dans l’action de grâces que ces traits s’accumulent et que le portrait se précise. Ami-de-nous y est décrit comme le moteur de la κοινωνία de l’ἐκκλησία qui se réunit chez lui. Il se caractérise par l’amour et la fidélité, qui sont rapportés de manière spatiale au seigneur Jésus et aux saints : en effet, ces deux vertus se manifestent devant le seigneur (axe vertical) et sont orientées vers les saints (axe horizontal). Ces deux axes expriment la complétude de cet amour fidèle qui crée la fraternité : la chute de l’action de grâces tombe d’ailleurs sur le mot « frère », déjà utilisé dans l’adresse et qui reviendra deux autres fois dans la demande (v. 16 et 20). Il y a là un enjeu : c’est en accueillant Onésime comme frère (v. 16) que Philémon se révèlera véritablement comme un frère (v. 7 et 20). L’amour fraternel fidèle, dont Ami-de-nous devient la figure, constitue le thème du billet. Déjà donné d’emblée, en apparence (dans l’action de grâces), cet amour demeure à construire (dans la demande).

Or, l’amour de Ami-de-nous est somatisé de manière viscérale, avec l’expression τὰ σπλάγχνα τῶν ἁγίων ἀναπέπαυται (v. 7) généralement traduite : « le coeur des saints a été apaisé » par toi, par ton amour (Osty et Trinquet 1973). Or, ce genre de traduction adoucit le mot σπλάγχνα, qui désigne d’abord les entrailles et le siège de l’affection et des émotions : « ce qui prend aux tripes » (voir Lee et Scott 2009, 232.236)[16]. On pense à l’amour « matriciel » de la mère pour ses enfants (Fitzmyer 2000, 100.109). L’expression revient pas moins de trois fois dans le court billet :

  • v. 7 : les tripes des saints ont connu le repos à travers toi, frère

  • v. 12 : je te le renvoie, lui, c’est à dire mes tripes

  • v. 20 : donne le repos à mes tripes en christ

Il y a là comme un parcours somatique : 1/ l’amour de Ami-de-nous pour sa communauté apaise les angoisses viscérales de celle-ci — la communauté est décrite sous un registre somatique, comme un corps qui souffre (v. 7) ; 2/ en engendrant Bénéfique « en christ », Paul lui donne naissance (par ses entrailles) et, en conséquence, en l’envoyant à Ami-de-nous, l’apôtre s’arrache les tripes, en quelque sorte (v. 12) ; 3/ de la même manière qu’il a soulagé les angoisses viscérales de sa communauté, Ami-de-nous peut soulager celles de Paul, en accueillant Bénéfique comme étant une part intime de Paul, c’est-à-dire ses entrailles. Ou encore : en donnant le repos à Bénéfique, Ami-de-nous soulage Paul de son angoisse viscérale (v. 20). Une boucle se referme, de manière métonymique : de même que Bénéfique est sorti des entrailles de Paul, de même il est intégré à la communauté. Sorti d’un corps, il est un corps qui s’agrège au « corps » communautaire. Ce parcours somatique permet à Philémon d’étendre son amour fidèle à Onésime. La communion ecclésiale se construit en s’élargissant. L’hypothèse — que l’accueil d’Onésime comme frère par Philémon constitue un test de la fraternité réelle de Philémon — se confirme.

Le vocabulaire qui permet de décrire Ami-de-nous dans l’action de grâce est repris de manière systématique dans la demande au sujet d’Onésime-Bénéfique (Bauer 2011, 127 — dont la liste est plus complète que Focant 2015, 223). Tout est déjà dit dans l’adresse et repris dans la demande, comme pour insister. Ou encore, le portrait idéalisé de Ami-de-nous brossé dans l’adresse est comme déployé dans la demande, en fonction d’une situation nouvelle : intégrer Bénéfique à la κοινωνία dont Ami-de-nous est l’animateur. (Cela recoupe la signification de la triple reprise de τὰ σπλάγχνα décrite plus haut.) Soit le Tableau 2 :

Tableau 2

Vocabulaire récurrent dans l’action de grâce et la demande

Vocabulaire récurrent dans l’action de grâce et la demande

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Les mots bien-aimé et frère (en caractères gras dans le tableau) qui, dans la colonne de gauche, qualifient Philémon, sont utilisés, dans la colonne de droite, pour qualifier Onésime. L’ensemble des autres expressions se rapportent à Philémon, à l’exception de τὰ σπλάγχνα. En ce qui concerne l’encouragement, on note un renversement : alors que Paul rend d’abord grâce parce que l’action charitable de Ami-de-nous est source d’encouragement (v. 7), l’apôtre encourage ensuite Ami-de-nous, deux fois plutôt qu’une (v. 9.10), à agir.

Passons à la caractérisation du troisième personnage, dont il a déjà été amplement question ! On a vu que Onésime-Bénéfique est l’enfant engendré par Paul, qui le porte encore dans ses entrailles, comme une part de lui-même. Et que, comme Philémon-Ami-de-nous, il est qualifié de frère et de bien-aimé[17]. Or, le v. 16 énonce en trois temps la transformation subie par Bénéfique — et il le fait sous le mode de l’excès (avec le préfixe ὑπὲρ- et les mots μάλιστα et μᾶλλον) :

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On traduit généralement ὑπὲρδοῦλον par « mieux qu’un esclave » (Osty et Trinquet 1973). Avec sa manie du détail, que d’aucuns n’apprécient guère, Giorgio Agamben (2000, 28.51), lorsqu’il discute de la vocation messianique, mentionne en passant Phm 16 et propose la traduction « super-esclave ». Je prolonge ici cette intuition de la manière suivante (en accord avec ce que Agamben dit du ὡς μὴ de 1 Co 7,29-31). Le statut d’esclave n’est pas tant supprimé ou escamoté que hypertrophié. Bénéfique ne cesse pas d’être un esclave, mais devient esclave « à la puissance deux », pour ainsi dire. Selon le philosophe italien, la condition messianique ne transforme pas la structure sociale gréco-romaine et ne constitue pas une nouvelle identité, mais par un pas de côté, en retrait, elle y superpose une radicalité qui, à terme, désactive de manière subversive cette identité. Loin d’abolir l’esclavage, être en Christ accentue cet esclavage, en le poussant jusqu’au bout, dans la logique de l’amour fraternel. Comme si être en Christ signifiait être esclave les uns des autres. Pour accéder au statut de frère, il faut passer par le stade d’hyper-esclave.

Comme mentionné en première section, Ὀνήσιμος-Bénéfique ne prend pas la parole et on ne s’adresse pas à lui. On parle de lui. Son nom est l’objet d’un double jeu de mot qui suggère une autre transformation (v. 11). Premièrement, Bénéfique l’objet « inutile » (ἄχρηστον) est devenu le frère utile (εὔχρηστον — un mot avec le préfixe du bonheur, v. 11). Nouveau paradoxe : celui qui, dans l’ordre de l’esclavage, est inutile devient utile dans l’ordre de la fraternité (Lee et Scott 2009, 225). Le deuxième jeu de mot est plus subtil et souvent contesté, basé sur un rapprochement phonétique : Bénéfique était inutile (ἄχρηστον) lorsqu’il était sans Christ (« ἄχρiστον ») ; il est devenu utile (εὔχρηστον) lorsqu’il est né « ἐν Χριστῷ » (Winter 1987, 4-5 ; Barclay 1991, 164 note 13, citant Lohse ; Dunn 1996, 329 ; Collange 1987, 57)[18]. Le jeu de mot se poursuit plus loin, toujours de manière subtile, au v. 20, alors que c’est Ami-de-nous qui devient utile et assume la fonction bénéfique d’Onésime (Ὀνήσιμος), puisque Paul bénéficie (ὀναίμην) de lui dans le seigneur. Les rôles sont comme inversés. En Christ, Philémon devient utile… tel un esclave. Mais déjà, au v. 13, il y avait quelque chose en ce sens : « afin qu’à ta place (ὑπὲρ σοῦ) il me serve » : Philémon est le serviteur de Paul, par la médiation d’Onésime. L’explication d’Agamben du mot ὑπὲρδοῦλον se confirme : être en Christ signifie être esclave les uns pour les autres.

Cette dernière observation nous conduit à un constat plus général. On relève une suite de télescopages entre les trois acteurs, qui finissent par se confondre, l’un pouvant être pris pour l’autre. D’une certaine manière, les identités sont interchangeables. Soit le Tableau 3, qui fait la liste de certaines spécifications accolées par le texte aux pronoms moi, toi et lui, et de certaines inférences qu’on peut en déduire (placées entre crochets) :

Tableau 3

Le jeu des équivalences entre pronoms en Phm

Le jeu des équivalences entre pronoms en Phm

Tableau 3 (suite)

Le jeu des équivalences entre pronoms en Phm

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Certains versets suggèrent une connivence, voire une équivalence, entre Paul et Philémon (v. 11.17) ; d’autres, entre Paul et Onésime (v. 10.12.17.18.20) ; enfin, entre Philémon et Onésime (v. 13.20). Faisant la navette entre Paul et Philémon, Onésime joue le rôle d’objet transactionnel : il est pour Paul la présence de Philémon (v. 13) ; il est pour Philémon la présence de Paul (v. 17.18) ; pour chacun, il est utile. Il y a aussi permutation des rôles : à travers Onésime, Philémon sert Paul (v. 13) et il est bénéfique à l’apôtre en servant Onésime (v. 20). Plus spécifiquement, aux v. 10.18-19, chacun est redevable tour à tour à l’autre, si ce n’est que Paul et Philémon ne sont pas redevables directement à Onésime — sinon que celui-ci leur devient utile (v. 11) à titre de frère « très et combien plus » bien-aimé (v. 16). Soit le Tableau 4 (où x → y signifie : x est redevable à y) :

Tableau 4

Rapports « de dette » entre les trois protagonistes

Rapports « de dette » entre les trois protagonistes

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Dans cette lettre hyper-relationelle (Wansink 1996, 157), j’ai tenté de décrire avec précision les rapports entre les trois protagonistes. Il reste maintenant à se demander : quel est l’impact de ce dispositif sur des lecteurs éventuels qui s’interrogent sur leur identité spirituelle ?

Conclusion

Au-delà de la seule argumentation ou de la seule situation rédactionnelle, l’analyse qui précède révèle la finesse de la mise en discours. On a pu repérer toute une suite de transformations, qui ne concernent pas seulement Onésime, comme on l’affirme le plus souvent. Certes, celui-ci s’inscrit sur une trajectoire qui le conduit 1/ du statut d’esclave au statut de frère, en passant par le statut de super-esclave ; 2/ de la qualité « inutile » à la qualité « utile » ; 3/ d’un espace en dehors du Christ à un espace « en Christ » ; 4/ d’un engendrement par Paul, sorti des entrailles de ce dernier, à une agrégation au corps de la communauté qui se réunit chez Philémon. Mais le maître d’Onésime subit aussi des déplacements : 1/ Philémon est convié à dépasser l’amitié pour atteindre l’amour, partant de son nom-programme « Ami-de-nous » (φίλος) pour s’approprier sa qualité de bien-aimé (ἀγάπη) ; 2/ il est déjà frère, mais le deviendra encore plus en accueillant Onésime ; 3/ il cause d’abord le repos des saints, puis celui de Paul et de son alter ego, Onésime ; 4/ s’il encourage d’abord Paul par son action, c’est ensuite Paul qui encourage Philémon à agir ; 5/ il est présenté comme créancier de Paul, puis comme débiteur de Paul ; 6/ surtout, de maître, il est invité à adopter une posture de service (du moins vis-à-vis Paul).

Par ailleurs, le conflit entre les deux éthos, l’ordre ancien gréco-romain et l’ordre nouveau messianique, transparaît dans les champs lexicaux du billet, mais aussi dans la suite de transformations qui viennent d’être résumées. Cette fracture se cristallise en Phm autour du double entendre du champ lexical du partenariat / partage : κοινωνόν (gréco-romains) et κοινωνία (communauté messianique). Il me semble que le constat fait par Roitto (2008) et retenu dans l’état de la question est validé. La structure sociale maître/esclave (Philémon et Onésime) ou patron/client (Paul et Philémon) ne coïncide pas avec la structure de la communauté fraternelle, qui valorise la petitesse et le service et entend pousser l’amitié jusqu’à l’amour fraternel, redéfinissant ainsi l’utilité véritable des personnes. La question posée jadis par Barclay (1991, 172-173) demeure donc. Le statut de frère remplace-t-il ceux d’esclave et maître, ou s’y superpose-t-il ?

En somme, au-delà de son caractère anecdotique, le billet à Philémon a pu être retenu dans le corpus paulinien parce qu’il cristallise en quelque sorte, telle une photo instantanée, l’éthos communautaire chrétien. Comme le dit Focant (2015, 215) : « Peut-être cette lettre a-t-elle été intégrée dans le Canon simplement au titre d’un plaidoyer pour une attitude marquée par l’agapè entre frères chrétiens, même lorsque l’un est maître et l’autre esclave ? »

Or, ce plaidoyer peut-il être performatif et construire une identité chez la lectrice, le lecteur ? Comment la personne qui lit s’inscrira-t-elle dans la complexe relation triangulaire qui se déploie devant elle ? Peut-on s’identifier tour à tour aux trois personnages ? Bien sûr, le lecteur, la lectrice, peut se projeter dans la posture (elle-même changeante !) des trois protagonistes : Paul-le-petit, Philémon-l’Ami-de-nous, Onésime-Bénéfique. Mais c’est surtout leurs relations, leurs transformations, leur « redevabilité » réciproque (si je me permets ce néologisme), qui proposent (sans pouvoir l’imposer) à la lectrice, au lecteur, une configuration susceptible de conduire à une refiguration identitaire — pour reprendre les catégories ricoeuriennes qui articulent l’identité narrative (ou, ici, l’identité discursive)[19]. L’interaction dramatique des trois protagonistes est une « proposition de monde » (Ricoeur) qui peut altérer le « vision du monde » de la personne qui lit. D’autant plus que le clivage qui traverse le texte, entre deux conceptions des rapports interpersonnels (hiérarchiques ou fraternels), traverse aussi le lecteur, la lectrice. La condition messianique génère chez le disciple du Christ une étrangeté par rapport à la société (patriarcale du ier siècle, néolibérale du xxie siècle) où il demeure malgré tout ancré. L’identité messianique ne se substitue pas à l’identité sociale mais la fracture — c’est là toute l’intuition d’Agamben (2000)[20].

La petitesse de Paul, l’amitié de Philémon, l’utilité d’Onésime sont mises en discours pour subvertir l’ordre socio-culturel, hier et aujourd’hui. Dans une société structurée selon la logique dominants/dominés, ces trois postures reçoivent une signification aliénante et inhumaine. Mais dans le billet à Philémon, elles interagissent tels trois produits chimiques pour donner une nouvelle signification, où la petitesse est en fait la force de la sagesse, où l’amitié est transmutée en amour et où l’utilité n’est plus utilitariste mais relationnelle.

Cette proposition identitaire ne s’impose pas, ai-je affirmé. J’en ai pour preuve la manière dont le billet énonce sa proposition, en laissant, tant au premier lecteur Philémon qu’aux lecteurs subséquents, la responsabilité de réfléchir et la liberté de décider. Comme souvent chez Paul, l’énonciation du discours n’impose pas une solution définitive mais invite au discernement :

In fact this is a conclusion shared by many exegetes of the letter who suggest that Paul is intentionally vague in his requests because he wants to leave the decision in this matter to Philemon. This, it is argued, is not simply because Philemon must be allowed to decide how he will exercise his legal rights and responsibilities, but also because Philemon must be left to work out what is demanded by love. As Lohse writes : Philemon « is encouraged to let love do its work, for love is resourceful enough to find the right way in accomplishing the good ».

Barclay 1991, 175