Corps de l’article

Introduction

Dans sa longue notice (auto)biographique publiée sur Le Tiers livre, François Bon prédit en ces termes la fin de sa vie et l'aboutissement de son œuvre :

Évolution progressive et définitive du site Tiers Livre en arborescence d’oeuvre transmedia et préparation d’un verre sphérique inaltérable et indestructible incluant la totalité de cette oeuvre unique. Déclare dans son dernier billet de blog : « J’aurais pu faire ma vie autrement, mais je n’y avais pas pensé avant ». Cependant, la révélation que l’auteur habitait depuis de nombreuses années dans son site Internet provoque un certain émoi et beaucoup de sensation et d’interrogation dans le monde numérique et littéraire.

Non sans humour, l'écrivain souligne la fusion qui s’opère aujourd’hui entre les espaces numérique et non numérique, ou du moins le brouillage constant des frontières entre ce qui relève traditionnellement du « réel » et de l'« imaginaire ». En vérité, ce brouillage n’a rien d’inédit, aussi dirons-nous que le numérique permet de réinvestir certaines problématiques ontologiques qui ont traversé l’histoire de la pensée – en y ajoutant au passage ses propres paradoxes.

D’un côté en effet, la notion de représentation a été largement utilisée pour analyser l’effet de nos écrans numériques, bien que l’on puisse regretter l’aspect restrictif d’une telle approche qui, essentiellement concentrée sur la dimension visuelle des médias numériques, occulte tout ce qui se trouve du côté des pratiques – l’analyse du concept d’interface, proposée par Alexander Galloway permet d’ailleurs d’y remédier (Galloway 2012). D’un autre côté, le terme « réalité » (augmentée ou virtuelle) n’a cessé d’être convoqué afin de définir le statut des mondes numériques – l’adjectif « virtuel » ayant alors pour fonction d’affirmer une progressive perte de la matérialité du rapport avec l'espace dit réel (Serres 1994; Koepsell 2003; Virilio 2010). Aujourd’hui enfin, de plus en plus de chercheurs s’accordent ainsi à dire que nous vivons dans un espace hybride (Beaude 2012; Vitali-Rosati 2012; Floridi 2014), où les distinctions entre réel et numérique n’ont plus de sens…

Dans ce contexte, les narrations transmédia s’emploient elles aussi à repousser les frontières entre mondes fictionnels et monde(s) réel(s), en s’appuyant notamment l’engagement des spectateurs (Jenkins 2008). Les produits en réalité augmentée mélangent désormais la vision du monde qui nous entoure avec des éléments ludiques ou issus de la fiction. Le statut de ces nouvelles narrations est complexe : comment qualifier les tweets de Clara Beaudoux dans son Madeleine project, ou ceux de Guillaume Vissac dans Accident de personne ? Comment décrire le projet tentaculaire qui se construit depuis près de 20 ans autour du Général Instin, investissant l'espace Web autant que l'espace urbain ? S'agit-il d'écriture documentaire, journalistique ou fictive ? Cette question est-elle encore seulement pertinente ? Quel est le statut de produits comme le jeu Pokemon Go ou les Street View Trek proposés par Google ?

Si le brouillage des frontières ontologiques est devenu un caractère constitutif du numérique, il n’en soulève pas moins de nombreuses questions : peut-on véritablement déclarer que les notions de représentation, de réel, ou de virtuel sont définitivement périmées ? Ou faudrait-il, au contraire, réaffirmer leur intérêt et leur pertinence, du moins d’un point de vue heuristique ? Peut-on parler d’une problématique « ontologique » dans la culture numérique ou s'agit-il d’une querelle de mots ?

Ce dossier se conçoit comme un champ d'exploration des problématiques ontologiques du numérique, tel qu'elles se manifestent aujourd'hui dans les différents champs des sciences humaines et sociales. Les études rassemblées ici s'inscrivent dans des disciplines très distinctes (les contributions vont de la littérature à la philosophie, en passant par les sciences de l'information et de la communication, la sémiotique, les études cinématographiques, la photographie, les arts plastiques ou même l'architecture) mais traversées par des interrogations théoriques et méthodologiques communes, alors même qu'elles font face à l'émergence de nouveaux objets, mais aussi de nouvelles pratiques médiatiques. Si les échos entre ces textes ne manquent pas, nous proposons d'organiser le dossier en quatre axes reprenant autant de thématiques qui se sont particulièrement démarquées dans les contributions.

1. Actualités et mutations de la mimésis

Concept fondateur de la réflexion ontologique occidentale, la mimésis se trouve logiquement au coeur de nombreuses réflexions, en particulier celles qui privilégient une approche philosophique et/ou littéraire. À partir d'une lecture historique du concept - depuis la pensée antique de Platon et Aristote jusqu'à celle d'Auerbach - Adriano Fabris étudie ainsi les métamorphoses de la mimésis dans le contexte contemporain. Sa réflexion l'amène à plaider pour une éthique de la mimésis à l’époque des technologies numériques, qui serait fondée sur « l’exigence d’une gestion morale des processus imitatifs ».

Nicolas Sauret, pour sa part, propose de repenser la mimésis au prisme de la notion de modèle. Rappelant que, depuis toujours, « les Humanités n'ont eu de cesse de produire des modèles pour penser et interpréter le monde », il s'intéresse à la façon dont l'informatisation de nos pratiques et de nos méthodologies introduit une nouvelle forme de modélisation, dont il pose les bases d'une analyse épistémologique.

Cette réflexion épistémologique est d'ailleurs au centre de l'article de Pierre Lévy, pour qui le numérique est d'abord essentiellement un médium, et plus particulièrement un médium algorithmique. Pierre Lévy en propose ici une étude à la fois historique et philosophique, afin d'introduire et de présenter les bases d'IEML (le MétaLangage de l’Economie de l’Information), une langue à la sémantique calculable qu'il a conçue afin de pallier les limites de l’IA contemporaine.

Enfin, dans son article « Le virtuel du numérique à l’école de la virtualité sémiotique : virtualisation de la culture et herméneutique matérielle », Lia Kurts-Wöste propose de revisiter les notions de virtuel et de virtualisation à la lumière de l'héritage de Saussure et Cassirer. À partir d'une analyse des plus récents travaux de François Rastier, elle démontre ainsi tout le potentiel théorique d'une pensée de la virtualité sémiotique et de la virtualisation de la culture (à distinguer de la notion de « réalité virtuelle »), pour aboutir à une pensée originale de la matérialité numérique.

2. Fictions et documentaires : porosités de la frontière imaginaire/réel

La fusion qui s’opère désormais entre les espaces numériques et non numériques favorise l'émergence d'objets hybrides, qui soulignent le brouillage des frontières entre le réel et l'imaginaire. Dans son article « Dieu n’a pas inventé le webdocumentaire. Réflexion ontologique sur la représentation du réel à l’écran », Sophie Beauparlant questionne la façon dont le numérique affecte le statut ontologique du documentaire. En s'appuyant sur un corpus de webdocumentaires, elle interroge la nature indicielle de l’interface numérique et son impact sur l'interprétation des contenus documentaires. À partir d'une relecture de la notion de « degré de documentarité » proposée par André Gaudreault et Philippe Marion, elle étudie ainsi comment le dispositif interactif interfère dans la représentation du réel à l'écran.

Hautement instable, le statut de la fiction tout comme celui du document pose évidemment de nombreuses questions d'ordre épistémologique, mais aussi éthique - dans un contexte qui a vu émerger des concepts tels que les « fake news » ou les « faits alternatifs ». À cet égard, les contributions de Miruna Craciunescu et de Renée Bourassa, qui s'appuient toutes deux sur une remise en perspective à la fois théorique et historique, parviennent à prendre toute la distance nécessaire pour contribuer à la compréhension de ces phénomènes médiatiques. Miruna Craciunescu, d'une part, interroge l’évolution des rapports entre fictionnalité et référentialité depuis le début des années 1990 à partir des travaux de Françoise Lavocat et Carlo Ginzburg. En faisant dialoguer deux disciplines rarement réunies dans les études comparées, l’historiographie et la théorie des genres littéraires, elle plaide pour une interprétation des relations entre les notions de "vérité" et "mensonge" selon un modèle non plus binaire, mais plutôt « analogique », permettant de mieux comprendre l’hybridité interprétative qui résulte de l’usage quotidien des plateformes numériques. Renée Bourassa, d'autre part, propose une réflexion sur cette « fragile frontière qui sépare la fiction acceptable socialement de la fraude ou de mensonges qu’amplifient les réseaux numériques ». À partir d'une lecture du texte de Borges (« Tlön, Uqbar, Orbis Tertius »), elle explore les théories de complot et démontre l'importance de l'imaginaire dans la construction de la réalité sociale.

3. Approches esthétiques

Ce dossier comprend une série d'analyses des (nombreuses) réponses pratiques et esthétiques adressées à ces problématiques ontologiques du fait numérique. Comme le mentionne en effet à juste titre Lucie Roy, l'enjeu de la réflexion ontologique à l'ère numérique consistera souvent « moins [à] discuter de la réalité que de l’être-pour-dévoiler ». À partir, entre autres, des travaux de Bazin et de Heidegger, Lucie Roy s'interroge ainsi sur les conditions de possibilité d'une ontologie des images numériques, héritières d'une photographie argentique elle-même autrefois révélée par l'action de la chimie.

S'inscrivant dans une approche en recherche-création, Ariane Maugery défend la pertinence des notions de « réel » et de « virtuel », souvent décrites comme obsolètes, pour penser des pratiques plastiques qui font « de l’immersion un réenchantement du monde » (Vial 2013). Son article, « La perception stratigraphique dans les pratiques plastiques & dansées de l’intensité », propose un panorama détaillé d'une série d'expérimentations de dispositifs générant des processus d’immersion perceptive, dont elle analyse les effets.

Dans un perspective cette fois-ci théâtrale, Filip Dukanic livre une étude comparée d'Angst II d’Anne Imhof et du spectacle de Romeo Castellucci Les Métopes du Parthénon. En confrontant la mimésis aristotélicienne à ces deux « représentations théâtrales » contemporaines, il souligne ainsi l'importance croissante d'un paradigme performatif devenu incontournable à toute réflexion ontologique.

Éric de Thoisy, enfin, propose de saisir les questionnements ontologiques du numérique en faisant le pari que l'architecture nous donne à voir des représentations pertinentes de ces questionnements. Son article étudie la façon dont les architectes ont pensé les conditions de possibilité d'un « habiter numérique ». Il démontre ainsi que « le déplacement de l’architecture vers l’architecture informatique est surtout le déplacement d’une responsabilité : celle de la prise en charge de la mémoire, qui, dans ce glissement, quitte le champ de la visibilité ».

4. Le « spatial turn » des humanités numériques : pour un nouvel espace public

Ce tour d'horizon des problématiques ontologiques ne serait pas complet sans une réflexion sur l'espace, qui s'est aujourd'hui imposé comme un sujet incontournable de la pensée du fait numérique. Si, à partir des années 1990, les technologies et les infrastructures informatiques ont souvent été analysées comme si elles produisaient un espace autre, séparé de l'espace physique (on connaît la fortune critique des termes « cyberespace » ou « déterritorialisation »), les chercheurs ont eu tendance plus récemment à ne plus considérer l'espace numérique en rupture avec l'espace prétendument « non numérique ». Ainsi, nous évoluerions désormais dans un espace hybride que les infrastructures informatiques participent à construire et à structurer (Beaude 2012, Vitali-Rosati 2016).

De nombreux contributeurs de ce dossier s'inscrivent dans ce récent « spatial turn » des humanités numériques, à commencer par Marta Boni, qui livre ici une analyse des données issues de la géolocalisation des usages de séries télévisées par les téléspectateurs - à travers l'exemple de Twin Peaks. Elle démontre ainsi l'apport de nouvelles méthodologies pour l'étude d'un média tel que la télévision, notamment les méthodologies basées sur la géomatique et le traitement informatique des données géographiques. Analysant le rôle du numérique dans le cadre de la création d’un espace qui, à la fois, relève et va au-delà d’une pratique médiatique sérielle télévisuelle contemporaine, son article met en évidence les relations entre l’espace physique et celui – ou ceux – d’une série.

Ce qui se joue ici n'est rien de moins que la redéfinition de l'espace public à l'ère numérique, espace public qui ne peut plus se concevoir sans un investissement et un détournement massif du Web - dans la lignée, notamment, de Debord et des situationnistes. Suzanne Paquet et Enrico Agostini Marchese en font chacun la brillante démonstration, la première en s'intéressant aux Performances invisibles de l’artiste montréalais Steve Giasson, le second en analysant les Dérives des écrivains hypermédiatiques montréalais.

En conclusion de ce dossier, Marcello Vitali-Rosati propose enfin d’utiliser la notion d’éditorialisation pour comprendre la structure de l’espace à l’époque du numérique. Sa démonstration s’appuie sur un projet de recherche-action : l’éditorialisation de l’autoroute transcanadienne entreprise par la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques en 2015. Alors que la littérature a depuis toujours joué un rôle dans la construction de nos espaces (qui sont aussi des territoires imaginaires), Marcello Vitali-Rosati démontre comment l'écrivain peut, aujourd'hui, devenir pleinement l'architecte de l’espace numérique.

À travers toutes ces contributions, complémentaires en raison même de leurs différences disciplinaires, méthodologiques et parfois théoriques, ce dossier a l'ambition de baliser les enjeux ontologiques du fait numérique, dont nous avons d'abord cherché à montrer la diversité. Il nous semble d'ailleurs que ce sont bien des ontologies du numérique qui s'esquissent ici, faisant émerger autant de pistes que de nouveaux défis pour la recherche en humanités numériques.

La réalisation de ce dossier a été permise par le travail l'équipe éditoriale de Sens Public, en particulier : Karine Bissonnette, Patrick Chartrand, Eugénie Mathey-Jonais et Eden Turbide. Nous les en remercions chaleureusement.