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En fait, ce à quoi l’on assiste, à partir de 1997–1998, c’est à un processus de redéfinition du problème de l’interface culture-commerce : la préservation des identités culturelles cesse d’être envisagée exclusivement comme un problème d’exception aux accords commerciaux pour devenir un objectif en soi au plan culturel[1].

L'interface — nous l'avons noté dès le départ — constitue bien une région de choix. Elle sépare et en même temps mêle les deux univers qui se rencontrent en elle, qui déteignent généralement sur elle. Elle en devient fructueuse convergence[2].

Une fructueuse convergence ?

En 2005, l’UNESCO adopta la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles à la suite des efforts concertés de certains États et de la société civile sur la scène internationale. L’interpellation publique se déploya au nom d’une diversité culturelle à protéger face à une mondialisation que l’on jugeait peu sensible à celle-ci. L’intitulé de la Convention[3] marque indirectement ce concept mobilisateur : c’est bien au nom de la diversité culturelle qu’il fallait défendre et promouvoir un type d’expression apte à sa représentation et à son épanouissement.

La transmission du message et les efforts diplomatiques connurent, en effet, un succès sans précédent à partir du moment où un concept qui l’anticipait en partie — l’« exception culturelle » — était mis de côté au profit de celui de « diversité culturelle » à la fin des années 1990. Ce concept paraissait d’abord un peu moins centré sur les seuls intérêts de la France et du Canada, plus impatients que d’autres à soustraire les biens et services culturels à la discipline des accords de libre-échange bi- ou multilatéraux. Le concept, suggérait-on, marquait davantage l’inscription d’objectifs culturels au sein d’une mondialisation en chantier qui négligeait sa dimension culturelle et en jugulait donc l’essor.

À l’instar de la citation du juriste Ivan Bernier placée en exergue, plusieurs commentateurs ont souligné que la Convention agissait désormais à titre d’interface entre culture et économie[4]. Un tel usage du concept d’interface est néanmoins rarement explicité, comme s’il n’était pas nécessaire de le faire. Pourtant, la moindre attention amène un lot de questions : en quoi la Convention est-elle une interface ? S’il s’agit bien d’une interface, quelle médiation provoque-t-elle ? Quels matériaux sont travaillés, mis de l’avant et redistribués par l’interface en question ? Quel est le résultat de la médiation opérée ? Bref, qu’en est-il de ce milieu entre la pluralité des cultures et une économie de plus en plus intégrée au singulier ? Comment cherche-t-on à l’investir et quel intermédiaire assure une certaine opérationnalité ?

Plutôt qu’une simple rencontre quelque peu fortuite entre deux systèmes ou univers différenciés, comme le suggère la citation de François Dagognet, l’intérêt de se pencher sur la dimension interfaciale est précisément qu’elle permettra de concentrer notre regard sur le travail de stabilisation d’une médiation orchestrée par l’institution au sein même de la fructueuse convergence. Il s’agira ainsi de cartographier les divers éléments constitutifs et leurs mises en relation afin de mieux cerner la nouvelle configuration du terrain[5].

Cet article se penche donc sur ce cas de figure particulier, c’est-à-dire l’établissement d’un circuit international, doté d’une interface juridique et institutionnelle, consacrée à la diversité (des expressions) culturelle(s). Les parenthèses ajoutées servent à souligner le chantier privilégié par l’institution et ses États membres. En s’immisçant dans la région de choix entre culture(s) et mondialisation économique, l’interface cherche désormais à mettre de l’avant un certain type d’expression de la diversité culturelle, tout en assurant les conditions adéquates pour leur présence et leur multiplication. Prendre au sérieux l’idée de la Convention/interface nous convie alors à porter une attention soutenue à la médiation qui s’y opère. Elle pose d’emblée une question peu formulée dans la littérature commentant celle-ci : quelle diversité culturelle émerge (et cherche à se stabiliser) de ce frottement remarqué entre cultures et mondialisation économique ?

La forge inter-institutionnelle[6]

C’est dans le cadre des grands chantiers de libéralisation économique des années 1980–1990 que la plupart des commentateurs et protagonistes situent habituellement les germes d’un tel projet de convention. Les négociations menant à la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sont d’ailleurs abondamment citées comme source principale d’un souci grandissant face aux pressions réelles et potentielles de la libéralisation économique sur l’intervention publique en matière de politiques culturelles.

Abordée vers la fin de la ronde d’Uruguay (1986–1994), la question spécifique de la libéralisation progressive des biens et services audiovisuels devint un des points d’achoppement des tractations en cours. Soucieux de maintenir et d’améliorer les performances d’une excellente source d’exportation, le gouvernement américain accentuait la pression pour que les contenus « culturels » puissent circuler un peu plus librement par l’abaissement des quotas, subventions et autres avantages accordés aux producteurs nationaux. Les efforts de ce dernier se butèrent néanmoins à une fin de non-recevoir de la part des gouvernements français et canadien, et l’impasse prenait graduellement les traits d’un mur infranchissable au sein de l’OMC. Au final, les exemptions négociées et le refus d’inclure le secteur de l’audiovisuel dans la liste d’engagements de nombreux pays ne satisfirent ni les tenants d’une exemption complète ni leurs adversaires.

L’affrontement se déplaça par la suite sur un autre front multilatéral, alors que l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) fut sommée de coordonner les négociations de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI, 1995–1998). Les gouvernements canadien et français insistèrent à nouveau sur la nécessité d’exempter les industries culturelles de l’entente à venir au nom de l’exception culturelle. Une proposition préliminaire offrait en effet aux investisseurs étrangers les mêmes privilèges qu'aux investisseurs nationaux et l’extension de ce principe de base à tous les services, dont le secteur audiovisuel. En France, l’opposition de plusieurs poussa le gouvernement Jospin à se retirer des négociations en 1998. Largement soutenu par les professionnels des industries culturelles — qui fondèrent le premier chapitre d’une Coalition pour la diversité culturelle[7] en 1997 —, le gouvernement français se retira des négociations en cours, sonnant ainsi le glas de l’accord.

La déroute de l’AMI illustra néanmoins l’affinité porteuse et persistante entre les positions canadienne et française. À partir de 1998, la collaboration franco-canadienne se consolida davantage à travers l’instigation d’une série d’échanges et l’intensification des efforts afin de promouvoir un point de vue commun. Déçus par le manque de contraintes claires concernant la libéralisation des biens et services culturels, les deux gouvernements s’attablèrent en vue de trouver des avenues plausibles et de rechercher les appuis diplomatiques nécessaires pour contrer une réponse internationale jugée somme toute timide et potentiellement avantageuse pour leur adversaire.

Il fallut donc, dans un premier temps, convaincre les autres pays de s’abstenir de prendre des engagements de libéralisation du secteur à travers des accords bilatéraux[8]. En effet, l’offensive américaine se tournait (et se tourne encore) de plus en plus vers cette dernière option afin d’assurer une forme de libéralisation à la carte tout en exerçant une influence plus directe sur les pays ciblés. Il fallait également se préparer à une seconde ronde de négociations à l’OMC qui devait s’amorcer à Seattle en 1999, pour être finalement remise à Doha en 2001[9]. Comme le secteur audiovisuel n’était pas à priori exclu de la proposition initiale déjà en circulation, l’urgence d’agir se faisait sentir. L’intensification des efforts diplomatiques, tant gouvernementaux que civils, permit d’accumuler les appuis.

Dès le début de cette trajectoire particulière, les opposants à l’intégration du secteur audiovisuel dans la vague de libéralisation progressive cherchèrent les moyens appropriés pour l’en extirper. Il s’agissait donc d’extraire les biens et services audiovisuels — déjà conceptualisés de façon plus générale comme étant le secteur « culturel » — et d’en faire une « exception » dans l’établissement des règles à venir. D’où, évidemment, l’utilité d’une expression comme l’exception culturelle, qui connut un certain succès dans la mobilisation politique à l’époque. Il ne s’agissait pas — il ne s’agit toujours pas — d’extraire les biens et services culturels de toute forme de marchandisation[10], mais surtout de les soustraire à une tendance manifeste vers une libéralisation à tout crin, au nom précisément de la dimension culturelle des biens et services en question. Cette dimension culturelle assurait justement leur exceptionnalité, et on s’activa précisément à en offrir une version opérationnelle.

Le virage vers la diversité culturelle se consolida donc à travers les efforts concertés de certains États et de la société civile en prévision des négociations qui s’entamaient. Toutefois, bien que restant sous-jacente à l’entreprise, la stratégie de l’exception tendrait sous peu à s’essouffler au profit d’une problématisation qui s’élargissait au gré de son expansion diplomatique (notamment en s’intégrant au cadre unesquien, vu les intérêts divergents des acteurs impliqués). Plusieurs doutaient de l’efficience de l’institution, étant donné la réputation quasi indélogeable de lourdeur bureaucratique qu’on lui accolait depuis longtemps. D’autres lui reprochaient également un penchant culturaliste difficilement conciliable avec un projet de Convention que l’on présentait à titre d’antidote à toute forme d’essentialisation culturelle.

Or, l’institution forgeait elle-même depuis plusieurs années sa propre réflexion consacrée aux défis que posait la mondialisation à la diversité culturelle, mais sous un autre angle. Vu la provenance de la majorité de ses membres, il n’est d’ailleurs pas surprenant que les efforts aient été davantage concentrés sur l’axe culture et développement[11]. Le réaménagement d’un universalisme plus conséquent (c’est-à-dire moins biaisé en faveur des puissances mondiales) et davantage attentionné à la pluralité des sensibilités semblait nécessaire devant le spectacle désolant des programmes de développement à taille unique et des ajustements structuraux précisément peu ajustés aux contextes locaux.

La reconfiguration culture et développement se fit notamment en puisant largement dans une ressource voisine, qui tentait justement de réaménager une certaine flexibilité dans l’uniformité des programmes. Le Programme des nations unies pour le développement (PNUD) s’engageait lui-même, au début des années 1990, dans sa propre tentative de contournement d’une vision étroitement économiste du développement. Il s’agissait d’élargir le cadre au-delà des mesures traditionnelles, tel le revenu, en incorporant une perspective également sensible à la croissance des capacités humaines et des choix individuels[12]. Dans le sillon d’une telle logique, la culture trouvait sa place comme source potentielle de savoir-faire locaux qu’on se devait de valoriser, tout en reconnaissant aussi la capacité créative d’adaptation inhérente aux individus.

Le rapport unesquien de la Commission mondiale de la culture et du développement, Notre diversité créatrice (1995), consacré à l’impact du développement sur les cultures — et vice-versa —, se révéla un jalon important afin de consolider une telle réflexion au sein de l’organisation[13]. La conférence intergouvernementale sur les politiques culturelles à Stockholm en 1998 prit également le relais. Dans leur foulée, l’UNESCO tentait clairement de s’inscrire comme référence internationale incontournable en matière de réflexion sur le rôle des politiques culturelles dans le développement et remettait au goût du jour la diversité culturelle sous l’angle de sa créativité intrinsèque. À l’enjeu central du droit des États à subventionner les industries culturelles (et d’élaborer les politiques publiques jugées nécessaires) s’ajoutait la nécessité d’assurer un minimum d’infrastructure à ceux qui n’en avaient point.

Ces divers efforts de l’institution culminèrent en 2001 avec la Déclaration universelle sur la diversité culturelle adoptée à l’unanimité lors de la 31e Conférence générale de l’UNESCO. Or, il était également déjà acquis que cette Déclaration ne serait qu’une première étape vers une action normative plus contraignante pour les États membres[14].

Vers l’expérience de la diversité (des expressions) culturelle(s)

Nous avons vu que cette voie, émergeant des problématiques liées de la libéralisation du champ de l’audiovisuel, s’était élargie au nom d’une diversité culturelle fragilisée par la mondialisation. Le volet « protection » de l’intitulé de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles est d’ailleurs là pour en prendre acte. L’autre volet, la « promotion », renvoie aux capacités des États membres de faire de leurs territoires des environnements propices à la production, diffusion et réception d’expressions diversifiées, c’est-à-dire de s’offrir comme zones de circulation favorisant les choix et la créativité par l’adoption des préceptes de l’interface[15].

La stratégie adoptée par les promoteurs d’une action normative internationale contraignante fut donc d’aller au-delà de la seule exception culturelle, perçue comme étant réductrice pour diverses raisons. D’abord, elle semblait renvoyer un peu trop étroitement à l’intérêt d’une poignée de pays relativement aisés qui souhaitaient simplement ciseler un secteur bien défini afin de mieux l’extraire des accords commerciaux. Ensuite, l’exception culturelle paraissait également « négative », affirmait-on, au sens où elle ne faisait que proposer des politiques ressemblant un peu trop au protectionnisme. Bref, on tentait d’éviter de s’en tenir à répondre par une politique commerciale à une problématique perçue comme ne l’étant qu’en partie[16]. Le gouvernement américain, pour sa part, n’a cessé de s’attaquer précisément à ce qu’il percevait comme une forme de protectionnisme déguisé, qui semblait par ailleurs encourager un culturalisme d’État indigne des occasions d’ouverture qu’offrait la mondialisation.

Néanmoins, le contexte changeait. Contrairement aux négociations du début des années 1990, certains pays en développement avaient désormais des intérêts plus prononcés dans le secteur audiovisuel[17]. S’ouvrait donc la possibilité d’un débat débordant le seul axe Amérique du Nord/Europe des débuts, auquel renvoyait par ailleurs la notion d’exception culturelle. Bien qu’elle marquait une certaine distance par rapport au débat antérieur, la diversité s’immisça sans véritablement en transformer les fondements. Sa plus grande portée permettait notamment d’aller chercher de nouvelles adhésions.

D’une question relativement restreinte donc — le droit des États à élaborer les politiques culturelles dans le secteur de l’audiovisuel —, la problématique se transforma peu à peu en intégrant une panoplie de thématiques qui s’y sédimentaient : la survie de la diversité culturelle, le développement, l’effort pour contrer l’essentialisme, la paix et la sécurité, la coopération culturelle, le développement durable, etc. Comme attirés par un aimant, ces nouveaux enjeux venaient se rassembler autour d’une problématique désormais figurée sous les traits d’une « diversité culturelle » à ne plus négliger, certes, mais dont il fallait néanmoins éviter certains écueils[18].

La prémisse du projet de Convention est donc d’offrir un cadre juridique et une légitimité politique permettant à chaque État membre d’assurer et de renforcer les maillons d’une chaîne qui va comme suit : de la création à la production, à la diffusion, à l’accès, jusqu’à la jouissance de la diversité des expressions culturelles. Les arts — leur production, diffusion, réception — se sont rapidement imposés comme étant un secteur raisonnablement circonscrit et plausible pour l’action gouvernementale subséquente. À tort ou à raison, on jugea que ce secteur était particulièrement menacé face à une mondialisation un peu trop unidimensionnelle[19]; une position qui, comme nous l’avons vu, dérive évidemment des débats entourant l’audiovisuel dans le cadre des multiples chantiers d’accords de libre-échange. Le nouvel instrument devait ainsi :

[…] favoriser une dynamique interactive entre les différents contenus culturels et expressions artistiques, ainsi qu’entre ces derniers et d’autres domaines qui leur sont étroitement liés (le multilinguisme dans la création culturelle, le développement des contenus locaux, la participation à la vie culturelle, les opportunités d’accès aux cultures d’origines plurielles et à travers des supports diversifiés, y compris le support numérique, etc.)[20].

Ainsi, comme le suggère d’ailleurs le texte de la Convention, il importe « […] de reconnaître la nature spécifique des activités, biens et services culturels en tant que porteurs d’identité, de valeurs et de sens[21] ». Dans une telle optique, les artistes et les professionnels de la culture deviennent des acteurs-clés à titre de ressources essentielles et potentiellement illimitées pour fournir et assurer une distribution adéquate de contenus diversifiés. Le glossaire intégré au texte se charge d’entériner davantage les secteurs favorisés : diversité culturelle / contenu culturel / expressions culturelles / activités, biens et services culturels / industries culturelles / politiques et mesures culturelles / protection / interculturalité.

Un projet de convention — un instrument contraignant, rappelons-le — portant sur d’autres problématiques liées de près à la diversité culturelle, comme les droits culturels ou les politiques linguistiques, paraissait irréalisable dans un avenir proche ou lointain aux dires de plusieurs interlocuteurs. Certaines de ces options ont certes été discutées lors des négociations préliminaires, mais ne semblent pas avoir été longuement considérées ni par les États ni par le Secrétariat de l’UNESCO[22].

Or, les parcours institutionnels et conceptuels du projet nous ont démontré que le domaine des arts est rapidement devenu indissociable de la nécessité d’assurer la présence d’une diversité des expressions, mais aussi du développement des capacités à produire et à diffuser celle-ci. L’accès à la diversité des expressions culturelles assure ainsi des « choix » qui s’allient quasi naturellement à une « créativité » stimulée par un tel foisonnement d’options. À son tour, la créativité est la capacité la plus susceptible de multiplier les options culturelles, assurant ainsi un pluralisme constamment dynamisé. Comme le suggère le préambule de la Convention, « la diversité culturelle est renforcée par la libre circulation des idées […] et se nourrit d’échanges constants et d’interactions entre les cultures [23] ».

Plusieurs commentateurs expliquent le succès du thème de la diversité culturelle par le flou conceptuel qui lui serait intrinsèque. Un concept « […] sans doute trop polysémique pour être honnête[24] », qui porte justement atteinte à l’efficience juridique de l’entreprise de l’exception. Sans être fausse, cette interprétation demeure réductrice. Plusieurs autres variables expliquent le succès retentissant d’une telle entreprise à l’international. Nous en avons d’ailleurs abordé quelques-unes : un contexte international un peu plus frileux au libre-échange tous azimuts, des intérêts économiques grandissants dans le secteur des industries culturelles et sa capacité à encapsuler un ensemble d’enjeux disparates.

Ces perspectives tendent également à minimiser le fait qu’il ne s’agissait pas simplement d’instaurer un dispositif juridique efficace. La « diversité culturelle » jetait en fait les bases d’un renouvellement de l’action gouvernementale. Qu’elles soient, selon les divers membres de l’UNESCO, déjà bien établies ou à établir, les politiques culturelles devenaient les points focaux de la consolidation du chantier. En d’autres termes, le projet de Convention n’offrait pas simplement la possibilité de bloquer les pressions et intérêts américains, il déployait également un champ d’action potentiel. Ainsi, la diversité (des expressions) culturelle(s) devenait désormais l’objet d’une attention constante afin de détecter et d’évaluer son statut actuel et d’insuffler une recherche constante des mesures et pratiques les plus appropriées pour assurer une mise en oeuvre optimale de ses préceptes. 

L’esthétique aux confluents de l’économie et de la religion

La Déclaration (2001) et la Convention (2005) émergent dans un contexte géopolitique marqué non seulement par une libéralisation économique vigoureuse, mais également tout juste après des actes tout aussi spectaculaires que violents perpétrés au nom d’idéaux religieux. Si le texte de 2001 fut évidemment élaboré avant les attentats en sol américain, le 11 septembre de la même année, son adoption eut lieu quelques semaines plus tard seulement. Dans les circonstances, il n’est guère surprenant que le thème de la diversité culturelle ait été étroitement associé aux soucis sécuritaires découlant d’une situation internationale devenue pour le moins délicate. La diversité culturelle était donc à protéger et à promouvoir en évitant à la fois d’en sacraliser l’existence, et d’en profaner la réalité en réduisant celle-ci au statut de marchandise. La voie dérivant d’une concentration sur les bienfaits d’une diversité de biens culturels (et les politiques responsables d’assurer leur présence) semblait justement permettre d’éviter ces deux impasses.

On le mentionne peu, sinon jamais tellement cela semble aller de soi, mais il ne m’apparaît pas anodin de rappeler à quel point le projet de Convention s’appuie sur une pensée esthétique qui s’est consolidée au 19e siècle. Figure traditionnelle d’une modernité critique d’elle-même, cette catégorie névralgique est évoquée implicitement à travers l’usage de concepts tels la dimension artistique, la créativité, les biens culturels et le rôle fondamental que les politiques culturelles sont appelées à jouer. La mise en relation constante de ces concepts avec la pluralité des identités culturelles est aujourd’hui offerte comme solution partielle au défi de la diversité culturelle face à la mondialisation économique. C’est elle, semble-t-on nous dire, qui assurera un certain rééquilibrage nécessaire entre la diversité culturelle et l’économie, et une présence positive des « cultures » dans l’espace public[25].

L’esthétisme de la Convention de 2005 se joue à travers l’idéalisation du rôle sociopolitique qui revient précisément à l’expérience esthétique de la diversité culturelle filtrée à travers l’expression culturelle (plus précisément sa production, promotion et réception[26]). La définition générale offerte par Marc Jimenez nous offre une bonne caractérisation des origines du discours esthétique né au 18e siècle :

Une histoire de l’esthétique est concevable à la condition de lui donner un sens élargi : elle serait, dès lors, non pas l’histoire des théories et des doctrines sur l’art, sur le beau ou sur les oeuvres, mais l’histoire de la sensibilité, de l’imaginaire et des discours qui ont tenté de faire valoir la connaissance sensible, dite inférieure, comme contrepoint au privilège accordé, dans la civilisation occidentale, à la connaissance rationnelle[27].

L’esthétique est donc minimalement un contre-discours qui s’élabore sous forme d’interrogation des limites de la raison instrumentale qu’imposeraient certains aspects de la modernisation (technique, économique, scientifique, etc.). Depuis la politisation du concept offerte par les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller (1795)[28], l’esthétique tend à se dresser périodiquement contre toute tentative de réduire la vie des femmes et des hommes aux critères de la technicité, de l’efficacité et de l’utilitarisme. Le discours esthétique tient précisément à accentuer d’autres dimensions humaines qu’on peut difficilement réduire à un moyen pour atteindre une fin, à un calcul ou à l’efficience pure. Mettre de l’avant la dimension esthétique de la vie humaine, en d’autres termes, c’est privilégier les affects, le goût, l’imaginaire, la créativité, etc. L’expression culturelle, associée de près à la création artistique, porte ainsi en elle les aspirations souvent accolées à cette dernière : épanouissement personnel, distanciation critique de la tradition, sens communautaire affectif, etc.

La Convention fait valoir, nous l’avons vu, non pas des connaissances sensibles, mais des expressions culturelles en contrepoint des impératifs et intérêts économiques qui jouent un rôle prévalent dans la construction rapide de la mondialisation. Ces dernières sont donc à cette rationalité économique omniprésente ce que les connaissances sensibles étaient à la raison instrumentale dans le contexte du discours esthétique naissant : une rationalité autonome, quoique nécessairement liée, qui relève davantage des affects que du calcul. Il importerait donc aujourd’hui de mettre en valeur cette dimension humaine — ou non technique — afin de ne pas réduire impunément les rapports sociaux aux logiques économiques.

Ce qui fait la richesse des expressions, constate-t-on, se perd lorsqu’on relègue au rôle de figurante une dimension culturelle nécessaire à l’épanouissement humain en s’enfermant dans une logique de marchandisation hollywoodienne de la culture. Cela dit, toute conceptualisation de cette dimension particulière ne fera pas nécessairement l’affaire, et l’originalité de l’appareil que nous avons sous les yeux est précisément l’articulation spécifique entre esthétique et diversité culturelle qu’il propose. En effet, les expressions culturelles semblent assumer une fonction tout à fait spectaculaire : elles sont capables d’assurer une valorisation culturelle sans pour autant essentialiser les identités. Par le fait même, elles deviennent les représentantes idéales de la diversité culturelle et d’un élan vers son incarnation sociale[29]. L’esthétique sous-jacente, en d’autres termes, soustrait non seulement la mainmise de la dimension culturelle à l’économie ou à la religion, mais insuffle un dynamisme qui ne serait plus simplement du ressort ni de l’un ni de l’autre.

Si le rabat de la culture à la chaîne de montage du divertissement n’était pas une option, l’absolutisation culturelle était également à proscrire. L’instrumentalisation de la culture en vue des seuls intérêts économiques tout comme la manie d’en faire le seul horizon de signification valable étaient deux options qui se méprenaient sur la manière appropriée de répondre aux « conditions inédites pour l’échange[30] » qu’offraient les processus de la mondialisation.

Le problème qui se posait à l’institution et à ceux qui participèrent à l’élaboration de la Convention était donc le suivant : quelle facette de la « diversité culturelle » mettre de l’avant pour que mondialisations culturelle et économique se dynamisent mutuellement sans tomber dans la sacralisation essentialiste et la profanation du divertissement ? Il semble qu’un esthétisme construit sur une articulation entre créativité, choix et circulation ait été l’option retenue.

D’abord, celle-ci légitimait le champ d’intervention en lui offrant un soubassement qui, bien qu’universel, semblait néanmoins toujours sensible au divers. À la source se trouvait donc la faculté créatrice : la production de différences (nouveautés) qu’elle présuppose, tout comme la diffusion et la réception de ses réalisations. Une telle faculté s’imposait, en quelque sorte, comme dénominateur commun à l’humanité. C’est elle qui devait désormais être promue et qui montrait fièrement le même visage de l’homme-créateur de diversité derrière la variété de ses expressions. Rien ne représentait mieux ce renouvellement constant par la création que la figure de l’artiste. En ce sens, à travers l’attention portée aux expressions culturelles, on souligne inévitablement le rôle majeur qu’est appelée à jouer la différence artistique dans la différence culturelle (la diversité dans la diversité) à titre de marqueur de dynamisme et de renouvellement[31].

De plus, vanter les bienfaits d’une telle production n’a pas de sens sans évoquer les mérites d’un public lui aussi éveillé par la présence de la différence. Comme le remarquait Kant[32], les multiples goûts des divers publics, consommateurs ou spectateurs, bien que non universels, présupposent néanmoins un « sens commun », c’est-à-dire une impulsion implicite au partage, à la discussion et à la socialisation réflexive et intersubjective. Une telle portée sociale s’incarne dans le principe d’échange au coeur du projet de la Convention[33] et offre, en quelques sorte, un prolongement implicite et pratique du projet kantien. Sans mener à l’étiolement en factions, les goûts, au contraire, permettraient de consolider une condition commune qui ne cesse d’être confrontée à la différence.

Dans une telle optique, on remarque que la Convention n’est pas un simple dispositif de reconnaissance culturelle. Ses visées en matière de culture sont plus ambitieuses. L’interface — revenons-y justement — cherche en fait à remédier.

L’interface re-médie

L’anthropologue William Mazzarella notait fort justement l’importance de ne pas négliger le fait que la mondialisation (qu’elle soit économique ou médiatique) ne pouvait en aucun cas être la simple médiation secondaire d’une relation d’immédiateté primaire (par exemple la culture locale des x face aux médias de masse). Si l’intermédialité n’est pas directement évoquée dans le texte, Mazzarella élabore néanmoins une perspective similaire à celle de la revue Intermédialités, fondée l’année précédente :

The media are then commonly understood to « impact » the local world in a number of beneficial and/or deleterious ways. But rarely is it acknowledged that mediation, and its attendant cultural politics, necessarily precedes the arrival of what we commonly recognize as « media »: that, in fact, local worlds are necessarily already the outcome of more or less stable, more or less local, social technologies of mediation[34].

Une voie similaire s’ouvrait dans l’introduction au premier numéro de la revue. Éric Méchoulan y soulignait l’importance de sortir l’oeuvre de sa seule généalogie artistique, dans le but d’explorer l’environnement institutionnel plus large, c’est-à-dire les autres formes de médiations concomitantes :

Et l’intermédialité ? Elle ouvre sur un champ encore plus large ou encore plus fondamental, car elle observe qu’une oeuvre ne fonctionne pas seulement dans ses dettes plus ou moins reconnues envers telles autres oeuvres, ou dans la mobilisation de compétences discursives (au besoin usurpées), mais également dans le recours à des institutions qui en permettent l’efficacité et à des supports matériels qui en déterminent l’effectivité[35]

Ces passages appellent donc non seulement à s’intéresser aux médias, mais soulignent l’importance de s’attarder plus largement aux médiations offertes par ce que Mazzarella qualifie de technologies sociales de médiation. Méchoulan évoque à son tour la nécessité de porter une attention aux divers modes de médiation, question d’incorporer dans l’analyse les interactions institutionnelles qui à la fois consolident et supportent les oeuvres. En d’autres termes, la problématique des médiations transcende les supports ou artéfacts technologiques — l’ordinateur, la caméra, etc. L’apport de Méchoulan est d’autant plus pertinent pour notre propos que l’interface unesquien cherche précisément à assurer l’efficacité et l’effectivité des oeuvres (ou biens culturels) sous forme d’expressions de la diversité culturelle. Un ensemble de procédés institutionnels et de mobilisations civiques, tant sur le plan national qu’international, se font désormais en son nom.

C’est ici que le concept d’interface refait surface. Marshall McLuhan cherchait à remettre ce concept au goût du jour dans les années soixante en observant la multiplication des interfaces autour de lui[36]. Que le concept soit aujourd’hui mis de l’avant par certains protagonistes dans le contexte d’une convention internationale montre qu’il est dorénavant bien intégré et que la multiplication des interfaces va bien au-delà de ce qu’avait pu imaginer le théoricien des médias il y a maintenant plus d’un demi-siècle, malgré son sens prémonitoire pour le moins aiguisé.

Dans le contexte de la Convention, l’usage du concept d’interface vise surtout à souligner la rencontre entre deux champs distincts (entre économie et culture dans le cas qui nous préoccupe) et l’importance de leur rapprochement dans le contexte actuel. Entre économie et culture se déploie donc une région de choix, comme le suggérait la citation de Dagognet en exergue de ce texte. Évidemment, on ne peut oublier que le premier choix est de consolider la séparation historique en question (entre économie et culture), dans laquelle on choisit ou non d’intervenir ou d’interfacer, c’est-à-dire de canaliser la zone elle-même ou de la considérer comme étant à ce point déterminante qu’on ne peut raisonnablement y échapper.

Une zone interfaciale entre économie et culture n’a en effet pas toujours fait sens. Jean Musitelli, ancien ambassadeur de la France à l’UNESCO et membre du groupe d'experts internationaux constitué par le directeur général de l’époque pour préparer le projet de convention, commentait ainsi les difficultés de l’institution à percevoir la possibilité même d’une rencontre entre les éléments séparés :

L'UNESCO n’offrait pas davantage de réponse satisfaisante. Elle avait bien consacré des réflexions à l’articulation entre culture et développement, en particulier avec les travaux de la commission Perez de Cuellar, instituée en 1993, qui ont débouché en 1998 sur la Conférence de Stockholm sur les politiques culturelles et le développement. Mais, et c’est la limite de son action, elle s’en est longtemps tenue à la seule défense des cultures minoritaires et des peuples autochtones sans prendre en compte les nouveaux défis surgis de la mondialisation. La question du pluralisme culturel y était étudiée au sein des sociétés plus qu’entre elles; le lien entre l’économique et le culturel, ignoré. Le rapport de la commission Perez de Cuellar s'ouvre sur cette citation de l’anthropologue Marshall Sahlins : « Du point de vue anthropologique, l’expression “relation entre la culture et l'économie » est dénuée de sens, puisque l’économie fait partie de la culture d’un peuple”. L’UNESCO s’est ainsi trouvée évincée, dans les années 1980 et 1990, de la négociation sur le statut des biens et services culturels au profit d’organisations commerciales et économiques pourtant dépourvues de toute compétence culturelle. Privilégiant une approche de la culture fondée sur l'anthropologie et la sociologie, elle sous-estimait, au niveau du diagnostic, l’impact de la globalisation et de l’ouverture des marchés, et négligeait, au niveau des thérapies, d’y rechercher une réponse juridique par la construction d'instruments normatifs propres à la culture[37].

En effet, une interface entre économie et culture n’a de sens qu’une fois l’économie établie ou perçue comme abstraite; à partir du moment où, en aucun cas, on pourra la méprendre pour une expression culturelle. De ce point de vue, en effet, la culture elle-même semble déployer des qualités plus ou moins spécifiques ou, du moins, cherche à s’incarner ailleurs que dans certains domaines ayant délaissé sa logique particulariste.

Or, l’interface n’est pas simplement la reconnaissance d’une séparation (une certaine division des tâches) qu’elle reconduit, elle la reconnaît sous un angle spécifique et cherche à s’imposer pour combler certaines lacunes. L’intermédiaire en question consolide ainsi un milieu en le rendant praticable, il appelle à certains types de participation ou, comme le souligne Nusselder[38], à un point de vue sur le monde que nous avons déjà commencé à expliciter dans les pages précédentes[39]. L’interface doit donc être appréhendée comme une tentative de remédier à une situation jugée insatisfaisante. Le cas qui nous intéresse cherche justement, d’une part, à combler un manque d’attention (aux cultures) et, de l’autre, à offrir une remédiation assurant la remise en état nécessaire pour une adaptation bienvenue à un monde changeant[40].

Qu’en est-il « au niveau des thérapies », comme le suggère l’ancien ambassadeur de France ? Après tout, il s’agissait bien de la capacité d’envisager un problème, de résoudre les interférences et d’éliminer les éléments nuisibles des deux côtés : l’insensibilité d’une libéralisation économique aux sensibilités culturelles d’une part, l’ouverture vers la mondialisation des particularismes de l’autre. En d’autres termes, l’institution était aussi désuète que sa conceptualisation de la culture « fondée sur l’anthropologie et la sociologie ».

Commentant la Convention, Éric George précisait un élément essentiel : « On retrouve ici l’idée selon laquelle toute culture vivante doit en permanence s’adapter à un nouveau contexte, à la fois intérieur et extérieur[41]. » Le juriste Ivan Bernier avait déjà clarifié comment les créateurs et les intervenants culturels, plus que quiconque, étaient appelés à jouer ce rôle :

En réalité, toute culture nationale, si elle doit demeurer vivante, est condamnée à s’adapter dans le temps à une variété de changements à la fois internes et externes. Or, c’est ici qu’intervient en particulier l’expression culturelle. Celle-ci est un élément clef de l'adaptation des différentes cultures aux transformations qu'imposent la mondialisation et la libéralisation des échanges. Les créateurs et les intervenants culturels, en effet, jouent à cet égard un rôle de premier plan dans la mesure où ils créent un espace de confrontation critique entre valeurs nationales et valeurs étrangères, entre valeurs et comportements du passé et perspectives d’avenir. En ce sens, on peut affirmer que la préservation de la diversité culturelle passe obligatoirement par la préservation de l’expression culturelle[42].

La diversité (des expressions) culturelle(s) doit donc être lue à la fois comme hommage, c’est-à-dire reconnaissance d’une certaine efficience passée, mais aussi comme agent de réinvention d’un médium. Ainsi, l’interface présente à la fois la médiation culturelle comme étant fondamentale et quelque peu mésadaptée au contexte actuel. Elle s’occupe justement d’exposer la remédiation qu’elle juge nécessaire par la diversité des expressions culturelles.

Épouser le présent

Le contraste avec les deux piliers normatifs de l’UNESCO en matière de culture illustre bien l’originalité de la Convention de 2005. Là où l’attention aux patrimoines matériel (1972) et immatériel (2001) accentue l’importance d’une certaine persistance, continuité ou transmission (monuments, environnement bâti, pratiques, etc.), la Convention table plutôt sur une articulation forte entre diversité culturelle et nouveauté. Nous avons vu comment l’esthétique et la figure de l’artiste en venaient à tenir des rôles-clés dans le renouvellement et l’adaptation des cultures. Ainsi, l’expression à privilégier cherche moins à représenter une durée historique qu’à assurer une redynamisation constante et adaptative. L’interface sert non seulement à identifier ou à reconnaître les expressions culturelles (à les voir en tant qu’expression), mais cherche également à insuffler une aspiration à ce que leur présence soit constante et renouvelée.

Les pages précédentes cherchaient à le démontrer, les expressions culturelles n’ont pas comme rôle prioritaire d’exprimer une filiation identitaire bien définie à conserver. Une telle interprétation du texte serait réductrice, même si elle n’est pas totalement évacuée. L’ambiguïté des concepts utilisés, notamment l’association entre l’expression culturelle, les valeurs, l’identité et le sens, ne la protège pas complètement des lucarnes essentialistes. La tentative de sortie de l’impasse culturaliste, nous l’avons vu, se fait par le recours aux arts (l’esthétique), à la créativité (la nouveauté) et à la multiplication des expressions (la diversité). Les expressions culturelles sont bien responsables d’exprimer des valeurs, des identités et du sens, mais on ne suggère jamais leur immuabilité ou même l’homogénéité de celles-ci. L’ensemble des travaux qui ont mené à son aboutissement ne cesse d’ailleurs de souligner l’importance de l’accès et donc de l’expérience même de la diversité (des expressions) culturelle(s). En effet, selon ses propres termes, les manifestations diverses issues de la créativité et, surtout, leur mise en circulation multiplient les avenues potentielles et assurent l’épanouissement des capacités créatives des individus, nourrissant à leur tour l’ensemble des cultures.

Une des grandes qualités attribuées à l’expression culturelle est justement qu’elle exprime à la fois les différences établies, mais aussi diverses possibilités de remodelage. En ce sens, la diversité culturelle renvoie moins ici à l’ensemble des identités culturelles qu’à un principe de différenciation partagé (la faculté créatrice) et à un mode d’appréhension privilégié de l’autre (les goûts). L’ambiguïté du projet est de vouloir justement mettre à la fois de l’avant l’importance d’une dimension culturelle (les expressions d’une diversité culturelle constituées de valeurs, d’identités et de sens) et d’insister en même temps sur des modalités pour en neutraliser certains excès (par le choix, la créativité et la circulation).

Au-delà des ambiguïtés conceptuelles, l’interface supporte surtout un désir d’être présent, c’est-à-dire à la fois ici (un désir de présence) et maintenant (un désir d’être au présent). Elle rend manifeste et invite une certaine intimité entre culture(s) et contemporanéité, dessinant ainsi l’idéal d’une diversité culturelle contemporaine, à l’image de l’art du même nom. Boris Groys suggérait, à propos de l’art contemporain, qu’il s’appliquait à capter la présence du présent[43]. En effet, comme le suggère l’auteur, la contemporanéité d’une production artistique ne provient pas du seul fait qu’elle est récente, mais parce qu’elle s’attarde plutôt à mettre de l’avant son présent, à le montrer constamment à même les oeuvres (et même à le décréter) [44].

La diversité culturelle sous-tendue par son principe esthétique est appelée aujourd’hui à opérer d’une manière similaire. On lui demande en fait d’être de son temps. Comment faire ? Précisément par la circulation de produits diversifiés qui sont à même de montrer justement la diversité dans une culture ou, en d’autres termes, la diversité en train de se faire, toujours présente, toujours actuelle, jamais accomplie. L’adaptation au contexte actuel se fera et se montrera, sous le mode de l’expression, par la capture de la diversité telle qu’elle se déploie à tout moment à l’intérieur et à l’extérieur des frontières nationales[45].

En ce sens, la Convention se dissocie du multiculturalisme traditionnel basé sur le précepte d’à chacun sa culture. Ni purement atomiste ni purement holiste, on voit désormais se déployer un espace, pleinement transculturel[46] où le problème principal est de générer des interactions hétérogènes (de souligner et d’inviter celles-ci). Si le multiculturalisme peut tendre à distancer les cultures les unes des autres afin d’assurer un minimum de tolérance, la dimension transculturelle tend, au contraire, à promouvoir une discipline d’interaction constante et permanente. En effet, on ne se contente pas ici d’affirmer le droit à la culture et à l’égalité entre les cultures, ni que la culture est simplement une construction sociale, mais s’y surajoute un impératif de l’interaction culturelle, discipline qu’appelle le régime esthétique à travers l’épanouissement offert par les arts — à la source de ces multiples interactions.

Privilégiant l’échange sur l’essence, on comprend comment l’expérience esthétique sert de modalité transcendante où chaque particularisme peut s’élever sans se dissoudre. Or, si l’accélération visée des échanges cherche la prolifération des narrations possibles en s’investissant dans l’ensemble des plateformes médiatiques disponibles[47], celle-ci risque de simplement s’incarner à travers une circulation incessante de réécritures, de réappropriations et de réinterprétations dans le seul but de montrer et de célébrer la circulation elle-même.

Le sociologue Michel Nicolau Netto[48] suggérait récemment que la diversité culturelle serait à la mondialisation ce que l’exotisme avait été pour la période coloniale. Engendré par le double développement historique qu’était l’impérialisme et la montée des nationalismes, l’exotisme serait un mode d’appréhension de la différence désormais inopérant et supplanté par le discours de la diversité culturelle, plus adapté à la mondialisation en privilégiant les interactions, les échanges et la fluidité. La thèse est tout aussi porteuse que problématique[49] et mériterait certes d’être mieux étayée que je ne pourrai le faire ici. Le contraste éclaire néanmoins sous un autre angle l’interface de la diversité (des expressions) culturelle(s) et la cartographie à laquelle elle nous convie.

Là où l’oeil de l’exotisme s’enthousiasmait de la délimitation du moderne et du non-moderne en hypostasiant l’étanchéité et la pérennité de différences relatives[50], la diversité (des expressions) culturelle(s) semble plutôt portée vers la perméabilité, la multiplication et la nouveauté. En contraste avec un prédécesseur moins enclin à reconnaître l’actualité de l’autre, mais plus soucieux d’assurer une certaine extériorité (un ailleurs), on s’engage désormais à consolider un espace transculturel partagé et une contemporanéité commune, auquel on n’échapperait qu’à ses risques et périls.

La cartographie offerte par la diversité (des expressions) culturelle(s) n’en est donc pas une qui consacre ses efforts à délimiter des voies de sortie potentielles. On y souligne plutôt une multiplicité de parcours au sein d’un même réseau dynamique et expansif. Ainsi s’instaure la grande réconciliation (médiation) esthétique entre culture(s) et mondialisation économique afin d’assurer une coexistence tempérée et des parcours balisés permettant d’éviter les sorties de piste. La tendance de l’interface à tout percevoir sous les traits d’une défaillance de connexion (ou d’inter-connexion) n’est pourtant pas sans angle mort[51]. En effet, on peut se demander si l’ensemble des flux auxquels nous sommes soumis et auxquels nous devrions aspirer ne cherchent pas plutôt à assurer le maintien d’une certaine synchronisation :

Regardons notre monde. On nous parle de flux, de subjectivités flexibles, de devenirs où tout change, où tout peut arriver. Et si c’était là un diagnostic de surface, que partagent bien des réactionnaires et bien des progressistes ? Et si les flux d’informations, de capitaux et d’affects étaient tout au contraire régimentés, canalisés, secrètement immobiles ? Comme des flux absolus, où en définitive rien ne changerait vraiment, en profondeur. C’est qu’il y a flux et flux. D’un côté les flux en lignes droites, ou formant des cercles refermés sur eux-mêmes; de l’autre les flux turbulents, les spirales qui jamais ne se rejoignent, les toupies disarchiques. Notre monde tend à produire des flux à vitesse constante, comme des tapis roulants où l’on avance sans faire un pas[52].

On retrouve là une des caractéristiques phares de la mondialisation comme projet. D’une part, on aime rappeler l’incommensurabilité de la mondialisation comparativement à ce qui la précède. Les changements qualificatifs seraient tels qu’aucun retour en arrière n’est aujourd’hui possible ou même souhaitable (d’où l’importance de s’y adapter). D’autre part, on l’anoblit en en faisant la destination ultime dans la mesure où des voies autres vers le futur paraissent aussi peu plausibles qu’un retour en arrière. On revendique ainsi un présent perpétuel dans un espace unifié[53]. Dans de telles circonstances, il n’est guère surprenant qu’on ne puisse plus réduire la diversité culturelle à des héritages spécifiques ou même délimiter des zones hétérogènes. La mondialisation ne peut être que déjà-là. Comme nous l’avons vu dans les pages précédentes, il s’agira désormais de capter constamment des devenirs. C’est du moins sur une telle restructuration du temps que les membres de l’UNESCO semblent avoir trouvé, en partie du moins, un appui qui leur apparaît suffisamment sûr et durable pour y asseoir la pérennité de la diversité culturelle.