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« Que deviendrait la géographie aux mains d’hommes privés de culture historique ? »

Lucien Febvre, proche de Jules Sion et Albert Demangeon

D’où vient votre intérêt pour la géographie et plus particulièrement pour la géographie historique ?

Il est toujours délicat de chercher l’origine d’un intérêt scientifique. Il est indéniable que les expériences de jeunesse jouent un rôle, parfois même déterminant. Ce fut mon cas, vu le contexte dans lequel j’ai évolué.

Né à Montréal, j’ai passé mon enfance à Saint-Eustache, où j’ai pu goûter aux plaisirs des grands espaces. Comme le village avait été le site d’une importante bataille lors de la Rébellion de 1837, il m’a vite passionné pour l’histoire. Deux bâtiments surtout m’attiraient : la vieille église, dont la façade portait encore la trace des boulets de canons tirés par l’armée britannique, et le vieux moulin à blé des frères Légaré, qui prenaient plaisir à nous montrer leurs vestiges de l’affrontement du 14 décembre 1837. Imaginez ma joie quand, beaucoup plus tard, j’ai pu mettre la main sur le plan de la bataille.

Lorsque, en 1956, mes parents ont acheté une terre dans les Laurentides, j’ai découvert un autre pan de notre histoire : la colonisation des plateaux. Témoins de cette époque : les tas de pierres empilées en bordure de la forêt par les cultivateurs pour faciliter les labours. J’allais aussi découvrir la présence d’un lac qui s’asséchait l’été et d’un bloc de pierre énorme, dont l’origine nous était encore inconnue. Quel environnement ! Et que d’énigmes à résoudre !

C’est vers la même époque, également, que j’ai découvert le monde urbain, grâce à mes études collégiales et à deux emplois étudiants. D’abord comme homme à tout faire dans une usine de chaussures, puis comme acheteur adjoint chez Hydro-Québec, qui s’affairait alors à la construction du barrage Manic II. Que de langages et de pouvoirs différents !

Ma grande ambition, alors, était de me consacrer à l’éducation. C’est là, je crois, que tout s’est mis en place. D’abord comme enseignant, à rechercher des façons originales d’enseigner le latin et la géographie par des jeux de rôle et des sorties sur le terrain ; puis, comme coordonnateur de programme en sciences humaines, à rechercher une manière d’intégrer les autres matières à la géographie et à l’histoire ; enfin, comme professionnel puis directeur du Service de l’éducation au futur ministère de l’Environnement, à imaginer des moyens d’intéresser la population à l’environnement, un concept que la loi limitait alors à la trilogie « eau, air, sol », mais auquel j’ai tenté d’intégrer une dimension plus humaine.

Il faut dire que j’avais été préparé à ces travaux par mes études universitaires en pédagogie, en administration scolaire et en géographie. Chacune de ces formations m’a été utile, ne serait-ce que par mes lectures, qui ont donné du sens à mes expériences. Surtout, j’ai eu le bonheur de croiser des professeurs qui m’ont donné une vision et un langage pour aborder les objets qui allaient bientôt me passionner. Je pense ici à Marcel Bélanger, qui m’a ouvert à la réflexion théorique et sociale, à Camille Laverdière, qui insistait sur la nécessaire mise en contexte de l’objet, à Gilles Boileau, qui m’a donné le goût du terrain comme complément indissociable des sources écrites, et à beaucoup d’autres qui m’ont aussi fait partager leurs intérêts. Aucun d’eux ne pratiquait la géographie historique, mais tous étaient préoccupés de « genèse » et de « paysage », deux notions chères à Raoul Blanchard et qui étaient au coeur de la démarche géographique. Allaient y suppléer des écrits qui viendraient nourrir mes réflexions d’études supérieures. Je pense à ceux de Cole Harris et Clifford Darby en géographie, de Louise Dechêne, Jean-Pierre Wallot et Fernand Ouellet en histoire, et de Ludwig von Bertalanffy sur la théorie générale des systèmes.

Toutes ces expériences ont jeté les bases de ce qui deviendrait plus tard ma vision de la géographie historique. Et comme je composais déjà avec les autres disciplines, il était inévitable que j’ouvre mes démarches à des préoccupations interdisciplinaires, tout en gardant ma spécificité de géographe.

La géographie historique occupe une place importante dans la géographie québécoise, particulièrement à l’Université Laval. Pouvez-vous en retracer les origines ?

L’Université Laval est encore la seule université à offrir ce profil de formation aux trois cycles. Préparé par les apports de Raoul Blanchard, Pierre Deffontaines et Max Derruau, cet enseignement a été formalisé dans les années 1970 par l’introduction d’un séminaire d’études de deuxième et troisième cycles et l’implantation, l’année suivante, d’un cours de baccalauréat appelé à remplacer celui déjà offert par le Département d’histoire. Furent de cette étape pionnière Gilbert Cestre, de la Faculté des lettres, qui s’intéressait à la ville et à la région de Québec, et Christian Morissonneau, du Département de géographie, qui avait des préoccupations surtout culturelles. Cet enseignement se poursuivra ensuite par nos soins, avec la définition de nouveaux contenus de cours et l’amorce de grands projets de recherche qui permettront la création d’un Laboratoire de géographie historique, puis la fondation, une dizaine d’années plus tard avec un collègue historien, d’un Centre interuniversitaire de recherche consacré à l’étude du Québec.

La préoccupation historique en géographie fut d’abord tributaire de la démarche de Raoul Blanchard, dans les années 1930. Il en a fait une étape dans la démarche de la géographie régionale, démarche à laquelle tous les géographes devaient demeurer fidèles par la suite, en s’intéressant à la « marche du peuplement » comme facteur premier d’explication des particularités régionales. Les thèmes étaient partout les mêmes, explorés surtout à partir d’enquêtes orales. Cette façon de faire a produit d’admirables synthèses, mais elle est rapidement devenue répétitive et limitée à une génétique de grands traits. Ce n’était pas condamner l’analyse historique en géographie, puisqu’on allait la retrouver à des degrés divers dans les orientations qu’allait bientôt prendre la discipline au Québec, mais c’était la conduire à un manque de dépassement.

À partir des années 1970, la géographie québécoise a connu, comme partout dans le monde, une série de mutations qui l’ont amenée à rejeter l’orientation précédente au profit de problématiques nouvelles jugées plus capables de rendre compte des rapports avec le milieu.

Dans une première mutation, on a cherché à comprendre les logiques spatiales des sociétés. Au Québec, ce courant a connu certains succès, mais sans les développements observés en Allemagne, en Suède ou aux États-Unis. Certes, la réflexion s’est enrichie de préoccupations plus théoriques, et le langage, de formules plus précises inspirées du langage mathématique ; mais sa véritable influence s’est plutôt fait sentir sur les méthodes de travail, qui ont accordé plus de place au support informatique et à l’analyse statistique, moyens qu’aurait tout aussi bien pu retenir la géographie dite classique. Aussi, est-on resté fidèle à une approche plus « humaine » des problèmes.

Parallèlement, s’est développée une approche intéressée moins à l’ordre qu’au désordre des paysages humanisés, celle du matérialisme historique. Entrant délibérément dans le champ des sciences sociales, cette approche renvoyait à un modèle de tension qui, en mettant l’accent sur les conflits face à l’espace, devenait révélateur des stratégies déployées par les différents groupes sociaux pour contrôler cet espace. À Laval, cette problématique a connu plus de succès, alimentant tout un courant de pensée intéressé aussi bien au présent qu’au passé. Cependant, en valorisant surtout des problématiques actuelles, cette orientation a limité les investigations historiques.

Un autre courant a voulu se montrer plus sensible aux individus et à leur culture qu’aux structures globales de la société. Il a nourri une microgéographie intéressée par les motivations pouvant expliquer le comportement des individus dans l’espace, soit pour son usage, soit pour son contrôle. Tout en demeurant présente, la préoccupation historique s’est retrouvée limitée par les sources utilisées pour compléter les histoires de vie : romans, monographies locales, chroniques de voyage, etc. Aussi, les résultats sont-ils demeurés variables, si féconds et si justes ici, si superficiels et si instinctifs là.

Quant au dernier courant, la géographie de la territorialité, il a été une sorte d’aboutissement des courants qui l’avaient précédé. Ce n’était pas son but premier d’étudier le passé, cependant, en intégrant les acquis des traditions antérieures, il a offert des moyens nouveaux de saisir le rapport historique à l’espace. Concevant le territoire comme un produit social à analyser à travers les pouvoirs et les rapports qui le structurent, c’est à un système très complexe de relations bio-physico-sociales que cette géographie s’est intéressée. Ce système devait expliquer le vécu des sociétés, leurs utilisations de l’espace et leurs productions territoriales. Dans ce contexte, tant l’espace que la société pouvaient être étudiés à différentes échelles et dans leurs temporalités propres, qui pouvaient même remonter loin dans le passé.

Cette géographie est devenue un outil-clé de mes démarches, en me permettant un dialogue fécond avec les autres disciplines, l’histoire notamment, qui s’affairait alors à développer son orientation économique et sociale, et en me suggérant des outils d’investigation permettant de distinguer les pratiques de certains acteurs des représentations que d’autres pouvaient s’en faire.

Comment définir cette géographie historique ?

Les définitions ne sont jamais statiques ; elles varient selon les époques et les traditions scientifiques. La mienne s’inscrit dans les courants actuels de la géographie et de ceux qui l’ont préparée. En ce sens, elle est une façon de voir le monde et une façon d’en rendre compte, soutenue par les démarches que lui commandent ses problématiques.

Longtemps, l’étude du passé a été réservée à l’histoire, pendant que la géographie ne devait s’occuper que de l’Actuel. Les choses ont bien changé depuis. Comme je l’écrivais déjà en 1995, « l’espace est à l’histoire ce que le temps est à la géographie : nul événement qui ne s’inscrive dans un espace, nul espace qui ne porte la marque du temps ». Cet état de fait milite en faveur d’un décloisonnement disciplinaire, ne serait-ce que parce que les préoccupations du géographe ne sont pas celles de l’historien et vice-versa, pas plus d’ailleurs que les moyens. D’où la nécessité de s’ouvrir à l’Autre, tout en conservant les acquis de sa discipline. En ce sens, je rejoins l’esprit de l’école des Annales, qui prônait justement cette ouverture.

La vision que j’ai de la géographie historique est donc celle d’une science « inclusive », qui s’abreuve non seulement à diverses disciplines, mais aux courants qui ont traversé la géographie. Et comme elle est sensible aux enseignements du terrain, elle tient compte également des informations provenant du paysage et des enquêtes directes.

Il faut bien le dire : la façon qu’a la géographie historique d’étudier le passé n’est pas celle de l’histoire. Les deux disciplines n’ont ni le même objet, ni les mêmes objectifs, ni les mêmes angles d’analyse. Ce qui intéresse la géographie historique, ce sont les « créations humaines » et ce qui les explique ou les caractérise : l’environnement, les idées, les acteurs et les actions. D’où son intérêt pour la « genèse » des choses et leur « mise en relation ». D’où, aussi, l’importance qu’elle accorde à la « durée » dans son étude des « processus » de changement à travers le temps.

Une autre caractéristique de cette géographie historique est aussi son « pragmatisme ». En plus des démarches que lui suggèrent les courants actuels, elle retient celles des traditions passées, selon les réflexions et les besoins du moment. Ainsi, comme Michelet et les géographes anciens, elle pourra « rechercher les influences du milieu naturel » tout en restant, comme Lucien Febvre, attentive aux choix des communautés humaines de s’y adapter ou non. De même, comme Roger Dion ou Clifford Darby, elle pourra « retracer les géographies du passé » pour établir des contextes ou faire ressortir le changement à travers le temps. Ou encore, comme Carl Sauer, faire du paysage un reflet des processus culturels. Comme Andrew Hill Clark, faire appel aux données statistiques pour produire des synthèses et des cartes aussi rigoureuses que parlantes. Ou comme Fernand Braudel, décomposer le passé (par extension le paysage) en « étages » ou en « strates » pour mieux saisir les dynamismes qui ont pu éclairer les devenirs de la société étudiée. Et, aujourd’hui encore, cette géographie historique pourra juger nécessaire de faire l’étude des frontières, vu les ambiguïtés créées par les partages des siècles passés. Tout cela, en tenant compte des idées pouvant germer des échanges avec les étudiants et les assistants de recherche, ainsi qu’avec les collègues intéressés comme moi par l’étude géographique du passé. Dans mon cas, il y en a eu plusieurs, tels Alan Baker, Robin Butlin, Jean-Claude Boyer, Cole Harris, Brian Osborme, Normand Séguin et Jean-Claude Robert, pour ne nommer que ceux-là.

Partie de positions qui en ont fait un bourgeon de l’histoire puis de la géographie, la géographie historique est devenue aujourd’hui un espace sémantique, un champ de connaissance vivifié par le contact avec l’Autre, mais suffisamment autonome pour définir ses propres problématiques et ses propres stratégies d’enquête. D’où ma suggestion d’en faire une « interdiscipline », dont l’objet premier est d’étudier les réalités du passé avec tous les langages et les moyens utiles, afin de restituer les processus à l’origine de ces réalités. Ce faisant, elle se préoccupe autant de conceptualiser ses découvertes que d’offrir éventuellement aux sociétés du présent les moyens d’éclairer ses devenirs.

Pourriez-vous nous donner des exemples de votre démarche, peut-être quelques-uns tirés de vos recherches ?

Tout en m’intéressant aux formes du paysage organisé, j’ai surtout voulu, dans ma démarche, m’ouvrir aux champs constitutifs de la relation homme-espace-temps-société. Ces champs sont entrecroisés, ont une durée propre et déterminent des aires où s’exprime l’originalité des sociétés. On reconnaîtra ici l’importance qu’a eue chez moi la géographie de la territorialité. Elle m’a fait comprendre que non seulement le territoire est le produit du rapport entre acteurs, mais qu’il sert de médiateur à la vie de relations. Également, qu’il comporte souvent deux types de géographie : l’une issue du développement souhaité par certains acteurs plus dominants, et l’autre, du vécu territorial de ceux qui ont dû s’y adapter.

Cette quête de sens m’a permis de voir d’un autre oeil les réalités géographiques du passé. J’en prendrai pour exemple le système du rang implanté par la France au XVIIe siècle pour établir sa colonie laurentienne. Ce système était fondé sur une division du sol en seigneuries perpendiculaires au fleuve et partagées en longs lots rectangulaires, également perpendiculaires à la voie d’eau. Ces lots devaient être concédés à des colons à raison d’une terre par famille, afin de favoriser le peuplement continu de la vallée du Saint-Laurent et l’autonomie alimentaire de la colonie. Cette rationalité spatiale reflète l’urbanité de la France, mais non le vécu territorial de la population qui s’en est accommodée pour élargir ses aires d’activités et accroître son emprise sur le sol agricole. Aussi, verra-t-on deux géographies se superposer : celle d’un territoire conçu en « arêtes de poisson », bien visible sur les cartes de l’époque, et celle d’une mosaïque d’aires domestiques dont le dessin évoque plus une « étoile de mer », qui ne se révèle cependant qu’au prix de patientes reconstitutions dans les archives. Le même phénomène peut être observé dans les cantons, où les structures implantées par l’État ont servi de cadre à la définition d’une autre géographie, faite à l’image du vécu territorial de la population. C’est ainsi que j’ai abordé la plupart de mes enquêtes, grâce à la collaboration d’un professionnel de recherche et de trois générations d’étudiants, dont la générosité ne s’est jamais tarie.

Mon premier projet a été consacré à la reconstitution des limites administratives du Québec, qui devait me doter d’un outil pour lire adéquatement les réalités géographiques du passé. Bien que le Canada dispose d’utiles recensements, il était impossible d’en cartographier finement les données, faute de base cartographique appropriée. Amorcé au début des années 1980 pour la grande région de Montréal, le projet a permis la reconstitution des paroisses et municipalités qui serviraient de cadre aux subdivisions de recensement. Il s’est poursuivi jusqu’aux années 1990, ponctué par la publication d’un répertoire et la production d’une série de cartes qui allaient servir d’outils cartographiques à divers autres projets.

Dans mon deuxième grand projet, je me suis intéressé à la poussée villageoise des XVIIIe et XIXe siècles dans les seigneuries du Québec, où se concentrait l’essentiel de la population. On avait bien étudié jusque-là quelques villages, mais jamais l’ensemble du phénomène villageois. Bien plus, à l’instar de ceux qui l’avaient observé dans les années 1950, on avait fait du village québécois le mouroir d’une société. En fait, à la trame des trois villes coloniales représentées par Québec, Trois-Rivières et Montréal s’est superposée ici une trame villageoise dynamique, lente à émerger compte tenu des interdits de la France coloniale, mais qui connaîtrait un développement accéléré avec le temps. La recherche en a montré la rapidité : autour de 20 noyaux en 1765, 50 en 1815, 200 en 1830, et 300 en 1850. Elle a aussi révélé des milieux capables d’organiser la vie économique et sociale locale, sorte de trait d’union entre la ville et la campagne. Elle a également nuancé l’impression de fractionnement foncier laissée par certains historiens à l’appui de leur thèse sur la crise agricole des années 1830, tout en montrant l’existence d’une propriété bourgeoise pouvant expliquer, du moins en partie, les faits de monopolisation du sol dans certaines localités.

Un troisième projet a été de capitaliser sur cette percée pour étudier les rapports entre l’agriculture et l’industrie rurale, laquelle était principalement située au village ou dans les environs. La thèse la plus admise à l’époque était que les déficiences de l’agriculture pratiquée par l’habitant canadien expliquaient la chute des exportations de blé sur le marché international. J’ai voulu montrer, par ce projet, que d’autres facteurs pouvaient être en cause et qu’à côté du marché international dominé par l’Angleterre existaient aussi d’autres marchés, où le cultivateur pouvait écouler ses produits. Ces marchés pouvaient être locaux ou régionaux et déterminer les orientations locales de l’agriculture. C’est du moins ce qu’ont suggéré les corrélations observées entre la localisation de certaines cultures (l’orge ou le seigle, par exemple) et la répartition des industries rurales (ici, les brasseries et des distilleries). Des corrélations similaires existaient entre la répartition de certains élevages (bovin ou ovin, par exemple) et celle des tanneries et des moulins à fouler et à carder la laine. C’est dire la vie de relation que connaissaient les campagnes, l’analyse territoriale ici corrigeant certaines perceptions de l’historiographie nationale.

Le grand projet Axe laurentien fut mené de concert avec deux collègues historiens et toute une équipe de professionnels de recherche et d’étudiants qui ambitionnaient comme nous de comprendre les processus ayant marqué la socioéconomie de la vallée du Saint-Laurent au XIXe siècle. Ce projet a donné lieu à la constitution d’immenses bases de données à partir desquelles étudier ces processus, en tenant compte de l’évolution des infrastructures et des moyens de transport. Son apport principal a été d’éclairer l’importance des échanges dans la vie économique et sociale de la vallée du Saint-Laurent et les interactions avec les marchés extérieurs. Ce projet a trouvé son aboutissement dans le premier volume de l’Atlas historique du Québec, dont le Centre que je codirigeais est devenu le maître d’oeuvre.

Quant à mon dernier projet de recherche, mené grâce à une bourse Killam, j’ai voulu y explorer les similitudes entre le discours de colonisation au Québec et les discours qui avaient traversé l’empire britannique, une génération plus tôt. J’ai montré que l’une des formes les plus efficaces du colonialisme avait été de projeter sur les sociétés coloniales un discours que celles-ci ont ensuite adopté pour promouvoir leurs propres projets de développement. Baignés comme ils étaient dans le discours ambiant, les propagandistes québécois, Église en tête, l’ont utilisé comme modèle, en l’adaptant à leurs préoccupations. D’où la proximité de leur discours avec ceux des propagandistes britanniques, des autres colonies et des États-Unis, également soumis à la propagande britannique.

Tous ces projets ont permis une vision plus dynamique du XIXe siècle québécois. Ils ont aussi montré la capacité du Québec d’intégrer les expériences extérieures pour apprivoiser le territoire et en faire un lieu d’identité pour une société assez comparable, somme toute, aux sociétés de son époque.

Quel avenir voyez-vous à l’approche particulière que vous avez développée en géographie historique ?

Je laisserai à la nouvelle génération le soin de définir ses propres avenues. Peut-être voudra-t-elle approfondir le rôle des « Oubliés de l’histoire » dans la construction de la géographie d’ici, mieux comprendre les problèmes de l’environnement ou revisiter le colonialisme. À moins qu’elle ne se laisse tenter plutôt par des développements plus théoriques ou méthodologiques. Quels que soient ses choix, il me semble que des acquis devraient cependant demeurer.

Ainsi, je serais heureux de savoir que la géographie historique demeure inclusive et ouverte au dialogue interdisciplinaire. Également, qu’elle reste pragmatique quant à ses moyens de poser et de résoudre les problèmes. Il me semble qu’elle gagnera aussi à rester critique quant à ses démarches et ses interprétations. Qu’elle reste aussi sensible aux faits de diversité. Si la réalité est une, ses facettes sont nombreuses ! Bref, qu’elle demeure une science inquiète, mais confiante en ses moyens et capable de dépassement.

Ce que j’ai constaté, quant à moi, c’est une belle proximité entre ma façon de voir les choses et celle de la nouvelle génération de chercheurs en géographie historique. En effet, autant sa perspective est-elle celle d’une géographie de la territorialité, appliquée par exemple à l’étude du langage, du pouvoir ou des techniques, autant sa préoccupation est celle d’une quête de sens. En même temps, elle évalue l’effet de l’urbanité sur les territorialités locales, que ce soit au plan économique, social ou culturel. Les mots peuvent être différents, mais les préoccupations sont semblables.

Je constate aussi que cette nouvelle génération oscille entre une géographie de certitudes, fondée sur des approches connues, et une géographie de l’incertitude, préoccupée de nouveaux objets et de nouvelles démarches. Ce faisant, elle pratique l’une des fonctions les plus structurantes de la géographie : l’exploration. Bien que cela puisse parfois devenir inconfortable, il faut se rappeler que c’est le prix à payer pour découvrir de nouveaux concepts, de nouveaux courants d’idées, qui serviront ensuite à étudier les réalités du passé. C’est ainsi, en tout cas, que les enseignements de Foucault, d’Habermas et de bien d’autres sur les notions de pouvoir, de modernité, de postmodernité, ont permis les percées que l’on connaît.

Cet attrait de l’innovation montre le dynamisme de la nouvelle géographie historique, qui reste à mes yeux une interdiscipline. Si les objets sont nombreux, les préoccupations, elles, restent unificatrices et ouvertes au dialogue. Peut-on trouver promesses plus stimulantes et rassurantes pour l’avenir ? Aujourd’hui, cette géographie observe, analyse, expérimente ; demain, elle tentera d’intégrer et de conclure. Je souhaite seulement à ses praticiens d’avoir autant de plaisir que j’ai eu à explorer le passé.