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Dans le contexte actuel, trois enfants sur dix à la fin du primaire échouent à l’une des deux épreuves obligatoires de lecture et d’écriture (DESROSIERS et ÉTREAULT 2012, 7) et un enfant sur dix est vulnérable sur le plan du développement cognitif et langagier dès le préscolaire (QUÉBEC 2012, 48). Des études ont établi une corrélation entre le développement langagier et les habiletés en lecture et en écriture des élèves de la maternelle et leur performance scolaire ultérieure (PAGANI et al. 1998, 3; DUNCAN et al. 2007, 19). Il est donc important d’identifier dès le préscolaire les élèves risquant d’éprouver des difficultés dans le domaine de la lecture et de l’écriture, puisque cela permet une « compréhension des processus développementaux sous-jacents pour une intervention préventive efficace » (BONNET et STAYER 2000, 55). Or, l’utilisation de tests standardisés est un moyen répandu dans le milieu préscolaire au Canada et aux États-Unis pour repérer ces élèves à risque (LEARNING 2002, 2; BASSOK, LATHAM, et ROREM 2016, 10; COMMISSION SCOLAIRE DES DÉCOUVREURS 2012, 3; LAURIE et SLOAT 2016, 3; MILLER et ALMON 2009, 11). Toutefois, cette forme d’évaluation serait inappropriée au soutien des enfants d’âge préscolaire dans leur apprentissage (BODROVA et LEONG 2012, 292; ENZ et MORROW 2009, 223; PELLEGRINI 1998, 223; THOUROUDE 2010, 50; MILLER et ALMON 2009, 40). Ainsi, cet article expliquera tout d’abord en quoi l’utilisation de tests standardisés est inadéquate dans le cadre de l’évaluation au préscolaire. Ensuite, nous aborderons l’évaluation selon l’approche vygotskienne afin de dégager une pratique évaluative des premiers apprentissages de l’écrit davantage appropriée aux enfants d’âge préscolaire, soit l’observation de l’enfant pendant le jeu symbolique (jeu de rôles, de faire semblant). Enfin, nous aurons recours à l’étude de cas pour observer cette pratique évaluative telle qu’elle est présentement appliquée par des enseignants et ainsi offrir un modèle dans lequel l’évaluation est intégrée au jeu symbolique.

I. L'Évaluation des habiletés en lecture et en écriture au préscolaire

Un débat entoure actuellement l’approche pédagogique à adopter au préscolaire pour favoriser le développement des habiletés en lecture et en écriture des élèves de 4 à 6 ans (BÉDARD 2010, 1; CARLSSON-PAIGE et MCLAUGHLIN 2015, 2; C. S. D. L’ÉDUCATION 2012, 36). En effet, au Canada comme aux États-Unis, deux visions s’opposent: l’approche développementale et l’approche de la scolarisation précoce. L’approche développementale préconise l’émergence de l’écrit, soit l’acquisition spontanée des connaissances et des habiletés liées au langage écrit par les enfants grâce aux interactions sociales (GIASSON 2003, 128; HANCOCK 2008, 403). L’approche de la scolarisation précoce, quant à elle, recommande un enseignement explicite et systématique du code alphabétique, soit du nom et du son des lettres (ALLINGTON 2011, 43; BRODEUR et al. 2006, 61). Au Canada, il semble que les enseignants du préscolaire recherchent un équilibre entre les activités de scolarisation précoce et les activités visant le développement global de l’enfant (BÉDARD 2010, 4; C. S. D. L’ÉDUCATION 2012, 43; GILLIS 2007, 121; GULLO et HUGHES 2011, 323). Toutefois, au Québec, c’est plus de six enseignants sur dix qui estiment avoir des pratiques scolarisantes (BÉDARD 2010, 4). Aux États-Unis, BASSOK, LATHAM, et ROREM (2016) ont mené une étude afin de comparer les croyances et les pratiques des enseignants du préscolaire d’aujourd’hui avec celles de leurs homologues d’il y a 10 ans. Pour ce faire, ils ont utilisé les données issues de questionnaires complétés par des enseignants du préscolaire dans le cadre de deux études longitudinales (ECLS-K : 1998 et ECLS-K : 2011)[1]. L’étude de BASSOK, LATHAM, et ROREM (2016, 14) a dévoilé qu’au préscolaire le temps accordé à l’exploration, au développement des habiletés sociales et au jeu décroit tandis que le temps consacré à l’enseignement disciplinaire (langue maternelle et mathématique), à l’enseignement dirigé et à l’évaluation augmente.

Cette tendance à privilégier l’approche scolarisante dans laquelle les « objectifs se réduisent à un ensemble d’apprentissages techniques déconnectés les uns des autres, évaluables indépendamment du développement global de l’enfant » est dénoncé par THOUROUDE (2010, 50). Selon elle, le morcellement des apprentissages est lié à l’obligation d’évaluer les acquis en tranches parcellisées, car l’enseignant organise les apprentissages en fonction des connaissances et des compétences qui devront être évaluées à l’étape suivante (THOUROUDE 2010, 50). L’importance qui est actuellement accordée au développement d’habiletés liées aux disciplines scolaires serait donc à mettre en lien avec l’utilisation des tests standardisés (MILLER et ALMON 2009, 11). Cette forme d’évaluation serait d’ailleurs de plus en plus utilisée par les enseignants et les intervenants du préscolaire aux États-Unis (BASSOK, LATHAM, et ROREM 2016, 10; MILLER et ALMON 2009, 11). Au Canada, on a aussi recours aux tests standardisés, mais surtout dans le cadre de mesures de dépistage précoce des élèves à risque d’éprouver des difficultés d’apprentissage (LEARNING 2002, 2; COMMISSION SCOLAIRE DES DÉCOUVREURS 2012, 3; LAURIE et SLOAT 2016, 3).

Plusieurs chercheurs considèrent que l’évaluation par la passation de tests standardisés est inappropriée au soutien des enfants d’âge préscolaire dans leur apprentissage (BODROVA et LEONG 2012, 292; ENZ et MORROW 2009, 5; MILLER et ALMON 2009, 40; PELLEGRINI 1998, 223; THOUROUDE 2010, 50). À ce propos, THOUROUDE (2010, 51) rappelle que les compétences évaluées au préscolaire ne sont pas quantifiables, alors que l’évaluation sous forme de test est conçue en termes quantitatifs. BODROVA et LEONG (2012, 292), quant à elles, soulignent le fait que les tests standardisés offrent peu de pistes pour soutenir la progression de l’élève puisqu’ils ne révèlent que les habiletés ponctuelles d’un enfant sans permettre de connaitre son raisonnement. Par exemple, une « bonne réponse » peut découler d’un processus erroné. Enfin, il faut souligner que les résultats issus des tests passés auprès d’enfants de moins de 8 ans sont peu fiables (MILLER et ALMON 2009, 40). En effet, les jeunes enfants sont très sensibles aux facteurs externes, tels que le sexe de l’évaluateur ou le format du test, ce qui entraine des performances considérablement variables (PELLEGRINI 1998, 223). Cette variabilité pourrait aussi être due, entre autres, au manque de motivation de l’enfant à participer à une activité peu signifiante pour lui, à ses connaissances antérieures ou son bagage culturel insuffisant, à sa capacité de concentration limitée ou à l’anxiété que produit ce contexte d’évaluation (PELLEGRINI 1998, 223; ENZ et MORROW 2009, 6; LINDER 1993, 2).

Le Programme d'éducation préscolaire du Québec (M. D. L’ÉDUCATION 2001, 52), quant à lui, prescrit l’observation en tant que moyen devant être privilégié par l’enseignant pour évaluer le développement des enfants d’âge préscolaire. De plus, l’évaluation doit être intégrée à la démarche d’apprentissage, avoir pour but de soutenir l’élève (M. D. L’ÉDUCATION 2001, 6) et porter sur les attitudes, les comportements, les démarches, les stratégies et les réalisations de l’enfant (M. D. L’ÉDUCATION 2001, 52). Plusieurs chercheurs affirment également que l’évaluation doit faire partie intégrante de l’apprentissage, de manière continue, et non pas être une activité additionnelle (EBBECK et al. 2014, 122; GULLO et HUGHES 2011, 327; RAICHE et al. 2011, 50). En effet, le rôle de l’évaluation est de « cerner les acquis et les modes de raisonnement de chaque élève, suffisamment pour l’aider à progresser dans le sens des objectifs » (PERRENOUD 1998, 11). LOPEZ et LAVEAULT (2008) rappellent que l’évaluation « ne doit pas se faire uniquement en considérant les facteurs de nature cognitive ou métacognitive, mais aussi au regard des facteurs d’ordre sociocognitif, motivationnel, émotionnel et affectif » [p. 18].

Ces constats nous ont amené à nous questionner sur les pratiques évaluatives des habiletés en lecture et en écriture ayant cours dans les classes préscolaires. Notre recension des écrits nous a permis de remarquer, comme l’ont déjà fait RAICHE et al. (2011, 52) ainsi que LOPEZ et LAVEAULT (2008, 17), que les pratiques évaluatives des enseignants sont généralement peu documentées, particulièrement concernant celles des enseignants du préscolaire (BÉDARD 2010, 2; PYLE et DeLUCA 2013, 373; ZERBATO-POUDOU 2007). S’il est vrai que la littérature recensée présente des pratiques évaluatives de l’émergence de l’écrit comme recommandations aux enseignants du préscolaire (ENZ et MORROW 2009, 2; GIASSON 2011 ; HANCOCK 2008, 423), très peu d’études empiriques ont toutefois été menées sur ce sujet.

II. Cadre théorique

Théorie historico-culturelle du développement de Vygotsky

Selon la théorie de Vygotsky, le développement des fonctions psychiques supérieures (perception médiatisée, attention sélective, mémoire volontaire et raisonnement logique) (BODROVA et LEONG 2012, 33) est perceptible à deux niveaux : ce que l’enfant est en mesure d’accomplir lorsqu’il est assisté par ses pairs ou un adulte et ce que l’enfant est en mesure d’accomplir sans assistance (CHAIGUEROVA, ZINCHENKO, et VON 2011, 42). La zone entre ces deux niveaux est la zone de développement proximal (ZDP). Par exemple, si l’enfant n’arrive pas à réaliser une tâche seul, mais qu’il y parvient avec de l’aide, cela signifie que la fonction requise par la tâche est en cours de maturation et qu’elle se situe dans la ZDP. Pour la réussite scolaire, les fonctions qui sont en cours de maturation sont plus importantes que celles déjà acquises, car elles indiquent ce que l’enfant est capable d’apprendre (VYGOTSKY 1933, 189). Ainsi, selon l’approche vygotskienne, la réussite est relative au progrès réalisé par l’enfant d’une performance à une autre et non pas définie par une performance donnée lors d’une évaluation (VYGOTSKY 1933, 189). Par conséquent, si un élève éprouve des difficultés à accomplir une tâche seul, mais qu’il démontre une ZDP étendue en réussissant plusieurs tâches avec assistance, il ne sera pas considéré à risque puisqu’il a les outils nécessaires pour progresser. Selon VYGOTSKY (1933, 200‑201), ce sont plutôt les enfants ayant une ZDP étroite qui présentent davantage de risque d’éprouver des difficultés d’apprentissage, c’est-à-dire ceux qui s’améliorent peu d’une performance à l’autre (avec ou sans assistance).

VYGOTSKY (1978, 12) affirme qu’au préscolaire, c’est le jeu symbolique qui crée la ZDP, c’est-à-dire que « les rôles, les règles et le soutien motivationnel qui se trouvent dans la situation imaginaire procurent l’aide nécessaire pour que l’enfant performe à un niveau plus élevé de sa ZDP » (BODROVA et LEONG 2012, 197). En effet, le jeu constitue une source de motivation intrinsèque : l’enfant « fait ce que bon lui semble, car le jeu est lié au plaisir et, en même temps, il apprend à suivre la ligne de résistance maximum en se soumettant à des règles et en renonçant à ses désirs, car la sujétion aux règles et le renoncement à l’action impulsive constituent la voie vers le plaisir maximum au cours du jeu » (VYGOTSKY 1978, 9). En jouant, l’enfant est ainsi amené à surpasser son niveau de développement actuel et c’est pourquoi cette activité offre à l’enseignant l’occasion d’observer, dans une forme condensée, les tendances de développement de ses élèves (VYGOTSKY 1978, 12). Le jeu symbolique serait d’ailleurs, selon les tenants de l’approche vygotskienne, un contexte social approprié (CHRISTIE et ROSKOS 2013) aux activités d’émergence de l’écrit puisque les enfants peuvent expérimenter le langage écrit dans une variété de contextes (divers scénarios de jeux) (BODROVA et LEONG 2012, 207). Par exemple, en jouant à l’épicerie, les enfants sont amenés à découvrir que l’écrit sert à s’informer (consulter les rabais dans la circulaire, lire les prix indiqués sur les étiquettes des produits), à mémoriser une information (rédiger une liste d’achats) ou à transmettre une information (remettre la facture qui indique le coût total des achats).

Évaluation dans le jeu symbolique

Selon PELLEGRINI (1998, 223), l’observation des interactions sociales entre les enfants dans une situation motivante présentant un niveau élevé d’exigences, telle que le jeu symbolique, constitue une approche particulièrement fructueuse en matière d’évaluation. Un modèle d’évaluation intégré à même le jeu symbolique, élaboré dans le contexte d’une rencontre clinique (LINDER 1993 ; LINDER 2008), a été conçu par Linder en tant que méthode alternative à la passation de tests standardisés. Dans ce modèle, l’enfant est invité à jouer dans une salle de jeu offrant différents jouets (maison de poupée, blocs, voitures, casse-tête, etc.) pendant que ses parents et l’évaluateur l’observent et complètent des grilles d’observation. L’enfant ne joue cependant pas seul pendant toute la durée de l’évaluation : un autre enfant se joint éventuellement à lui, puis ses parents également. Les observations réalisées pendant ce temps portent sur différents aspects du développement (sensorimoteur, social, affectif, langagier et cognitif). Cette évaluation est ainsi un moyen d’identifier les forces de l’enfant et de cibler les aspects pour lesquels des interventions sont requises. Selon LINDER (2008, 4), ce modèle pourrait être utilisé par l’enseignant dans sa classe.

Objectifs de recherche

D’autres chercheurs que Linder recommandent des pratiques pour évaluer l’émergence de l’écrit des enfants d’âge préscolaire (ENZ et MORROW 2009, 2; GIASSON 2011 ; PELLEGRINI 1998, 223), mais très peu ont mené de recherches empiriques afin de connaitre les pratiques actuellement mises en place dans les classes préscolaires (PYLE et DeLUCA 2013, 373). En nous appuyant sur la théorie de Vygotsky, nous considérons que les pratiques évaluatives de l’émergence de l’écrit incorporées au jeu symbolique pourraient être un mode d’évaluation davantage approprié aux élèves du préscolaire que l’utilisation de tests standardisés, laquelle est actuellement de plus en plus répandue. Ainsi, notre question de recherche est la suivante : quelles sont les pratiques évaluatives de l’émergence de l’écrit dans le jeu symbolique au préscolaire ? Nos objectifs sont donc d’identifier les pratiques évaluatives de l’émergence de l’écrit utilisées par les enseignants du préscolaire de la région de l’Abitibi-Témiscamingue, de décrire les pratiques évaluatives de l’émergence de l’écrit intégrées au jeu symbolique des deux enseignants sélectionnés pour l’étude de cas ainsi que de décrire les avantages et les inconvénients des pratiques évaluatives dans le jeu symbolique.

III. Méthode

Étude de cas

Cette recherche de nature exploratoire a pour particularité de s’intéresser à une pratique qui n’a pas encore été documentée empiriquement, soit l’évaluation de l’émergence de l’écrit incorporée au jeu symbolique des enfants d’âge préscolaire. Pourtant, les enseignants ressentent le besoin de disposer de modèles où leurs pairs réussissent à intégrer l’évaluation à l’apprentissage (DEAUDELIN et al. 2007, 13; WINDSCHITL 2002, 162). Par conséquent, nous avons choisi de mener une étude de cas, celle-ci visant à décrire et à analyser en profondeur un ou plusieurs cas (des personnes, des groupes sociaux, des événements, etc.), étudiés dans leur contexte, afin de comprendre l’entièreté et l’unité de ces cas (FORTIN et GAGNON 2016, 211). Cette méthode permet donc d’étudier un phénomène contemporain dans son contexte réel, particulièrement lorsque les limites entre ce phénomène et son contexte ne sont pas évidentes (Y.-C. GAGNON 2012, 2; YIN 2009, 18). L’étude de cas est ainsi tout indiquée puisque l’étude des pratiques enseignantes doit justement tenir compte de la « façon dont sont générées et fonctionnent les conditions (spatiales, matérielles, temporelles, sociales, cognitives, affectives, émotionnelles, relationnelles…) que créent ou ne créent pas les modalités d’enseignement » (BRU 2014, 11). En effet, les pratiques évaluatives des enseignants ne peuvent être exclues du contexte dans lequel elles s’insèrent car elles « renvoient à une pratique discursive et située initiée par un acteur réflexif, pouvant intervenir à différents moments au cours des activités d’enseignement/apprentissage » (MORRISSETTE 2010, 18).

Bien que cette méthode de recherche comporte l’inconvénient de ne pouvoir appliquer ses résultats à toute une population, la description détaillée des pratiques évaluatives des cas à l’étude offre néanmoins la possibilité de comprendre dans quelles circonstances l’évaluation de l’émergence de l’écrit dans le jeu symbolique se réalise. Tel que YIN (2009, 43) le souligne, la transférabilité des résultats (validité externe) de l’étude de cas ne dépend pas de la généralisation statistique, mais plutôt de la généralisation analytique. Par conséquent, même si les pratiques répertoriées sont intégrées à un contexte particulier, celles-ci peuvent tout de même servir comme exemples de pratiques évaluatives effectives aux enseignants du préscolaire et ainsi constituer « un puissant contexte d’apprentissage pour ces derniers » (DEAUDELIN et al. 2007, 15).

Participants

Pour cette étude de cas, nous désirions recruter des enseignants du préscolaire de la région de l’Abitibi-Témiscamingue[2] évaluant l’émergence de l’écrit de leurs élèves dans le jeu symbolique. Par conséquent, nous avons procédé à un échantillonnage raisonné afin de « choisir des sujets en fonction de la pertinence de leurs caractéristiques » (MUCCHIELLI 2009, 75). Pour constituer un premier échantillonnage homogène, nous avons établi trois critères d’inclusion : être un enseignant de classes préscolaires 5 ans, être légalement qualifié pour enseigner et être reconnu dans le milieu professionnel comme favorable au jeu et à l’approche développementale. À cette étape du recrutement, nous avons fait appel aux conseillères pédagogiques responsables de l’éducation préscolaire dans les commissions scolaires participantes. Comme elles travaillent aux côtés de ces enseignants et qu’elles les côtoient dans leurs milieux de pratique, les conseillères pédagogiques étaient en mesure de faire un pré-échantillonnage en nous proposant des enseignants susceptibles de répondre aux trois critères d’inclusion. En tout, quinze enseignants ont été proposés par les conseillères pédagogiques, dont onze ont accepté de nous rencontrer. Ces derniers furent invités à participer à une entrevue semi-dirigée d’une quarantaine de minutes portant sur leurs pratiques évaluatives, leur conception de l’émergence de l’écrit et leur perception du jeu symbolique comme contexte d’évaluation de l’émergence de l’écrit.

Afin de sélectionner des candidats adoptant les pratiques évaluatives recherchées, nous avons procédé à une analyse de contenu des entrevues. Cette analyse nous a d’abord permis d’identifier les pratiques évaluatives de l’émergence de l’écrit utilisées par les enseignants du préscolaire de la région de l’Abitibi-Témiscamingue qui ont été présélectionnés. Ensuite, nous nous sommes servi des résultats de l’analyse pour sélectionner deux cas, soit deux enseignantes privilégiant l’observation pour l’évaluation, démontrant une connaissance approfondie de l’émergence de l’écrit et privilégiant l’évaluation des apprentissages dans le contexte du jeu symbolique. Plus précisément, la première enseignante se démarquait par sa conception de l’émergence de l’écrit en tant qu’élément culturel pouvant être travaillé au quotidien et par l’intermédiaire du jeu symbolique. De plus, elle a mentionné à plusieurs reprises recourir à l’observation de ses élèves pour soutenir leur développement et pour ajuster ses interventions en fonction de leurs besoins. La seconde enseignante, quant à elle, se distinguait par l’intégration de ses pratiques évaluatives au jeu symbolique. Elle a précisé que ce contexte était particulièrement riche pour observer le développement de l’enfant et l’émergence de ses habiletés de lecture et d’écriture. De plus, cette enseignante a ajouté qu’il lui arrivait de prendre part au jeu des enfants afin d’intervenir et de soutenir leurs apprentissages.

Dans le cadre de cette recherche, comme nous avons pour but de décrire les pratiques évaluatives de l’émergence de l’écrit dans le jeu symbolique au préscolaire et de décrire les avantages et les inconvénients de ces pratiques, nous avons choisi de nous limiter à deux cas. Cela nous offre la possibilité de réaliser une collecte de données plus détaillées (Y.-C. GAGNON 2012, 41) et d’effectuer des liens entre les cas pour arriver à tirer des conclusions en fonction du contexte propre à chacune des enseignantes sélectionnées.

Collecte de données

Au stade actuel de notre recherche, nous collectons les données concernant chacune des enseignantes sélectionnées pour l’étude de cas. Pour ce faire, nous utilisons plusieurs techniques, soit l’observation directe, l’entrevue d’autoconfrontation, la documentation et le journal de bord. Nous pourrons ainsi obtenir des données variées et opérer une triangulation entre elles (Y.-C. GAGNON 2012, 35). Une à deux fois par mois, pendant six mois, nous réaliserons donc des observations directes dans la classe de chaque enseignante lors de la période de jeu quotidienne. À partir de ces observations, nous décrirons la mise en œuvre des pratiques étudiées et nous identifierons les conditions favorisant ou non l’évaluation dans le contexte du jeu symbolique. Des séquences seront filmées afin d’appréhender la pratique enseignante dans sa globalité (DUPIN DE ST-ANDRÉ, MONTÉSINOS-GELET, et MORIN 2010, 167) et de permettre la réalisation d’une entrevue d’autoconfrontation[3] auprès des deux cas étudiés quelques jours après la dernière observation en classe. Les données recueillies lors de cette entrevue dévoileront ce qui demeure « invisible » à l’observateur : « ce qui s’est déjà passé, déjà fait et qui justifie ce que l’on voit, ce qui doit advenir ensuite et impose aux actes telles caractéristiques, ce qui pourrait être fait autrement, par d’autres ou par le sujet lui‑même » (FAÏTA 2007, 6). Cette entrevue nous révèlera notamment la perception des enseignantes en ce qui concerne les avantages et les inconvénients que présente l’évaluation de l’émergence de l’écrit dans le contexte du jeu symbolique. Les documents produits par l’enseignant en lien avec l’évaluation de l’émergence de l’écrit de ses élèves (notes personnelles, notes au bulletin, grilles d’observation, cahiers d’évaluation) seront aussi collectés afin de réaliser une analyse documentaire. La collecte de données sera accompagnée d’une prise de notes consignées dans un journal de bord qui contiendra des remarques sur le site observé, des réflexions personnelles et des commentaires sur les décisions méthodologiques prises au cours de l’étude (MUCCHIELLI 2009, 130). Enfin, les données seront collectées jusqu’à ce que nous arrivions à saturation, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elles « n’apportent plus d’informations suffisamment nouvelles ou différentes pour justifier une augmentation du matériel empirique » (PIRES 1997, 157).

Analyse de données

Dans le cadre de notre étude de cas, l’analyse des données mènera à la rédaction d’un récit présentant les données collectées et les tendances dégagées de notre analyse (Y.-C. GAGNON 2012, 80). Afin de nous assurer de la validité interne de notre analyse, nous opérerons une triangulation des données issues des diverses techniques de collecte choisies. Cette triangulation tiendra compte des dimensions suivantes : le temps et les personnes. En effet, comme la collecte de données se déroulera sur une période de six mois à partir du début d’une année scolaire (octobre à mars), nous nous intéresserons à la « dimension évolutive » des pratiques évaluatives étudiées (SAVOIE-ZAJC 2009, 285). De plus, nous considérerons plusieurs niveaux d’analyse se rapportant aux personnes, soit le niveau individuel (le discours de l’enseignant lors de l’entrevue d’autoconfrontation) et le niveau interactif (les interactions observées entre l’enseignant et ses élèves). Enfin, nous soumettrons aux enseignantes (cas étudiés) « les visions préliminaires des analyses des données afin d’obtenir leur réaction et de corriger, le cas échéant, l’orientation de nos interprétations » (SAVOIE-ZAJC 2009, 286).

Conclusion

Actuellement, les tests standardisés sont de plus en plus utilisés par les enseignants et les intervenants du milieu préscolaire aux États-Unis et au Canada (BASSOK, LATHAM, et ROREM 2016, 10; LAURIE et SLOAT 2016, 3). Pourtant, divers chercheurs ont formulé des mises en garde à l’égard de l’utilisation de cette forme d’évaluation auprès de jeunes enfants (ENZ et MORROW 2009, 5; MILLER et ALMON 2009, 40; PELLEGRINI 1998, 223; THOUROUDE 2010, 50). Devant ce constat, nous avons cherché, dans la littérature, des pratiques évaluatives alternatives qui seraient davantage appropriées pour soutenir l’émergence de l’écrit au préscolaire. Cette recension des écrits nous a amené à remarquer que peu de recherches empiriques documentent les pratiques évaluatives effectives des enseignants du préscolaire (PYLE et DeLUCA 2013, 373; ZERBATO-POUDOU 2007, 50). Par conséquent, nous avons choisi de mener une étude de cas afin de décrire des pratiques évaluatives appropriées à l’éducation préscolaire et construites dans l’esprit de la théorie historico-culturelle du développement de Vygotsky, soit les pratiques évaluatives de l’émergence de l’écrit dans le contexte du jeu symbolique.

Nous envisageons que les résultats de cette étude de cas auront des retombées dans le milieu scolaire en offrant aux décideurs ministériels, aux commissions scolaires, aux enseignants et aux intervenants du préscolaire des pistes de réflexion quant aux pratiques évaluatives à préconiser pour soutenir l’émergence de l’écrit des jeunes élèves. La description des deux cas étudiés, lesquels présentent des enseignantes qui, dans leur pratique, intègrent l’évaluation au jeu symbolique, pourra servir de modèle aux autres enseignants et ainsi contribuer à l’amélioration des pratiques d’évaluation ayant pour but le soutien des apprentissages. Il est également possible que cette étude de cas soit utilisée pour la formation initiale et continue des enseignants du préscolaire. Enfin, ces retombées potentielles pourraient aussi avoir des effets bénéfiques sur l’évaluation et le soutien de l’émergence de l’écrit des élèves du préscolaire.