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Introduction

Le 25 novembre 2016, la Secrétaire d’État chargée de la Biodiversité se rend dans les bureaux d’une grande entreprise française spécialisée dans l’investissement immobilier. Quelles pourraient être les raisons de cette visite, où deux univers en apparence opposés semblent se rencontrer ? Il faut monter sur le toit de l’immeuble pour y répondre. Ici, des écologues ont mené une expérimentation avec des urbanistes. Ils ont cherché à déterminer les services écosystémiques (SE) que pouvait fournir une toiture végétalisée en milieu urbain. Ce jour-là, les résultats de l’expérimentation sont présentés : la toiture végétalisée lutte contre l’effet îlot de chaleur urbain, limite les inondations en cas de fortes pluies et favorise le développement d'une diversité d’insectes pollinisateurs[1]. L’expérimentation promet d’apporter des solutions aux aménageurs pour réintroduire la nature en ville.

Ces dernières années, les initiatives qui utilisent la notion de SE en ville se multiplient. Elles véhiculent l’espoir d’une reconsidération de la nature et d’une atténuation des dégradations environnementales. En légitimant un message de protection à l’échelle internationale, l’évaluation des écosystèmes et de leurs services pour le millénaire (MEA, 2005) a suscité l’envie d’utiliser la notion de SE. Les études qui montrent l’enthousiasme généré par la notion dans la recherche et la gestion de la nature sont nombreuses (pour la littérature francophone, voir de Sartre et al., 2014 ou Méral et Pesche, 2016). Le succès de la notion a été renforcé par son origine multiple, proposant de combiner biologie de la conservation, écologie économique et écologie de la résilience (voir Sartre et al., 2014). Pourtant, la notion a aussi été critiquée par certains auteurs pour ses aspects moraux et ses dérives monétaires (Maris, 2014), sa dimension néolibérale (Gomez et al., 2010 ; Robertson, 2006), ou sa faible opérationnalité (Laurans et al., 2013).

Reconnaissant la multiplicité des éléments concernés par la notion (relation humain-nature, bien-être, protection des écosystèmes, économie, écologie, modernité, institutions de recherches et de gestion de la nature, etc.) et les enjeux qu’elle essaie de résoudre, de Sartre et al. (2014) suggèrent de la considérer comme un dispositif. Le présent article propose de poursuivre cette réflexion et de comprendre comment la notion de SE crée des dispositions, qui facilitent ou entravent la réintroduction de la nature en ville. Plus précisément, nous nous intéressons aux cibles du dispositif des SE et cherchons à déterminer comment le pouvoir exercé par la notion fonctionne affectivement. L’importance des affects dans les phénomènes sociaux a en effet été soulignée par différents auteurs (Clough et Halley, 2007), mentionnant un véritable tournant affectif dans les sciences sociales. Cette étude examine comment la vie affective des SE est organisée en milieu urbain et ce qu’elle produit comme sujets et comme nature.

Dans une première partie, la problématique est précisée au regard de l’étude des affects en milieu urbain. La méthodologie de l’enquête et un cas d’étude portant sur la Mission Économie de la Biodiversité et sur deux entreprises bailleuses de foncier en ville sont présentés dans une deuxième partie. Les résultats détaillent la logique affective de la réconciliation et montrent comment les SE suscitent l’opportunisme et la sécurité pour rendre la réconciliation opérationnelle. Ces résultats sont enfin discutés pour analyser le type de sujet et de nature produits par le dispositif des SE.

1. Les affects, la ville et la nature

Définis comme des capacités à affecter et à être affectés (Deleuze, 1970 [2014]), les affects offrent un nouvel outil pour analyser les relations de l’être humain à son environnement. Certains auteurs ont appelé à leur étude en milieu urbain (voir Bochet et Racine, 2002 ; Feildel, 2003), bien qu’elle demeure relativement limitée à ce jour. Pour ces auteurs, les affects et les émotions - qualifications personnelles des affects (Anderson et Holden, 2008) - permettent de comprendre les attentes, motivations, jugements et engagements des acteurs de la ville. La colère et l’énervement des conducteurs de voiture à Los Angeles aident Katz (2001) à analyser leurs interactions. La peur peut agir comme une force de production d’architectures urbaines relevant de l’exclusion, du contrôle et de la surveillance (Anderson et Holden, 2008). Ou encore, les nostalgies citadines en Afrique du Sud invitent à construire des espaces remémorés ou fantasmés (Gervais-Lambony, 2012).

L’étude des affects a été privilégiée dans le domaine de l’urbanisme. Anderson et Holden (2009) proposent la notion d’urbanisme affectif pour décrire les modalités autres que rationnelles qui interviennent dans la vie urbaine, telle que les affects, les émotions et les sentiments. Leur étude de Liverpool illustre comment l’espoir occasionné par la sélection de la ville comme capitale de la culture européenne donne lieu à des réaménagements urbains. Les affects sont ainsi non seulement performatifs, mais ils sont aussi la cible de tentatives pour les gérer et les maintenir. Il existe toute une fabrique des affects en milieu urbain (Thrift, 2007), qui peuvent être générés alternativement par des infrastructures dans le cas de transports collectifs (Tironi et Palacios, 2016) ou des hôpitaux (Street, 2012), ou par des bâtiments singuliers (Allen, 2006 ; Rose et al., 2010). Les affects sont ainsi plus ou moins sciemment suscités au travers de pouvoirs affectifs (Allen, 2006) ou d’ambiances (Thibaud, 2015).

En ce qui concerne l’affectivité de la nature urbaine, de nombreuses études de psychologie et de médecine mettent en avant la contribution de la nature au bien-être des individus. Les espaces verts réduisent le bruit et le stress (Gidlöf-Gunnarsson et Öhrström, 2007), améliorent la qualité de vie (Chiesura, 2004), et peuvent, par exemple, favoriser le rétablissement des malades dans les hôpitaux (Ulrich, 1984). Ces multiples bénéfices font de la nature un espace désiré en milieu urbain, lieu de plaisir et de bien-être (Bourdeau-Lepage, 2011). Un autre type d’études montre que la nature urbaine peut générer une diversité d’états affectifs chez différents publics. Par exemple, pour Arpin et al. (2015), l’adoption de nouvelles pratiques de gestion des espaces verts dans la ville de Grenoble s’accompagne de multiples tensions et d’un processus « d’éducation de l’attention » des jardiniers.

Le présent article possède un objectif différent. Il propose de comprendre comment la notion de SE fonctionne de manière affective par l’intermédiaire d’une réconciliation entre l’humain et la nature, d’une promesse de bien-être et d’un sens de l’opportunisme. Les affects sont ici les objets d’un pouvoir déployé par le dispositif des SE. En suivant Anderson (2014), nous nous intéressons aux relations entre les affects et les différentes formes de pouvoir. Nous examinons en particulier « comment le pouvoir opère au travers d’affects et comment la vie affective est imprégnée de relations de pouvoir » (Ibid., p. 8). Il s’agit donc de s’interroger sur la manière dont l’utilisation de la notion de SE renseigne, rend opérationnelle et intervient sur la vie affective des urbains. Les émotions et les affects offrent ainsi une prise heuristique pour comprendre les réorganisations et les intensifications des relations entre l’humain et la nature que provoque la notion de SE en milieu urbain (voir aussi Brunet, 2016).

2. Enquête et méthodologie d’analyse

2.1 La Mission Économie de la Biodiversité

Créée en 2012 à l’initiative de la Caisse des Dépôts[2] et Consignations (CDC) Biodiversité[3], la Mission Économie de la Biodiversité (MEB) a pour vocation d’établir et de diffuser un ensemble de recommandations. Dans la prolongation des objectifs du développement durable, ou, plus récemment, de l’économie verte, la Mission cherche à rendre compatibles le développement économique et la préservation de la biodiversité. Elle s’attelle ainsi à « démontrer et imaginer comment l’économie et la biodiversité peuvent être mutuellement bénéfiques pour sortir d’une opposition frontale » (gestionnaire #3). Pour ce faire, la Mission dispose d’une équipe de recherche qui publie et contribue à un ensemble d’études. Deux publications sont principalement rédigées et diffusées sur son site web. Les lettres d’actualité trimestrielles BIODIV’2050 synthétisent les recherches de la Mission sur des problématiques concernant l’économie et la biodiversité, comme, par exemple, la biodiversité et l’économie urbaine, les risques et les opportunités des entreprises ou la compensation écologique. Ces lettres sont complétées par des Cahiers de BIODIV’2050 qui proposent d’approfondir certains points mentionnés dans les lettres d’actualité. Une lettre et un Cahier ont ainsi été publiés au sujet de la biodiversité en ville et accordent une importance particulière à la notion de SE (MEB, 2014, 2015).

Afin de diffuser ses messages et de développer des outils de gestion de la biodiversité en ville, la Mission interagit majoritairement avec des entreprises gestionnaires d’immobilier. Des projets ont été conduits en partenariat avec deux entreprises. La première, désignée par « entreprise 1 » dans le reste de l’article[4], s’occupe d’un ensemble d’immeubles dans la région Île-de-France, dont une grande partie est constituée par des bureaux. Assistée par la Mission, elle essaie de réintroduire la nature dans ses locaux. Les SE ont été évalués sur l’un de ses sites grâce à un modèle d’étude standardisé[5]. Différentes expérimentations ont été conduites avec des scientifiques, notamment avec l’Institut d’Écologie et des Sciences de l’Environnement de Paris, pour améliorer le niveau de SE rendus. La seconde, dénommée « entreprise 2 », gère de nombreux logements sociaux en Île-de-France, composés d'une vaste étendue d’espaces verts. Dans le cadre d’un appel à projets de la CDC Biodiversité, elle a transformé la gestion des espaces verts d’une de ses résidences. Par la même occasion, différents aménagements ont été installés pour favoriser la réintroduction de la nature. Ces deux études, ainsi que les interactions des entreprises avec la Mission, sont exposées avec plus de détails dans les parties suivantes.

2.2 Méthodologie

Cette étude des affects ciblés par l’utilisation de la notion de SE en milieu urbain s’inscrit dans un travail de recherche doctoral plus large sur la vie affective de la notion dans la recherche scientifique et la protection de la nature. Dans ce cadre, des entretiens (n = 70) et des observations avec des scientifiques et des gestionnaires de la nature ont été effectués. Sélectionnés pour leur implication directe dans les recherches sur les SE, les scientifiques rencontrés proviennent d’institutions de recherche de plusieurs pays européens (France, Finlande, Suède, Pays-Bas, Allemagne, Royaume-Uni). Pour comprendre les affects générés par la notion dans la protection de la nature, l’étude des milieux urbains et des milieux patrimoniaux a été privilégiée.

Dans les espaces urbains, sept gestionnaires ont été rencontrés suite à la recommandation de scientifiques impliqués dans des recherches sur l’écologie urbaine. Ces gestionnaires appartiennent à une diversité de structures de gestion de la nature : MEB, deux entreprises respectivement bailleuses de bureaux et de logements sociaux, Natureparif, Orée, Union Internationale de Conservation de la Nature et groupe de travail sur les écosystèmes urbains de l’Évaluation Française des Écosystèmes et de leurs Services Écosystémiques (EFESE). Si l’étude se concentre sur les projets conduits par la MEB et par les entreprises 1 et 2, elle est aussi éclairée par les entretiens effectués avec les autres institutions.

Pour enquêter sur les affects et les émotions, les entretiens procèdent en deux temps. Une première analyse, qui s'intéresse à l’expérience des gestionnaires et des scientifiques, documente l’utilisation de la notion. Suivent des questions ayant trait à l’appréciation de cette expérience en termes émotionnels : satisfaction, surprise, peur, frustration etc. Les entretiens ont été transcrits et analysés pour repérer les émotions qui peuvent être dites, manifestées ou implicites (voir Brunet, 2016 ; Brunet et al., en relecture, pour plus d’information). En complément, les documents collectés au cours de l’enquête ont été examinés. Ils comprennent les deux études de la Mission sur la biodiversité en ville (MEB 2014, 2015) et les documents des projets des deux entreprises. Les affects se rapportant aux SE y sont identifiés.

3. Une réconciliation entre les humains et la nature

En milieu urbain, le dispositif des SE vise un affect collectif de réconciliation entre les humains et la nature. Pour détailler cette idée, l’argumentation procède en deux temps. La logique affective de la réconciliation et ses effets sur la production de savoir sont présentés dans une première sous-partie. Une seconde sous-partie examine ensuite comment la réconciliation devient opérationnelle par l’intermédiaire de certains affects comme le sens bien-être.

3.1 La logique affective de la réconciliation

La réintroduction de la nature en ville cible un sens de la réconciliation entre les humains et la nature, ainsi qu’une diversité d’affects comme la sensibilité écologique des individus. Toutefois, des stratégies de gestion émotionnelle peuvent s’avérer nécessaires pour faciliter cette réconciliation et dissiper les craintes qui lui sont associées. Pour comprendre et documenter la réconciliation, des écologues s’emploient à développer de nouveaux savoirs sur le fonctionnement des écosystèmes urbains.

3.1.1 Accueillir la nature en ville

Pour réintroduire la nature en ville, les humains invitent une multitude d’êtres vivants à cohabiter à leurs côtés. Les gestionnaires des entreprises 1 et 2 ont essayé de faciliter cette installation. Sur les deux sites, des ruches ont été installées pour accueillir des abeilles. La pollinisation est souvent l’objet des premières initiatives et études sur les SE, sans doute à cause de son caractère hautement symbolique et de sa relative simplicité à mettre en place des capacités d’accueil pour d’autres espèces ont été développées par l’entreprise 2, avec l’aménagement d’« hôtels à insectes » et de nichoirs à oiseaux. Les espèces animales ne sont toutefois pas les seules concernées par cette réintroduction de la nature en ville. Dans de larges fosses aménagées par l’entreprise 1, mille arbres s’assemblent en de « mini-forêts », agrémentées d’une strate herbacée. Ces espaces fournissent un habitat pour une diversité d’oiseaux et d’insectes et constituent des corridors à travers lesquels les espèces peuvent se mouvoir. L’accueil doit faciliter une conquête progressive de la nature :

L'idée, c'est vraiment de faire rentrer la nature en ville. Ce cordon d’arbres et de plantes herbacées se sème tout seul de façon naturelle et pousse comme il peut. C'est la lutte pour prendre sa place par rapport à la lumière et à l'espace des végétaux. Je dirais qu’on donne leur chance aux espèces végétales. On les accompagne. On les fait rentrer au sein de la ville. (gestionnaire 1)

Des espèces qui pouvaient avoir disparu des espaces réapparaissent alors. Certains oiseaux repeuplent les lieux. Dans des prairies fauchées plus tardivement désormais, des papillons et des « mauvaises herbes » s’installent. Ces réapparitions enchantent une partie des gestionnaires et des usagers de ces espaces et sont source de surprise et d’éveil de l’attention à la nature (voir Arpin et al., 2015). L’objectif de ces initiatives n’est pas seulement de préserver des espèces ; il s’agit avant tout de permettre aux humains de se reconnecter à la nature qui s’épanouit à leurs côtés. Dans les jardins partagés, les employés de l’entreprise 1 s’occupent des plantes et en prennent soin :

Dans un immeuble, il y a toujours du monde intéressé par les plantes. Les gens vont regarder, arroser. Vous avez un nombre incroyable de gens qui vont venir parler aux plantes et regarder si elles ont besoin d'eau entre midi et deux heures. (gestionnaire 1)

La logique qui sous-tend ces initiatives se rapproche des idées de l'écologie de la réconciliation (Fleury et Prévot-Julliard, 2012). Celle-ci postule que la taille des réserves naturelles est trop faible pour assurer la protection des espèces et que les espaces disponibles pour restaurer les habitats naturels sont en réalité trop peu nombreux. L'écologie de la réconciliation propose alors de modifier les habitats humains, comme les écosystèmes urbains, pour subvenir aux besoins d'une diversité d'espèces. Rosenzweig définit l’écologie de la réconciliation de la manière suivante : « science qui consiste à inventer, établir et maintenir de nouveaux habitats pour conserver la biodiversité dans les endroits où l'homme vit, travaille et joue » (Rosenzweig, 2003, p. 7). Ce faisant, Rosenzweig appelle la réconciliation entre les humains et la nature l’affect collectif qui invite à aménager des capacités d’accueil pour la nature. Si la réconciliation est la cible du dispositif des SE, c’est parce qu’elle permet de lutter contre le sentiment d’apocalypse (Swyngedouw, 2010) latent dans le domaine de la conservation de la nature. La réconciliation formule la promesse d’inverser la tendance à la dégradation de l’environnement. Elle prend forme et se concrétise à travers des projets menés par les entreprises et devient partie intégrante du dispositif des SE. Il va ensuite s’agir de connaître, générer et maintenir cet affect de réconciliation.

3.1.2 La sensibilité écologique

Un ensemble d’affects sont ciblés par la réconciliation pour apaiser les relations entre l’humain et la nature, dont la « sensibilité écologique » des individus. Dans les deux entreprises, la réintroduction de la nature s’accompagne d’initiatives de sensibilisation et de communication. La première entreprise prévoit d’accueillir des moutons sur ses pelouses afin de favoriser des rencontres avec des personnes n’en ayant jamais vu. Dans les logements de la seconde entreprise, les hôtels à insectes permettent de mieux comprendre le mode de vie de ces êtres vivants et sont accompagnés de panneaux de communication :

Dans un aménagement, il faut toujours une communication pour expliquer à quoi servent les animaux. Quand on installe un hôtel à insectes, il faut que les gens puissent s’approcher pour voir comment les insectes vont y habiter. Un terrain est déjà habité. Il faut concilier les habitants humains et les autres habitants (non humains) (gestionnaire 2).

Posséder une sensibilité écologique accrue permet de mieux s’approprier les espaces de nature. Un sentier aménagé dans l’entreprise 2 invite à la promenade dans une petite forêt au bord du lotissement. Cette promenade pédagogique est ponctuée de points d’observation avec des panneaux d’information et des étiquettes portant le nom des espèces. Selon le gestionnaire 2, l’objectif de cette action et des autres aménagements serait de « refaire communiquer les habitants, les végétaux, les animaux et les petites bêtes ». Plutôt que de clôturer l’accès aux espaces verts et d’en priver les individus, il faudrait, au contraire, offrir un contact avec la nature pour faciliter cette reconnexion. Une meilleure appropriation de la nature permettrait alors de faire face à des comportements irrespectueux de pollution et de dégradation de la nature. Se rapprochant de la thèse de l’extinction de l’expérience (Miller, 2005), cet argument considère qu’un contact direct avec la nature permettra une sensibilisation accrue et une meilleure lutte contre l’érosion de la biodiversité.

3.1.3 Gérer les émotions pour faciliter la réconciliation

Il n’est toutefois pas toujours aisé pour les gestionnaires de mettre au point ces stratégies de réconciliation. Des stratégies de gestion émotionnelle (Hochschild, 1983) peuvent parfois s’avérer nécessaires. Lorsque des gestionnaires de l’entreprise 1 ont arrêté de tondre les pelouses pour que les plantes puissent servir d’habitat, des employés leur ont reproché de laisser le terrain à l’abandon. Pour dissiper ce sentiment, une bande d’herbe entourant l’espace a été coupée. Quant à l’entreprise 2, elle a fait le choix d’apposer des inscriptions « moins d’herbe coupée, nature protégée » sur les prairies pour prévenir les reproches et les incompréhensions des locataires. Des panneaux pédagogiques ont aussi été installés aux abords des ruches pour rassurer les locataires et dissiper leurs craintes. La réconciliation avec la nature n’est donc pas toujours bien accueillie et peut provoquer des rejets et des incompréhensions. Gérer ces émotions par des actions de communication vise à maintenir la réconciliation.

D’autres inconvénients sont parfois mentionnés. Dans ces cas, les risques engendrés par la réconciliation doivent être prévus en amont pour être mieux gérés. La MEB mentionne dans son rapport que certaines espèces parfois jugées nuisibles (des renards, des ragondins ou certains insectes) peuvent profiter de ces initiatives pour s’installer aux côtés des humains (MEB, 2014). Non seulement les risques qui affectent les humains doivent être pris en compte, mais aussi ceux qui concernent d’autres espèces. L’installation de ruches dans de nombreux projets de réconciliation peut, par exemple, menacer les populations d’insectes natifs et sauvages. Concentrer les stratégies de réconciliation autour d’un seul service écosystémique, c'est-à-dire, la pollinisation, fait craindre à certains gestionnaires (soit le 3e) d’avoir une vision cloisonnée de la nature.

3.1.4 La ville, nouvel écosystème et lieu privilégié de la réconciliation

La réconciliation implique aussi la production d’un savoir particulier. Elle exerce un pouvoir de séduction sur les écologues qui cherchent à la comprendre et à la documenter. Tout d’abord, la ville leur apparaît comme un lieu privilégié pour utiliser la notion de SE et mettre en place une réconciliation entre l’humain et la nature. Si certains d’entre eux étaient réticents à l’utilisation des SE dans les espaces naturels patrimoniaux, ils reconnaissent volontiers son rôle dans les espaces semi-naturels, et tout particulièrement dans les milieux urbains. L’intervention humaine leur « paraît particulièrement pertinente en milieu urbain où les SE ont été largement dégradés, voire détruits par la densité du bâti » (MEB, 2015 p14). Des écologues expliquent aussi :

Aujourd’hui, la grande majorité des recherches et actions concernant les SE est menée en milieu peu ou non anthropisé. Depuis quelques années toutefois, la ville tend à être considérée en tant qu’écosystème urbain [...]. Favoriser et gérer les SE en ville revient en effet à agir là où les densités de population sont les plus importantes, alors même que cette concentration est à l’origine de nombreux problèmes de santé publique et de nuisances [...]. En ce sens, la ville est un lieu privilégié pour la dimension locale du concept de service écosystémique. (Dusza et al., 2014, p. 370)

Amenés à développer des recherches pour comprendre « comment la ville participe aux SE et où ils peuvent se réaliser » (Ibid.), des écologues se passionnent pour ces nouvelles questions et développent alors de nouveaux savoirs. La réconciliation interagit avec le désir de connaissance et l’intérêt des écologues pour ces nouveaux écosystèmes urbains :

L’écosystème urbain est un écosystème nouveau en ce sens qu’il associe des espèces qui, ailleurs, ne coexistent pas nécessairement, et qui sont confrontées à des ressources et des contraintes qui peuvent être différentes de ce qu’elles ont connu au cours de leur histoire évolutive. C’est un écosystème auquel on ne comprend encore pas grand-chose, et j’oserai dire que l’on connaît mieux aujourd’hui le fonctionnement de la forêt amazonienne que celui de la ville en tant qu’écosystème (Abbadie, 2014, p. 360).

Des inventaires sont alors conduits en partenariat avec des écologues ou des associations naturalistes (comme le Centre Ornithologique de la région Île-de-France) pour connaître les espèces présentes sur les lieux des deux entreprises. Ces diagnostics constituent un préalable nécessaire à la réconciliation. Pour mieux comprendre le fonctionnement de ces écosystèmes urbains, les écologues développent des expérimentations. Sur la toiture végétalisée des locaux de l’entreprise 1, différentes espèces végétales sont regroupées pour produire un ensemble de SE.

L’intérêt des écologues pour les écologies urbaines transforme leur appréhension de la ville, désormais pensée comme un nouvel écosystème : « ville renaturée ou nature urbanisée » (MEB, 2015 p.4), composée d’« écoquartiers, cités-jardins, villes vertes » (MEB, 2015 p.2). Dans d’autres cas, la ville relève davantage d’un assemblage d’écosystèmes, définition que semble préférer la MEB (2015 p.4) pour son opérationnalité. Sept types d’écosystèmes urbains sont distingués : les arbres d’alignement ; les pelouses et les parcs ; les forêts urbaines ; les terres cultivées ; les zones humides ; les lacs ou les mers ; les rivières, ruisseaux, fleuves (MEB 2015, p. 4).

Mais des écologues et des biologistes de la conservation préviennent : aucune espèce rare ne pourrait être protégée par ces espaces. Les objectifs de conservation restent donc secondaires par rapport aux objectifs de production des services. En milieu urbain, la réconciliation privilégie certaines espèces au détriment d’autres. Le dispositif des SE permettrait alors surtout une amélioration de « la qualité de vie qu’on va fournir aux employés, et aux usagers de ces espaces » (écologue 2), comme nous allons le voir dans la section suivante.

3.2 Le bien-être, cible de la réconciliation

La réconciliation entre les humains et la nature devient donc opérationnelle en suscitant certains affects comme la sociabilité ou le bien-être humain. Après avoir présenté ces affects, nous allons voir comment ils sont ciblés et font l’objet de mesures pour être mieux contrôlés.

3.2.1 La sociabilité

Si « l’appropriation de l’espace extérieur » est recherchée dans les initiatives de réconciliation, c’est aussi pour créer du lien social entre les individus et « leur apprendre à vivre ensemble ». La sociabilité est donc un autre affect visé par le dispositif des SE. Dans l’entreprise 1, l’accueil des moutons sur les prairies du bâtiment devrait faciliter les interactions et les échanges entre des individus étrangers les uns aux autres, comme, par exemple, entre les bergers et les agents comptables de l’entreprise. En ce qui concerne les ruches, elles permettent de « fédérer les habitants autour d’activités ludiques et engageantes » (Fiche installation d’un rucher, entreprise 2). Quant aux jardins potagers, ils forment un lieu privilégié pour la sociabilité et les interactions entre les individus. Les employés de l’entreprise 1 s’y relaient pour entretenir les plantes et rencontrent des collègues qu’ils ne connaissaient pas.

Cette sociabilité favorise le surgissement d’un autre affect : « le lien d’appartenance à un immeuble », qui se trouve renforcé. Dans l’entreprise B, les jardins partagés ont suscité l’enthousiasme des locataires qui s’y sont pleinement engagés et se sont fédérés grâce à une association de jardiniers. La récolte obtenue et l’absence de vandalisme dans un espace en libre accès témoignent de ce succès (gestionnaire #2). Pour la MEB, les jardins partagés jouent un rôle dans la cohésion sociale. Ils « facilitent le dialogue, le partage et la mise en relation, qui favorise, entre autres, la confiance et l’entraide » (MEB, 2014 p.12)[6]. La sociabilité engendre donc, à son tour, des affects variés, qui renforcent l’engagement des individus dans les initiatives de réconciliation. Tout autant qu’avec la nature, la réconciliation entre humains est vécue comme une source d’affects positifs et les conflits semblent évités.

3.2.2 De l’amour de la nature au bien-être humain

En réintroduisant des espaces de nature en ville, la réconciliation agit sur le sens du bien-être des employés et des locataires, qui peuvent y pique-niquer, se rafraîchir, ou se reposer à l’ombre d’un arbre. L’arboretum planté par l’entreprise 1 offre ainsi un espace esthétique qui transforme le paysage et crée des zones de calme et de détente. Ces espaces de nature améliorent la qualité de vie et le bien-être des locataires et des employés ; ils permettent de « développer un sentiment de bien-être grâce à un cadre de vie agréable » (Cahier des prescriptions de l’entreprise, p. 5) : « Finalement, on se sent bien chez soi quand on regarde par la fenêtre », rapporte le gestionnaire 2. Considérer la nature comme un atout pour le bien-être des humains fait écho à l’idée décrite par la théorie de la biophilie de Wilson (1984). Bien que très controversée dans le champ des sciences sociales (voir Milton, 2002), cette théorie affirme l’existence d’un lien direct entre l’environnement et le bien-être humain sous la forme d’une signature génétique. Si la nature qui entoure les humains se porte mal, il en va de même pour ces derniers. À l’inverse, les humains se portent bien aux côtés d’une nature en bon état.

Certains écologues rencontrés s’interrogent sur la relation entre la nature et la santé des individus. Par exemple, quel type de nature faciliterait la guérison des malades ? D’autres études conduites par des écologues et des architectes montrent les bénéfices associés à la présence de la nature sur les lieux de travail. D’un point de vue psychologique, la nature permettrait une réduction du stress, une créativité et agilité mentale accrue, une motivation renforcée, etc. Le fonctionnement des écosystèmes pourrait aussi bénéficier à la santé des individus en fixant, par exemple, des polluants atmosphériques et en améliorant la qualité de l’air.

Grâce au lien établi entre la nature et le bien-être, la notion de SE permet d’opérer un transfert émotionnel. En véhiculant un message utilitariste, elle amène les individus n’éprouvant pas d’amour de la nature à la protéger. Contrairement aux protecteurs de la nature souvent amoureux de celle-ci (Milton, 2002), d’autres peuvent vouloir la protéger pour leur bien-être. La réconciliation entre l’humain et la nature s’étend alors à un public plus nombreux.

Je pense qu'on ne peut pas obliger tout le monde à avoir un élan amoureux envers la nature : soit on aime la nature et on s'y intéresse, soit on s'en fout ! Ce sont des raisons éthiques qui comptent et, dans ce cas, elles relèvent plus du domaine des sentiments et de l'affect, que de : « est-ce que ça me sert à quelque chose ou pas ? ». La notion nous a permis d'embarquer avec nous des économistes, des élus, des praticiens qui ont plutôt le besoin de voir ce côté utilitariste. Et moi, ça me semble utile. Je m'en sers tous les jours, quand je parle de nature en ville. (gestionnaire 3)

3.2.3 Mesure et indétermination des affects

Pour rendre la réconciliation opérationnelle, des diagnostics des jugements et des perceptions des individus sont établis dans les deux entreprises. Comme dans le cas des inventaires des espèces, ces diagnostics sociaux constituent des préalables nécessaires à la réconciliation. Dans l’entreprise 1, l’étude ESR a permis de comprendre que des espaces verts, même minuscules, importaient pour la sociabilisation et le bien-être des employés. Les gestionnaires ont alors pu chercher à étendre ou répliquer de tels espaces. Dans l’entreprise 2, une première enquête sur la satisfaction de l’environnement a été conduite pour améliorer certains aménagements. Une fois le projet terminé, une seconde enquête a cherché à mesurer les conséquences de l’intervention : trois quarts des locataires s’estiment satisfaits des ruches ; le taux de satisfaction à l’égard du sous-bois est passé de 43 % à 64 % ; 78 % des locataires se disent satisfaits du jardin partagé (fiches du projet, entreprise 2).

Ces exemples montrent les efforts déployés pour évaluer et mesurer la réconciliation[7]. Mais les affects échappent toujours partiellement au dispositif qui vise à les contrôler (Anderson, 2014). Ainsi, le gestionnaire de l’entreprise 2 explique la difficulté à conduire une enquête sur la réussite de la réconciliation et la satisfaction des usagers. Alors que les espaces sont verts et fleuris au printemps, ils deviennent secs et jaunâtres à la fin de l’été. Leur appréciation varie donc fortement selon la saison. D’autres affects semblent échapper à la réconciliation. Le rapport de la MEB (2014 p.12) insiste, par exemple, sur l’indétermination du bien-être dans des projets de réconciliation. Une gestion plus écologique des espaces peut aussi augmenter le stress du fait de l’apparition d’un sentiment d’insécurité.

4. L’envie de saisir des opportunités

Pour faciliter la mise en place de la réconciliation entre les humains et la nature, un autre affect est visé par le dispositif : l’envie de saisir des opportunités. Après avoir explicité les raisons du recours à l’opportunisme, nous montrerons comment ce dernier est mobilisé pour convaincre les employés des entreprises. Bien que l’opportunisme semble former une stratégie efficace, il reste cependant parfois insuffisant et peut alors être complété par une référence à la sécurité.

4.1 La réconciliation doit être porteuse d’opportunités

« Pour qu’elle se concrétise dans l’aménagement urbain, cette réconciliation homme / biodiversité doit être porteuse d’opportunités pour la ville » (MEB, 2014 p.8). Comme l’affirme la MEB dans la citation précédente, la réconciliation cible un sens de l’opportunité. Progressivement, nous allons voir comment l’idée de conserver les écosystèmes urbains pour les services qu’ils fournissent se trouve déplacée et transformée en idée d’investir dans des infrastructures vertes pour contribuer simultanément à l’économie locale. Si l’objectif de l’étude de la MEB est de « légitimer l’investissement dans la création ou la restauration d’espaces naturels urbains », sa réalisation passe notamment par un « développement économique local en permettant d’associer différents SE à différents habitats et écosystèmes » (2015, p. 11).

Longtemps promue pour sa complémentarité avec les études économiques, la notion de SE suscite l’envie de saisir des opportunités. Elle rend visible une « nature que le capital peut voir » (Robertson, 2006). Grâce à la connaissance de la valeur économique des SE, les décideurs politiques sont supposés s’orienter vers des options favorables à la protection de la nature en ville. Par exemple, l’expression monétaire des bénéfices fournis par un espace vert facilite leur « comparaison avec les bénéfices du projet de développement alternatif » (MEB, 2015 p.10)[8]. Disposer d’une métrique équivalente peut aider à empêcher la reconversion des espaces verts en un ensemble d’habitations. Le calcul des bénéfices tirés de la nature constitue un moyen pour connaître et opérationnaliser les opportunités. Les études se réfèrent d’ailleurs à des « coûts d’opportunité » qui découlent de l’absence de protection de la nature. Pour calculer ces coûts d’opportunité, certains outils sont proposés par le TEEB (2011). La MEB précise que « [c]es coûts d’opportunité se manifestent ici par des pertes de bénéfices tirés des écosystèmes, pertes dont l’évaluation suppose au préalable une estimation de la valeur monétaire initiale des écosystèmes » (MEB, 2015 p.10). De nombreuses critiques ont toutefois été formulées à l’égard des évaluations économiques des SE et ont entravé l’envie de saisir des opportunités. Des économistes ont montré que ces évaluations demeuraient peu utilisées dans la décision politique finale (voir Laurans et al., 2013). Certains protecteurs de la nature et écologues ont insisté sur les limites éthiques et morales de cette approche. Le rejet de « la monétarisation de la nature » (voir Maris, 2014) mobilise des affects éthiques et conteste les relations anthropocentriques et utilitaires établies entre l’humain et la nature par la notion de SE. Une autre version de la réconciliation reconnaissant une plus grande égalité entre les humains et la nature est ainsi revendiquée par ces auteurs.

Consciente de ces critiques, la MEB propose de reconnecter la notion de SE avec les opportunités pour en faciliter l’adoption en milieu urbain. L’étude économique des SE « n’apporte que peu d’éléments dans l’argumentaire visant à justifier l’intérêt économique de la biodiversité en ville » (MEB, 2015 p.11). Les investissements dans des infrastructures vertes sont proposés comme des options pour tirer parti des opportunités. La MEB conduit ainsi son étude pour :

 identifier les impacts socio-économiques des espaces naturels en ville, tant en termes de SE que d’effets directs et indirects sur l’économie locale, à travers le concept d’infrastructure verte. L’idée est de légitimer l’investissement dans la création, le maintien ou la restauration de la nature en ville en identifiant des sources réelles, tangibles et mesurables de création de richesses induite par les infrastructures vertes urbaines (Ibid).

L’infrastructure verte apparaît donc comme la solution privilégiée pour utiliser la notion de SE en ville et parvenir à réconcilier les humains avec la nature. Elle correspond aux diverses formes de nature présente en ville comme, par exemple, les forêts urbaines, les parcs, les jardins, les façades et les toitures végétalisées, ou encore les dispositifs de gestion des eaux de pluie (MEB, 2014, 2015). La MEB définit ainsi l’infrastructure verte comme un « ensemble d’espaces connectés favorisant à la fois la biodiversité et les hommes bénéficiaires de multiples services rendus par cette infrastructure » (MEB, 2015 p.8). Il n’est donc plus question d’attribuer une valeur à l’existence de la nature, mais d’investir dans des infrastructures vertes et de participer au développement économique local. En soulignant des pistes d’investissement, la notion de SE exerce, dès lors, un pouvoir attractif sur les acteurs économiques. Pour ces derniers, la nature change de statut ; elle devient un moyen de rendre « plus attrayants » les espaces urbains et de renforcer l’« attractivité du territoire » (MEB, 2015 p.9). Les investisseurs et les entrepreneurs cherchent alors à restaurer les espaces de nature et à protéger ceux qui existent pour en tirer un profit. La MEB résume ce changement : « Les politiques environnementales sont donc vues à l’aune du bien-être social qu’elles procurent grâce à une augmentation de la consommation de biens et de services liés à la protection de l’environnement » (MEB, 2015 p13).

4.2 Convaincre grâce à l’opportunisme

L’opportunisme est donc utilisé pour que la réconciliation entre l’humain et la nature soit plus facilement acceptée par les entreprises en milieu urbain. En parallèle de la conduite de ses études, la MEB essaie de convaincre des constructeurs de logements sociaux et des bailleurs d’immeuble. C’est ainsi qu’elle est entrée en contact avec les entreprises 1 et 2. Un gestionnaire raconte cette expérience et explique comment l’opportunisme joue un rôle dans l’intéressement des entreprises :

On a décidé d’aller voir des gens qui construisent les bâtiments, les louent ou les vendent, pour leur expliquer pourquoi ils ont intérêt à prendre en compte la nature en ville. On leur explique pourquoi ça a un intérêt et, ensuite, pourquoi l’intérêt est supplémentaire par rapport aux solutions techniques existantes, parce qu’ils ont toujours une solution technique moins coûteuse et plus efficace. Et puis ensuite vient la question technique : comment est-ce qu’on fait ? Et puis à la fin, évidemment, le coût : combien ça va vous coûter et vous rapporter ? (gestionnaire 3)

Un des intérêts de la notion d’infrastructure verte est alors de proposer une solution technique claire et peu coûteuse :

Les services rendus en ville permettent de montrer la gratuité. Cette notion de gratuité est géniale, parce que tout ce qu'apporte la nature aujourd'hui a été remplacé par des infrastructures dites grises, qui font le même boulot, mais pour plus cher. Dans certains cas, c'est peut-être plus efficace, mais c'est toujours plus cher. On a lancé une étude de comparatif des coûts entre les infrastructures grises et les infrastructures vertes. Par exemple, pour gérer les eaux de pluie : quelle est la différence entre les coûts d'une infrastructure grise - des canalisations, des tuyaux, etc. - et d’une infrastructure verte - un jardin de pluie, un alignement d'arbres, un sol perméable et végétalisé, une toiture végétalisée, etc. Sur l’ensemble du cycle de vie, on se rend compte que le coût reste moins cher indistinctement pour la gestion, le démantèlement et les externalités. (gestionnaire 4)

De la même manière, les gestionnaires des entreprises 1 et 2 utilisent l’opportunisme pour convaincre leur hiérarchie et leurs collègues. Conscients que la réconciliation avec la nature possède un coût, ils soulignent son utilité et expliquent pourquoi elle peut être source de bien-être (voir partie 3.2). Mais ils insistent surtout sur la rentabilité de ces initiatives et privilégient le recours à des affects liés à l’opportunisme. « Le mot « utile » ajouté au mot nature permet de parler d’économie. Je ne travaille qu’avec des financiers. Il faut être capable de leur démontrer que ça ne coûte pas si cher, que ça rapporte plus que ça ne coûte, et qu’il y a un intérêt financier réel » (gestionnaire 1). Utiliser une stratégie d’opportunisme a aussi permis de lever les réticences internes à l’entreprise 2. Si la sélection pour l’appel à projets de la MEB donnait de la visibilité et procurait des avantages à l’entreprise, des moyens et des personnels devaient tout de même être investis dans le projet. Et certains ne voyaient pas ce qu’il y avait à gagner en retour. Plusieurs éléments étaient pourtant utiles. Le projet offrait l’opportunité de se positionner sur un nouveau marché et permettait de développer une compétence d’assistance à la maîtrise d’ouvrage sur l’intégration de la nature dans les résidences. Dès le départ, il importait donc qu’un modèle économique rentable puisse être développé. Le cahier des prescriptions du projet précise ainsi :

Enjeu économique (coût global maîtrisé) :

- réduire le taux de renouvellement des aménagements, équipements et plantations

- réduire le coût de l’entretien périodique par une gestion différenciée des espaces, adaptée aux usages

- reporter une partie des coûts d’entretien sur la dynamique d’un accompagnement des résidents, par les responsables de gestion de proximité et par des associations (entreprise 2, p. 5)

4.3 Les résultats des projets de réconciliation

Les résultats des projets illustrent comment l’opportunisme semble effectivement suscité par les initiatives de réconciliation, qui sont rentables (4.3.1) et ajoutent de la valeur au patrimoine des entreprises (4.3.2). Cependant, l’appel à l’opportunisme des promoteurs de la réconciliation ne parvient pas toujours à son but et ses effets demeurent incertains et indéterminés (4.3.3).

4.3.1 La rentabilité des projets de réconciliation

Selon la MEB (2015), les infrastructures vertes peuvent catalyser la croissance économique de trois manières : en « impactant la consommation des ressources, (en) attirant de nouveaux investissements et (en) évitant des coûts sanitaires et environnementaux » (p. 13). Parmi ces possibilités, seules la première et la dernière ont été évoquées par les gestionnaires d’entreprise. Les aménagements réalisés ont tout d'abord permis de créer de la valeur économique. Dans l’entreprise 2, les ruches avaient déjà produit plus de 150 kg de miel au mois de juillet et les jardins potagers avaient rapporté une quantité suffisante de légumes et de fruits pour les riverains. Dans un futur proche, les jardins et les moutons de l’entreprise 1 pourraient alimenter les restaurants de l’entreprise. Ces initiatives stimulent l’économie locale par la mise en place de circuits courts et pourraient créer des emplois.

Les dépenses sont aussi réduites lors de la mise en place des projets. En diminuant la surface de tonte, la gestion différenciée des prairies permet de réaliser d’importantes économies tant sur la prestation, que sur la santé des employés chargés d’entretenir ces espaces. Dans l’entreprise 2, les déchets issus de l’entretien de la végétation sont collectés pour pailler les allées de la résidence. Les jardins partagés sont fertilisés par un compost produit sur place et arrosés par les eaux de pluie collectées. Les économies faites grâce à ces pratiques permettent à l’entreprise 2 de développer d’autres modèles d’entretien adaptés aux nouveaux aménagements. À la suite du projet, les coûts de gestion restent inchangés. L’opportunisme suscité par ces changements semble donc constituer une condition nécessaire à la réconciliation.

4.3.2 La valeur extra-financière

Si les gestionnaires des entreprises 1 et 2 éprouvent des difficultés à utiliser le terme de SE pour communiquer avec leurs collègues, la notion de « valeur extra-financière » leur permet cependant d’être plus facilement compris. Les SE proposent en effet un moyen pour considérer les actifs naturels dans les bilans comptables[9]. Les SE issus des aménagements valorisent ainsi l’ensemble du patrimoine immobilier des deux entreprises. Par exemple, la plantation de mille arbres dans l’entreprise 1 élève la valeur totale des biens. La mise en évidence de cette plus-value facilite l’acceptation des aménagements et aide à vaincre les réticences et les rejets associés aux projets de réconciliation. L’opportunisme fonctionne donc aussi par l’intermédiaire d’inscriptions qui augmentent la valeur des biens immobiliers.

4.3.3 L’indétermination de l’appel à l’opportunisme

Utiliser une stratégie opportuniste dérange cependant des gestionnaires déjà convaincus par l’utilité d’une réintroduction de la nature en ville. Si la confrontation aux réalités des acteurs économiques peut s’avérer productive et offrir une source d’innovation, certains s’avouent parfois agacés : « Quand on est convaincu, on se dit toujours un peu : « pourquoi je m’embête, ça devrait pouvoir être évident pour tout le monde, et on ne devrait pas perdre notre temps » » (gestionnaire 4). Les dérives commerciales engendrées par l’opportunisme sont aussi redoutées. Car les projets de réconciliation deviennent finalement « le nouvel argumentaire de vente » sans nécessairement engendrer les changements attendus (gestionnaire 1) : « Même si certains projets prennent vraiment ça en considération, ce qui m’inquiète, c'est que, dans beaucoup de projets, ça reste encore un joli vernis ». Victime de son succès, la stratégie opportuniste n’est plus la cible unique de la réconciliation, mais concerne aussi d’autres initiatives dont l’objectif n’est plus celui de la réintroduction de la nature en ville. Cette indétermination de l’appel à l’opportunisme engendre la méfiance et la vigilance des gestionnaires dans leurs utilisations de la notion de SE.

Pour mieux comprendre la volonté de réaliser des opportunités liée à ces projets de réconciliation, et cibler et mesurer cet affect, des estimations préalables des coûts et des bénéfices sont conduites dans les deux entreprises. Mais l’opportunisme demeure tout autant ambigu et ambivalent. L’étude de la réduction des coûts de l’entreprise 2 est sujette à des incertitudes puisque les contrats d’entretiens des espaces verts sont établis pour l’ensemble d’un territoire et non pour la résidence du projet – dont les métrés d’espaces verts ne sont pas non plus connus avec précision. Dans le cas du toit végétalisé expérimental installé avec des écologues dans l’entreprise 1, l’expérience ne permet pas de déduire une rentabilité économique suffisante : « Pour toutes les toitures végétalisées étudiées : leur coût à l’investissement est toujours supérieur aux économies évaluables et assimilables par le constructeur et le propriétaire » (MEB, 2014 p.17).

En réponse à ces remises en cause de l’opportunisme, les émotions suscitées par la réconciliation sont modifiées. Les affects visés par le dispositif des SE ne sont donc jamais complètement déterminés, mais restent toujours en formation et en transformation. L’humilité et le pragmatisme deviennent aussi visés par la réconciliation : « On en est aussi peut-être à un premier stade. Il faut y aller par étapes. On s’était tout de suite posé la question avec CDC de la végétalisation verticale pour les toitures et les terrasses, mais, en 9 mois, ce n’était pas possible de rentrer dans cette conception. Il fallait être très humble et pragmatique » (gestionnaire 2). Finalement, d’autres justifications relevant de l’éthique, de la morale ou de l’esthétique priment dans le cas de l’installation des toitures vertes (MEB, 2014 p.17). Un autre affect se manifeste aux côtés de l’opportunisme dans les projets de réconciliation et pourrait contribuer à leur mise en place : le besoin de sécurité.

4.4 Le besoin de sécurité

Le besoin de sécurité permet aussi d’opérer la réconciliation entre l’humain et la nature. En particulier, les infrastructures vertes forment un outil pour protéger les humains contre certains désagréments, voire contre des menaces données. Au lieu d’inspirer seulement une pacification des rapports entre les humains et leur environnement, la nature devient sécuritaire. Dans l’entreprise 1, les cordons végétalisés matérialisent une séparation des flux et protègent les piétons de la circulation des voitures. De la même manière, des arbres ont été plantés et des palissades végétalisées ont été installées à l’entrée de la résidence de l’entreprise 2. Cette infrastructure verte agit sur les comportements humains en empêchant le stationnement sauvage. « La sécurité des piétons dans la résidence » (fiche entreprise 2) est aussi garantie par la disposition de bacs plantés entre le trottoir et la route. Comme constaté dans un autre cas par Aradau (2010), la sécurisation de la société est rendue possible par des stratégies de protection des infrastructures.

Sécuriser les humains en protégeant des infrastructures vertes offre une stratégie d’anticipation et de préparation (Anderson, 2010) pour faire face aux pressions qui vont s’exercer sur la ville. Au regard de l’augmentation démographique prévue dans les villes (2/3 de la population mondiale sera urbaine d’ici 2030 selon les Nations-Unies), la question du bien-être devient primordiale. Selon un gestionnaire (#1), les infrastructures vertes relèvent d’« une question d’hygiène et de santé publique ». Grâce aux multiples SE qu’elles fournissent, elles promettent que les espaces de nature en ville sécurisent les individus. Par exemple, les effets du changement climatique et de l’augmentation des températures peuvent être régulés par la végétation urbaine (MEB, 2014 p.9). Ou encore, la végétalisation des sols et des toitures lutte contre les inondations en absorbant une partie des eaux de pluie. En conséquence, la ville devient plus résiliente aux événements climatiques et météorologiques, ainsi que pour ce qui relève de la santé publique et de la sécurité alimentaire : « les écosystèmes urbains [...] jouent le rôle de « filet de sécurité » (safety net) pour l’espace urbain dans son ensemble » (MEB, 2015 p.6). Les infrastructures vertes protègent et sécurisent les sociétés humaines installées dans les villes.

5. Discussion

Cet article a exposé comment l’installation du dispositif des SE est accompagnée par un ensemble d’affects, dont la réconciliation, le bien-être, la sociabilité, la sensibilité à l’environnement, l’envie de tirer parti des opportunités et le besoin de sécurité, et par des manières d’agir sur ces affects. La vie affective urbaine devient la cible de pouvoirs qui cherchent à rendre la présence de la nature en ville désirable et attractive. Pour qu’une partie de ces affects puissent être mobilisés, d’autres affects sont suscités. La réconciliation favorise ainsi l’opportunisme. Cependant, les initiatives de réconciliation ne parviennent pas à totalement déterminer des affects qui restent partiellement incontrôlables et évoluent au cours du temps.

Le dispositif de SE en milieu urbain implique dès lors une conception spécifique du sujet humain. Le sujet produit par le dispositif n’est plus tant un amoureux de la nature qu’un individu cherchant la garantie de son bien-être, de sa santé et de sa sécurité. Ce sujet n’est pas davantage attiré par un isolement au sein de la nature, qui s’accorderait à l’idéal romantique de Rousseau ou de Thoreau. Au contraire, la réconciliation proposée par les SE invite à la sociabilité, aux rencontres et aux interactions avec d’autres individus dans des espaces aménagés. L’amour et l’altruisme des conservateurs classiques sont remplacés par l’opportunisme et le pragmatisme chez un sujet animé par un désir de rentabilité de ses actions, plutôt que par un sentiment de dévotion et de désintéressement. Toutefois, le dispositif ne parvient pas toujours à façonner les subjectivités et certains individus restent méfiants. Ils préfèrent utiliser la notion de SE tactiquement, pour parvenir à leurs fins de protection de la nature.

L’action du dispositif engendre aussi la fabrique d’une nature urbaine particulière, souvent qualifiée d’ordinaire. Bien que les écologies urbaines ne semblent pas directement utiles à la protection d’espèces menacées, elles séduisent certains écologues. À leurs yeux, les écosystèmes urbains forment de nouveaux écosystèmes et sont peuplés d’espèces adaptées aux contraintes d’un milieu fortement anthropisé et regroupées dans des assemblages insolites (Lorimer, 2008, 2015 ; Collins et al., 2000). Si la nature urbaine devient aussi importante, c'est parce qu’elle importe pour le bien-être et la santé de la société. En ce sens, le dispositif des SE permet donc d’appréhender la nature et la société de manière relationnelle, sans établir de frontières entre les humains et les non-humains (Karnover et Yocom, 2011). Le dispositif répond aux appels à développer des ontologies relationnelles de la nature (Latour, 1999 ; Hinchliffe et al., 2005), qui se matérialisent particulièrement dans les infrastructures vertes.

La production de la nature urbaine se trouve pourtant au cœur d’un vif débat qui traverse les sciences de la conservation. D'un côté, les post-environnementalistes (ou nouveaux conservationnistes ou encore modernistes verts) proposent d'accepter l'idée d'une domination humaine de la terre à l'heure de l’anthropocène (Kareiva et al., 2011 ; Marris, 2013 ; Latour, 2011). La nature urbaine correspond particulièrement bien à cette nature relationnelle et certains auteurs appellent à utiliser la notion de SE (Kareiva et al., 2011). D’un autre côté, des auteurs (Wuerthner, 2014 ; Murcia et al. 2014, Maris, 2015) contestent la production de cette nature relationnelle et les affects auxquels elle se trouve associée. Pour ces derniers, la nature reste articulée à des problématiques monétaires et à un opportunisme qui seraient à la source de sa dégradation. Le débat sur l’affectivité de la protection de la nature dépasse donc le cadre de la ville et cet article espère avoir pu contribuer à sa compréhension plus générale.