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Dans le chapitre IV de L’évolution créatrice, intitulé « Le mécanisme cinématographique de la pensée et l’illusion mécanistique[1] », l’opinion de Bergson sur le cinéma en train de naître paraît tout à fait arrêtée : le cinéma est du côté de l’inessentiel. Non pas que Bergson ait voulu, dès 1907, débouter le 7e art de toute prétention artistique, mais tout simplement parce qu’à ses yeux seul le réel est le mouvement vrai, le mouvement originaire qu’aucune technique nouvelle, pas même le cinéma — qui n’est qu’un « mécanisme » — ne saurait imiter, traduire ou symboliser.

Pourtant, dans Cinéma I, et II[2], Deleuze s’étonne d’un procès aussi expéditif. Comment un philosophe aussi sensible au mouvement, au changement, à la durée, a-t-il pu réduire le jeu des images cinématographiques à une simple mise en mouvement d’images fixes, en confondant l’image-cinéma et le cinématographe ? D’autant que l’on trouverait chez Bergson lui-même, dans le premier chapitre de Matière et mémoire — en tout cas, si l’on en croit Deleuze —, une théorie innovante du dynamisme intrinsèque des images qui aurait pu parfaitement fonder une philosophie et même une ontologie du cinéma.

Quel crédit doit-on accorder à cette interprétation d’autant plus étonnante qu’en 1896 le cinéma n’en était qu’à ses premiers pas, ou plutôt, à ses premiers plans ? Quelles déformations ou transformations Deleuze fait-il subir aux idées bergsoniennes pour corroborer ses propres thèses ?

1. Deleuze, commentateur de Bergson

Notons d’emblée que la lecture de Bergson par Deleuze dans Cinéma I, et II, a tellement marqué les esprits que cette interprétation apparaît désormais, en tout cas en ce qui concerne le premier chapitre de Matière et mémoire, non plus comme une interprétation parmi d’autres, mais comme quelque chose du bergsonisme lui-même. Bergson apparaît ainsi aujourd’hui, à travers Deleuze, comme l’un des rares penseurs, avec notamment Spinoza, d’une immanence radicale, même si cela n’interdit pas d’autres lectures[3]. Ce que donnerait à voir le cinéma, ce que nous donneraient à voir les images du cinéma, c’est ce que nous avons tant de mal à imaginer dans la vie courante : l’équivalence de la surface et de la profondeur, une équivalence qui n’annule d’ailleurs pas l’impression de profondeur mais nous oblige à repenser autrement les notions d’esprit et de mémoire. Grâce au cinéma, il s’agirait de penser différemment, de penser après la métaphysique ou après la fin de la métaphysique. Les catégories en usage de l’histoire des idées (essence, copie, icône, idole, symbole, analogie, etc.), trop empreintes de distinctions dualistes et d’oppositions pour ce qui est de l’espace sensible et de l’extraspatialité intelligible, ne sembleraient plus adéquates pour rendre compte de notre être-au-monde. Il faudrait chercher de nouveaux langages, de nouveaux moyens d’expression, dans l’art sans doute, mais dans un art émancipé des dialectiques convenues. Il y aurait ainsi au cinéma, un effet métaphysique, ou plutôt « post-métaphysique », de l’ordre d’un surcroît de visibilité ou de phénoménalité. Toutefois ce « supplément », ce « surcroît », ne s’expliquerait plus, comme chez Platon ou Hegel[4], par la manifestation de l’Essence. Cet excédent de phénoménalité, simplement produit, si l’on peut dire, par le cinéaste qui filme et travaille au montage du film, traduirait plutôt quelque chose de la donation toujours recommencée, dans l’immanence, du donné. Cela est-il possible ? Le 7e art est-il capable de rénover de part en part nos modes de pensée philosophique ? Telle est sans doute l’interrogation qu’il convient d’avoir présente à l’esprit, en ouvrant les deux volumes que Deleuze consacre au cinéma.

Dès les premières pages du premier chapitre de Cinéma I, l’auteur repère chez Bergson une sorte de contradiction ou de tension entre : 1) un passage du chapitre IV de L’évolution créatrice, où Bergson voit dans le cinéma une mise en mouvement d’instantanés photographiques[5] ; et 2) le premier chapitre de Matière et mémoire dans lequel Bergson aurait imaginé, à titre d’hypothèse heuristique, des « coupes mobiles », c’est-à-dire des images en mouvement qui, passant spontanément les unes dans les autres, ne seraient le résultat d’aucun assemblage artificiel de vues fixes. Nous reviendrons plus loin sur ces distinctions un peu abstraites. Mais ce que l’on peut déjà remarquer, c’est que ce conflit interne au bergsonisme fonctionne à la fois comme une sorte de catalyseur et de fil conducteur de la pensée inspirée du commentateur. C’est très visible dans les cours sur le cinéma que Deleuze donne à l’Université de Paris 8 Vincennes-Saint-Denis à partir de 1981[6]. C’est encore très visible dans Cinéma I et Cinéma II, publiés respectivement en 1983 et 1985, puisque Deleuze ne manque pas d’ajouter à certains chapitres (les chapitres I et IV de Cinéma I, et les chapitres III et V de Cinéma II) des sous-titres explicites, à savoir « Premier commentaire de Bergson », « Second commentaire de Bergson », « Troisième commentaire de Bergson » et enfin « Quatrième commentaire de Bergson » ; ce qui, on le devine, complique singulièrement la logique interne de l’ensemble et, en tout cas, nous interdit d’assimiler Cinéma I, et II, à un simple ouvrage d’histoire du cinéma ou de critique cinématographique.

Autrement dit, si Cinéma I, et II, s’adresse à tous les publics, et notamment aux critiques ou aux historiens du cinéma, sa lecture semble tout de même présupposer une vraie connaissance de Bergson. D’autant que la partition deleuzienne entre les notions de « coupe immobile » et de « coupe mobile » est loin d’aller de soi… parce qu’une telle perspective est déjà loin d’aller de soi chez Bergson lui-même. Dans le cadre de l’ontologie bergsonienne de la durée, où tout est changement de changements, on devine que toute coupe, même immobilisante, reste, en fait, foncièrement mobile[7]. Autrement dit, s’il y a une « momification » apparente du mouvement, pour reprendre la formulation de Bazin[8], en vérité, la partition entre ce qui est dans le temps et ce qui échappe au temps n’est pas aussi facile à faire. Car la momification n’échappe pas au mouvement qu’elle prétend contenir. Dans ces conditions, il convient avant tout de réexaminer l’opposition entre, d’une part, une conception tronquée du cinéma, celle de 1907, où le film n’est défini que comme un assemblage de coupes immobiles ou de photogrammes dotés d’un mouvement externe, celui de la caméra ou du projecteur, et d’autre part, une vision en quelque sorte prémonitoire, en 1896, de ce que pourrait très vite devenir le cinéma du xxe siècle, en l’occurrence un art inédit de la mobilité, un art capable de présenter des images-mouvement, et pas seulement de mettre des images en mouvement (c’est-à-dire de simplement animer des vues fixes, en faisant défiler 24 images par seconde, ou 18 au début). Mais on pressent, redisons-le, qu’une telle distinction entre images-mouvement et images en mouvement demeure, en vérité, plus délicate qu’on ne peut le penser. Car si, chez Bergson, la durée est partout, si elle est constitutive de toute chose, dont les photogrammes, il est clair qu’il y a encore de la durée au coeur même de ce qui nous paraît immobile.

Avant de nous engager plus avant dans des considérations assez théoriques, nous voudrions encore signaler qu’il peut être tentant — et que d’ailleurs ce n’est pas faux — de voir avant tout Cinéma I, et II, comme un travail d’historien du cinéma ou comme un travail de critique cinématographique. L’image-mouvement serait ainsi définie comme constitutive d’un premier moment du cinéma, un moment où la prise en considération des schèmes sensori-moteurs — et donc de l’action mais aussi de la perception et de l’affection liées à l’action — serait le souci principal des cinéastes qui élaborent, entre le début du xxe siècle et jusqu’à la seconde guerre mondiale, l’imagerie cinématographique. Puis, après-guerre, dans les années 1950, au moment où notre croyance dans la possibilité de changer le monde par l’action n’est plus ce qu’elle était, apparaîtrait, notamment en Italie avec le néo-réalisme, un nouveau type de film, avec un nouveau type d’image, l’image-temps dont la particularité serait de se dégager du schème sensori-moteur et donc de l’action, mais aussi du type de perception et/ou d’affection qui y sont liés. Ce que nous montrerait l’image-temps, c’est que le temps passe sans qu’il y ait mouvement. Autrement dit, ce qui bouge, ce qui bouge vraiment, en profondeur et hors de tout mouvement mondain, c’est le temps pur, ou, en termes bergsoniens, la durée pure. Et, chose incroyable, en tout cas incroyable pour un bergsonien, cette durée pure pourrait être vue au cinéma. Nul besoin d’en appeler à une intuition de la durée pure, difficultueuse et singulière, pour voir le temps. Il suffirait de regarder, par exemple, Citizen Kane d’Orson Wells, dont toute l’action se déroule, si l’on peut dire, dans un passé révolu.

Toujours est-il que le projet de Deleuze n’est pas de faire une simple histoire du cinéma mais de bâtir une sémiologie, ou plutôt une iconologie, qui s’inscrit explicitement dans le sillage de Bergson, le paradoxe d’une telle entreprise étant que chez Bergson la perspective d’une image-temps, qui est l’image d’une durée pure par définition irreprésentable, ne fait pas sens. Pour rendre compte de l’unité de Cinéma I et Cinéma II, il convient donc surtout de se demander comment ces deux volumes peuvent valoir à la fois comme une histoire du cinéma et comme un commentaire fidèle de Bergson.

2. Le mécanisme cinématographique de l’intelligence et la fabrique d’un monde stable

Dans le chapitre IV de L’évolution créatrice, Bergson oppose deux techniques de restitution du mouvement d’un Tout, l’une extrêmement laborieuse qui consiste à vouloir générer le mouvement de l’ensemble en combinant les micromouvements des parties, l’autre, beaucoup plus efficace, qui consiste, elle, à prendre différentes photographies sur le Tout déjà en mouvement puis à les recombiner.

Supposons qu’on veuille reproduire sur un écran une scène animée, le défilé d’un régiment par exemple. Il y aurait une première manière de s’y prendre. Ce serait de découper des figures articulées représentant les soldats, d’imprimer à chacune d’elles le mouvement de la marche, mouvement variable d’individu à individu quoique commun à l’espèce humaine, et de projeter le tout sur l’écran. Il faudrait dépenser à ce petit jeu une somme de travail formidable, et l’on n’obtiendrait d’ailleurs qu’un assez médiocre résultat : comment reproduire la souplesse et la variété de la vie ? Maintenant, il y a une seconde manière de procéder, beaucoup plus aisée en même temps que plus efficace. C’est de prendre sur le régiment qui passe une série d’instantanés, et de projeter ces instantanés sur l’écran, de manière qu’ils se remplacent très vite les uns les autres. Ainsi fait le cinématographe. Avec des photographies dont chacune représente le régiment dans une attitude immobile, il reconstitue la mobilité du régiment qui passe[9].

Dans les deux cas, il y a décomposition et recomposition du mouvement, mais, dans le premier cas, il faut d’abord apporter un mouvement qui n’existe pas pour mettre les choses en branle, ce qui est périlleux et fastidieux, tandis que dans l’autre cas, il suffit d’extraire quelques prises de vue à partir d’un mouvement déjà donné. La technique cinématographique est donc très inférieure à l’art de cette grande artiste qu’est la Nature ou la vie. Le cinématographe ne peut qu’extraire mécaniquement puis recombiner mécaniquement du mouvement, mais il ne sait pas générer du mouvement. Nul mystère ici : le défilé des images sur l’écran n’est pas fondé en dernière instance sur l’invisible et imprévisible élan vital, comme l’est, par exemple, l’évolution des espèces. Bergson nous rappelle ainsi que l’essence du cinéma est de produire une illusion. Pour produire l’illusion du changement et de la vie, le cinéma doit cacher la source du mouvement. Il s’agit d’une sorte de tour de prestidigitation dont il importe de ne pas dévoiler le secret afin de ne pas en gâcher l’effet.

Mais ce qu’il faut surtout remarquer, même si les analyses de Bergson deviennent, au fil des lignes, plus difficiles, c’est la valeur proprement épistémologique du paradigme cinématographique.

Le procédé a donc consisté, en somme, à extraire de tous les mouvements propres à toutes les figures un mouvement impersonnel, abstrait et simple, le mouvement en général pour ainsi dire, à le mettre dans l’appareil, et à reconstituer l’individualité de chaque mouvement particulier par la composition de ce mouvement anonyme avec les attitudes personnelles. Tel est l’artifice du cinématographe. Et tel est aussi celui de notre connaissance. Au lieu de nous attacher au devenir intérieur des choses, nous nous plaçons en dehors d’elles pour recomposer leur devenir artificiellement. Nous prenons des vues quasi instantanées sur la réalité qui passe, et, comme elles sont caractéristiques de cette réalité, il nous suffit de les enfiler le long d’un devenir abstrait, uniforme, invisible, situé au fond de l’appareil de la connaissance, pour imiter ce qu’il y a de caractéristique dans ce devenir lui-même. Perception, intellection, langage procèdent en général ainsi. Qu’il s’agisse de penser le devenir, ou de l’exprimer, ou même de le percevoir, nous ne faisons guère autre chose qu’actionner une espèce de cinématographe intérieur. On résumerait donc tout ce qui précède en disant que le mécanisme de notre connaissance usuelle est de nature cinématographique[10].

Ce que le cinéma naissant nous donne à voir — qu’il s’agisse de l’appareil qui enregistre ou projette les images, ou encore des techniques de prises de vue ou de montage —, c’est le caractère discontinuiste de notre représentation du réel. Bergson ne dit pas seulement que nous pensons cinématographiquement, en reconstruisant abstraitement le mouvement réel avec des abstractions auxquelles nous insufflons une certaine vie qui est celle-là même de notre intelligence en train de penser ; cela, il le disait déjà, en 1889, dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience. En 1907, il montre surtout que notre connaissance est de l’ordre de l’illusion cinématographique, et qu’avec le cinéma, nous tenons enfin une très bonne modélisation du processus de spatialisation qui nous pousse à reconstruire le mouvement avec des immobilités. De même que dans la salle de cinéma nous oublions les conditions de l’illusion dont nous sommes les victimes consentantes (nous oublions, pour notre plus grand plaisir, le mouvement de la machine, et aussi d’ailleurs, jusqu’à l’écran lui-même…), de même, nous oublions, dans la perception naturelle, les conditions de cette perception. Nous oublions que notre conscience est faite pour l’action et la survie, et qu’elle doit solidifier le monde qui l’entoure pour s’y repérer. Dans la vie courante, nous nous faisons en quelque sorte notre propre cinéma, au moyen de ce cinématographe intérieur qu’est notre conscience pragmatique ou notre intelligence ; nous nous prenons au piège de notre propre pensée qui nous semble suivre au plus près les sinuosités du réel et de la vie, alors qu’elle n’en est qu’une reconstruction lacunaire. Si donc le cinéma vaut comme un modèle, ce n’est pas parce qu’il s’agirait ici de dévaloriser la pensée, en la réduisant à une sorte de mécanisme grossier, mais, au contraire dans le but de modéliser, autant que faire se peut, ce qu’est l’extraordinaire cinématographie de notre perception, de notre pensée et de notre langage.

C’est cet aspect des choses que négligent habituellement les commentateurs de ces textes de Bergson. Ils interprètent trop vite comme une dévalorisation ce qui est en vérité une modélisation. Ce n’est qu’au moment où les hommes élaborent le moyen de susciter, grâce à de nouveaux moyens techniques, un procédé très impressionnant qui imite la vie et le mouvement, que Bergson, très sensible à l’innovation scientifique et technique, est enfin en mesure de faire une comparaison marquante, qui s’appuie sur un modèle bien supérieur aux modélisations qui existaient jusqu’à présent. Au-delà des modélisations théoriques habituelles du schématisme transcendantal ou même des modèles constructivistes de la psychologie, il y a le modèle cinématographique. Au fond, tout se passe comme si les inventeurs du cinéma avaient construit, sans le savoir bien sûr et sans qu’ils en aient jamais eu la moindre intention, un modèle concret de la théorie bergsonienne de la spatialisation de toute chose. Que l’intérêt du cinéma soit, aux yeux de Bergson, d’ordre strictement épistémologique, c’est d’ailleurs ce que confirme une autre référence bergsonienne au cinématographe, très intéressante car plus tardive, que l’on trouve dans Durée et simultanéité, au chapitre VI intitulé « L’espace-temps à quatre dimensions[11] ». Ce qui intéresse alors Bergson, ce n’est jamais l’esthétique des films — en 1922, date de la parution de Durée et simultanéité, Bergson avait forcément eu l’occasion de voir de grands films (Eisenstein, Griffith) — mais l’usage qu’il peut faire d’une nouvelle technologie comme modélisation et illustration de ses propres idées[12]. Cette approche exclusivement épistémologique (et non esthétique) du cinéma par Bergson est, du reste, totalement évidente dans une lettre à E. Borel, du 20 août 1907, où il rappelle que dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, il a conçu, avec son idée d’un mouvement fabriqué avec des immobilités, l’idée même du mouvement cinématographique, alors que « le cinématographe n’était pas encore inventé[13] ». Le philosophe de la durée pure ne serait ni plus ni moins qu’un précurseur des frères Lumière…

Quoi qu’il en soit, on comprend que Deleuze, lecteur très attentif de Bergson, ne pouvait ignorer cette ambiance ou atmosphère épistémologique. Il prend d’ailleurs soin de souligner, dès les premières pages de Cinéma I, que le cinéma met en oeuvre, très concrètement, la théorie d’un temps-paramètre, d’un temps scientifique où tous les instants s’équivalent, là où la photographie, elle, privilégiait encore, comme la peinture, des instants exceptionnels et s’appuyait ainsi sur une conception métaphysique de l’instant opportun[14]. Cela dit — et c’est tout le problème — Deleuze ne peut pas s’en tenir à une approche purement épistémologique. Parce qu’il entend bien s’adresser aux historiens ou aux critiques de cinéma, il doit rejoindre coûte que coûte une théorie esthétique de l’image cinématographique. Mais comment passer — tout en restant fidèle aux thèses de Bergson — du champ de l’épistémologie à celui de l’esthétique ou de la sémiologie, et qui plus est, à une critique ou à une histoire du cinéma ?

3. Une ontologie des images incluant les images cinématographiques

Venons-en à présent au début de Matière et mémoire, qui intéresse tout particulièrement Deleuze, et dans lequel il puise l’idée de « coupes mobiles », expression dont la lettre même n’est pas bergsonienne. Le but de Deleuze est de repérer chez Bergson une théorie de l’image qui, du fait de son étonnante radicalité et sa portée onto-phénoménologique, précède toute investigation épistémologique. Dans le premier chapitre intitulé « De la sélection des images pour la représentation/Le rôle du corps », Bergson fait en effet une curieuse hypothèse qui vaut comme une sorte de retour aux choses mêmes, retour encore plus radical que celui de l’Essai sur les données immédiates de la conscience.

Nous allons feindre pour un instant que nous ne connaissions rien des théories de la matière et des théories de l’esprit, rien des discussions sur la réalité ou l’idéalité du monde extérieur. Me voici donc en présence d’images, au sens le plus vague où l’on puisse prendre ce mot, images perçues quand j’ouvre mes sens, inaperçues quand je les ferme. Toutes ces images agissent et réagissent les unes sur les autres dans toutes leurs parties élémentaires selon des lois constantes, que j’appelle les lois de la nature, et comme la science parfaite de ces lois permettrait sans doute de calculer et de prévoir ce qui se passera dans chacune de ces images, l’avenir des images doit être contenu dans leur présent et n’y rien ajouter de nouveau[15].

Dans cet extrait, Bergson tient à distance la profondeur de l’esprit et de la mémoire. Ici, il y a bien un devenir des images, mais on ne saurait parler d’une temporalité : il n’y a pas d’irréversibilité au sens où on l’entend habituellement. Bergson pointe une zone-limite où il y a de la continuité, de la synthèse, c’est-à-dire des synthèses impersonnelles, des processus anonymes, des systèmes d’images qui ne sont le monopole d’aucun sujet. Bergson suggère ici qu’en deçà de toute vision subjective ou scientifique — car la « science parfaite » qu’il évoque n’est celle d’aucun savant —, que le réel s’impose à nous avant toute analyse ou synthèse intellectuelle, avant et indépendamment de toute recherche des lois scientifiques ou des conditions de possibilité de l’expérience, avant et indépendamment de toute dialectique. Le pur donné, c’est donc d’abord le mouvant en tant que mouvant, un flux réglé d’images qui nous englobe et nous dépasse. Hors de ces images qui passent les unes dans les autres, il n’y a rien. Ce qui précède toute représentation, c’est cela, cette mouvance d’images, cette sorte de film absolu qui toujours se déroule et qui n’attend pas pour exister d’être révélé par le regard des spectateurs. L’univers — le monde non encore humain — n’est pas notre représentation. Ce n’est pas notre conscience qui apporte la lueur nécessaire pour briser l’opacité d’une sphère parménidienne opaque. Bergson dit clairement que la bigarrure est déjà là, que les images hétérogènes et continues sont des photographies déjà tirées ; elles n’attendent pas notre regard. En fait, notre conscience ne fera, comme il le montrera dans la suite du chapitre, qu’appauvrir le donné en opérant une sorte de réduction, en tenant dans l’ombre une foule d’images[16]. Ce qui est donc à retenir ici, c’est qu’il n’y a pas deux mondes, mais que tout est image, et ce, sans préséance de certaines images. L’image, au sens de copie, de double, de représentation, est certes le résultat d’une délimitation, d’un tri, d’une synthèse. Mais foncièrement, le délimité est de même nature que le délimitant. Il n’y a pas d’arrière-plan, de double fond. Il n’y a qu’un jeu d’ombres et de lumières. Pas plus qu’on n’entre dans les images, on n’en sort : elles sont toujours déjà là, en train de passer les unes dans les autres, et nos sensations, affections, idées, souvenirs, etc., sont autant de vues prises sur ce flux. À chaque type de synthèse du Sujet, à chaque type de « montage » cognitif, correspond un type d’image, entre d’ailleurs deux limites extrêmes qu’on peine à se représenter : la perception pure et le souvenir pur, entre une actualité pure et une virtualité pure.

Cela dit, lorsque Bergson fait, en 1896, cette hypothèse, dont la portée onto-phénoménologique est incontestable, il y a fort à parier qu’il ne songe pas au cinéma naissant ou au pré-cinéma. En tout cas, il ne suggère jamais, même par la suite, quelque corrélation entre cette « expérience de pensée » et l’expérience cinématographique. On peut même dire que cette hypothèse, qui vise à renvoyer dos à dos subjectivisme et objectivisme, et à se situer résolument dans un entre-deux, entre, d’un côté, une image qui ne serait qu’une représentation trop humaine et, de l’autre, l’inconnaissable Chose en soi dont nous ne saurions avoir quelque image, n’est pas exempte d’un certain formalisme ou d’une certaine rhétorique purement philosophique. Dès lors, que penser de l’interprétation de Deleuze qui entend fonder sa propre théorie de l’image-mouvement et de l’image-temps sur de telles bases ?

Ce que l’on peut déjà remarquer, si l’on veut saisir la logique de l’interprétation de Deleuze, c’est que, du côté du cinéaste et de toutes ses techniques de filmage ou de montage, il n’y a jamais, précisément parlant, de création d’images : il n’y a pas de production d’images mais seulement découpage et tri d’images, découpage et tri qui n’instaurent jamais une scène qui serait totalement séparée, détachée du sol originaire des images. Autrement dit, le cinéma est encore une façon de découper le monde, de tenir dans l’ombre certaines images pour que d’autres émergent. Ce qui veut dire aussi que du côté des salles obscures, le spectateur n’est jamais purement et simplement un spectateur. Même s’il est face à un écran, il n’est pas pour autant face à des images dont l’étoffe serait taillée dans une imagénéité qui serait différente de celle de son monde ambiant. En regardant un film, le spectateur ne sort jamais du monde, il ne passe pas de l’autre côté du miroir, dans une deuxième dimension ; il ne se réfugie jamais dans un « réduit » où il n’y aurait plus de réel. Autrement dit, un film ne fait pas monde à lui seul. Son imagéité, sa nature, sa substantialité, sa matérialité, est de même nature que le reste : il s’agit d’un jeu d’ombres et de lumières, et il n’y a pas plus ou moins d’imagéité dans les images d’un film que dans celles de notre perception ; c’est toujours de la même pâte d’images que le corps propre, le Moi, Autrui, la Nature, le film, tel paysage, tel objet, telle idée, etc., sont faits. D’où plusieurs interrogations phénoménologiques majeures : est-ce que ce découpage d’images proprement cinématographiques, qu’il s’agisse de la fabrication du film ou de son visionnage, suspend, oui ou non, et comment, la perception naturelle ? Est-ce qu’il se superpose ou se mélange en quelque sorte au découpage naturel induit par les nécessités vitales ? Autrement dit, les images de la perception naturelle et les images cinématographiques sont-elles miscibles ? Comment penser cela ?[17]

Une chose est sûre : d’après les thèses de Matière et mémoire, qui seront pleinement développées dans L’évolution créatrice, nous constituons le monde qui nous entoure dans le cadre d’un schématisme utilitaire qui est le produit d’une évolution des espèces. C’est ce schématisme non kantien, en rapport avec les nécessités vitales, qui confère aux images mouvantes une solidité qui nous permet de les solidifier afin de les manipuler. Il y va donc de notre condition. Et, de ce point de vue, si Deleuze doit vraiment rester fidèle à Bergson, et s’il faut lire Cinéma I et II, comme d’ailleurs nous y exhorte son auteur lui-même, comme une série de commentaires des idées de Bergson, alors on ne voit pas en quoi le cinéma pourrait suspendre durablement ce processus de spatialisation qui est notre lot commun. On ne voit pas pourquoi les images cinématographiques pourraient durablement lever ce voile qu’est l’espace. Mais ce l’on peut retenir, afin de pas sous-estimer la portée du commentaire deleuzien, c’est d’abord — première grande thèse — qu’au niveau de leur matérialité mouvante, toutes les images sont par définition miscibles. En ce sens, elles sont toutes, comme dit Deleuze, des images-mouvement. « Image-mouvement » ou « coupe mobile », cela veut dire qu’en leur étoffe même (en leur substantialité même qui est durabilité), image, matière et mouvement sont trois termes synonymes. En revanche — deuxième grande thèse — au niveau de leur forme, de leur structure, de leur type de « coupe », pour reprendre un vocabulaire à la fois bergsonien et deleuzien, les images de la perception et les images cinématographiques ne semblent pas être données dans les mêmes cadres, ne semblent pas relever des mêmes procédés ou processus de synthèse. La question devient donc la suivante : qu’en est-il des formes qui structurent l’imagéité des images ? Que la matière des images soit miscible, soit. Mais qu’en est-il des formes qui les accompagnent ? On sait que les images de la perception sont spatialisées, qu’elles sont en quelque sorte géométrisées, solidifiées, « mises en espace ». Qu’en est-il des images cinématographiques ? Suivent-elles aussi ce sort auxquelles, d’un point de vue proprement bergsonien, elles ne paraissent pas pouvoir échapper ?

Sous cet angle, on comprend mieux le sens « phénoménotechnique » du projet deleuzien d’une classification, taxinomie ou typologie possible des images cinématographiques. Il s’agit surtout de montrer que le cinéma, en son essence, n’est pas un art de la représentation mais de la présentation. L’« effet de réel » produit par l’image-mouvement (et qui fait tout l’attrait du cinéma d’action) ne s’explique pas par une imitation de la Nature mais par une production d’images dont la phénoménalité est celle-là même de toute image, cinématographique ou non. Que le mouvement puisse même, avec la production cinématographique d’images-temps, s’émanciper du nombre et de l’espace, s’explique là encore de façon tout à fait naturelle, ou en tout cas, onto-phénoménologique. Le processus de manifestation (ou de phénoménalisation) des images-temps est en effet identique à celui, naturel, de n’importe quel souvenir. Bergson, lui-même, avait pris soin de ne faire du souvenir pur qu’une hypothèse limite. Ce qui existe, ce sont toujours des souvenirs-images[18], des « mixtes » comme dit Deleuze dans Le bergsonisme[19]. Il ne faut pas confondre l’expérience d’une interférence des images et d’un brouillage de notre perception avec l’expérience d’une dimensionnalité surnaturelle ou spirituelle. Il s’agit plutôt de penser les choses à la fois en durée et dans un même plan d’immanence[20], de deviner jusqu’à quel point nous pouvons mêler des rythmes vitaux et des découpages artificiels, jusqu’à quel point certaines connexions fabriquées peuvent s’intégrer ou se superposer à des connexions plus naturelles[21].

4. Penser la fabrique des arrière-mondes grâce à la phénoménotechnique cinématographique

Il serait tentant, pour le lecteur de Cinéma I, et II, de se dire que le cinéma pourrait réussir ce tour de force d’un élargissement de notre sensibilité et qu’il accomplirait, ainsi, par des moyens inédits, cette perception du changement en tant que changement que Bergson appelait de ses voeux, en 1911, dans ses deux conférences d’Oxford[22]. L’image-cinéma, par les effets qu’elle suscite, nous permettrait non seulement de déjouer nos habitudes spatialisantes, mais encore, au-delà du jeu d’un dérèglement des sens ou d’un égarement du jugement, de voir enfin la durée en personne. Le cinéma, accomplissant le rêve de Bergson, irait recueillir l’expérience à sa source, avant qu’elle ne se coule dans les cadres utilitaristes et spatialisant d’un organisme vivant ou d’un Sujet transcendantal. À défaut de valoir comme l’intuition de la durée pure elle-même, la perception de l’image-cinéma vaudrait déjà comme un certain substitut de l’intuition strictement philosophique de la durée. De même que la musique et l’amour chez Platon sont des voies métaphysiques plus praticables que celle de la dialectique philosophique, le cinéma, en tout cas, un certain cinéma, vaudrait comme une voie d’accès plus praticable au mouvant. Or, bien que tentant, ce scénario n’est pas le bon. Et ce n’est surtout pas celui de Deleuze. Soutenir cela reviendrait à la fois à trahir la conception bergsonienne de l’intuition et à proposer une histoire philosophique complètement idéalisée des rapports de l’image et du concept.

Précisons aussi que l’enjeu pour Deleuze n’est pas non plus de proposer, à la suite de Bergson ou de Bachelard, une énième « rythmanalyse[23] », c’est-à-dire, au fond, de renouveler l’imaginaire d’un Sujet encore et toujours spectateur de lui-même. L’approche deleuzienne du cinéma est, au contraire, comme nous l’indiquions plus haut en parlant de « phénoménotechnique », difficultueuse parce qu’il s’agit, pour le cinéma, non pas de contempler une durée déjà-là mais de tester, de façon quasi-expérimentale, artisanale ou artistique, nos pouvoirs démiurgiques en matière de présentation et de représentation du monde[24]. Le cinéma vaudrait ainsi comme un miroir visant à perturber, outre nos adhésions perceptives, la certitude intellectuelle de notre identité, l’objectif étant d’expérimenter ce point d’immanence où le Sujet pressentirait l’impersonnalité de ses propres souvenirs, souvenirs qui ne seraient au fond que des images parmi d’autres (et non quelque chose de l’Esprit). En ce sens, la description deleuzienne des images, sa taxinomie, sa typologie s’inscrivent, par-delà le travail de déconstruction initié par Bergson dans le premier chapitre de Matière et mémoire, dans un cadre résolument antispiritualiste. L’intérêt, par exemple, d’un gros plan chez Eisenstein, c’est-à-dire d’une image sursaturée qui nous interpelle plus que d’autres, est de nous livrer, par-delà sa valeur artistique, un modèle de fabrication de nos émotions les plus intenses. En l’occurrence, le cinéma nous fournit, mieux que de longs traités de phénoménologie, l’un des secrets de fabrication de l’idée métaphysique d’épiphanie. L’antique question de la manifestation du transcendant devient celle de ses conditions phénoménotechniques de production.

Comment, nous demandions-nous plus haut, Deleuze peut-il passer de l’évidence d’un intérêt strictement épistémologique de Bergson pour le cinématographe à l’hypothèse d’un Bergson précurseur d’une pensée puissante de l’essence du cinéma ? Nous avons maintenant la réponse : ce que forge Deleuze dans Cinéma I, et II, c’est une modélisation de l’invention humaine du Transcendant. Deleuze reprend donc, pour le parachever, le projet positif de Bergson : nous donner le meilleur modèle possible — par-delà les théories purement spéculatives de la philosophie pérenne — de la fabrique du réel. Là où Bergson, sans doute soucieux de ne pas excéder les cadres du spiritualisme de son époque, ne pouvait déconstruire, dans une perspective phénoménologique et immanentiste pleinement assumées, les dispositifs et les procédés de construction de nos croyances métaphysiques[25], Deleuze, lui, n’hésite pas à exhiber, grâce à sa connaissance du cinéma, les modes de construction de nos adhésions spiritualistes. Mutatis mutandis, la phénoménotechnique cinématographique tient lieu chez lui de dialectique transcendantale. Il s’agit de donner à voir, comme chez Kant, mais avec d’autres moyens, les procédés de fabrique des arrière-mondes, c’est-à-dire de nos illusions métaphysiques. Que certains éprouvent un sentiment de transcendance en leur for intérieur ou en contemplant le monde, tout comme certains spectateurs s’émeuvent, au cinéma, d’une scène sublime, soit ! Il n’est pas question de le nier, ni même de vouloir démagnétiser ce sentiment. Mais ce qu’il faut reconnaître, c’est que l’on ne peut déduire de ce seul sentiment l’effectivité d’un Ailleurs transcendant. La force des émotions humaines — y compris les vécus métaphysiques ou mystiques les plus prégnants — ne « troue » jamais le plan d’immanence des images[26].

C’est donc bien un lien de nature épistémologique qui relie en profondeur Deleuze et Bergson. Là où Bergson s’était arrêté en route, en jugeant que le cinématographe nous donnait surtout à penser comment peut se fabriquer l’illusion du mouvement, Deleuze réactive les vertus épistémologiques du modèle cinématographique. Le 7e art ne nous donne pas seulement à voir que l’on peut fabriquer une illusion de mouvement : il nous montre que l’on peut fabriquer de la profondeur ou de l’esprit à partir d’un jeu d’images. Ce qui ne veut surtout pas dire que nos sentiments, croyances, adhésions ou émotions ne soient que des épiphénomènes. Ce débat, qui est celui de l’opposition du matérialisme et de l’idéalisme, doctrines qui, l’une et l’autre, réifient la matière ou l’esprit, n’est pas celui de Deleuze (ce n’était déjà plus celui de Bergson). Ici, ce que l’on peut dire, c’est que si l’esprit n’est pas réductible à une image ou à un jeu précis d’ombres et de lumière, il reste qu’on peut donner une modélisation de sa production, grâce à une meilleure connaissance du langage des images (qu’on l’appelle phénoménologie, phanéroscopie ou sémiologie).