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Le premier volume de ce diptyque est une édition bilingue français-allemand de l’ouvrage de 1923 de Hermann Weyl, Mathematische Analyse des Raumproblems[1]. Le second volume contient les introductions et les commentaires des deux auteurs avec un imposant appareil de notes (348) qui peut servir d’outil pédagogique, car une abondance de calculs détaillés viennent compléter le texte de Weyl qui avait lui-même ajouté à son ouvrage 12 appendices destinés aux étudiants ; ces calculs relèvent pour la plupart de l’algèbre linéaire et sont accessibles aux étudiants du premier cycle en mathématiques.

Il faut dire que le travail des traducteurs est méticuleux. Non seulement ont-ils offert une traduction à la fois littérale et élégante du texte de Weyl, mais ils l’ont complétée par l’analyse des tapuscrits des conférences de Weyl à Barcelone en 1922, et d’un dactylogramme français des notes de Weyl lui-même. On peut poser la question de l’intérêt d’une traduction d’un texte mathématique farci de formules et d’équations — qui n’ont pas besoin d’être traduites ! — mais il faut comprendre qu’il s’agit d’un ouvrage fondamental d’un mathématicien majeur. Hermann Weyl a été en effet un acteur de premier plan en mathématiques et en physique au xxe siècle. Ses travaux sont novateurs en fondements des mathématiques, théorie des nombres, théorie des groupes (qu’il a introduite en physique), en géométrie différentielle (la connexion affine), en relativité générale et en mécanique quantique où il a introduit la notion de jauge (Eich en allemand) en théorie quantique des champs — il a été le premier à formuler une théorie unifiée des champs (gravitation et électromagnétisme) dans son ouvrage de 1918, Raum, Zeit, Materie[2]. Mais au-delà de la traduction, le deuxième volume de commentaires et notes pourrait justifier à lui seul l’entreprise des deux auteurs.

Si l’un, Éric Audureau, hésite à caractériser la posture philosophique de Weyl, l’autre, Julien Bernard, opte d’emblée pour le constructivisme weylien qu’on peut résumer dans les mots de Weyl par l’expression « construction symbolique du monde » — là-dessus, je me permets de renvoyer à mes travaux sur le constructivisme de Weyl, mon article de 2005 « Hermann Weyl on Minkowskian Space-Time and Riemannian Geometry[3] », et mon ouvrage de 2015 Towards an Arithmetical Logic. The Arithmetical Foundations of Logic[4].

Je me contenterai ici d’un commentaire critique de certaines notes du deuxième volet du diptyque. Dans la note 16 du deuxième volume, les auteurs s’interrogent sur ce que Weyl entendait par l’expression « elementare Richtung der axiomatischen Wissenschaft vom Raum » (« orientation élémentaire de la science axiomatique de l’espace »)[5] : dans la perspective du constructivisme logico-arithmétique de Weyl, il s’agit d’utiliser des méthodes élémentaires (arithmétiques) pour traiter le problème de l’espace sans l’apport des méthodes analytiques dont on ne doit pas se priver cependant dans un deuxième temps pour saisir dans son intégralité l’espace arithmétique (Zahlenraum). Dans plusieurs notes (88 et 180 entre autres) les auteurs mettent au goût du jour le lexique de Weyl en utilisant les termes contemporains d’un dictionnaire des mathématiques, comme cartes et atlas pour la topologie, groupoïde pour l’algèbre, ou encore opérateur rotationnel en géométrie différentielle pour le tourbillon (Wirbel en allemand) employé par Weyl — remarquons que le mathématicien allemand d’aujourd’hui dit simplement « Rotationsoperator ». La note 118 propose une dérivation détaillée de la variation des composantes du tourbillon en termes de rotationnel différentiel ; la note 174 évoque sans plus l’argument du trou difféomorphe (hole argument en anglais) d’Einstein, et le principe de Mach, que Einstein a adopté et que Weyl a analysé dans les années 1940. Il aurait fallu ajouter ici que Weyl a formulé un postulat (le postulat de Weyl) sur l’orientation ou l’orthogonalité des lignes d’univers temporelles dans son modèle cosmologique, postulat qui invalide le modèle d’univers rotatif de Gödel qu’un des auteurs semble privilégier dans l’introduction de l’ouvrage. Un grand nombre de notes (à partir de la note 206) sont des additions aux ajouts que Weyl a confectionnés dans les 12 appendices de son ouvrage à l’intention des étudiants allemands : ils pourraient aussi bien servir à nos étudiants de mathématiques et peut-être à quelques étudiants de philosophie… Notons enfin quelques écarts ou abus de langage, comme on dit en mathématiques : on parle à un certain moment de décomposition polynomiale d’un polynôme et, en note 293, au lieu de donner la version polynomiale du théorème fondamental de l’algèbre : « Tout polynôme non constant à coefficients complexes admet au moins une racine complexe », on utilise la version moderne de la théorie des corps qui dit que : « Le corps des nombres complexes est algébriquement clos. » Ajoutons encore que la théorie des corps algébriquement clos admet l’élimination des quantificateurs (existentiels) selon un résultat de Tarski inspiré par la théorie polynomiale ou théorie des diviseurs (systèmes modulaires) de Kronecker. C’est Hermann Weyl qui sort gagnant à la fin, lui qui dans son ouvrage de 1940, Algebraic Theory of Numbers[6], proclamait la supériorité de l’approche algorithmique de Kronecker sur la théorie (ensembliste) des corps (Körper) de Dedekind.