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Nos travaux, qui associent un support littéraire, des romans du marquis de Sade et la psychopathologie, appartiennent au champ de la critique freudienne, et, plus précisément, au domaine de la psychobiographie, méthode qui privilégie l'axe de la personnalité de l'écrivain[1]. Sade est un cas clinique. Notre recours à la psychanalyse et à la psychiatrie est justifié. Les « diagnostics »[2] que nous formulons sur sa personnalité sont « opératoires », c’est-à-dire utilisés pour interpréter ses écrits. Si nous restons dans le domaine de l’exégèse littéraire, nous ne sommes plus dans celui de la stylistique[3]. Nous nous intéressons en effet : i/ aux contenus des récits sadiens, c’est-à-dire à ses fantasmes, narrativisés dans des scenarii pervers; ii/ aux personnages, incarnations délirantes des tendances de sa personnalité multipathogène.

L’humour, loin de n’être qu’un procédé littéraire, fait partie des mécanismes réactionnels de défense[4] contre les agressions des réalités extérieures. Dans une lettre, le marquis de Sade s’imagine bourreau de Mme de Montreuil, sa belle-mère, responsable de ses incarcérations :

« Voilà le cent onzième supplice que j’invente pour elle. Ce matin, en souffrant, je la voyais, la garce, je la voyais écorchée vive, traînée sur des chardons et jetée ensuite dans une cuve de vinaigre [...]. Et j’augmentais ses tourments, et je l’insultais dans sa douleur, et j’oubliais les miennes [sic]. La plume échappe. Il faut que je souffre. Adieu, bourreaux, il faut que je vous maudisse. »

Sade, 1973b, p. 375-376

Malgré la réalité de la prison, il s’amuse avec sa situation, la renverse, à son avantage. Ses scenarii lui permettent aussi de jouer : i/ avec les symptômes de ses pathologies; ii/ avec les « normes » sexuelles (« génitales »); iii/ avec, à l’occasion de séances oniriques, diurnes et nocturnes, ses fantasmes prégénitaux (ou pervers). Grâce au renforcement, en prison, de son Sur-moi[5], de sa capacité à symboliser, il les met en scène dans des scenarii de plus en plus délirants. Il décrit cette méthode d’écriture onirique dans l’Histoire de Juliette (HJ, t. 3, p. 752- 753[6]). C’est dans cette « folle » surenchère que réside l’humour pervers[7]. Allié du principe de plaisir[8], ce procédé contribue à rendre son monde fictif plus conforme à son narcissisme[9] pathologique (Denis, 2015, p. 7-9).

Pour agrémenter ses mises en scène, Sade a le choix entre le comique pervers, procédé grossier, proche des processus primaires et l’humour pervers, procédé sophistiqué, proche des processus secondaires[10]. Alors que le comique pervers, procédé théâtral, fait rire, l’humour pervers ferait plutôt sourire. L’humour pervers propose une sublimation[11] plus élaborée des pulsions. Des scenarii où apparaît l’humour pervers ont même une portée existentielle[12].

Avant ses incarcérations, Sade aimait se divertir, aux dépens de ses domestiques, avec des cadavres : « des os de morts trouvés dans le jardin [...] ont été apportés par celle des filles qui se nomme Du Plan [...] on en a fait la plaisanterie, bonne ou mauvaise (je vous la livre) d’en décorer un cabinet; ils ont été authentiquement employés à cela et déposés dans ce jardin quand la plaisanterie, ou plutôt la platitude, a cessé » (Sade, 1973a, p. 272). Le marquis a transmis à ses créatures[13] son goût pour le sadisme et le macabre ludiques[14]. Juliette, l’une de ses projections féminines dégénérées, visite une inquiétante galerie, qui rappelle le cabinet (réel) :

Une idée bizarre est exécutée dans cette salle. On y voit un sépulcre rempli de cadavres, sur lesquels peuvent s’observer tous les différents degrés de dissolution, depuis l’instant de la mort, jusqu’à la destruction totale de l’individu. Cette sombre exécution est de cire, colorée si naturellement, que la nature ne saurait être ni plus expressive, ni plus vraie. L’impression est si forte, en considérant ce chef-d’oeuvre, que les sens paraissent s’avertir mutuellement. On porte, sans le vouloir, la main au nez; ma cruelle imagination s’amusa à ce spectacle; à combien d’êtres, ma méchanceté a-t-elle fait éprouver ces affreuses gradations...

HJ, t. 3, p. 730. C’est nous qui soulignons

Les nuances de la décomposition, phénomène naturel abject, deviennent, ici, des spectacles esthétiques, pédagogiques et même comiques. Les cadavres en cire sont utilisés pour effrayer le spectateur fictif mais aussi, implicitement, le lecteur réel. Nous retrouvons, dans cette mise en scène baroque[15], l’esprit manipulateur « urétral »[16] des farces et attrapes. Ces jeux avec les fantasmes (ou pratiques fictives) nécrophiles[17] font surgir l’outrance manifeste[18] nécessaire[19] à l’apparition du comique et/ou de l’humour pervers nécrophile[20]. Les scènes nécrophiles contribuent à la révolte du marquis de Sade contre les « normes » sexuelles et à l’idéalisation, connexe, des perversions. En sexualisant les cadavres, les nécrophiles les rendent encore « fonctionnels ». Absurdes per se, elles sont propices à l’humour.

Nous avons relevé plusieurs types de fantasmes nécrophiles qui font l’objet, chez Sade, de traitements comiques et/ou humoristiques.

1. La nécrophilie au sens large

Même si l’absence de relations avec sa mère aurait pu contribuer à entraîner Sade vers des tendances à la nécrophilie[21], c’est surtout sa polymorphie perverse structurelle et son désir de choquer les lecteurs vertueux qui expliquent le mieux son attirance pour les thèmes morbides. Sa nécrophilie est fantasmée, littéraire, ludique. L’évocation de son propre cadavre est même l’occasion de plaisanteries ante mortem : « je veux qu’il soit placé, sans aucune espèce de cérémonie, dans le premier taillis fourré qui se trouve dans ledit bois » (Lever, 1991, p. 652). Rares sont les écrivains qui ont réussi à jouer avec les modalités de leur enterrement.

Dans une lettre à sa femme, et à partir d’un délire interprétatif, il s’amuse avec l’idée d’ouvrir, post mortem, le corps de sa belle-mère, responsable de ses incarcérations :

« Il faut que ta mère [Mme de Montreuil] soit exactement ivre ou folle à enchaîner, de risquer les jours de sa fille, pour former un 19 et 4, ou 16 et 9 et ne pas être lasse de cela depuis douze ans. Oh! Quelle indigestion de chiffres elle avait cette vilaine femme! Je suis persuadé que si elle était morte avant l’irruption, et qu’on l’eût ouverte, il serait sorti des millions de chiffres de ses entrailles. »

Sade[22]

Sade donne une version comique du fantasme gynécophobe[23] et nécrosadique de l’ouverture du corps féminin. Ce genre de chutes amusantes évite temporairement au marquis le piège de la psychose, objet d’une véritable phobie : « attaqué dans la folie psychotique, le moi en tant qu’instance unifiée finit par triompher dans l’humour » (Racamier, 1973, p. 666, c’est lui qui souligne). Le marquis et Olympe, une nouvelle projection féminine, ont le même goût pour l’humour et le comique macabres :

« Cette dépouille que nous laissons sur terre n’est plus que ce qu’étaient nos excréments [...] le seul soin qu’il mérite [...] est de le faire enterrer, brûler, ou de le faire manger à des bêtes. »

HJ, t. 3, p. 1049

On ne doit à un cadavre que de le mettre dans une bonne terre où il puisse germer promptement, et se métamorphoser avec vitesse, en ver, en mouche ou en végétaux, ce qui est difficile dans les cimetières; si l’on veut rendre un dernier service à un mort, c’est de le faire mettre au pied d’un arbre fruitier, ou dans un gras pâturage.

HJ, t. 3, p.1231, note de Sade

Au-delà de ces jeux puérils avec des cadavres « florissants », Sade tourne en dérision l’angoisse première et dernière de la mort. Le comique pervers, farfelu, fait place à l’humour pervers, procédé plus ambitieux. L’humour pervers nécrophile contribue, ici, à la rébellion de Sade contre la mort. Le déni de sa réalité équivaut à celui de la castration.

Juliette visite une galerie, décorée de cadavres : « quinze cadavres de jeunes filles et de jeunes garçons tapissent les murs rembrunis de cette salle » (HJ, t. 3, p. 1140). Cordelli lui en désigne un, plus « intéressant » que les autres. Il appelle alors un jeune et beau garçon :

Ce délicieux enfant réunissait tous les charmes que peut prodiguer la nature [...].« Comme il ressemble à sa mère, dit le paillard en le baisant... - La malheureuse! Qu’est-elle devenue, dis-je à l’Italien ?... - Eh bien, Juliette, me répondit-il, vous me soupçonnez toujours de quelques horreurs : vous seriez bien surprise, si je la faisais paraître à l’instant - Je vous en défie... - Eh, bien! La voilà », dit Cordelli, nous montrant un des cadavres accrochés au mur; « c’est sa mère, demandez-lui plutôt; je l’ai dépucelé là, le cher amour : à peine y a-t-il trente-six heures... Oui, là, dans les bras de sa tendre mère, et peu après, qu’il vous le dise encore... Oui, en vérité, sous ses yeux, j’envoyai la maman, par un supplice assez bizarre, où je vais envoyer aujourd’hui monsieur son cher fils, par un qui ne le sera pas moins, je vous le jure... »

HJ, t. 3, p. 1143

Le cadavre de la mère devient un objet exposable. Le sens esthétique de l’enfant, dont la référence est a priori le corps vivant de sa mère, sera, s’il survit à ce supplice, perturbé. En forçant le rejeton à contempler ce cadavre, le libertin tente de le rendre pervers nécrophile. La relation nécrophile réalise « une relation inconsciente avec un parent mort. Cette relation incestueuse est un simulacre de relation fils-mère » (Desrosières, 1974, p. 148). C’est « une mise en scène remaniée » du modèle oedipien (idem). Mère et fils fusionnent post mortem. Le corps mort de la mère fictive représenterait, pour Sade, le corps réel de sa mère dépressive[24].

Ses scenarii jouent souvent avec les frontières entre le monde des vivants et des morts : « ô malheureuse Justine! ô fille trop infortunée! Te voilà donc vivante au milieu des morts, liée entre deux cadavres, et plus morte toi-même que ceux qui t’environnent! » (NJ, t. 2, p. 1037). Les roués préfèrent les cadavres presque vivants : « je me ressouviens, remarque Jérôme, de tout ce qui m’a été dit sur les délices de la jouissance d’un cadavre fraîchement assassiné » (idem, p. 752). Ils ne cessent de cliver les réalités : « il la lie à un cadavre réel, bouche-à- bouche » (120 J, t. 1, p. 334). Sade semble s’amuser avec ces séries d’oxymores macabres.

Nous distinguons quatre types de pratiques nécrophiles stricto sensu : coït avec un cadavre, nécrosadisme, nécrophagie et nécrophilie fétichiste. Sade les a toutes représentées.

2. La nécrophilie au sens strict[25]

2.1 Coït avec un cadavre[26]

Un nécrophile, peureux[27], qui craint encore des « représailles » de sa mère (Tomassini, 1992, p. 1574-1575), attend sa mort effective pour pouvoir, enfin, réaliser ses fantasmes préoedipiens : « un grand partisan de culs étrangle une mère en l’enculant; quand elle est morte, il la retourne et la fout en con [...] il jette [le] cadavre au feu, et décharge en [le] voyant brûler » (120 J, t. 1, p. 373). Le fantasme nécrophile incestueux permet « de retourner dans le corps de la mère, de s’y réintroduire [avec son pénis] dans le but d’une « union » océanique » (Tomassini, 1992, p. 1574). Après le coït post mortem, le corps est détruit. Cette chute exprime un rapport psychopathique et paranoïaque au monde : « l’enfant croit qu’en attaquant ainsi le corps de sa mère, il a également attaqué son père, ses frères et soeurs, et dans un sens plus large, le monde entier » (Klein, 2005, p. 302-303). La destruction du corps de la mère symbolise ou bien prépare la destruction de l’humanité.

Les cadavres, a fortiori « priapiques », sont recherchés :

Ô femmes voluptueuses! Empoisonnez vos fouteurs pendant qu’ils sont dans vos culs ou dans vos cons, et vous verrez ce qu’on y gagne; nous eûmes effectivement toutes les peines du monde à retirer le vit du mort de l’anus de ma compagne, et quand nous en fûmes venues à bout, nous nous aperçûmes que les convulsions de la mort ne l’avaient point empêché de décharger. « Eh bien! Dit Clairwil, ne vous avais-je pas bien dit que son âme s’était exhalée avec son foutre, et que mon cul avait tout recueilli ? »

HJ, t. 3, p. 660-661

La jouissance du nécrophile dépend de la vigueur du pénis du mort. Cette scène baroque subvertit outrancièrement le coït traditionnel. La pulsion de vie est représentée par la libertine et la pulsion de mort est représentée par une victime priapique. Les curiosités s’enchaînent : l’âme, d’essence divine, est mêlée au foutre d’un cadavre, sécrétion corporelle dégoûtante. Le mélange obtenu est « sublime » : il produit un choc esthétique. En filant, telle une métaphore, cette « passion », le fils qui naîtra sera le fils d’un mort et d’une rouée. L’humour obtenu est bien nécrophile.

2.2 Le nécrosadisme (mutilation du cadavre)

Le nécrosadisme est un « sadisme psychotique »[28]. Le jeune Brisa-Testa, en dépeçant, avec l’aval de son père, excédé par sa femme, le corps de sa mère, obéit, même s’il est âgé de dix-neuf ans, à ce type de fantasme archaïque :

« - Il faut, dis-je, lui ouvrir le ventre en quatre parties, je m’enfoncerai dans ses entrailles, un fer brûlant à la main, je lui déchirerai, je lui calcinerai le coeur, et les viscères; je la ferai périr à petit feu... - Céleste enfant, me dit mon père, tu es [un] ange à mes regards... » Et cette infamie... cette exécration par laquelle je débutais dans la carrière du crime et de l’atrocité... elle s’acheva... Mon père et moi la consommâmes, en mourant de plaisir; le fripon foutait mon derrière, et branlait mon vit pendant que je matricidais sa femme.

HJ, t. 3, p. 925

Comme la victime est une mère et une épouse, le jeune pervers cumule deux assassinats : le matricide et l’uxoricide. Grâce à cette rouerie, le meurtrier est doublement criminel, la victime, doublement victime. La cruauté du « prodige » sadique est démultipliée. Il cumule des désirs de meurtre de son géniteur (Oedipe positif) et de sa génitrice (Oedipe négatif). Les nécrophiles, qui ne comprennent pas les mécanismes et les modalités de la sexualité génitale, pour assouvir leur pulsion primitive de savoir et confirmer leurs anciennes théories aberrantes sur la copulation (Klein, 2005, p. 302), cherchent, comme ce jeune « monstre », à explorer « l’intérieur du corps de la mère ainsi que son contenu » (Tomassini, 1992, p. 1574).

Le nécrosadisme démystifie le corps de la femme, ridiculise l’adoration dont il fait l’objet dans les civilisations « génitales ». Un texte d’Odon de Cluny, prêtre du Moyen Âge, illustre cette perception dégénérée : « la beauté du corps est tout entière dans la peau. En effet, si les hommes voyaient ce qui est sous la peau, doués comme les Lynx de Béotie, d’intérieure pénétration visuelle, la seule vue des femmes leur serait nauséabonde : cette grâce féminine n’est que saburre [matières stomacales non digérées], sang, humeur, fiel. Considérer ce qui se cache dans les narines, dans la gorge, dans le ventre : saletés partout. Et nous qui répugnons à toucher du bout des doigts de la vomissure ou du fumier, comment donc pouvons-nous désirer de serrer dans nos bras le sac d’excréments lui-même ? » (cité dans Maleval, 1999, p. 118). Les corps des femmes sont épurés des leurres esthétiques qui cachent leurs contenus abjects. La perception du nécrophile, aux antipodes de la littérature, est réaliste, jusqu’à l’absurde.

À la fin de Juliette, Justine, est tuée par la foudre divine :

Nos quatre libertins entourent le cadavre; et quoiqu’il fût entièrement défiguré, les scélérats forment encore d’affreux désirs sur les restes sanglants de cette infortunée; ils lui enlèvent ses vêtements; l’infâme Juliette les excite. La foudre, entrée par la bouche, était sortie par le vagin; d’affreuses plaisanteries sont faites sur les deux routes parcourues par le feu du ciel. « Qu’on a raison de faire l’éloge de Dieu, dit Noirceuil, voyez comme il est décent; il a respecté le cul : il est encore beau ce sublime derrière, qui fit couler autant de foutre; est-ce qu’il ne te tente pas, Chabert! » Et le méchant abbé répond, en s’introduisant jusqu’aux couilles, dans cette masse inanimée. L’exemple est bientôt suivi; tous les quatre, l’un après l’autre, insultent aux cendres de cette chère fille; l’exécrable Juliette se branle, en les voyant faire [...] il était écrit dans le Ciel, que le repos même de la mort ne te garantirait pas des atrocités du crime, et de la perversité des hommes.

t. 3, p.1259

La nécrophilie est banalisée. Tous les libertins s’intéressent avec une ardeur déconcertante au cadavre de Justine, même Juliette, sa soeur. La surenchère sadique, permanente dans le récit de Juliette, aboutit à cette surenchère nécrophile. Le désir d’anéantissement tourmente le nécrophile au-delà de la mort de ses proies, jusqu’à la disparition totale des corps. Noirceuil, ironique, donne raison aux religieux : Dieu, en pénétrant Justine par le vagin, a démontré qu’il n’était pas pervers. Mais un abbé, juste après, réalise une sodomie posthume de l’héroïne. Deux actes sadiques se succèdent et respectent un certain ordre hiérarchique : celui du Ciel est suivi de celui de son serviteur. Devenu une masse informe, le cadavre de Justine, comparable au bol fécal, symbolise l’esthétique sadique-anale[29]. Malgré les attaques de dizaines de roués, c’est la foudre, instrument divin, qui aura, enfin, réussi à la détruire.

2.3 La nécrophagie (cannibalisme)

La nécrophagie est le fait d’un sadisme primitif : « j’entends par nécrophagie l’attaque du cadavre avec les dents, qu’il y ait simple mâchonnement, morsure, ou cannibalisme » (Épaulard, 1901, p. 10). La nécrophagie est l’apothéose du sadisme. Le cannibalisme est un fait anthropologique mais aussi un fantasme, celui de l’incorporation, forme primitive de l’introjection. Sade caricature ces processus psychiques archaïques : ses créatures, qui auront mal introjeté leurs parents, les incorporent. Minski mange ses objets sexuels : « tous les débris de cadavres que vous voyez ici ne sont que les restes des créatures que je dévore; je ne me nourris que de chair humaine [...] On a tué pour notre souper un jeune garçon de quinze ans que je foutis hier, et qui doit être délicieux » (HJ, t. 3, p. 702). L’anthropophage est une représentation fantasmée (imago) des parents primitifs : « les enfants s’attendaient à être coupés en morceaux, décapités, dévorés [par les parents] » (Klein, 2005, p. 307). Son cannibalisme, social, est l’occasion d’exercer l’art culinaire. Cette scène hétéroclite juxtapose cruauté primitive et mondanités. Ce paradoxe est porteur d’humour. En faisant abstraction, bien entendu, des actes des nécrophages réels, le cannibalisme est, en soi, comique : « le cannibale aime tant son prochain qu’il le mange » (Green, 1972, p. 51).

L’enfant en bas âge pratique sur le sein de sa mère un cannibalisme partiel ou oral : « la mère se laisse sucer, aspirer, vider » (Green, 1972, p. 45). Mais l’enfant qui absorbe le lait de sa mère peut désirer davantage : « pendant que sa bouche expérimente la succion, [il] imagine la morsure et la déchiqueture » (Anzieu, 1972, p. 204). À l’époque du stade sadique-oral, « le petit enfant traverse une phase cannibalique à laquelle se rattache un grand nombre de fantasmes cannibaliques. Ces fantasmes, bien qu’il y soit encore question de manger le sein de la mère ou sa personne tout entière, ne concernent pas uniquement la satisfaction d’un désir primitif de nourriture. Ils servent aussi à satisfaire les tendances destructrices de l’enfant » (Klein, 2005, p. 301).

La comtesse de Donis invite Juliette à prendre un bain de sang prélevé sur sa mère et sur sa propre fille :

Ces deux femmes qui devraient m’être si chères... Je veux m’abreuver de leur sang... Je veux que toi et moi couchées l’une sur l’autre dans une baignoire pendant que nous nous branlerons toutes deux... Je veux, dis- je, que le sang de ces putains nous inonde; je veux que nous en soyons couvertes... Je veux que nous y nagions... [...] je veux que nous nous embrassions de leurs derniers soupirs, et que plongées ensuite toutes deux au fond de cette même baignoire, ce soit sur leurs cadavres et dans leur sang que nous couronnions nos derniers plaisirs.

HJ, t. 3, p. 756

Excitée à l’idée de réaliser un fantasme rare et bizarre, ravie par la perspective de l’évidage du corps de sa mère et de sa fille, la libertine, dans son délire pervers, imagine que leurs corps sont intarissables. Ce ne sont plus que des enveloppes de sang. La mère peut « incorporer » sa fille : « un homme, qui aimait à fouetter des femmes grosses sur le ventre, rectifie en attachant la fille grosse sur une roue, et dessous est fixée, dans un fauteuil, sans en pouvoir bouger, la mère de cette fille, la bouche ouverte en l’air et obligée de recevoir dans sa bouche toutes les ordures qui découlent du cadavre, et l’enfant si elle en accouche » (120 J, t. 1, p. 374-375). Dans cette scène, nourrie d’imposibilia sexuels, le mode implicite est plus pervers que le mode explicite. La mère ingurgite le foetus de sa fille, ancien foetus de cette mère.

2.4 Nécrophilie fétichiste

Le cadavre peut prendre la place d’un objet fétiche (Desrosières, 1974, p. 149). Comme la nécrophilie consiste aussi à mettre en morceaux les structures originelles (naturelles) du corps humain (Fromm, 2001, p. 344), ce n’est plus le corps en entier qui est fétichisé mais l’un de ses segments. Cette partie du corps (sein, pied, chevelure) devient, alors, un objet sexuel (Desrosières, 1974, p. 130)[30]. Les roués utilisent de curieux fétiches. Alors qu’elles traversent un cimetière, la Durand propose ceci à Juliette :

« Mettons-nous nues [...] il faut que nos chairs pressent et foulent ces ossements; c’est de cette voluptueuse sensation que nous devons obtenir une des meilleures branches de la lubricité - il y a, dis-je, une chose toute simple à faire; formons-nous des godemichés, avec les os de ces victimes » [...] « Bien, dis-je à ma compagne; mais il faut être assise sur des têtes; il faut que le trou de nos culs soit chatouillé de cette pression aiguë... voyez où je me place... - Ah! dit Durand; c’est justement sur la tête, fraîche encore du dernier garçon que vous avez immolé » [...] Le délire et l’extravagance furent à leur comble, nous imaginâmes... nous exécutâmes cent autres choses plus infâmes encore.

HJ, t. 3, p. 663-664

Cet usage théâtral des os des victimes tient autant à l’humour qu’à la véritable perversion nécrophile. Les crânes, érotisés, sont recyclés en godemichés. Dans cette farce macabre, Éros et Thanatos sont de nouveau intriqués.

Peu de cas sont strictement nécrophiles. Les cadavres permettent aux libertines d’assouvir, par exemple, leurs tendances nécrosadiques, incestueuses et pédophiles :

La féroce créature [Clairwil] ouvre le ventre du jeune garçon qu’on lui a donné, elle lui arrache le coeur et se l’enfonce tout chaud dans le con; elle se branle avec. « Oh! sacredieu! Dit-elle en se pâmant, il y a un siècle que j’ai la fantaisie de me branler avec des coeurs d’enfants! Tu vas voir comme je vais décharger »; couchée sur le cadavre de sa malheureuse victime, elle lui suçait encore la bouche en se foutant avec le coeur; « je veux qu’il m’entre tout entier dans le con, dit-elle », et pour se procurer la facilité de le retirer, elle passa une ficelle au travers, et le viscère disparut [...] - J’ai connu, répondis-je [Juliette], un homme qui avait à peu près le même goût, il faisait un trou dans un coeur encore palpitant, y fourrait son vit, et y déchargeait. »

HJ, t. 3, p. 668

Cet extrait pourrait représenter une parodie des sacrifices religieux des civilisations précolombiennes, dont Sade a pu prendre connaissance (Démeunier, 1988, vol. 2, p. 239). Le coeur, synecdoque de la victime, simple viscère élastique, n’est plus le siège romantique des sentiments mais le nouveau jouet d’enfants-libertins surexcités et de Clairwil, qui l’attache avec une simple ficelle. Ce nouvel accessoire ludique devient soit un pénis factice, soit une sorte de vagin artificiel, nouveau « prestige »[31] de chair et de sang. Le viscère, mâle (vit) et femelle (con), bisexué, est un organe ambivalent. Le coeur est assez chaud et palpitant pour provoquer, par ses soubresauts, tel un godemiché mécanique, l’orgasme des rouées. Juliette n’est plus inspirée par ses séances d’introspection onirique (HJ, t. 3, p.752-753) mais par les pratiques déviantes de Clairwil. Son imaginaire pervers est dépassé par la « réalité » : les passages à l’acte de sa complice. Cette accumulation de perversions, en tout genre, caractérise le style « polymorphe » du marquis, saturé, jusqu’à la nausée des lecteurs naïfs, d’actes pervers. Mais sa manière d’écrire peut être encore plus brutale[32]. Submergé par l’afflux de représentations pulsionnelles, il est, alors, peu capable d’élaborations symboliques. Son style devient « psychopathique »[33].

***

Le traitement ludique, comique ou humoristique, de ses fantasmes prégénitaux permet au « prisonnier Sade » de moins souffrir du sevrage carcéral, de les « réaliser » symboliquement dans des scenarii, grâce à des personnages « baroques ». Les procédés comiques permettent une distanciation face à l’agression de ses fantasmes. L’humour pervers est une thérapie. Il contribue à rendre son oeuvre encore lisible. L’humour sadien est aussi pathogène. Il enchérit sur la gravité des passages à l’acte. C’est un symptôme psychiatrique. Sade aimait plaisanter avec ses victimes[34]. La folie perverse peut générer, aux interstices du texte, de l’humour pervers. Pour rendre ses orgies encore plus délirantes et amusantes, Vespoli, un roué, copule avec des « fous » (HJ, t. 3, p. 1071). Les jeux du marquis avec ses fantasmes nécrophiles ont pour fonction, pendant que les lecteurs pervers, complices, s’amusent, comme les roués fictifs, de leurs outrances, d’accroître le malaise des lecteurs vertueux. L’humour pervers, a fortiori nécrophile, rend le crime, fût-il d’écriture, encore plus insupportable. Il rend la révolte de Sade contre les normes sexuelles, sociales ou esthétiques encore plus inquiétante[35]. Sa présence confirme, a absurdo, notre postulat de l’humour pervers. Le lecteur rousseauiste, attiré, par compassion, par le personnage de Justine et le lecteur névrosé, attiré, lui, par ses fantasmes refoulés, tombent dans le piège. Ils ont du mal à résister contre l’influence sournoise de ces blocs de violences primaires. La finalité des roués, imaginaires ou réels (bourreaux ou Sade), est la destruction des victimes, imaginaires ou réelles (personnages ou lecteurs) : « [Clément, un autre libertin] est comme ces écrivains pervers, dont la corruption est si pernicieuse, si active, qu’ils n’ont pour but, en imprimant leurs affreux systèmes, que d’étendre au-delà de leur vie la somme de leurs crimes » (NJ, t. 2, p. 684). L’humour, qui représente, pour Sade, l’un des instruments de son emprise terrorisante sur ses lecteurs naïfs, contribue à leur assassinat psychique ou/et affectif et/ou moral. C’est un procédé narcissique. Il fait partie des stratégies du prédateur moral. Nous comprenons mieux, désormais, l’étrange avertissement que Pauvert adresse aux lecteurs de Sade :

Je terminerai sur une mise en garde. Il est assez certain maintenant, plusieurs expériences le prouvent, qu’on est plus tout à fait le même au retour d’un voyage dans le pays sadien qu’au départ. Il est même dangereux de se pencher à l’intérieur. Qu’on le sache.

1986, p. XII