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Valéry Giroux propose ici un livre important où elle développe un argument en faveur des droits fondamentaux de tous les êtres sensibles et, corrélativement, contre l’exploitation animale. Par son objectif, le livre est comparable à l’ouvrage pionnier de P. Singer, Animal Liberation : il s’agit de mettre de la philosophie dans des pratiques tenues pour respectables ou, à tout le moins, pour acceptables alors qu’elles le sont probablement beaucoup moins qu’on pense. Il y a toutefois deux différences cruciales dans la perspective adoptée :

  • Valéry Giroux admet la légitimité d’une approche en termes de droits, là où P. Singer — fidèle en cela à la tradition utilitariste — accordait surtout une valeur rhétorique à l’idiome des droits.

  • P. Singer parlait de libération animale — expression qu’il est difficile de prendre au pied de la lettre comme l’a montré l’article virulent de J. Baird Callicott dès 1980. Valéry Giroux, pour sa part, raisonne, à l’instar de G. Francione, en termes d’exploitation animale.

Valéry Giroux présente son livre comme un argument. On peut comprendre la formule un peu au sens où Darwin disait que L’origine des espèces consiste en un seul long argument, c’est-à-dire comme un raisonnement qui se développe à travers tout l’ouvrage. On peut également prendre en considération le fait que, outre sa formation de philosophe, Valéry Giroux a aussi une formation de juriste : on lira alors son ouvrage comme une plaidoirie très organisée, destinée à défendre les droits des êtres sensibles. Toutefois, ce ne sont pas les règles de l’éloquence judiciaire qui seront suivies ici — sauf peut-être dans l’introduction que l’histoire du chien Barack tire du côté de l’exorde, destiné comme chacun sait à rendre l’auditoire docile, attentif et bienveillant — mais bien les règles de l’argumentation philosophique. Enfin, pour filer une métaphore que l’on évitera de comprendre de façon trop littérale, on pourrait comparer l’ouvrage à un fleuve qui suit son cours, de façon majestueuse, tout en créant des zones de turbulences le long des berges. Précisons. Le fleuve est l’argument lui-même, déployé au long de 469 pages très denses. Les turbulences sont l’examen critique de diverses thèses dont la validité est contestée par Valéry Giroux. Il ne s’agit pas pour elle de polémiquer ou de discréditer à la façon d’une militante — même si elle ne cherche pas à dissimuler qu’elle est végane — mais bien plutôt de procéder à l’examen critique d’affirmations dont la réfutation permet à l’argumentation de progresser.

Dans le premier chapitre, Valéry Giroux se propose de déterminer les principes fondamentaux et les concepts de base qui seront ensuite mobilisés ; ils constituent les « prémisses[1] » de l’argument à venir. Ces principes sont le principe d’égalité et celui de l’égal traitement des intérêts similaires ; les concepts de base sont ceux de droit et de justice. Valéry Giroux fait sienne la théorie selon laquelle les droits ont pour fonction de protéger des intérêts. En matière de droits de l’homme, les droits fondamentaux ont pour fonction de protéger les intérêts de base, ceux qui sont liés au bien-être des personnes. Pour cette raison, on ne peut pas les aligner sur les droits établis par une ou plusieurs conventions, ni sur les droits dont la fonction est de protéger (ou d’exprimer) l’autonomie des individus. Le « noyau dur » de ces droits fondamentaux est le suivant : droit de ne pas être torturé, droit de ne pas être tué, et droit de ne pas être asservi ou exploité. Ils sont fondés, respectivement, sur : l’intérêt à ne pas souffrir ; l’intérêt à persister dans son existence et l’intérêt à être libre[2]. Les chapitres suivants sont consacrés à chacun de ces droits, transposés aux êtres seulement sensibles soit, dans le contexte, aux animaux non humains. Cette transposition nécessite tout un travail d’explicitation qui est mené avec patience et minutie.

Soit, par exemple, le droit de ne pas être torturé, qui est l’objet du deuxième chapitre. Chacun admettrait spontanément qu’il est mal de torturer un animal : les premières législations réprimant les mauvais traitements envers les bêtes datent du xixe siècle et ne sont remises en cause par personne. Mais les choses prennent une tout autre tournure lorsqu’on les formule en termes d’« intérêt à ne pas souffrir et au droit à l’intégrité (ou à la sécurité) physique et psychologique qui le protège[3] ». On a ici un exemple remarquable de ce qui fait l’intérêt et la puissance de l’ouvrage : la capacité de porter les évidences ou les conclusions approximatives dont on se contente d’ordinaire jusqu’à un point d’incandescence philosophique où il devient nécessaire de les examiner de façon critique et scrupuleuse. Ainsi, dans ce chapitre vont être discutées deux thèses qui pourraient conforter l’attitude bienséante selon laquelle il est sans doute inadmissible et abject de torturer gratuitement un animal inoffensif ; mais selon laquelle aussi, de façon générale, les autres animaux ont un moindre intérêt à souffrir que les êtres humains. Ces deux thèses sont celles, respectivement, de l’insensibilité animale, et de l’impossibilité, pour les animaux non humains, d’être titulaires d’intérêts au sens strict du terme. La première semble tellement contraire à l’évidence qu’on est tenté de penser qu’elle ne présente qu’un « intérêt historique », seuls des cartésiens ou des behavioristes attardés pouvant chercher à défendre l’affirmation selon laquelle les animaux n’ont pas l’expérience subjective de la douleur. En fait, plusieurs auteurs contemporains la font leur (le plus connu étant P. Carruthers). Après avoir formulé une définition de la douleur (qui reprend, pour l’essentiel, celle de l’Association internationale pour l’étude de la douleur), Valéry Giroux va exposer trois raisons de croire que certains animaux peuvent ressentir de la douleur et même éprouver de la souffrance : elles renvoient aux indices physiologiques et comportementaux et, d’un autre point de vue, à la théorie darwinienne de l’évolution du vivant. Il ne s’agit toutefois que d’un faisceau d’indices ; malgré leur vraisemblance et leur convergence, ils ne constituent pas une preuve de la réalité de la souffrance animale. Valéry Giroux va donc soumettre à une critique serrée les analyses de P. Harrison, lequel soutient qu’il n’y a pas de raison valable de croire que la sensibilité s’étend aux animaux non humains. Il en est de même pour les analyses de P. Carruthers, selon qui il pourrait exister une douleur animale inconsciente, c’est-à-dire non éprouvée comme telle. Il s’agit là de ces turbulences dont il a été question ci-dessus. Au total, à la fin de la discussion, la preuve reste bien à la charge de ceux qui contestent la pertinence de l’attribution aux animaux d’états mentaux ressentis comme douloureux : ils mobilisent des critères trop restrictifs lorsqu’il s’agit de qualifier un acte mental de conscient, ou bien encore ils ne réussissent pas à dissocier les éléments du faisceau d’indices initialement produit.

Le reste du chapitre est consacré à la discussion de la thèse selon laquelle les animaux peuvent — éventuellement — souffrir, mais n’ont pas d’intérêt à ne pas souffrir parce qu’ils ne peuvent avoir ni croyances ni désirs. Il s’agit de la thèse défendue en son temps par R. G. Frey. Elle se formule ainsi : ou bien on comprend l’intérêt en un sens objectif, et le concept est alors sans pertinence morale (dire qu’un être a des intérêts signifie seulement que certaines choses sont bonnes pour lui ; mais il est bon pour une voiture que son niveau d’huile soit vérifié et ce genre d’intérêt est moralement insignifiant). Ou bien on interprète l’intérêt en un sens subjectif (dire qu’un être a des intérêts, c’est dire que des situations ou des états de fait peuvent frustrer ses désirs ; et, dans ce cas, les animaux n’ont pas d’intérêts car ils n’ont pas de désirs, lesquels supposent des croyances qui les constituent et un langage qui les exprime). Récusant cette approche « lingualiste », Valéry Giroux soutient, à la suite de S. F. Sapontzis, que la question est de savoir si des sensations ou des sentiments peuvent affecter le bien-être ressenti d’un être quelconque. Elle estime que l’on peut répondre par l’affirmative à cette question. Mais, encore une fois, c’est une discussion extrêmement serrée de l’alternative construite par R. G. Frey qui lui permet d’aboutir à cette conclusion. Particulièrement intéressant est l’examen de la seconde branche, lequel suppose cependant chez le lecteur une certaine familiarité avec les concepts et le mode d’argumentation propres à la philosophie de l’esprit.

Le chapitre suivant aborde la question du droit fondamental de ne pas être tué. La première partie[4] constitue une sorte de transition. Elle rappelle que non seulement la plus grande partie des usages que les êtres humains font des autres animaux est meurtrière, mais que ces usages causent aussi de la souffrance. Avant que les animaux soient mis à mort, ils souffrent, du fait des conditions de leur détention ou de leurs conditions d’élevage, par exemple. Ils souffrent aussi du fait de cette mise à mort, à cause des conditions de leur abattage ou des conditions du transport vers l’abattoir. Quelques pages constituent ici une mise au point très nette : si les conditions qui sont celles de l’élevage industriel occasionnent une très grande souffrance animale, celles de l’élevage biologique atténuent quelque peu cette souffrance mais ne peuvent la supprimer ; d’ailleurs, tel n’est pas le but des éleveurs. Promouvoir une agriculture durable n’est pas du tout la même chose que s’attacher au bien-être animal. Il est assez illusoire de s’imaginer que l’on pourrait tuer sans faire souffrir, du moins à l’échelle de l’élevage industriel qui n’est que l’exemple le plus flagrant de l’utilisation de masse de l’animal dans les sociétés contemporaines. Ces analyses se concluent sur une note « pessimiste » mais qui, en réalité, exprime l’orthodoxie « francionienne » : les animaux ont un statut juridique qui est celui de la simple chose. À ce titre, ils peuvent faire l’objet d’une appropriation et deviennent alors des biens qu’il est licite de traiter selon les simples règles de la rationalité économique ; celles-ci ne sont pas du tout protectrices de leur bien-être.

Il existe donc un intérêt et par conséquent un droit prima facie à ne pas être mis à mort à cause des souffrances qu’entraîne la mise à mort. Mais existe-t-il également un droit « tout court » à ne pas être mis à mort, droit dont les animaux seraient titulaires ? Cette question va faire l’objet de la seconde partie du chapitre. Valéry Giroux, laissant de côté l’argumentation indirecte et pragmatique de la première partie se demande maintenant s’il existe un intérêt à vivre en tant que tel des animaux non humains. Comme elle raisonne en termes de transposition aux êtres simplement sensibles d’intérêts reconnus et de droits concédés aux êtres humains, deux aspects de la question vont être distingués. Qu’est-ce qui fonde l’intérêt à vivre des êtres humains ? Qu’est-ce qui légitime l’interdiction morale de tuer des personnes ? Il semble évident que les êtres humains ont intérêt à vivre ; il semble encore plus évident qu’il est gravement immoral de tuer des personnes. Ainsi, ces deux questions semblent dénuées de pertinence, voire indécentes (c’est, par exemple, l’opinion d’E. de Fontenay). Mais Valéry Giroux n’hésite pas à les affronter. Bien consciente du fait qu’elles ont déjà été débattues en bioéthique (dans le cadre de la discussion sur l’avortement et l’euthanasie, par exemple) et qu’elles mobilisent des interrogations métaphysiques fondamentales (la mort, par exemple, est-elle un évènement, un processus ou un état ?), elle va d’abord chercher à préciser en quoi consiste le dommage qui s’attache à la mort. Conceptuellement parlant, deux difficultés se rencontrent. Quelles sont les conditions de l’expérience de ce dommage ? En effet, si la mort est un vide expérientiel, en quoi est-elle un dommage ? La réponse, pour l’essentiel, prend la forme suivante : la mort constitue un dommage parce qu’elle est une privation de ce que la vie a de bon ; elle affecte les expériences conscientes en y mettant fin. Quelles sont ensuite les conditions d’existence de ce dommage ? On estime, en effet, que seul un être qui existe peut subir un dommage, un tort ou un préjudice ; mais lorsqu’on meurt, on cesse d’exister. Pour l’essentiel, la réponse consiste à affirmer que le dommage est la cessation de l’existence elle-même et qu’il est subi au moment où le sujet meurt. Enfin, Valéry Giroux se demande si la mort est toujours (c’est-à-dire « en toutes circonstances ») un préjudice. Elle fait sienne l’approche suivante : on évalue le préjudice de la mort en comparant la valeur attachée au parcours de vie du défunt s’il n’était pas mort avec la valeur nulle « attribuée à la mort entendue comme un non-état[5] ». Pourquoi maintenant, est-il immoral de tuer des personnes ? Valéry Giroux estime que le droit de ne pas être tué dépend des intérêts de celui qui pourrait être mis à mort et non de ce que la mort représenterait pour lui. Encore une fois, la démarche adoptée consiste à faire endosser la charge de la preuve à ceux qui veulent discriminer et adoptent la thèse selon laquelle le tort commis par la mise à mort est fonction de l’intérêt à vivre que prend l’individu à la continuation de sa propre existence, cet intérêt étant lui-même fonction de la valeur qu’il donne souverainement à sa propre existence. On pourrait dire que Valéry Giroux opère ici une synthèse entre la thèse reganienne selon laquelle un être à qui ce qui arrive importe est un sujet-d’une-vie et, du même coup, un candidat valable à l’attribution de droits, et la thèse francionienne selon laquelle « dès lors qu’un être a intérêt à ne pas souffrir, il se présente comme un soi suffisamment continu dans le temps pour avoir également intérêt à continuer à vivre[6] ».

Le quatrième chapitre est consacré au droit de ne pas être exploité. Un compagnonnage non meurtrier avec les animaux serait peut être envisageable, en effet : micro-élevage de volailles, d’ovins ou de bovins, dont l’objectif serait la seule production d’oeufs, de laine ou de lait, les animaux étant admis « à la retraite » dès lors qu’ils ont cessé d’être productifs et soignés jusqu’à leur mort ; chiens d’aveugle ; animaux de compagnie, etc. De tels rapports n’impliqueraient ni souffrance ni mise à mort (ce qui avait été discuté au chapitre précédent, c’est l’hypothèse très différente de l’élevage sans souffrance d’animaux destinés à être consommés après avoir été abattus sans souffrance : dans le jargon, la production de happy meat). Valéry Giroux commence par rappeler que même les formes en apparence les plus bénignes de compagnonnage avec les animaux sont génératrices de grandes souffrances physiques et psychologiques et qu’elles impliquent le plus souvent une mise à mort prématurée. Mais, comme dans le chapitre précédent, il ne s’agit encore que d’un argument pragmatique. Le véritable enjeu de ce chapitre est de critiquer l’exploitation en tant que telle. Valéry Giroux va s’employer à montrer, comme cela a été le cas pour l’intérêt à ne pas souffrir et pour l’intérêt à persister dans son existence, que l’intérêt à la liberté ne doit pas être compris comme purement subjectif, ce qui le ferait dépendre de l’exercice de facultés mentales trop sophistiquées. La thèse contestée est ici attribuée à A. Cochrane. Ce dernier soutient qu’il existe un intérêt intrinsèque à la liberté chez les êtres humains, mais qu’il est instrumental seulement chez les animaux, c’est-à-dire qu’il est chez eux fonction d’intérêts plus fondamentaux. Selon Valéry Giroux, une telle thèse est sous-tendue par une conception kantienne de l’autonomie (en fait, il s’agit d’un Kant largement revisité par Rawls et Dworkin puisque l’autonomie selon Cochrane exige que les individus soient capables de « déterminer, réviser et poursuivre leurs propres conceptions du bien […] pour avoir un intérêt intrinsèque à être libres[7] ». Valéry Giroux reprend à son compte les critiques de R. Garner à l’endroit de A. Cochrane, expose avec beaucoup de clarté des conceptions de l’autonomie moins exigeantes (autonomie des préférences, autonomie pratique, autonomie naturelle), qui pourraient s’appliquer aux animaux, et se demande de quelle liberté cette autonomie revue à la baisse pourrait être solidaire. Convoquant dans un premier temps la distinction classique entre liberté positive et liberté négative, elle estime que l’intérêt à la liberté chez l’animal concerne une liberté négativement conçue (c’est-à-dire une liberté comme absence de contraintes). Mais elle estime qu’une telle liberté peut être compromise du simple fait que les animaux sont considérés comme des biens : même si aucune contrainte ne s’exerçait, par extraordinaire, sur un animal domestiqué par exemple, il pourrait à tout moment être vendu et se trouver alors dans une situation où il serait soumis à toutes sortes de contraintes (mutatis mutandis, l’analyse serait essentiellement la même pour l’animal sauvage, res nullius que l’on peut s’approprier n’importe quand). Aussi, s’inspirant des penseurs néo-républicains contemporains (Ph. Pettit, M. Viroli, Q. Skinner, etc.) elle estime que l’intérêt à la liberté des animaux concerne une liberté comme absence de domination (expressément baptisée « liberté républicaine[8] »).

L’ouvrage de Valéry Giroux est remarquable à bien des égards. Son argumentation serrée le met d’emblée bien au-dessus de la production de masse des Animal Studies qui encombre les rayons des librairies et des bibliothèques et qui, à de rares exceptions près, se contente de développer mécaniquement une rhétorique plutôt banale, en dépit de ses prétentions à la radicalité. Si Valéry Giroux fait siennes, pour l’essentiel, les conclusions de G. Francione, elle est plus charitable que lui à l’endroit des auteurs à qui elle s’oppose cependant tout aussi fermement. Elle se tient à l’écart des grondements du tonnerre, que ceux-ci annoncent ou non de la pluie : disons que l’on sent un ton plus apaisé dans cet écrit. Cela s’explique en partie sans doute par le fait que l’on a affaire à l’aboutissement d’un travail doctoral (dirigé par Ch. Tappolet à l’Université de Montréal) ; mais aussi sans doute par le fait que Valéry Giroux se montre capable de tenir compte du point de vue de l’autre, même lorsqu’il s’agit d’exprimer un désaccord fondamental. En outre, même si le style de l’ouvrage est analytique au sens où il s’intéresse aux arguments et non aux intentions supposées de ceux qui les avancent, il constitue une très bonne synthèse des débats en cours, tout au moins à partir de la perspective adoptée, où il s’agit d’appréhender « chaque animal comme un individu possédant des intérêts et des droits[9] ». Il va sans dire qu’une telle approche implique une séparation très nette entre les questions d’éthique animale et les questions d’éthique de l’environnement. Bien entendu, de redoutables difficultés attendent ceux et celles qui tenteraient de rapprocher ces deux domaines de l’éthique appliquée. Mais, précisément, de telles tentatives ont été menées, et il aurait pu être intéressant, ne serait-ce que pour indiquer des pistes de recherche à venir, de mentionner ces recherches. Certaines allusions, à vrai dire plutôt discrètes, laissent supposer qu’un abolitionnisme extinctionniste ne s’impose que lorsque l’utilisation des animaux est pratiquée « à moyenne ou à grande échelle[10] ». On ne comprend pas du tout, si Valéry Giroux pensait réellement qu’aucune utilisation des animaux n’est jamais légitime, comment elle pourrait considérer avec sympathie les thèses de S. Donaldson et W. Kymlicka (et de fait, elle affirme en toutes lettres que tel n’est pas son propos). Mais cela signifie peut-être aussi qu’une partie importante bien que non explicitée de sa critique vise, en réalité, la société industrielle ou techno-libérale ; il aurait été intéressant, pour le lecteur, de savoir ce qu’il en est.

Par ailleurs, si la transposition, aux êtres simplement sensibles, de concepts et de notions en provenance de la philosophie morale et politique est le plus souvent convaincante, on a parfois l’impression que ce n’est plus le cas et que, pour parler de façon quelque peu familière, on assiste à quelque chose comme un grand écart. C’est le cas, par exemple, lorsqu’il est question de liberté républicaine. S’il s’agit simplement de désigner par cette expression les thèses des républicanistes contemporains, il n’y a rien à dire là contre. Mais s’il s’agit d’affirmer, au sens fort, que c’est la liberté qui prévaut (ou devrait prévaloir) dans les républiques qui doit prévaloir aussi dans les relations êtres humains/animaux, on est nettement plus sceptique : la liberté républicaine ne peut régir les rapports qu’entre des êtres capables de « faire république », pas entre ceux dont les intérêts effectifs sont tellement différents qu’ils en deviennent incommensurables et que le seul type de relation concevable est l’évitement.

En ce qui concerne l’exploitation, on notera que, contrairement à celui de « souffrance » (chapitre II) ou de « mort » (chapitre III), le terme n’est pas défini dans les règles de l’art ; il semble[11] qu’il soit tenu pour un synonyme d’« asservissement » ou d’« appropriation » de telle sorte qu’il renvoie à ce que les Allemands désignent par des termes distincts : Ausbeutung, Ausnutzung et Entäußerung. Cela tend, sinon à minimiser la dimension économique de la notion, du moins à la rejeter du côté du juridique. C’est parce que les animaux sont considérés comme des biens qu’ils sont exploités. Reconnaître qu’ils ont des intérêts et donc des droits fondamentaux, c’est reconnaître qu’ils ne sont pas des choses dont on peut disposer à sa guise, mais des personnes. Ici, tout de même, il semble que Valéry Giroux affaiblisse sa propre argumentation. Elle sait très bien, parce qu’elle est juriste, que l’opposition personne/chose a un sens technique. Mais lorsque de tels arguments se diffusent dans le débat public, ce sont des gens qui ne sont pas du tout des juristes qui vont avoir affaire à eux. Or, pour le commun des mortels, une personne c’est quelqu’un, ce qu’un bar de ligne n’est pas et ne sera jamais (même un Kant glisse perpétuellement de la dimension juridique à la dimension psychologique ou ontologique — et parfois grammaticale ! — de la personne). Peut-être Valéry Giroux est-elle trop pessimiste à l’endroit de la catégorie intermédiaire d’être sensible, même si, il faut bien l’admettre, les choses n’ont guère changé dans les pays qui l’ont introduite dans leur arsenal juridique.

Quoi qu’il en soit, son ouvrage constitue une introduction exigeante mais excellente à la question de l’éthique animale. Et c’est certainement la défense la plus aboutie, philosophiquement parlant, d’une position végane.