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Introduction

La littérature entrepreneuriale nous a appris que la réussite d’une aventure entrepreneuriale ne dépend pas uniquement d’un environnement favorable à la création, mais également des caractéristiques de l’entrepreneur et des actions menées par ce dernier. C’est le sens du modèle de Gasse et D'Amour (2000) et de Gasse (2002) qui a dégagé un certain nombre de caractéristiques dominantes centrées sur les motivations, les aptitudes, les attitudes, les intérêts et les comportements réels. De telles dimensions structurent les potentialités entrepreneuriales (Julien, 1996 ; Gasse, Dokou et Drapeau, 2015). Celles-ci peuvent être définies comme l’ensemble des caractéristiques représentant la capacité de l’entrepreneur à réussir durablement dans son métier. Autrement dit, les potentialités se traduisent par des traits de personnalité, d’aptitudes et de connaissances cristallisées par l’expérience, la formation et par l’exploitation des réseaux d’affaires. Elles ont trait à l’existence révélée d’un ensemble de ressources personnelles au sens de capital culturel, social et économique orientées vers la création et le pilotage d’une entreprise.

Intégrant cette définition, notre travail de recherche tente de savoir dans quelle mesure le niveau des potentialités de l’entrepreneur migrant de retour est plus élevé que celui de son homologue local. L’argumentation conceptuelle susceptible d’éclairer un tel questionnement est à double détente. Elle consiste d’abord à effectuer une synthèse des principaux travaux relatifs aux paradigmes des traits et des faits de l’entrepreneur. Le corpus théorique constitué est complété par l’approche basée sur les ressources (Alvarez et Busenitz, 2001 ; Alvarez et Barney, 2002 ; Arthurs et Busenitz, 2006 ; Zahra, Sapienza et Davidson, 2006). En fait, on reconnaît à l’entrepreneur des traits fondamentaux qui structurent des capacités identitaires (Fayolle, 2004). De telles capacités forment une véritable ressource critique et sont vues sous l’angle de la version dynamique de la resource-based-theory de Teece (2007) et de l’identité favorable au pouvoir d’action de l’entrepreneur (Sarasvathy, 2008)[1].

Le décryptage d’un tel pouvoir d’action est au centre des deux types d’approches relatives à la migration de retour. Le premier type concerne les théories économiques classiques des migrations internationales selon lesquelles le retour peut être considéré comme étant la conséquence d’un échec à l’étranger tant les bénéfices que les migrants attendaient de la migration n’ont pas été atteints (Constant et Massey, 2002 ; Cassarino, 2004). Le deuxième a trait à la théorie de la nouvelle économie de la migration de travail (NEMT). Cette théorie souligne que les migrants qui retournent dans le pays d’origine sont ceux qui ont acquis assez de capital financier et humain pour pouvoir y réaliser leurs projets (Cassarino, 2004 ; Kariv, Menzies, Brenner, Filion, 2009). La structuration de ce capital humain prend en compte l’évolution des motivations initiales (De Haas et Fokkema, 2011), les liens avec la communauté d’origine (Guilmoto et Sandron, 2000), les événements d’ordre personnel ou professionnel survenus dans leur vie (Hazen et Alberts, 2006). Par ailleurs, un certain nombre de travaux portant sur le motif du départ à l’étranger mettent l’accent sur le regroupement familial, la poursuite des études (Bijwaard, 2007 ; Baruch, Budhwar et Khatri, 2007 ; Bilgili et Siegel, 2012), le statut administratif ou légal du migrant dans le pays d’accueil (Sinatti, 2011) et le fort sentiment d’une réelle amélioration des conditions de vie (Sinatti, 2011 ; Hernandez-Carretero, 2012).

C’est dans le sillage de cette théorie de la NEMT que s’inscrit notre article. Toutefois, il entend proposer une lecture novatrice du lien entre migration de retour et entrepreneuriat. L’entrepreneuriat est alors analysé au prisme des potentialités des créateurs migrants de retour à partir d’une proposition de base : le niveau des potentialités de l’entrepreneur migrant de retour est plus élevé que celui de l’entrepreneur local ; ce niveau des potentialités est déterminé par les expériences migratoires vécues à l’étranger et structurées par certains antécédents (éducation, structure familiale, etc.) dynamisés par les conditions sociales, économiques et politiques dans lesquelles évoluent les réseaux constitués dans le pays d’origine et dans le territoire d’accueil.

Ainsi, la contribution qui fonde une telle proposition relève d’un constat fondamental, de la démarche d’analyse retenue et du cadre conceptuel constitué. Le constat majeur concerne le fait que l’entrepreneuriat de migration de retour et ses implications demeurent un champ très peu exploré (Dumont et Splielvogel, 2008 ; Cassarino, 2015 ; Dimé, 2015). Des travaux relatifs à l’entrepreneuriat des immigrés dans leur pays d’accueil sont connus (Dieng 2000 ; Brenner, Ramangalahy, Filion, Menzies et Amit, 2001 ; Kloosterman et Rath, 2001 ; Portes, Guarnizo et Haller, 2002 ; Apitzsch, 2003 ; Levy-Tadjine, 2004 ; Martinelli, 2004 ; Apitzsch, 2005 ; Dinh, 2006 ; Nicholls, 2015). Le deuxième aspect de l’originalité de notre travail relève de la démarche comparative retenue. Elle a trait à une analyse différenciée des leviers originaux pouvant alimenter les démarches d’accompagnement. Identifier les potentialités entrepreneuriales du créateur migrant de retour est d’autant plus nécessaire que les gouvernements des pays du Sud et leurs soutiens des pays du Nord s’intéressent particulièrement à l’entrepreneuriat des migrants de retour en termes de vecteur de développement et de croissance dans les pays d’origine (Cassarino, 2015).

Cette démarche comparative et différenciée conduit à la constitution d’un cadre conceptuel associant les paradigmes des traits, des faits et des processus. Il s’agit d’une grille de lecture qui oriente notre travail de terrain. Le corpus informationnel exploité est obtenu à partir du questionnaire adapté de Gasse (2002) et administré à un échantillon de 393 entrepreneurs marocains MRE (40 %) et locaux (60 %). Les MRE sont les Marocains résidents à l’étranger revenus au Maroc pour créer leur entreprise. Les locaux sont ceux qui résident depuis toujours au Maroc et qui sont entrepreneurs.

Aussi, notre travail est organisé autour de trois volets. Le premier est centré sur la dimension conceptuelle des potentialités de l’entrepreneur avec ses traits de personnalité et le contexte de son parcours professionnel. S’agissant du deuxième axe, il tente de confirmer la pertinence de notre proposition de base. Cette confirmation est faite à partir de l’exploitation scientifique de notre enquête de terrain. Quant au troisième volet, il nous amène à la discussion des résultats de la recherche et à des pistes d’action opératoires spécifiques à l’accompagnement des entrepreneurs migrants de retour et des nouvelles générations d’entrepreneurs enclins au multiculturalisme. De telles pistes qui combinent les paradigmes des traits et des faits élargis à l’approche d’effectuation de Sarasvathy (2008) particularisent et confortent le modèle de Gasse et D'Amour (2000) et de Gasse (2002).

1. Mise en perspective théorique des potentialités entrepreneuriales

Les potentialités de l’entrepreneur sont ses traits de capacités réelles et latentes qui lui permettent de conduire le processus entrepreneurial au sens de : créer, imaginer, apprendre à s’adapter, prendre des décisions et évaluer ses actions (Sarasvathy, 2008 ; Dokou, 2016). Il s’agit des capacités de l’entrepreneur à utiliser ses ressources existantes et à exploiter les contingences de son environnement pour atteindre ses objectifs. Ainsi, l’entrepreneur reste le point de départ du processus entrepreneurial comme le matérialise le schéma qui suit.

Ce schéma traduit le substrat des dimensions conceptuelles des potentialités entrepreneuriales retenues. L’exposé qui suit en précise le contenu au niveau des caractéristiques de l’entrepreneur et des proximités sociales construites grâce au parcours professionnel, ainsi que des spécificités dues à l’influence migratoire.

Schéma 1

Composantes des potentialités entrepreneuriales – Adapté de Gasse et D'Amour (2000) et de Gasse (2002)

Composantes des potentialités entrepreneuriales – Adapté de Gasse et D'Amour (2000) et de Gasse (2002)

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1.1. Au niveau des caractéristiques entrepreneuriales

Les antécédents impactant le potentiel entrepreneurial réfèrent aux différentes variables sociodémographiques comme l’âge, le sexe, l’origine ethnique, le niveau et le domaine des études ainsi qu’aux expériences professionnelles de l’individu (Gasse et D’Amour, 2000). Dans le même ordre d’idées, on note l’impact de l’expérience entrepreneuriale sur les intentions d’être à son compte et sur la capacité à saisir des opportunités d’affaires. Les expériences entrepreneuriales peuvent correspondre à quatre sources d’exposition possibles (Gasse et Tremblay, 2015) : une présence concrète d’entrepreneurs dans la famille, un autre parent ou un ami qui a entrepris, un emploi passé dans une petite entreprise et le fait d’avoir démarré sa propre entreprise. Les potentialités entrepreneuriales relèvent également d’autres caractéristiques personnelles. Celles-ci sont exposées autour des dimensions relatives aux motivations, aptitudes, attitudes, intérêts aux comportements entrepreneuriaux.

1.1.1. Dimensions motivationnelles

La littérature identifie plusieurs motivations à la création d’entreprise : le désir d’indépendance, l’appât du gain, le besoin d’accomplissement, la personnalité de l’individu, l’identification d’une opportunité, la recherche d’un style de vie, le contrôle de sa propre destinée, la sécurité économique pour sa famille, la construction d’une affaire transmissible, etc. Les besoins de réalisation, d’autonomie et de pouvoir restent les plus cités et connus. Une des caractéristiques du comportement entrepreneurial réside dans le besoin d’accomplissement, c’est-à-dire le besoin d’exceller et d’atteindre un certain but dans un objectif d’accomplissement personnel (McClelland, 1961 ; Gasse et D’Amour, 2000 ; Gasse et Tremblay, 2014). De même, la recherche d’autonomie est l’un des facteurs les plus fréquemment relevés dans les motivations menant à la création d’entreprise (Davidsson, 1995).

Une telle caractéristique se retrouve généralement chez l’entrepreneur qui a passé plusieurs années au service d’une société. Il ressent alors le besoin de créer sa propre organisation, de faire ses propres expériences. Fonctionnant selon des règles qu’il a lui-même fixées, il installe son propre espace de travail, il instaure un climat de travail qui lui convient le plus, et qui correspond le plus à sa culture. Fort de ses années d’expérience, il ressent un désir d’indépendance et d’autocontrôle. C’est le fondement du besoin de pouvoir qui serait satisfait par le contrôle direct que l’entrepreneur peut exercer sur l’entourage et certaines parties prenantes. Ce contrôle est capital afin de mieux mobiliser les ressources et d’atteindre les objectifs établis (Fayolle, 2003).

1.1.2. Dimensions relatives aux aptitudes entrepreneuriales

Les aptitudes sont des compétences latentes qui se sont développées au fil des expériences et des réussites et auxquelles l’individu peut faire appel selon les circonstances. Il s’agit des capacités réelles et latentes qui influencent les processus d’apprentissage et les comportements. Ces capacités sont apprises par formation ou par expérience et permettent d’exécuter des tâches ou des fonctions professionnelles. Ceux qui réussissent parmi les entrepreneurs présentent des caractéristiques communes comme la confiance en soi, l’obsession de la réussite, une énergie inépuisable, une persévérance constante ainsi qu’une rare tolérance au stress (Carsrud et Brannback, 2011). À cela s’ajoutent certaines capacités conceptuelles innées telles que l’intelligence et l’aptitude à la généralisation (Cardon, Wincent, Singh et Drnovsek, 2009).

De telles capacités prennent corps à partir de la confiance en soi qui est un véritable moteur de la réussite. Les entrepreneurs ont tendance à présenter un concept de soi plus fort vers l’internalité que la population en général (Brockhaus, 1980). Les dirigeants et les entrepreneurs recherchent et accomplissent des activités difficiles, et il est peu probable qu’ils puissent réussir leurs entreprises avec une faible confiance en eux-mêmes. C’est un élément qui est lié à la tolérance, à l’ambiguïté, à la créativité et au succès (Koh, 1996 ; Diop, 2012). Il est également le fait d’une énergie inépuisable. En fait, le processus entrepreneurial démarre par une accumulation d’énergie qui sera ensuite dépensée pour attirer les différentes ressources, dont les créateurs ont besoin pour faire décoller leur entreprise (Verstraete et Saporta, 2006). Ainsi, Fayolle (2012) suggère que les entrepreneurs doivent être jeunes et énergiques. Pour cet auteur, la création d’entreprise est un parcours de combattant et le fait d’être jeune, dynamique et en bonne santé constitue un atout appréciable.

Cet atout favorise la persévérance et la gestion de stress. Le démarrage d’une entreprise et sa gestion sont source de beaucoup d’anxiété (Gasse et D'Amour, 2000). Toutefois, il est illusoire de penser qu’une fois son activité lancée, l’entrepreneur aurait réalisé la partie du chemin la plus difficile. L’aventure entrepreneuriale est bien loin d’être un « long fleuve tranquille ». Au contraire, c’est un processus d’engagement qui alterne des phases de doute, de démotivation, de stress. Les capacités conceptuelles de l’entrepreneur sont déterminantes dans ce processus souvent complexe (Allison, Puce et McCarthy, 2000).

1.1.3. Dimensions relatives aux attitudes

L’attitude peut être définie comme une prédisposition exprimant des valeurs et encourageant une personne à agir ou à réagir d’une certaine façon face à un contexte donné. Legendre (1993, p. 112) la définit comme un « état d’esprit (perception, sensation, idée, conviction, sentiment, etc.), disposition intérieure acquise d’une personne à l’égard d’elle-même ou de tout élément de son environnement (personne, chose, situation, événement, idéologie, etc.) qui incite à une manière d’être ou d’agir favorable ou défavorable ». Dit autrement, « une attitude est une construction de l’esprit, qui exprime des valeurs et qui dispose quelqu’un à agir ou à réagir d’une certaine façon face à quelque chose ». (Adler, 1994, p. 119).

De manière opérationnelle, l’attitude renvoie à la perception constructive de la concurrence et du changement. L’entrepreneur qui réussit est avant tout un réaliste et il évalue la concurrence sans pourtant se laisser intimider par l’adversité. Ainsi certains entrepreneurs perçoivent la compétition comme un mécanisme d’efficacité en affaires, d’autres ont tendance à restreindre les activités à des niches à faible concurrence (Lipman, 1969). Dans tous les cas, une certaine perception du changement reste incontournable. En effet, le goût de la mobilité et du changement est inhérent au fonctionnement de l’entrepreneur. Il aime faire les choses nouvelles ou les faire différemment. Il développe de nouvelles idées, identifie des opportunités d’affaires, combine des idées et des ressources de façon à créer de la valeur. Il se libère des procédures routinières, impulse en permanence une organisation entrepreneuriale et demeure un créateur persistant durant toute sa carrière (Verstraete, 2002). Il prospecte en cherchant constamment des opportunités commerciales, innovant et créant le changement et l’incertitude pour ses concurrents (Miles et Snow, 1978).

1.1.4. Dimensions relatives à l’intérêt pour la passion et l’action entrepreneuriales

La passion est « une forte disposition pour une activité que l’individu aime, qu’il trouve importante et dans laquelle il investit du temps et de l’énergie » (Vallerand et al., 2003, p. 57). En cela, l’entrepreneur est « un passionné, épris de liberté, qui se construit une prison sans barreaux » (Fayolle, 2004, p. 54). La relation passionnée des entrepreneurs à leur activité professionnelle constitue le substrat de leur identité. On parle de passion entrepreneuriale (Cardon et al., 2009). Il s’agit d’un sentiment affectif intense des entrepreneurs envers les activités de l’entreprise (Shane, Locke et Collins, 2003 ; Baum et Locke, 2004). Ce sentiment est associé à des affects positifs comme la fierté envers le travail accompli (Bierly, Kessler et Christensen, 2000), l’amour du travail (Baum et Locke, 2004), l’enthousiasme et le désir permanent de réussir (Smilor, 1997). Ce même sentiment est lié à la ténacité, à la capacité à travailler de longues heures, au courage, aux ressources émotives, à un niveau d’initiative élevé et à la persistance du comportement face à un obstacle.

Plus précisément, les comportements entrepreneuriaux sont liés à l’orientation vers les opportunités, à la prise d’initiative, à l’autonomie, à la conduite du changement, à l’évaluation et à l’acceptation des risques et de ses implications. Ils comprennent également un ensemble de capacités utiles à l’identification, au dimensionnement et à l’acquisition, par tous les moyens, des ressources nécessaires à la concrétisation du projet.

1.2. Au niveau des influences de la migration en termes de construction du capital culturel, économique et social

Le thème de la migration de retour[2] est aujourd’hui au coeur de débats économiques et politiques. Il porte notamment sur la durée du séjour à l’étranger, du niveau d’expérience migratoire et des ressources mobilisées aux niveaux culturel, social et économique. Les ressources mobilisées constituent une des composantes des trois types de déterminants du mode de réinsertion professionnelle du migrant de retour dans son pays d’origine. Ces types de déterminants concernent le contexte dans le pays d’origine, la durée et la nature de l’expérience migratoire et les conditions pré et post-retour (Cassarino, 2015).

Dans la littérature économique sur les pays en développement, le retour des migrants est souvent perçu comme un moyen favorable au développement des pays d’origine. Grâce au capital humain et financier accumulé par le migrant et rapatrié au moment de son retour, des opportunités de création de valeur sont souvent saisies et exploitées. La création d’entreprise fait partie de telles opportunités. Elle représente pour les migrants de retour l’un des moyens d’épanouissement personnel, de réalisation de soi, de création d’emploi et de stimulation de l’économie locale (Hamdouch et Mghari, 2013 ; Cassarino, 2015 ; Nicholls, 2015).

Par rapport à l’entrepreneur non migrant, le profil de l’entrepreneur migrant de retour présente les caractéristiques suivantes : il est plus jeune que le non-migrant (30/40 ans), il a vécu dans le pays d’accueil pendant une période supérieure à la moyenne des migrants, il est plus sensible aux crises économiques, il est plus enclin à l’indépendance et à l’autonomie (il quitte le pays d’accueil alors qu’il est en activité salariée), son niveau de formation est élevé (niveau universitaire), l’entreprise créée a un potentiel d’emploi salarié plus important et la prise en compte de la proximité avec la famille est plus importante (Mghari et Khachani, 2006 ; Hamdouch et Mghari, 2013).

Malgré ces précisions, le phénomène entrepreneurial lié à la migration de retour reste mal connu. Les études et recherches qui ont traité la migration de retour ne sont pas nombreuses. Ceci peut s’expliquer par l’absence de données statistiques fiables sur les individus de retour ainsi que par la coexistence des facteurs économiques, psychologiques, sociaux, culturels, démographiques, politiques, etc. Les statistiques fournies par l’OCDE traduisent une fourchette très large (entre 20 % et 50 %) du nombre de migrants qui quittent leur pays d’accueil pour saisir et exploiter des opportunités d’activités nouvelles dans leur territoire d’origine (Bouoiyour et Miftah, 2012).

À cet effet, les circonstances dans lesquelles les migrants préparent leur retour sont mises en évidence dans plusieurs travaux de recherche (Mesnard, 2004 ; Dos Santos et Wolff, 2010). Il en est de même des conséquences de ce phénomène sur le développement socioéconomique des pays d’origine (McCormick et Wahba, 2003 ; Nordman et Gubert, 2008 ; Black et Castaldo, 2009).

Très tôt, plusieurs auteurs observent que le retour au pays d’origine est un signe d’échec de l’émigré dans le pays d’accueil (Todaro, 1969 ; Harris et Todaro, 1970 ; Borjas et Bratsberg, 1996 ; Cassarino, 2004). D’autres chercheurs voient dans le retour au pays d’origine une réussite du projet migratoire (Stark, 1996 ; Dustmann et Kirchkamp, 2002 ; Dustmann, 2003 ; Mesnard, 2004). Le projet migratoire peut se traduire par la création d’une entreprise dans le pays d’origine. L’accent est alors mis sur le rôle de la famille, les amis et le réseau social pour faciliter le retour et renseigner l’émigré sur les opportunités dans le pays d’origine. C’est le fondement de l’approche néoclassique, des théories de la NEMT (nouvelle économie de la migration du travail), la théorie transnationaliste ainsi que la théorie des réseaux socioéconomiques. Ces théories apportent des réponses aux questions relatives aux potentialités entrepreneuriales du migrant à travers le capital culturel, économique et social.

1.2.1. Constitution du capital culturel et économique

Selon l’approche néoclassique, le migrant quitte un environnement caractérisé par un manque de productivité vers un environnement plus moderne. Aussi, la migration permet aux pays développés de s’alimenter en main-d’oeuvre et de réduire le taux de chômage dans les pays « pauvres » (Lewis, 1954). Le migrant bénéficie de nouvelles pratiques culturelles de travail. Poinard (1991) souligne que le migrant qui retourne dans son pays d’origine aurait inévitablement le sentiment d’avoir réussi ou échoué selon le degré d’intégration culturelle perçue et du niveau de capital accumulé. Du point de vue du milieu d’origine, une migration est réussie lorsque l’individu n’est pas assimilé à la culture du pays d’accueil, mais accumule de nouvelles expériences professionnelles et une épargne à travers son travail en vue d’un retour à son pays (Poinard, 1991).

C’est dans ce sens que Lee (1966) met l’accent sur le facteur psychologique et culturel. Ce facteur constitue un différentiel permissif au succès du retour au pays d’origine. Ce différentiel se manifeste par la manière, dont le migrant de retour influence le pays d’origine en termes d’introduction de nouvelles compétences et de nouvelles idées (Gmelch, 1980). Par ailleurs, le temps passé au pays d’accueil doit lui permettre de constituer un revenu suffisant qu’il peut transférer à sa famille avant d’envisager le retour (Lucas et Stark, 1985 ; Dimé, 2015). Les fonds envoyés sont considérés comme une réserve qui fonde les choix occupationnels relevant souvent des activités entrepreneuriales (Dustmann et Kirchkamp, 2002 ; McCormick et Wahba, 2003 ; Mesnard, 2004 ; Piracha et Vadean, 2009). Ces fonds sont potentiellement consolidés par l’expérience relative à la mobilisation de ressources financières au travers des systèmes telles les « tontines rotatives ».

1.2.2. Constitution du capital social

Les tenants de l’approche transnationnaliste sont optimistes quant aux chances de réussite entrepreneuriale du migrant de retour dans son pays d’origine. Pour eux, le retour des migrants est préparé à travers les visites régulières dans le pays d’origine ainsi que via les contacts fréquents entretenus avec des amis, des membres des familles et de la diaspora (Cassarino, 2004). En effet, le transnationalisme favorise la création des institutions et des organismes étatiques qui encouragent le retour par la mise en place des conditions économiques, politiques et sociologiques nécessaires dans le pays d’origine, mais l’installation du migrant dans le pays d’origine n’est pas forcement définitive. Elle va dépendre des économies qu’il a constituées dans le pays d’accueil et des conditions favorables dans son pays d’origine (Durand, Kandel, Parrado et Massey, 1996 ; Taylor, Arango, Hugo, Kouaouci, Massey et Pellegrino, 1996). Ceci fait appel à la notion de « transmigrant » qui se définit comme étant « un migrant qui maintient et développe de multiples relations familiales, économiques, sociales, organisationnelles, religieuses et politiques » (Nieto et Yepez, 2008, p. 4). Ainsi, le capital social et relationnel constitué se veut dynamique.

Plus précisément, la théorie des réseaux migratoires met l’accent sur le rôle du capital social du migrant dans la prise de la décision de retour. En effet, les réseaux constituent des liens entre les lieux de départ et d’arrivée (Boyd, 1989). Il s’agit de liens matériels et symboliques qui déterminent l’appartenance du migrant à un groupe et qui constituent son capital social (Bourdieu, 1991). Grâce aux ressources des réseaux, les coûts et les risques diminuent et les bénéfices de la migration augmentent (Palloni, Ceballos, Espinosa et Spittel, 2001). Le caractère transnational des migrants est tel qu’ils accumulent des ressources et tirent profit des réseaux socioéconomiques, des opportunités existantes et des liens interpersonnels pour préparer leur retour dans de meilleures conditions (Flahaux, 2009).

Dans l’ensemble, les potentialités entrepreneuriales du migrant de retour n’échappent pas à l’influence des structures externes au pays d’accueil. En effet, l’entrepreneur migrant de retour continue d’entretenir des relations avec le pays d’origine pendant la période de migration. Ceci conduit à maintenir les réseaux et les contacts et à avoir des informations sur l’environnement politique, économique et social du pays d’origine (Saarela et Rooth, 2012).

2. Mise en évidence différentielle des principales composantes des potentialités entrepreneuriales des entrepreneurs MRE et locaux

Les entrepreneurs sont loin d’être considérés comme des super-héros. Néanmoins, ils possèdent des caractères particuliers évoqués dans les travaux d’approche par les traits et les faits. Ceux qui sont mis en évidence dans le modèle de Gasse s’articulent autour de cinq dimensions : motivation, aptitude, attitude, intérêt et comportement. La combinaison issue du contenu de ces cinq dimensions conduit à particulariser les entrepreneurs étudiés et à circonscrire leurs potentialités. C’est le sens du schéma conceptuel exposé dans la première partie de notre article. Ce schéma constitue la base de l’exploitation des données issues des 393 entrepreneurs enquêtés.

2.1. Aspects de méthodologie

2.1.1. Contextualisation de la recherche

Le Maroc constitue un bassin migratoire important vers les pays européens. Initialement, l’émigration marocaine vers ces pays est quasiment ouvrière, non qualifiée, masculine et individuelle (Fadloullah, Berrada et Khachani, 2000), mais dès la crise mondiale engendrée par le choc pétrolier de 1973, les pays traditionnels de l’émigration marocaine (France, Belgique, Pays-Bas, Allemagne) ont connu un ralentissement de leurs économies et une augmentation du chômage. Cette situation a poussé ces pays d’accueil à mettre un coup d’arrêt à l’immigration de travail et à encourager le retour.

Cette décision prise par certains pays de destination d’émigrés n’a pas eu les effets attendus. L’émigré qui vit seul est rejoint par sa femme et ses enfants dans le cadre du regroupement familial. Et depuis les années quatre-vingt-dix, le nombre d’émigrés marocains a considérablement diminué suite à la signature de la convention d’application des accords de Schengen en juin 1990, mais, quelle que soit la forme de la migration marocaine, elle constitue, désormais, un phénomène structurel aussi bien au niveau économique que socioculturel. Elle concerne tous les profils professionnels, des deux sexes et de tous âges, avec une proportion croissante de jeunes nés à l’étranger. Elle touche toutes les régions du Maroc et s’est « globalisée » vers tous les continents.

Aujourd’hui, près de 3,4 millions de Marocains résident à l’étranger, dont plus de 50 % dans un pays de l’Union européenne et 41 % de femmes (Vasileva, 2012 ; OCDE, 2013 ; Souiah, 2013). L’importance des travailleurs marocains à l’étranger (TME) pour l’économie marocaine est prise en compte par le plan de 1960-1964 qui aborde la question de l’émigration uniquement sous l’angle des transferts. Un autre plan a vu le jour (1965-1967) pour faciliter les départs vers les pays de l’Europe suite à la crise qu’a connue le Maroc afin d’augmenter ses réserves en devise et diminuer la pression sur le marché de l’emploi. D’autres dispositifs sont créés dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, suivis du plan 2000-2004 visant à accorder une place plus importante aux MRE. De tels dispositifs s’inscrivent dans l’optique de la forte évolution des politiques migratoires européennes en faveur du retour au pays d’origine avec la perspective de réinsertion professionnelle (Cassarino, 2008 ; Gnisci, 2008 ; Carling et Hernández-Carretero, 2011).

2.1.2. Un échantillon relativement équilibré en termes de profil initial

A priori, plusieurs pays de destination sont à prendre en compte. L’Europe reste la plus importante avec la primauté à la France qui abrite plus du tiers des Marocains au sein des pays de l’OCDE (Vasileva, 2012 ; OCDE, 2013 ; Souiah, 2013). À noter que plus de 98 % des MRE enquêtés viennent de la France. Aussi, nous ne cherchons pas à dresser le portrait de la population des migrants de retour entrepreneurs. La démarche d’enquête retenue conduit à rendre compte des potentialités actives mises en oeuvre par cette catégorie de personnes pour réaliser leur projet entrepreneurial (Ndione et Lombard, 2004). Même si le tableau 1 met en évidence une certaine homogénéité entre les deux groupes d’entrepreneurs enquêtés, d’importantes précisions sont nécessaires.

Avec 17 % ou 16 %, les femmes sont faiblement représentées dans l’échantillon. Le dernier rapport du GEM sur le Maroc souligne que le taux de l’entrepreneuriat féminin est de l’ordre de 22 % (Minialai, 2014). Les raisons de ce faible taux sont multiples et concernent : le manque de crédibilité accordée aux femmes en comparaison aux hommes, les difficultés à entrer en contact avec les prospects du fait de l’absence de réseaux, de rencontres informelles (cafés, soirées, etc.), les barrières des pratiques frauduleuses pour l’accès aux marchés publics, les difficultés de conciliation responsabilité familiale et professionnelle, les obstacles à déléguer les responsabilités familiales et éducatives et l’absence de partage des tâches avec le conjoint.

Tableau 1

Profil des enquêtés

Profil des enquêtés

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Au niveau générationnel, les moins de 37 ans sont fortement représentés. Les migrants devenus entrepreneurs de l’échantillon semblent moins instruits que les locaux. Les diplômés de niveau bac +3 et plus sont de dix points supérieurs chez les locaux, mais dans les deux cas, plus de 80 % des enquêtés ont un vécu d’employé et de cadre. Ce vécu a lieu dans une PME à plus de 60 % avec une expérience de créateur pour plus de 68 %. Ainsi, il apparaît que les deux groupes de créateurs enquêtés ne présentent guère de différences significatives initiales pouvant influencer la comparaison de leurs potentialités entrepreneuriales.

2.1.3. Principaux outils de recueil et de traitement des données informationnelles

Rappelons que les deux types d’entrepreneurs MRE et locaux ont vécu dans des contextes différents. L’objectif de la recherche est de savoir si le niveau des potentialités des entrepreneurs MRE ou migrants de retour est ou non supérieur à celui des locaux. Dans notre étude, l’entrepreneur migrant de retour est une personne ayant séjourné au moins cinq ans dans un pays occidental avant de devenir créateur d’entreprise au Maroc. Cette précision temporelle permet de mieux cerner l’impact de l’expérience migratoire sur les potentialités entrepreneuriales des MRE enquêtés comparativement aux entrepreneurs locaux (Hamdouch et Mghari, 2013 ; Cassarino, 2015 ; Nicholls, 2015 ; Dimé, 2015). Autrement dit, les principaux critères de définition de la migration de retour retenus pour le ciblage des enquêtés sont les suivants : le temps (au moins cinq ans d’expérience migratoire), les déterminants du retour (perception et saisie d’opportunités, contribution au développement du pays d’origine, réalisation de soi) et sa modalité de réalisation (volontaire et indépendante). Par ailleurs, nous avons adopté une définition de l’entrepreneur n’englobant pas les travailleurs indépendants, telles les professions libérales et les autoentrepreneurs. Il a fallu ne prendre que ceux qui évoluent dans le secteur formel et ayant au moins un salarié sous leur gouverne (Sboui, 2006 ; Gasse et Tremblay, 2014).

Aussi, le cadre de vérification de notre hypothèse de départ est constitué des cinq dimensions (motivation, aptitude, attitude, comportement et intérêt) du potentiel entrepreneurial sous-tendu par des traits et des faits exprimés. Les cinq dimensions sont structurées par des variables permettant d’effectuer des analyses liées à l’approche quantitative. Précisément, le questionnaire utilisé se décompose en deux parties. Une première partie concerne les identifiants des entrepreneurs enquêtés : raison sociale de l’entreprise créée, sexe, âge, niveau d’études, catégorie socioprofessionnelle et expérience professionnelle avant l’aventure entrepreneuriale. Trois dimensions supplémentaires sont greffées au questionnaire de Gasse : situation du migrant de retour avant le départ à l’étranger, situation au Maroc après le retour et au moment de l’enquête. Il s’agit des facteurs d’antécédents qui permettent d’analyser l’influence des expériences migratoires et des conditions socioéconomiques du pays d’origine. La deuxième partie du questionnaire est composée de 120 questions (variables) relatives aux seize types de caractéristiques entrepreneuriales consignées dans le tableau 2.

Tableau 2

Variables structurant les 120 énoncés du questionnaire

Variables structurant les 120 énoncés du questionnaire

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Chacune des 120 questions est codée en quatre modalités mutuellement exclusives qui vont de la modalité de totalement en accord à la modalité de totalement en désaccord selon une échelle de Likert. Autrement dit, seize nouvelles variables (dites variables clés : composantes des cinq axes présentés plus loin) ont été générées à partir des 120 questions. Chaque variable clé est obtenue en calculant un score moyen des réponses des créateurs MRE et locaux ayant répondu au questionnaire.

Au préalable, nous avons procédé à un prétest afin de nous assurer que les énoncés du questionnaire sont bien compris par notre population cible et de vérifier le temps de réponse nécessaire. La première remarque avancée par les répondants concerne la longueur du questionnaire avec un temps de réponse d’environ 45 minutes. Les observations faites lors de la phase prétest nous ont permis de choisir le mode du face à face pour assurer une meilleure fiabilité de la collecte des données.

Après recodage de certaines variables et suppression des informations manquantes, nous disposons d’une base de données qualifiée comportant 393 entrepreneurs. Le logiciel SPSS (Statistical Package for the Social Sciences) est utilisé pour analyser les données recueillies. Il permet de combiner des données complexes pour aboutir à des résultats pertinents. Son bon usage exige une codification minutieuse des modalités de réponse aux questions qu’on lui soumet pour traitement (Tuffery, 2012). Les méthodes statistiques mobilisées concernent les analyses de corrélation, en composante principale, discriminante et de régression multiple.

L’objectif des analyses de corrélation est de regrouper les variables que l’analyse des composantes principales validera par la suite et d’observer les différences qui existent entre entrepreneur MRE et entrepreneur local. En effet, l’ACP permet d’identifier les dimensions de potentialités les plus importantes pour chaque groupe d’entrepreneurs MRE et locaux enquêtés. Les interactions réciproques entre ces mêmes dimensions sont mises en évidence à partir de l’analyse des corrélations. Dans la foulée, le test des moyennes vérifie les différences entre les dimensions spécifiques aux MRE et celles relatives aux locaux. Ces différences sont approfondies grâce à l’analyse discriminante. Celle-ci permet de valider la pertinence de la différenciation des potentialités des deux groupes d’entrepreneurs homogènes et d’attester le degré de l’ampleur de cette différenciation. Les variables explicatives des potentialités différenciées et le sens de leurs influences sont fournis par l’analyse de régression multiple.

2.2. Des potentialités entrepreneuriales plus complètes et fortement corrélées chez les entrepreneurs MRE que chez les locaux

Avec un score moyen de 3,10 contre 2,80 (sur 4), les résultats issus des tris à plat montrent que les MRE sont meilleurs que les locaux au niveau de quatorze dimensions sur les seize (Annexe A1). Il s’agit des dimensions « attitude face à la concurrence » et la « désirabilité » où la moyenne des scores chez les locaux est plus importante en comparaison de ceux des MRE. Au niveau de ceux-ci, on observe que quinze variables (sur les seize) sont significativement et positivement corrélées entre elles sauf la « confiance en soi ». S’agissant des entrepreneurs locaux, les corrélations entre les variables sont également positives et significatives hormis la « confiance en soi » et l’« attitude face à la concurrence », mais le taux moyen de corrélation mis en évidence est plus faible (environ 50 % en moins) que celui observé dans le cas des MRE.

L’analyse en composantes principales (ACP) permet d’aller plus loin. L’objectif de l’ACP est de réduire les seize dimensions en une ou deux tendances principales qui expliquent un pourcentage important de la variance des dimensions originales. Ensuite, il s’agit d’identifier des groupes de dimensions hautement corrélées aux tendances ainsi extraites. C’est l’intérêt de la mesure de l’adéquation de l’échantillonnage de Kaiser-Meyer-Olkin (KMO) qui teste si les corrélations partielles entre les variables sont faibles. Le résultat du test tend vers 1 (soit, 0,88) ; ce qui confirme qu’il y a peu de corrélations partielles entre les dimensions : une au niveau des MRE et deux pour les locaux. Par ailleurs, l’ACP permet d’expliquer une grande partie de la variance avec un minimum de facteurs grâce au tableau de la variance totale expliquée et à la matrice des composantes. Nous constatons que quatre facteurs ou (composantes) ont une valeur propre plus élevée que 1. La première composante explique à elle seule 33,19 % de la variance totale des seize variables. Mises en commun, les quatre composantes permettent d’expliquer 53,89 % de la variance totale. Il s’agit des variables : « attitude face à la concurrence », « désirabilité », « confiance en soi » et « cognition ». Globalement les créateurs d’entreprise enquêtés n’opposent pas les seize dimensions, mais émettent un ordonnancement décroissant en privilégiant les dimensions : innovation, action, capacité conceptuelle, affectivité, action/conception et réalisation.

La même démarche est appliquée aux deux groupes d’entrepreneurs et fournit les résultats consignés dans le tableau 3.

Tableau 3

Synoptique des taux de corrélation

Synoptique des taux de corrélation

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Les sept premières variables de composantes principales indiquent un différentiel de taux de corrélation de près de huit points en faveur des MRE. Il apparaît que les MRE sont très attachés à l’interaction « individu-contexte » et les locaux plus enclins au couple « individu-projet ». Les premiers semblent inscrire leurs potentialités dans l’approche environnementale de l’entrepreneuriat en se particularisant à partir de l’« accomplissement », la « tolérance au stress » et l’« attitude face au changement » incitant à une connaissance approfondie du secteur d’activité convoitée. Les seconds paraissent plus orientés vers l’approche identitaire de la création d’activité en se différenciant au travers de l’« action/conception, réalisation projet » et de l’« affectivité ». Il convient maintenant de les classer en sous-groupes homogènes à travers l’analyse discriminante.

2.3. De réelles différences entre les entrepreneurs MRE et locaux

On vérifie s’il existe bien des différences entre les groupes grâce à trois indicateurs : la moyenne ou la variance, le test de Fisher (test F) et le lambda de Wilks. Il est également important de cerner la différence des moyennes des variables prises par chacun des groupes (MRE et locaux) et leurs niveaux de dispersion. L’égalité des moyennes entre les deux classes est vérifiée grâce au test de Fisher. Le résultat obtenu est représenté par le tableau 4.

Tableau 4

Test d’égalité des moyennes des groupes

Test d’égalité des moyennes des groupes

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Les valeurs de signification sont inférieures à 0,10. Il y a une différence significative entre les groupes comme l’indiquent les douze variables significatives (valeurs de signification inférieures à 0,10) et consignées dans notre modèle discriminant. Pour valider ce tableau discriminant, nous avons fait appel à trois indices majeurs : le test de MBox, le lambda de Wilks et la corrélation canonique.

Le test de MBox permet de vérifier le postulat d’homogénéité des matrices de variance- covariance entre les deux groupes MRE et locaux. Les résultats obtenus conduisent à conclure à une dispersion entre les covariances des deux groupes. En fait, la mesure de la statistique de MBox qui est de 391,172 avec une signification de 0,00 confirme l’homologation de l’analyse discriminante.

Quant à la mesure du lambda de Wilks, elle constitue une autre mesure de l’égalité des groupes. Elle permet d’évaluer la capacité de la fonction discriminante à différencier les deux groupes comparés. Les lambdas de Wilks se situent entre 0 et 1. Plus une valeur est petite, plus il y a de différence entre les groupes. Le lambda de Wilks observé dans notre cas est de 0,799 avec une signification qui tend vers 0. Ce résultat indique, une fois encore, la validité de notre analyse centrée sur la fonction discriminante, dont la pertinence passe aussi par la corrélation canonique. Nous obtenons un coefficient global suffisamment élevé de 0,448 ; ceci justifie définitivement la validité de la fonction discriminante obtenue. Cette fonction s’écrit avec des coefficients non standardisés comme suit :

Il s’agit d’un modèle linéaire de la méthode d’analyse discriminante qui nous permet de calculer le coefficient associé à chaque catégorie de créateur d’entreprise. Plus le coefficient est élevé, plus la contribution de la variable respective à la discrimination entre les groupes est forte. En observant la structure de la fonction discriminante, nous remarquons que :

  • les variables Autonomie, Énergie, Capacité conceptuelle, Attitude face au changement et Affectivité agissent positivement et d’une manière forte sur la discrimination entre les deux groupes ;

  • les variables Accomplissement, Pouvoir, Tolérance au stress, Innovation, Action, Attitude face à la concurrence, Cognition, Désirabilité et Action-conception-réalisation, ont un impact faible, mais négatif sur la discrimination entre les groupes.

La contribution des entrepreneurs MRE est incontestable comme le montre le contenu du tableau 5.

Tableau 5

Valeurs de contribution à la fonction discriminante

Valeurs de contribution à la fonction discriminante

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Les cinq variables qui portent positivement la fonction discriminante marquent au moins 40 points d’écart en faveur des entrepreneurs MRE. Ce résultat consolide l’importance différentielle des potentialités des entrepreneurs MRE.

2.4. Confirmation du niveau plus élevé des potentialités entrepreneuriales des MRE par rapport aux locaux

Pour confirmer les résultats précédents, l’analyse des différences dans la moyenne des variables caractéristiques des deux groupes d’entrepreneurs est fondamentale. Elle s’est faite avec le test des échantillons indépendants. Elle a permis de constater que pour toutes les caractéristiques, hormis la Confiance en soi (0,108), l’Innovation (0,160) et l’Affectivité (0,845)[3], les différences de moyennes sont significatives en faveur du groupe des entrepreneurs MRE. Ce groupe enregistre des moyennes supérieures à celles du groupe des entrepreneurs locaux. Ceci montre que les entrepreneurs MRE ont de meilleures caractéristiques entrepreneuriales que leurs homologues locaux. Les tableaux 6 et 7 fournissent une synthèse encore plus significative en prenant en compte le coefficient de régression et le niveau de contribution à la fonction discriminante.

Tableau 6

Variables différenciant significativement les potentialités de l’entrepreneur MRE par rapport au local : prise en compte des antécédents

Variables différenciant significativement les potentialités de l’entrepreneur MRE par rapport au local : prise en compte des antécédents

NS : non significatif.

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Le tableau 6 est issu du modèle de régression multiple (Annexe A2). Précisons que dans le cadre de notre recherche, nous adoptons une régression linéaire multiple, car notre modèle est composé de plus de deux variables indépendantes avec une taille d’échantillon conforme. Il ressort que l’expérience migratoire agit positivement sur huit caractéristiques parmi les seize structurant le modèle de Gasse (2002). Ce résultat est confirmé par la différence des moyennes significatives et les contributions à la fonction discriminante. C’est l’essentiel du contenu du tableau 7.

Tableau 7

Variables différenciant significativement les potentialités de l’entrepreneur MRE : prise en compte des différences de moyenne et des contributions à la fonction discriminante

Variables différenciant significativement les potentialités de l’entrepreneur MRE : prise en compte des différences de moyenne et des contributions à la fonction discriminante

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Il s’agit des caractéristiques qui différencient significativement et quantitativement le niveau des potentialités entrepreneuriales des MRE de celles des locaux. Au niveau de l’axe motivationnel, deux variables présentent une différence significative en faveur de l’entrepreneur MRE. Il s’agit de l’Autonomie (0,36) et de l’Accomplissement (0,13). L’Autonomie se développe chez l’entrepreneur MRE abstraction faite de ses antécédents, notamment la famille.

De la même façon, l’expérience migratoire agit positivement sur la Persévérance (0,32), l’Énergie (0,51), la Tolérance au stress (0,19) et la Capacité conceptuelle (0,33). Il en est de même de l’Attitude face au changement (0,32). Cette prédisposition élevée de l’adaptabilité résulte certainement des expériences d’ajustement à la diversité et aux saisies d’opportunités. L’adaptation s’intensifie dans les sociétés modernes d’économie du marché que sont les pays d’accueil de l’entrepreneur MRE. Ceci explique également le niveau d’influence de la Cognition (0,27) impactée par le parcours scolaire (0,41).

Par ailleurs, les antécédents les plus significatifs se rapportant à ces caractéristiques concernent :

  • le niveau de scolarité situé à « Bac +2 » et « Bac +3 et plus » avec un coefficient de régression respectif de 0,262 et de 0,4 au p<0,05 ;

  • la catégorie socioprofessionnelle touchant particulièrement les cadres, les employés/ ouvriers et les retraités avec un coefficient de régression respectif de 0,521 (p<0,01), de 0,4 (p<0,05) et de 0,485 (p<0,05) ;

  • le genre avec les hommes qui paraissent plus enclins à la tolérance au stress que les femmes (coefficients de régression de 0,17 au p<0,05) ;

  • l’expérience salariée en PME, d’encadrement et/ou d’entrepreneur dans le pays d’accueil.

Il apparaît donc que l’éducation, la catégorie socioprofessionnelle et l’expérience professionnelle constituent les principaux antécédents qui impactent le niveau des potentialités entrepreneuriales des MRE par rapport à leurs homologues locaux. On peut raisonnablement considérer que l’expérience migratoire est induite de ces trois types d’antécédents. Elle impacte favorablement les potentialités entrepreneuriales tant elle résulte d’une combinaison des spécificités individuelles et environnementales. En fait, les expériences migratoires sont structurées par les conditions sociales, économiques, politiques ou institutionnelles et consolidées par les réseaux constitués dans le pays d’origine et dans le territoire d’accueil (Hamdouch et Mghari, 2013 ; Cassarino, 2015 ; Nicholls, 2015).

2.5. Importance de l’expérience entrepreneuriale

Du point de vue des caractéristiques de l’échantillon étudié, les entrepreneurs MRE ne se différencient guère de leurs homologues locaux hormis le niveau d’études compensé par leur expérience migratoire, mais les résultats issus des analyses multidimensionnelles montrent que le choix de démarrer une activité entrepreneuriale semble être lié au capital humain préalablement construit (Annexe A2). Cela signifie que les migrants potentiellement entrepreneurs mobilisent les ressources cognitives au-delà des épargnes accumulées pendant leur séjour migratoire. Plus de 41 % des créateurs MRE qui ont une expérience entrepreneuriale antérieure disposent d’un niveau d’études élevé, soit Bac +3 et plus. Ce résultat passe à près de 70 % pour ceux qui ont une expérience salariée en PME. Plus de 47 % des jeunes de moins de 37 ans font partie de cette catégorie.

Le niveau d’études et l’expérience entrepreneuriale leur confèrent des compétences et des connaissances structurant leur niveau de potentialité et leur capacité de gestion des affaires. Ceci les différencie des locaux qui affichent des scores de dix points en moins. Par ailleurs, l’analyse ANOVA (mesurant l’impact du niveau d’études et de l’expérience entrepreneuriale) fournit un seuil de significativité de 0,006 pour les MRE contre 0,097 pour les locaux. Les entrepreneurs locaux bénéficient de la culture des affaires des parents, donc leur milieu familial (SIG ANOVA : 0,027) impactant notamment leur intérêt pour l’action et l’innovation (SIG ANOVA : 0,034).

Au niveau des entrepreneurs MRE, c’est l’expérience entrepreneuriale personnelle (SIG ANOVA : 0,006) qui semble être déterminante. Il en est de même du niveau des études (SIG ANOVA : 0,000) qui influence positivement les dimensions du comportement entrepreneurial, notamment la cognition et l’action. Certains créateurs MRE ont un cycle migratoire complet favorable au niveau élevé des potentialités entrepreneuriales. « La complétude du cycle migratoire constitue une variable explicative de la propension des migrants de retour à créer des activités génératrices d’emplois. » (Cassarino, 2015, p. 69). Il convient d’ajouter les conditions favorables à la décision de retour au pays d’origine : durée du séjour à l’étranger, accumulation d’expériences et mobilisation de capitaux financier et humain. C’est le cas des MRE à la retraite qui affichent un niveau de motivation entrepreneuriale plus élevé selon les résultats de l’analyse ANOVA (SIG : 0,008). Ce niveau de motivation se retrouve chez les locaux qui créent par nécessité étant initialement sans-emploi (SIG ANOVA : 0,029).

3. Discussion des résultats de la recherche et adaptation des dimensions clés du modèle de Gasse

L’essentiel des résultats de notre recherche est cohérent avec le cadre théorique de la NEMT et les dimensions conceptuelles du modèle de Gasse. Ces résultats confirment notre proposition initiale. Le niveau des potentialités entrepreneuriales des créateurs MRE est plus élevé que celui de leurs homologues locaux.

3.1. Le retour à la question de recherche

Les principaux déterminants du choix occupationnel entrepreneurial des créateurs MRE concernent le capital économique et culturel, les facteurs d’éducation et de compétences. Les créateurs MRE à la retraite cumulent l’expérience migratoire et le capital financier. En effet, les travaux de Demurger et Xu (2015) montrent que l’expérience migratoire influence le choix occupationnel des migrants après leur retour en faveur d’une activité entrepreneuriale. Ces mêmes travaux confirment le fait que l’accumulation du capital financier pendant la migration accroît significativement la probabilité de devenir entrepreneur après le retour (Mesnard, 2004).

Les variables sociodémographiques, l’origine familiale, le contexte économique, social et géographique, et l’ensemble du parcours migratoire déterminent les potentialités favorables à la réinsertion économique réussie (Danes, Lee, Stafford et Heck, 2008 ; Bilgili et Siegel, 2012 ; Carling et Pettersen, 2014). Rappelons que nos créateurs MRE à fortes potentialités entrepreneuriales sont en général des hommes de moins de 37 ans avec un niveau d’éducation plus élevé que leurs homologues locaux. Ils ont une expérience migratoire d’au moins 5 ans et portent une attention particulière à l’épargne accumulée.

Il ressort que le choix de démarrer une activité entrepreneuriale semble lié à une sélection positive en termes de capital humain même si les conditions économiques locales sont susceptibles d’influencer ce choix (De Haas et Fokkema, 2011 ; Flahaux, 2015). Ceci signifie que les migrants potentiellement entrepreneurs sont plus sensibles aux savoirs et savoir-faire accumulés pendant leur séjour migratoire (Constant et Massey, 2002 ; Carling, Mortensen et Wu, 2011). Les compétences accumulées au cours de la migration impactent beaucoup plus les potentialités entrepreneuriales que le niveau d’éducation acquis avant la migration. Les formations acquises dans le pays d’accueil participent à la construction de ces compétences même si certains migrants pensent leur projet de retour sans acquérir la formation utile à sa réalisation (Hazen et Alberts, 2006). Précisons que l’acquisition pendant la migration de certaines compétences techniques par l’expérience professionnelle ou la transmission de savoirs spécialisés par l’entourage pallie, de façon non négligeable, le manque de formation académique des émigrés (Ndione et Lombard, 2004).

Par ailleurs, notre recherche met en évidence l’importance de la connaissance pratique du secteur d’activité convoitée et du soutien des réseaux d’affaires des pays d’accueil et d’origine. Il s’agit de deux facteurs de potentialités supplémentaires qui permettent de mobiliser efficacement les ressources locales, nationales, voire internationales (Ndione et Lombard, 2004 ; Gnisci, 2008 ; Hernandez-Carretero, 2012). La connaissance approfondie du secteur d’activité convoitée et l’expérience des milieux d’affaires structurent les compétences relationnelles, éducatives et professionnelles acquises dans le pays d’accueil (Bertrand, 2009).

En ce sens, le séjour dans le pays d’accueil sensibilise le migrant de retour aux valeurs socioéconomiques favorables au statut d’entrepreneur. Ces valeurs lui permettent de reconfigurer les conditions rencontrées dans son pays d’origine pour une meilleure efficacité entrepreneuriale (Barès et Persson, 2011).

Dans cette veine, les potentialités entrepreneuriales mises en évidence par notre recherche correspondent aux caractéristiques personnelles et comportementales des MRE enquêtés. Le schéma 2 en donne quelques indications plus précises.

Schéma 2

 Inspiré du modèle de Gasse à partir des caractéristiques différenciant les potentialités de l’entrepreneur migrant de retour

 Inspiré du modèle de Gasse à partir des caractéristiques différenciant les potentialités de l’entrepreneur migrant de retour

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Les caractéristiques entrepreneuriales mises en évidence ne couvrent pas l’ensemble de la personnalité du migrant de retour, mais certaines sont déterminantes pour sa réinsertion professionnelle par l’entrepreneuriat. Elles peuvent être considérées comme des aspects de la personnalité favorables à la création d’activité et sur lesquels il convient de miser.

3.2. Dimensions relatives aux antécédents

L’influence de la formation, la posture professionnelle de cadre, d’employé/ouvrier ou de retraité sont à prendre en compte. L’expérience d’indépendant ou de profession libérale, de travail en PME dans le pays d’accueil, explique le niveau des potentialités entrepreneuriales différenciées du migrant de retour. La compétence technique semble avoir été développée pendant son parcours professionnel dans le pays d’accueil et la connaissance du secteur d’activité résulte des contacts maintenus dans le pays d’origine, voire des dispositifs d’accompagnement, dont il a bénéficié au moment de la création.

On est en présence d’une double proximité sociale qui contribue au façonnement des traits de personnalité de l’entrepreneur (Grossetti et Barthe, 2010 ; Carsrud et Brannback, 2011 ; Claire, 2012). La proximité sociale commence par la famille. Les parents sont les transmetteurs naturels de beaucoup de facteurs : l’éducation, la culture, les trois catégories de capital qu’ils possèdent et transmettent (économique, culturel et social), les modèles de rôle qu’ils présentent et l’appui qu’ils peuvent donner à une vocation d’entrepreneur (Bandura, 1989 ; Boyd, 1989 ; Gasse, Dokou et Drapeau, 2015). Le rôle du conjoint intervient dans l’incitation à créer tout au long du processus de création. Ce rôle peut prendre une importance particulière si le conjoint est originaire du pays d’accueil de l’entrepreneur migrant de retour. On sait que l’influence du conjoint peut être grande dans les dialogues de précréation, par son support durant le processus de création, par ses apports financiers. Ce même conjoint peut être un des premiers éducateurs de l’entrepreneur migrant de retour en termes de connaissances et de principes de l’action économique et sociale. Ces éléments favorisent l’ouverture aux modèles de rôle qui peuvent servir de relais d’imitation au sens de l’habitus (Bourdieu, 1991).

3.3. Dimensions relatives aux motivations

Le besoin d’autonomie constitue le principal déterminant motivationnel contributif du niveau des potentialités différenciées de l’entrepreneur migrant de retour. Il semble privilégier le plein contrôle des ressources, la réalisation autonome des projets en termes de marge de manoeuvre et de décision.

Faisant référence à l’idée d’un besoin d’autonomie important chez le créateur d’entreprise, Gabbaret et Vedel (2016) indiquent que cet élément est l’une des principales raisons avancées par les cadres salariés qui décident de quitter leurs postes pour créer une entreprise. Certains entrepreneurs peuvent être attirés vers la création d’entreprise par un désir d’indépendance, même si les gains économiques sont limités (Hughes, 2003 ; Hessels, Van Gelderen et Thurik, 2008). Par extension, ce déterminant motivationnel renvoie au besoin d’accomplissement. C’est la motivation de réalisation de soi qui traduit le choix de relever des défis, de conduire des projets exigeants, d’exploiter tout son potentiel et de rechercher l’efficacité et l’excellence.

3.4. Dimensions relatives aux aptitudes

Rappelons que les aptitudes sont des caractéristiques personnelles qui structurent la capacité à développer des réponses organisées par rapport aux situations d’affaires. Elles traduisent des compétences latentes façonnées par les expériences accumulées dans le temps et qui servent à l’action selon les circonstances. Celles qui sont plus prégnantes chez l’entrepreneur migrant de retour concernent la capacité conceptuelle, la persévérance, la tolérance au stress et l’énergie.

La capacité conceptuelle est une caractéristique personnelle à partir de laquelle l’entrepreneur migrant de retour cherche à se représenter les situations d’affaires avec lucidité, d’en identifier les éléments importants et leurs interrelations. Sa vision personnalisée des choses connote avec l’habileté à dénouer les problèmes complexes et à porter un jugement englobant. L’intuition lui permet d’utiliser ses expériences et ses compétences diverses face aux situations nouvelles et de disposer d’une réelle capacité à coordonner le travail des autres.

S’agissant de la persévérance, elle traduit la poursuite des objectifs sous-tendant les projets ou actions entreprises, la ténacité face aux difficultés ou obstacles, la mobilisation de tous les efforts indispensables à la réussite. Cette réussite est facilitée par la tolérance au stress qui a trait aux capacités de travail dans des conditions difficiles ou inhabituelles sans que la performance recherchée n’en soit affectée (Adebowale, 1994 ; Simon, Susan et Houghton, 2000). Il convient d’y greffer la tolérance à l’incertitude, l’adaptation à des situations de changement et l’exploitation du stress comme un stimulant positif, un incitatif à l’action ou un signal à redoubler d’efforts.

Quant à l’énergie, elle consiste à avoir une grande puissance de travail et une longue endurance avec des occupations multiples et à adopter un rythme de travail intense en exigeant autant de son entourage avec un niveau d’investissement total. L’entrepreneur MRE inscrit dans ses fonctions de chef d’entreprise les décisions difficiles, le fait de travailler de longues heures sans interruption et la sérénité face aux difficultés.

3.5. Dimensions relatives aux attitudes

Les attitudes sont des prédispositions influencées par les perceptions ou les représentations. Elles traduisent des prises de position souvent conscientes par rapport à des situations d’affaires. Elles prennent une importance particulière chez l’entrepreneur migrant de retour au niveau de la nécessité du changement pour parvenir au succès. Cette prédisposition élevée de l’adaptabilité résulte certainement des expériences d’ajustement à la diversité et des saisies d’opportunités issues des changements connus. Il s’agit des différents regards croisés que le migrant a pu porter sur l’éducation, la religion, le sentiment familial, les opinions politiques et les goûts artistiques dans le pays d’accueil (Kelley, Bosma et Amoros, 2011).

Par ailleurs, l’entrepreneur migrant de retour a vécu, dans le pays d’accueil, plusieurs phénomènes socioéconomiques qui ont pu formater la dimension environnementale de ses attitudes (Schlaegel, He et Engle, 2013). Il s’agit notamment de : la taille des entreprises des employeurs (Weick, 1979 ; Nyock Ilouga, Nyock et Hikkerova, 2013), la nature et la pluralité des activités oeuvrées (Andersson et Larsson, 2016), la dynamique de la population salariée fréquentée, le niveau de qualification, les conditions et la qualité de vie ainsi que le système d’accompagnement entrepreneurial connu (Boschma, Balland et De Vaan, 2014 ; Campagne et Pecqueur, 2014 ; Chabaud et Sammut, 2014).

3.6. Dimensions relatives aux comportements

Pour passer rapidement à l’acte avec succès, l’entrepreneur migrant de retour semble mettre l’accent sur la cognition. Précisément, il cherche à mieux cerner et exploiter son environnement d’affaires à partir des expériences et des connaissances accumulées auparavant. Il apparaît alors que le processus entrepreneurial réussi, résulte du contenu cognitif des logiques d’actions de l’entrepreneur et des modes d’acquisitions de ce même contenu. Le contenu cognitif n’est rien d’autre que les compétences, les convictions, les croyances et les connaissances acquises et exploitées en cohérence avec les informations perçues et les nouveaux savoirs emmagasinés (Shook, Priem et McGee, 2003), mais les facultés cognitives ne sont pas exploitées de la même façon par tous les individus. C’est en ce sens que l’entrepreneur migrant de retour semble se différencier totalement de son homologue local. Ceci est dû au stock de connaissances déjà acquises et à la manière, dont l’information est traitée. Le migrant de retour est doté d’un mécanisme intellectuel qui lui permet d’adopter des attitudes nécessaires face à un environnement, à un réseau réel et/ou potentiel et à de nouvelles informations.

Ces nouvelles informations sont mises en application à travers la désirabilité entrepreneuriale initialement construite. Cette désirabilité résulte de l’expérience migratoire vécue à l’étranger et enrichie par des dispositifs institutionnels et politiques favorables au développement de la culture entrepreneuriale. Les connaissances académiques et les autres expériences professionnelles y contribuent naturellement. Plus précisément, la désirabilité et la motivation entrepreneuriales du migrant de retour augmentent fortement à partir de certaines variables clés : formation supérieure suivie et exercice de travail d’indépendant dans le pays d’accueil, acquisition de qualification de niveau universitaire dans le pays d’accueil et reconnaissance de ces qualifications au moment du retour. Les cas de réussites mentionnées aux Philippines, au Brésil, en Tunisie, en Mauritanie et au Sénégal concernant la création des PME industrielles sont des exemples inspirants (Schlaegel, He et Engle, 2013 ; Dimé, 2015).

3.7. Dimensions relatives aux dispositifs d’accompagnement entrepreneurial

Les résultats de notre recherche soulignent l’importance des potentialités entrepreneuriales différenciées à prendre en compte dans les dispositifs d’accompagnement. Ils mettent en évidence les composantes identitaires des modèles de réussite économiques mises en oeuvre par les entrepreneurs migrants de retour. Le niveau de leurs potentialités entrepreneuriales semble faire écho à leur réalisme qui consiste à orienter leur projet de création d’activité en termes de ce qui est maîtrisable au sens du modèle d’effectuation (Sarasvathy, 2008).

Par rapport à l’entrepreneur local, le migrant de retour a intériorisé des habitudes de vie et des valeurs particulières nécessitant un dispositif d’accompagnement spécifique favorable à une réintégration sociale dans son pays d’origine (Levy-Tadjine, 2007). Les innombrables sollicitations financières, matérielles (de la part de la famille et des connaissances), la prééminence du relationnel occultant le professionnalisme, l’efficacité et l’ardeur au travail, une conception élastique du temps (source d’absentéisme et de perte de temps), sont des réalités qui peuvent mettre en mal les potentialités entrepreneuriales du migrant de retour. Malgré tout cela, d’autres leviers d’accompagnement permettent de faire face à de telles difficultés (Portes et Yiu, 2013). Il s’agit du capital cognitif, social, psychologique et économique favorisé par l’expérience migratoire.

Rappelons que le « what I know » de Sarasvathy renvoie au savoir préalable sous-tendu par le parcours professionnel, la formation, l’éducation familiale et par toutes autres circonstances qui génèrent de l’information et des connaissances (Alvarez et Busenitz, 2001 ; Dokou, Obrecht, Baray et Pele, 2016). Ce savoir préalable permet à l’entrepreneur d’avoir des « éclairs de perspicacité supérieure » quant à la valeur d’une ressource donnée (Kirzner, 1978). Cette ressource devient plus perceptible pour les accompagnants avertis ou expérimentés (Balachandran et Sakthivelan, 2013 ; Dorin et Alexandru, 2014).

Sur le plan du capital humain, les compétences acquises dans le pays d’accueil sont à prendre en compte au niveau de l’accompagnement avec filtre et adaptabilité. Selon la théorie NEMT, le retour du migrant au pays d’origine est une réussite dès lors que les objectifs fixés sont atteints. Ces objectifs qui prennent en compte l’environnement sociopolitique et familial du pays d’origine et du pays d’accueil nourrissent la démarche d’accompagnement (Cassarino, 2004 ; Ambrosetti et Tattolo, 2007 ; Flahaux, 2009).

Or, les MRE enquêtés ne semblent pas avoir bénéficié de programmes d’aide au retour. Il apparaît que l’objectif premier de ces programmes est de renvoyer les personnes dans leur pays d’origine. De plus, les projets de retour, tels que la création de microentreprises, n’ont pour but que d’assurer un revenu pour la personne et n’ont le plus souvent aucun impact au niveau de la communauté. Les programmes, dont les MRE enquêtés ont le plus connaissance, sont ceux élaborés par le ministère de l’Immigration au Maroc en partenariat avec des associations et des cabinets dans le pays d’accueil. Le dernier étant le programme « Maghrib Entrepreneurs » en collaboration avec des organismes basés en France tels que l’association Cefir à Dunkerque, ACIM de Marseille, Positive Planet et ALIFE CONSEIL qui se chargent de l’accompagnement des porteurs de projets depuis le pays d’accueil. Dans le même dispositif, les organismes locaux tels que la fondation Banque Populaire assurent un accompagnement dans le pays d’origine. Les migrants de retour au Maroc peuvent également bénéficier des programmes d’aide à la création d’entreprise destinés aux locaux. Le plus connu est le programme Moukawalati élaboré par l’Anapec (l’Agence nationale de promotion de l’emploi et des compétences) qui recherche activement des travaux d’inspiration opérationnelle comme les nôtres.

Conclusion

L’entrepreneur porte le processus de création de l’idée initiale jusqu’à son issue : création effective et arrivée sur le marché. Ce processus est facilité par les potentialités qui structurent la personnalité de ce même entrepreneur. Il convient de prendre en compte les mécanismes de constitution de ces potentialités. Les résultats de notre recherche confirment que de tels mécanismes relèvent d’une alchimie qui combine les facteurs de motivations, d’aptitudes, d’attitudes et des acquis issus du processus migratoire. Le niveau des potentialités des entrepreneurs migrants de retour est largement supérieur à celui de leurs homologues locaux.

Les débats ont été nombreux pour déterminer ce qui appartenait à l’inné et ce qui restait du domaine de l’acquis dans la construction des potentialités et des compétences de l’entrepreneur. Les conclusions de notre travail confirment le fait que la seule solution est évidemment celle d’une synthèse : le fait de devenir entrepreneur dépend à la fois des caractéristiques personnelles, mais aussi d’influences du milieu, des parcours d’expérience et de carrière, etc. Dans notre démarche comparatiste, certains déterminants clés des potentialités entrepreneuriales sont mis en évidence : l’entrepreneur lui-même, les trois catégories de capital qu’il a construit et possède et les modèles de rôle de créateur qu’il a pu observer. Ces différents univers qui se complètent sont enrichis par la double proximité sociale, dont il a bénéficié (Granovetter, 1985).

Les différents contextes vécus dans le pays d’origine et le territoire d’accueil consolident et amplifient les potentialités entrepreneuriales. La dynamique de ces contextes peut agir sur la perception du risque de création pour en atténuer l’ambiguïté. Les ressources émotives et cognitives que transfèrent ces mêmes contextes font écho aux principes familiaux, aux réseaux sociaux, à l’effet des modèles de rôle, d’une communauté de culture et de l’innovation (Shane, 2000 ; Acs, Arenius, Hay et Minniti, 2005). Les politiques économiques des pays d’origine et d’accueil jouent également un rôle important en rendant la perception du climat d’affaires plus positive. C’est dire que l’ouverture culturelle et l’ouverture sur l’international sont aussi considérées comme des vecteurs favorables au développement des potentialités entrepreneuriales. L’éducation qui constitue un pont entre les connaissances et la culture est à la fois un facteur d’activité et de culture, et à ces deux titres peut être retenue dans les éléments explicatifs du niveau élevé des potentialités de l’entrepreneur migrant de retour.

Dans l’ensemble, les implications pratiques de ce travail concernent tout d’abord les entrepreneurs marocains, voire africains. Une meilleure connaissance du profil et des potentialités des entrepreneurs permet de mieux préparer l’orientation des futurs candidats à l’acte d’entreprendre. À cet effet, les programmes de formation proposés doivent tenir compte des spécificités des individus et de la réalité du contexte dans lequel ils souhaitent créer.

Enfin, les États, les collectivités publiques et les organismes de création d’entreprise sont également concernés par cette recherche. Plusieurs programmes d’aide à la création d’entreprise n’ont pas abouti parce qu’ils n’ont pas suffisamment tenu compte de la dimension individuelle et environnementale du porteur de projet. Notre recherche esquisse des leviers d’accompagnement susceptibles d’aider les décideurs à mieux concevoir des programmes d’appui aux futurs entrepreneurs MRE ou migrants de retour dans la phase pré-création et post-démarrage. C’est le sens de l’adaptation du modèle de Gasse. Plus précisément, la nouvelle version de ce même modèle peut être considérée comme un outil d’accompagnement des créateurs africains très enclins au processus entrepreneurial centré sur les traits formatés par les faits et le contexte.