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Les Wayùus vivent sur la péninsule de la Guajira, une étendue au climat aride qui s’enfonce dans la mer des Caraïbes. Partagée entre la Colombie et le Venezuela, cette avancée de quelque seize mille kilomètres carrés constitue la partie la plus septentrionale d’Amérique du Sud. Les Wayùus seraient trois cent mille à se répartir sur l’ensemble du territoire (DANE 2010a, 2010b), constituant le plus grand groupe indigène de Colombie.

Sans place centralisée ni autorité qui prendrait en charge la vie politique, sociale ou religieuse, les Wayùus s’organisent en communautés composées de quelques habitations dispersées dans l’espace (fig. 1 et 2) et rassemblées (tant spatialement que politiquement) autour d’un couple d’aînés. Ceux-ci sont des figures respectées, notamment consultées pour les décisions concernant leur communauté, généralement composée de deux à cinq maisons unifamiliales.

Soumis à une grande sécheresse et à un paysage semi-désertique contraignant, les Wayùus pratiquent diverses activités de subsistance, qu’ils cumulent au fil de l’année. À côté de l’élevage extensif, qui constitue davantage un marqueur fort de statut social qu’une activité de subsistance à proprement parler[1], la pêche occupe la place centrale dans l’économie domestique des populations côtières que je côtoie depuis 2006, dans la localité de Manaure (fig. 3). Parmi les nombreuses techniques pratiquées, la plongée en apnée possède un statut particulier, tant par ses connotations de virilité et de dangerosité que par les valeurs (économique et symbolique) des proies recherchées. Parallèlement, la chasse d’appoint et la petite agriculture saisonnière, de même que la vente d’artisanat et, éventuellement, le travail salarié au village[2] complètent les activités pratiquées par les Wayùus.

Basée sur un travail de terrain de plus quinze mois cumulés (entre 2006 et 2013), ma thèse de doctorat a notamment montré combien les Wayùus, pour évoluer dans un monde difficile à cerner une fois pour toutes, se montrent enclins à reconnaître des connexions entre des êtres et des phénomènes disparates, à retracer des trajectoires, à élucider des chaînes de causalité, à relier des événements hétérogènes pour les comprendre conjointement (Simon 2015b). Ils font preuve d’un engagement particulièrement réflexif dans le monde, engagement qui repose sur une disposition à attribuer à chaque événement et à chaque être des significations mouvantes qu’ils estiment devoir sans cesse évaluer. Chaque incident, chaque occurrence est toujours à jauger, à peser, à discuter, à interroger dans ses logiques et dynamiques. Parce qu’ils sont toujours pensés comme motivés et comme reflétant le tempérament d’êtres intentionnels, les événements sont appréhendés comme des signes : ils sont à interpréter et à lire. En saisir les ressorts impose dès lors des capacités de discernement et d’interprétation. Cette manière particulière d’envisager les événements décourage le rangement des êtres qui les entourent dans des catégories stables et figées. Pour les identifier et agir convenablement vis-à-vis d’eux, les Wayùus prennent au contraire très au sérieux les contextes dans lesquels ils se manifestent. Ceux-ci sont en effet capables de moduler le sens que revêtent leur présence et leurs comportements.

Figure 1

Habitation wayùue. De gauche à droite : auvent, cuisine, case

Habitation wayùue. De gauche à droite : auvent, cuisine, case
Photo Lionel Simon, 2012

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Figure 2

Habitation wayùue. De gauche à droite : case, cuisine, auvent

Habitation wayùue. De gauche à droite : case, cuisine, auvent
Photo Lionel Simon, 2010

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Dans cette contribution, je voudrais illustrer cette idée, en montrant que les insectes, eux aussi, peuvent se dérober aux démarches de classification définitive. Au départ, plus particulièrement, de trois cas ethnographiques où je pus observer une interaction avec des abeilles, il s’agira de rattacher l’attitude des Wayùus à la manière dont, dans chacun de ces contextes, ils envisagèrent ces hyménoptères. Nous verrons que leur identification se fait davantage à partir de facteurs entourant leur rencontre que sur la base de qualités sensibles et susceptibles d’être cristallisées dans des tables taxinomiques. Il est à ce sujet significatif, nous y reviendrons en conclusion, qu’il n’y ait pas de terme pour désigner les insectes en général dans les nomenclatures wayùues. C’est que leur juste appréhension, telle que sanctionnée par les actes observés, relève du discernement plus que de la reconnaissance figée de propriétés spécifiques.

Pour saisir les ressorts de ces trois événements, nous emprunterons diverses trajectoires, passant par l’attitude des Wayùus à l’égard des scolopendres et des esprits, par les procédures de prise en charge des conflits entre humains et par des récits renvoyant au temps mythique de la mise en place de certaines dynamiques du monde. Tour à tour décrites comme étant dotées des qualités « surnaturelles » des esprits, comme des êtres à qui on entend faire compenser un préjudice ou encore comme des messagères en charge d’annoncer la venue du vent du nord-est, les abeilles évoquent toujours autre chose qu’elles-mêmes. Les actes visant à s’accommoder de leur présence témoignent de ce qu’elles ne sont pas rangées une fois pour toutes et qu’elles s’insèrent dans des conceptions générales concernant le monde et les logiques unissant ses habitants : topologies, dynamiques immanentes, dimensions intentionnelle et relationnelle des événements. La variété des évocations qu’elles supportent et des réactions qu’elles suscitent fait écho, nous le verrons, à la pluralité des logiques susceptibles d’être mobilisées pour rendre compte de leur présence ou de leur comportement.

Ainsi, plutôt que révéler des attitudes systématiques à leur égard ou de dégager des catégories stables permettant de les ranger, cette contribution entend mettre en lumière toute l’hétérogénéité des explications pouvant être avancées face à une rencontre ou à une interaction avec des petites bêtes. Il faut noter que, si les abeilles sont mobilisées comme une exemplification de tendances plus générales dans l’appréhension des bestioles, c’est qu’elles ne se distinguent nullement, dans le paysage wayùu, par l’attention qui leur est accordée. Même s’il arrive aux Wayùus de récolter occasionnellement du miel pour l’utiliser comme une friandise, les abeilles ne sont jamais l’objet d’activités d’élevage, ni n’occupent une place stable dans la récolte de produits sylvestres. De sorte que les types d’inférence dont elles sont le support permettent aux Wayùus d’organiser plus largement une part de leur rapport à l’environnement et à ses occupants.

Figure 3

Carte de la Guajira

Carte de la Guajira

1) Puerto Bolívar ; 2) Media Luna ; 3) Uribia ; 4) Manaure ; 5) Riohacha ; 6) Exploitation minière El Cerrejón ; 7) voie de chemin de fer

Carte modifiée d’après Picon 1983 : 38

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Je propose donc que nous entamions les détours nécessaires pour rattacher trois événements (et leurs explications respectives) à d’autres éléments permettant d’en saisir les ressorts.

Abeilles, scolopendres et jardin

Des abeilles pülashii[3]

Ce soir-là, j’étais dans l’habitation où je partage le quotidien d’une communauté d’une trentaine de personnes. Alors que le soleil déclinait, mes hôtes se rassemblèrent à distance d’une ruche qui s’installait à la lisière de l’un des jardins. Il était jugé important d’opérer au coucher du soleil. C’est un moment, m’a-t-on expliqué, où les abeilles (Apis mellifera, ko’oi en wayùunaïki) sont présumées moins agressives et où leur vision rendue approximative par la pénombre les affecterait si d’aventure elles projetaient d’attaquer les humains.

Tandis que s’attroupait la communauté pour assister à la scène, deux hommes confectionnèrent une torche au moyen de coeurs de cactus candélabres qu’ils emplirent d’herbes et de brindilles sèches. Après avoir mis le feu au brandon, l’un d’eux plaça le flambeau sous la ruche – pour la fumiger et étourdir les abeilles – puis l’embrasa. Une fois l’incendie provoqué, les hommes présents prirent soin d’examiner les alentours pour repérer les rescapées, tandis que le porteur de la torche s’affairait à les brûler.

Planifiée plus tôt dans la journée, cette façon d’agir n’était pas le fruit d’une initiative spontanée et se trouvait unanimement justifiée par la crainte de subir des attaques nocturnes et de voir la maisonnée assaillie par des nuées capables de s’introduire dans les orifices du corps pour infliger des blessures, voire provoquer la mort. Quoique les craintes au sujet des abeilles ne soient jamais aussi clairement formulées en temps normal, ni les conséquences de leurs attaques décrites dans de telles proportions, cette justification trouvait un écho dans le qualificatif « pülasü » que les Wayùus attribuaient aux intruses ce soir-là. C’est cette qualité pülasü qui motivait l’action entreprise, dans les discours que je récoltai auprès de toutes les personnes présentes. Difficile à définir précisément, le terme pülasü qualifie la nocivité attribuée aux êtres et agents dotés du pouvoir de nuire et de causer des maux graves contre lesquels la médecine est réputée démunie. Les symptômes supposés précipités par l’action d’un être pülasü requièrent l’intervention d’un(e) o’utsü, homme ou femme capable de mobiliser ses esprits auxiliaires pour les faire concourir au rétablissement du malade[4]. C’est le substantif yoluja qui permet de personnifier la propriété pülasü. Il désigne l’ensemble des créatures et des puissances malignes constituant une menace sérieuse pour l’homme, souvent identifiées comme des défunts ou des créatures monstrueuses nommées et se présentant parfois sous l’apparence d’animaux. Ainsi les abeilles se voyaient-elles attribuer une qualité particulière et étaient-elles insérées dans la catégorie « pülasü ». Cela se concrétisait d’ailleurs dans les actes tels que les posèrent les protagonistes. Le feu est en effet un agent supposé particulièrement efficace pour faire fuir ou anéantir par contact les yoluja. L’application avec laquelle les Wayùus prirent soin de brûler chaque spécimen de l’essaim trahissait ainsi une modalité d’action particulière, motivée par le caractère pülasü des intrus.

Or, si les Wayùus reconnaissent aux abeilles la capacité d’infliger des blessures parfois douloureuses, ils recourent généralement à la terminologie keemasü pour exprimer cette potentialité. Ce terme renvoie à un danger « banal », « anodin », « normal », et contraste de ce fait par rapport au danger pülasü, malin et attribuable à des yoluja. De sorte que l’emploi de ce qualificatif dissociait les abeilles prises dans ce contexte de l’espèce apis mellifera telle qu’elle est appréhendée ordinairement. Le terme pülasü ne qualifiait pas, pour le dire autrement, les abeilles en général mais spécifiait au contraire l’essaim qui s’installait à proximité des habitations.

Il nous faut dès lors saisir ce qui, dans ce contexte, distinguait les abeilles par rapport à leur ensemble spécifique. Pour ce faire, il est nécessaire de prendre acte de la centralité des topologies autochtones, et tout particulièrement de la séparation entre le jardin et ses alentours, dans la gestion des yoluja et de leurs projets à l’égard des hommes. Elle est notable, notamment, dans l’attitude des Wayùus vis-à-vis d’animaux plus systématiquement identifiés comme des êtres pülashii.

Scolopendres et serpents, formes diurnes des yoluja

C’est le cas tout particulièrement des serpents (wui)[5] et des scolopendres géantes (scolopendra gigantea, kashpata en wayùunaïki). Ils sont pensés comme des formes somnolentes que peuvent revêtir les yoluja dans certaines circonstances, notamment durant leur nuit, c’est-à-dire durant la journée[6].

Lorsqu’ils croisent un serpent, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un boa, les Wayùus tendent à examiner les circonstances de la rencontre pour en déduire l’identité et les projets du yoluja présent sous sa forme reptilienne et ainsi agir adéquatement vis-à-vis de lui. À titre d’exemple, un ophidien débusqué à proximité d’une habitation peut être désigné comme la mère défunte du foyer, du seul fait qu’il se trouve à proximité de l’ancienne demeure de celle-ci et soit croisé par l’un de ses enfants. Ces circonstances attachées à la présence du rampant mèneront à inférer son souhait d’emporter avec lui une part de sa progéniture. Pour cela, il pourra être jugé nécessaire de lui offrir une contrepartie, afin de le dissuader d’accomplir son projet. C’est donc essentiellement de l’endroit où l’animal est rencontré que sont déduites son identité et ses intentions, ainsi que le mode opératoire adéquat.

L’incidence des lieux de rencontre est aussi mise en en lumière par l’attitude des Wayùus à l’égard des scolopendres géantes. L’attribution à ces animaux de la qualité (ou de la nature) pülasü se traduit par une grande frénésie quand un spécimen s’aventure dans l’enceinte d’une habitation, et a fortiori lorsqu’il est rencontré dans une case. L’initiative est prise, dans le brouhaha des spectateurs survoltés, de saisir un outil à manche long (bèche ou coupe racine, voire machette quand rien de plus long n’est à disposition) pour mettre à mort l’animal, lui couper la tête et en jeter toutes les parties dans la brousse en veillant à n’avoir aucun contact direct avec lui. Cette façon d’opérer trahit l’attribution d’une nocivité pülasü aux myriapodes puisque, à l’instar de l’incendie, la décapitation est présumée anéantir (à tout le moins amoindrir) la puissance malfaisante des yoluja.

Cette attitude intervient fréquemment dans les récits relatant des combats héroïques entre des hommes et des créatures malignes. Dans ces narrations, c’est lorsqu’ils se voient couper la tête que les monstres se transforment en reptiles, leur forme affaiblie. De sorte que si, alors qu’ils ont aplati la scolopendre, les Wayùus jugent nécessaire de la décapiter, ce n’est pas sans raison. Cela revient à cantonner l’intrus dans une nocivité inférieure et à observer ainsi les précautions requises, en raison de son caractère pülasü.

Seulement, si les procédures jugées de mise lors d’une rencontre avec un myriapode traduisent sa qualité pülasü, cela ne signifie pas que ce soit là l’unique facteur poussant les Wayùus à la frénésie, ou que l’action ne soit motivée que par la nature de l’animal. Alors que laisser fuir un individu surpris dans l’enceinte de l’habitation ne paraît pas pensable, une rencontre en dehors des jardins ne provoque pas la même réaction. Ainsi que j’ai pu l’observer, dans la brousse, une simple mise en garde suggérant d’éviter l’animal suffit. Au-delà d’une attitude spontanée bien compréhensible et consistant à tolérer les nuisibles tant qu’ils restent hors de chez soi et à davantage exprimer son sentiment de répulsion lorsqu’ils envahissent un espace humain, ces lignes de conduite contrastées attestent que, face à des créatures identifiées comme des yoluja, aucune attitude ne peut s’émanciper d’une évaluation du contexte de la rencontre.

Il faut noter ici que le pouvoir d’action des yoluja est spécifique, à l’instar de leur mode d’existence. Rangés ordinairement du côté de la nuit et des fourrés, ils sont supposés évoluer de façon symétrique et inverse par rapport aux humains. La brousse et les broussailles sont présentées comme leurs jardins, et la nuit comme leur jour. De même, avec les hommes, ils entretiennent un rapport préférentiellement basé sur le modèle de la prédation, lequel peut aussi bien prendre corps, aux yeux des Wayùus, dans des attaques ciblées que dans des rencontres fortuites. Ce rapport proie-prédateur implique que la grande crainte qu’évoquent les yoluja porte dans une large mesure sur leurs possibles intentions à l’égard des hommes. Ils ne sont en effet pas réputés chasser tout le temps, et il est dès lors important de bien cerner les ressorts de leur présence. De sorte que, in fine, agir adéquatement envers un arthropode-yoluja ne requiert pas seulement de l’identifier en tant qu’espèce ; il s’agit aussi, et surtout, de déduire ses projets. À cet égard, sa présence dans l’enceinte des habitations suffit pour éveiller les soupçons. Croiser un mille-pattes dans la brousse n’est pas étonnant, puisque c’est là son lieu de résidence présumé, mais l’apercevoir en dehors de sa supposée zone de confort soulève plus de questions relatives à ses motivations.

Ce n’est donc pas le souhait d’anéantir l’espèce (ou les yoluja en général) qui motive les Wayùus lorsqu’ils décapitent les scolopendres, mais la suspicion dont celles-ci sont l’objet, dès lors qu’elles s’aventurent au sein de l’habitation. Cela en vertu d’un jeu complexe entre des logiques identificatoires et des logiques topographiques. En raison de leur modalité d’existence propre – et d’une inversion perspectiviste les menant à voir les broussailles comme leurs jardins –, leur présence sur le sol désherbé des habitations humaines est suspecte aux yeux des Wayùus. L’intrusion ne peut être faite qu’à dessein, et l’animal est pensé comme mu par des intentions funestes. C’est que, au-delà de leur rangement parmi les êtres redoutables, les démarches préconisées à leur égard sont davantage dictées par des facteurs situationnels (lieu et moment permettant d’inférer leurs projets) que par leur classement définitif au sein de la catégorie yoluja.

Au fond, si les comportements des Wayùus se démarquent dans la brousse et dans les jardins, c’est qu’en ces deux endroits, la présence d’êtres pülashii ne manifeste pas, à leurs yeux, les mêmes intentions. Elle ne suscite dès lors pas les mêmes précautions (voir Simon 2015a et 2015b : 322-359).

Retour aux abeilles : les topologies comme moteur de l’action

Ces attitudes différentes peuvent éclairer le comportement des Wayùus au moment où ils décidèrent d’incendier la ruche. Cela parce qu’elles mettent en lumière l’incidence du contexte sur la mise en place d’un rapport pratique aux êtres pülashii. Nous l’avons vu, si les Wayùus laissent une scolopendre vaquer lorsqu’elle est dans la brousse, ce n’est pas seulement parce qu’elle y est plus inoffensive ou parce que les règles de l’hospitalité n’y sont pas de mise. C’est aussi parce que ce contexte n’implique pas (ou ne suggère pas, si l’on se place dans l’optique d’un contexte signifiant) d’intention mesquine ou funeste. Ce que les Wayùus chassent de leur maison, ce sont des êtres qu’ils jugent indésirables et dont il semble légitime de craindre les projets, au regard de leur présence suspecte à proximité des habitations. C’est donc la prégnance des topologies autochtones dans l’appréhension des êtres rencontrés que mettent en lumière les attitudes contrastées envers les scolopendres.

Dans le cas des abeilles, cette prégnance des topologies autochtones et leur incidence sur les comportements sont encore plus notables, puisqu’elles poussent les Wayùus à attribuer une propriété pülasü à ces êtres qui, en temps normal, ne sont pas qualifiés de la sorte.

Il faut noter ici que les yoluja sont supposés user de toutes les stratégies (dans la gamme d’un rapport de type proie-prédateur) pour parvenir à leurs fins : procéder à des attaques ciblées ou fortuites (résultant de la rencontre d’une proie non spécifiquement choisie), parfois au moyen d’armes invisibles, ou opérer par la ruse et tendre des pièges. Selon les Wayùus, ces derniers peuvent consister, pour l’entité malveillante, à prendre l’apparence d’animaux et ce, pour exercer un pouvoir d’attraction sur les proies humaines et les attirer. Les yoluja peuvent aussi mobiliser des émissaires capables d’accomplir leurs projets en leur nom. Ce sont alors des animaux capables de tuer ou pour le moins de nuire qui sont supposés accomplir les désirs des yoluja.

On le voit, elle est large, la palette des modalités d’action accréditées à ces derniers, et l’attribution d’un pouvoir pülasü aux abeilles établies dans le jardin n’impliquait pas nécessairement de les penser comme de véritables incarnations de créatures malignes. Mais aux yeux des Wayùus, leur potentiel nocif (keemasü) peut être exploité à des fins prédatrices par des êtres redoutables et peut les convertir ainsi en agents pülashii. L’emploi de cette catégorie ne renvoie donc pas automatiquement aux abeilles en tant qu’espèce mais plutôt aux animaux ayant un potentiel nuisible, ceux-ci pouvant être instrumentalisés par les yoluja.

Ainsi, l’identification des insectes requiert la prise au sérieux du contexte de la rencontre, lequel peut mener à la discrimination de certains spécimens par rapport à la classe spécifique à laquelle ils appartiennent. De fait, dans ce cas brièvement décrit, les abeilles sont davantage identifiées au regard de leurs intentions – présumées au départ de leur emplacement géographique – que comme des représentants d’une espèce dotée d’attributs notables. C’est donc dans leurs topologies que résidaient pour une bonne part les ressorts de l’action que les Wayùus intentèrent à l’encontre des abeilles.

Ce faisant, ce premier exemple présente ces dernières sous un jour particulier. Installées dans des jardins humains et appréhendées par le biais de certains de leurs attributs physiques – leur petite taille les rendant aptes à s’introduire dans les orifices humains et leur dard leur permettant d’infliger des blessures –, elles sont des évocations qui renvoient les Wayùus à l’existence d’entités susceptibles de nourrir des projets funestes à leur égard. Mais les abeilles ne sont pas systématiquement appréhendées de la sorte ni n’évoquent nécessairement les mêmes risques. C’est ce que nous allons voir brièvement à présent.

Abeilles, hommes et compensation

« Pour que ça n’arrive plus »

Un autre incendie fut provoqué dans la brousse, alors que nous allions, un ami wayùu et moi, récolter du miel dans une ruche repérée quelques jours plus tôt. Lorsque nous fûmes arrivés à l’endroit voulu, l’homme que j’accompagnais confectionna une torche au moyen de coeurs de cactus candélabres secs, en enflamma l’extrémité bourrée avec des herbes et se mit à fumiger l’essaim, de façon à étourdir les abeilles. Quoique je sois resté un mètre environ en retrait, je me fis piquer à quatre reprises, en l’espace de quelques minutes à peine. C’est alors que mon ami prit l’initiative d’embraser la ruche, poussant ses occupantes à la fuite et compromettant notre projet de ramener une friandise très appréciée.

En apparence, cet acte fait écho à celui décrit précédemment. Tout comme lui, il aboutit à la destruction délibérée de la ruche, et ce, selon des procédures assez semblables. Ce faisant, cet incident paraît contredire les propos esquissés plus haut, puisqu’il montre, au fond, qu’un traitement similaire est réservé aux abeilles, indépendamment du lieu où on les trouve. Néanmoins, outre le fait que cette attitude constituait une entrave à notre projet initial – lequel ne requérait nullement l’embrasement de la ruche –, elle dénotait un fait important. La démarche du Wayùu que j’accompagnais, quoique franche et bien décidée, n’affichait pas le zèle avec lequel l’incendie fut provoqué dans le jardin, et la poursuite des rescapées n’y était pas jugée de mise. C’est là un fait important puisqu’à l’évidence, le projet n’était pas d’anéantir l’essaim tenu pour suspect dans son ensemble. La finalité de l’acte était donc distincte.

Lorsque je questionnai mon ami sur ses intentions, il me dit, en guise d’explication : « C’est comme quand il y a des disputes entre les hommes, c’est pour qu’elles ne viennent plus à piquer », ou encore « c’est pour que cela ne se passe plus ». En justifiant son acte de telle manière, mon interlocuteur faisait un rapprochement avec les conflits pouvant éclore entre les humains et suggérait l’apparentement de son action et des procédures par lesquelles les Wayùus entendent prendre en charge les litiges. Ce faisant, cette analogie entre des contextes qui semblent a priori particulièrement hétérogènes faisait insidieusement entrer son geste dans un registre cosmologique complexe. Pour le saisir, il faut comprendre certains ressorts des pratiques visant à gérer les conflits, à travers ce que l’on nomme le système de compensation.

La compensation ou la gestion d’une dynamique immanente

Souvent décrite comme le « système juridique » ou le « droit » des Wayùus, la compensation repose sur le principe général suivant : tout acte, tout événement ou toute parole susceptible de causer un préjudice doit donner lieu à un transfert d’animaux (parfois de monnaie ou de biens), effectué par la famille de la personne ayant causé le désagrément au bénéfice de la famille de la personne lésée[7].

Dans la pratique, quelques procédures spécifiques caractérisent ce système de gestion des problèmes inhérents à la vie en communauté. En premier lieu, il y a l’effacement des principaux concernés (le responsable du préjudice et la personne lésée) lors des discussions au sujet du montant compensatoire adéquat. Ce sont leurs familles respectives qui se chargent de parlementer pour eux. Souvent, ce sont les oncles maternels qui occupent la première ligne des négociations au sujet des quantités à fournir (ou à recevoir, suivant le point de vue). Ce sont également les familiers qui se chargent des transactions visant à clore le différend (livraison et réception). Ensuite, les parties concernées doivent éviter de se rencontrer, jusqu’à la résolution définitive du problème. Pour cette raison, enfin, un pütchipü (palabreur) se charge de répéter les revendications de chacun et joue ainsi un rôle d’intermédiaire.

Mais les propos de mon ami suggéraient d’autres spécificités des pratiques visant à « laver » un incident (selon une formule employée par les Wayùus : ala’ajawaa). Il est tout particulièrement notable qu’en amalgamant son geste et les pratiques compensatoires, il faisait sortir ces dernières d’une sphère juridique proprement humaine, pointant le fait qu’elles relèvent d’une nécessité originale. Comme je l’ai montré ailleurs (Simon 2015b : 30-77), si les Wayùus entendent compenser tout désagrément, c’est parce qu’ils estiment que les événements à venir empruntent leur tonalité (inquiétante, anodine ou heureuse) aux événements actuels, que ceux-ci inscrivent leur marque dans le « cours des choses » (süküaitpa wayùu) et qu’en conséquence, un incident préjudiciable risque d’entraîner de nouvelles mésaventures s’il n’est pas annulé par un transfert ou un geste à même de le compenser.

Il faut insister sur le fait que la compensation n’est pas un dispositif de sanction, contrairement à ce qui est souvent avancé dans la littérature ethnographique. Le problème qu’elle entend résoudre est celui de la répétition du préjudice sur un mode majeur, et non pas celui de réprimer la personne (humaine ou non) qui en est à l’origine. Elle laisse également en suspens les éventuels désirs vindicatifs des uns et des autres, de même que toutes les dimensions attachées à l’intentionnalité des parties. Elle relève d’une tentative d’agir sur le « cours des choses » et sur son inscription dans une dynamique immanente voulant que chaque acte laisse son empreinte dans un tissu cosmique, empreinte qu’il peut être souhaitable d’annuler si l’on veut éviter d’autres occurrences malheureuses[8]. De sorte que, du point de vue des Wayùus, des piqûres pourraient être liées de façon causale à des incidents d’une autre nature (une rixe ou un accident de voiture par exemple), si elles ne sont pas prises en charge adéquatement, de manière à restaurer un nouvel équilibre.

De ce point de vue, que le préjudice puisse être attribué à un humain ou non et qu’il ait été précipité intentionnellement ou non importe peu. La compensation relève d’une nécessité spécifique et repose sur une conception particulière des événements. Ceux-ci sont vus comme des processus en cours (puisqu’ils sont envisagés par le biais de leurs répercussions probables) qui risquent bien de mener à l’envenimement de la situation, concrètement traduite par des péripéties de plus en plus graves.

Le souci de mon ami wayùu était donc d’agir sur le « cours des choses » et d’éviter à d’autres désagréments de se produire à l’avenir. C’est ce qu’il exprimait en disant : « C’est pour que cela ne se passe plus ». Tourné vers des incidents n’étant pas encore advenus, son acte visait à contrecarrer la propension des événements à se répercuter dans des scénarios semblables[9]. En infligeant un préjudice aux abeilles, il aspirait au fond à engager l’avenir sur des bases plus prometteuses.

La prégnance d’un principe englobant

Ainsi, si cet incident s’apparente au précédent du point de vue des procédures (au premier coup d’oeil pour le moins, puisque la mise à mort des insectes n’y est plus de mise), il contraste par les logiques où il puise ses motivations et par la problématisation toute particulière dont il relève.

Dans le premier cas d’incendie, ce qui motiva les Wayùus à agir, c’étaient les intentions des abeilles, supposées à l’aune de leur emplacement suspect au milieu des habitations. Elles étaient appréhendées à travers leur potentiel keemasü, lequel renvoyait à certaines de leurs propriétés spécifiques (petite taille et dard) et les rendait susceptibles d’accomplir les sombres desseins d’entités pülashii. Ce faisant, c’est en tant qu’êtres mus par des projets déterminés (les leurs ou ceux des entités à qui elles peuvent servir d’émissaire) qu’elles étaient envisagées.

Dans ce deuxième cas, l’acte ne visait pas les abeilles en tant qu’espèce dotée d’attributs notables et distinctifs ou animée par des projets déterminés. Il était motivé par une conception générale du monde et de ses dynamiques, laquelle incite à focaliser sur les événements dommageables (le vrai danger est leur répétition) davantage que sur les êtres qui en sont à l’origine. Les abeilles apparaissent alors sous un tout autre jour : en tant qu’êtres pris dans ces logiques globales, disparaissant en tant qu’espèce au profit de l’incident qu’elles provoquent. Elles sont appréhendées en tant que parties prenantes d’un ensemble cosmique au sein duquel chaque individu, par ses comportements, est susceptible d’inscrire dans le cours des choses une empreinte délétère. Elles sont vues, pour le dire autrement, sous le jour de leur inscription au sein de dynamiques particulièrement englobantes, qui mettent en orchestre les êtres de toutes natures et desquelles leurs actions ne peuvent êtres soustraites. En somme, il est fait fi ici de leur nature propre ; leur identification est un problème périphérique, par rapport à ce que le geste de mon ami entendait prendre en charge.

On le voit, derrière une apparente similarité, deux actions entreprises envers des êtres semblables (et de même espèce) renvoient à des intentions sans rapport direct et relèvent de problématisations notablement distinctes. C’est que, chez les Wayùus, les types d’inférence et les modalités pratiques des interactions avec des êtres (quels qu’ils soient) dépendent avant toute chose d’une bonne capacité de discernement entre des logiques multiples, mais susceptibles d’être dévoilées par les contextes où l’on se trouve. Aucune ligne de conduite fixe n’est donc supposée à même de s’accommoder d’un être identifié une fois pour toutes.

Un dernier exemple doit permettre d’illustrer davantage la variété des évocations que peuvent soutenir les abeilles, en contexte wayùu.

Abeilles, puces et Jepirachi (vent du nord-est)

Des abeilles en contexte maritime

Au retour d’une partie de pêche tout à fait normale, je fus étonné de voir les Wayùus que j’accompagnais déployer la voile du canoë. Le vent était en effet si timide qu’il échouait à la gonfler, et j’avais le sentiment que nous restions sur place ou presque, sans pouvoir lutter contre les mouvements de l’eau. Le bateau avait par ailleurs été ingénieusement adapté et muni d’un moteur (fig. 4, 5 et 6). Celui-ci, bien que très vétuste, aurait été à ce moment-là bien plus efficace que la force éolienne qui faisait très clairement défaut.

Face à mon explicite interrogation et à mon découragement grandissant, les pêcheurs me dirent que Jepirachi, le vent du nord-est, n’allait pas tarder. Je ne voyais pas comment les éléments allaient pouvoir se déployer dans un moment d’une telle quiétude, mais l’information, de leur point de vue, était sûre. Et leur aplomb se trouvait légitimé par la présence de quelques abeilles qui s’étaient installées sur l’embarcation et volaient autour d’elle. L’on me dit en effet que lorsque des abeilles viennent molester les pêcheurs, elles ne signifient pas uniquement du tourment. Dans ce contexte maritime, elles « sont des messagères », elles « viennent pour annoncer » la venue imminente de Jepirachi.

Ce vent parfois violent souffle en effet depuis le nord de la péninsule et charrie avec lui des insectes volants. Mais au-delà de l’opérationnalité de cette association (pour anticiper sur l’arrivée du nord-est et adapter en conséquence les techniques de navigation), la question se pose de savoir pourquoi les Wayùus l’expriment de la sorte. Pourquoi décrivent-ils cette fois les abeilles comme des messagères, suggérant leur intentionnalité et un rapport particulier avec le nord-est ? On peut appuyer l’idée qu’il ne s’agit pas là d’une simple métaphore ou d’une commodité de langage, en constatant la manière générale dont les Wayùus appréhendent des événements disparates mais entre lesquels des liens sont observables.

Puces, Vent d’est et Pélican

Les abeilles ne sont pas les seuls insectes à être associés à un vent. Il en va aussi des puces et des pucerons qui sont censés accompagner Jouktai, Vent d’est. Celui-ci possède un tempérament notable, qui est interprété comme le signe de son affection pour les animaux marins, dont il est décrit comme un protecteur. Cette attribution d’une sensibilité et d’un rapport de protection vis-à-vis des créatures subaquatiques repose sur certaines de ses propriétés et sur les événements qui l’accompagnent. Souvent violent, il est généralement associé à de grandes vagues qui découragent la navigation, compliquent fortement l’activité halieutique et molestent les oiseaux pêcheurs. Aux yeux des Wayùus, c’est là le signe de son application à contraindre la capture du poisson, laquelle trahit son inclination pour les animaux marins en général :

Simiriyuu [l’astre Achernar de la constellation de l’Eridan] est une étoile qui, quand elle sort, commence à souffler la brise. C’est parce que Simiriyu est le fils de Jouktai. Et Simiriyu est l’ennemi des pélicans et Jouktai est un protecteur des animaux. Alors ils n’aiment pas que les pélicans pêchent les poissons. Car Jouktai aime beaucoup les poissons. Alors les pêcheurs ont peur quand souffle Jouktai. Ils ne sortent pas en haute mer mais juste sur le rivage, car la brise vient avec des grandes vagues. Et tous les oiseaux pêcheurs ont le mal de mer quand souffle Jouktai, le vent de Simiriyu. C’est pour cela que des oiseaux s’en vont psendant que souffle la brise. C’est le temps de Simiriyuu.

Entretien, 9 déc. 2010

L’association entre Jouktai et les puces, quant à elle, trouve un ancrage dans un passé mythique dont rend compte un récit récolté par Guerra Curvelo auprès de plusieurs communautés wayùues (2004 : 64). Dans ce récit, Simiriyuu confia du fil à Pélican et lui demanda de lui confectionner un filet de pêche. Avec le matériel reçu, Pélican s’enfuit au sud de la péninsule, pensant gagner Simiriyuu. Lorsque ce dernier prit conscience du projet de Pélican, il lança à son encontre un vent fort, des poux et des puces. Ce vent fut si violent que les pélicanidés conservent en leur morphologie les traces indélébiles de cet événement. Leur grand bec et leurs larges mains palmées apparurent en effet à la suite de l’incrustation du filet de pêche. C’est aussi depuis lors, disent les Wayùus, que le vent d’est soufflant chaque fois que monte l’astre Achernar dans le firmament affecte et tourmente les oiseaux pêcheurs dans leurs migrations, les remplissant de puces et les renversant. Ainsi l’association entre le vent d’est et les puces trouve-t-elle une origine mythique, à travers sa « fixation » par (et dans) la tradition orale, comme si elle revêtait une importance suffisante pour la dégager du simple statut de fait observable.

Figure 4

Pirogue wayùue, avec voile déployée

Pirogue wayùue, avec voile déployée
Photo Lionel Simon, 2010

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Figure 5

Pirogue wayùue, vue à bord

Pirogue wayùue, vue à bord
Photo Lionel Simon, 2006

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Figure 6

Pirogue wayùue

Pirogue wayùue
Photo Lionel Simon, 2006

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Questions de rapports et d’intentionnalité

Je n’ai pas connaissance de récits semblables concernant une relation entre les abeilles et le vent du nord-est. Néanmoins, ce récit concernant les puces peut être instructif pour saisir les raisons qui poussent les Wayùus à décrire les abeilles comme des « messagères ». Il exemplifie en effet les associations faites par les Wayùus et les voies multiples qu’elles empruntent, montrant par là combien ils sont prêts à identifier les uns aux autres des événements hétérogènes. Il extrait, de fait, des phénomènes observables du simple constat, comme pour spécifier l’utilité de sortir de la pure contingence les coïncidences notables qui rassemblent des événements disparates – soit que l’un ou les uns se trouve(nt) à l’origine de(s) l’autre(s), soit que leur occurrence simultanée revête une régularité notable.

Mais les Wayùus n’associent pas entre eux des phénomènes purement mécaniques ou physiques. Les manifestations qu’ils rapprochent renvoient plus fondamentalement à des êtres identifiés et entretenant des liens de proximité ou d’inimitié. Si l’astre Achernar sort au firmament quand pointe la saison où souffle jouktai[10], ce n’est pas par un hasard surprenant. Leur arrivée concomitante manifeste au contraire, aux yeux des Wayùus, des liens de grande proximité, raison pour laquelle l’astre et la brise sont présentés comme des familiers. De même, si Vent d’est souffle fort et s’accompagne régulièrement de puces, c’est supposément en raison de l’affection qu’il éprouve à l’égard des créatures marines et de son inimitié subséquente pour tous ceux qui les chassent. Si les propriétés de Jouktai contraignent fortement l’activité halieutique, c’est au fond qu’elles renvoient au projet de molester les oiseaux et les hommes désireux de pêcher.

Même parfois lâche et irrégulière, la coïncidence de plusieurs phénomènes évoque ainsi la causalité, exprimée en termes d’engendrement et de familiarité (l’arrivée conjointe de Simiriyuu et de Jouktai) ; elle trahit aussi un tempérament et une intention (l’arrivée du vent et celle des puces) et renvoie aux relations complexes qui unissent de proche en proche un vent, un astre et des animaux. Les contraintes du climat sur les activités des hommes et des animaux pêcheurs sont quant à elles traduites en inimitié ou en concurrence (pélicans-Simiriyuu-Jouktai), et le bénéfice que peuvent apporter des conditions météorologiques est vu comme le signe d’une amitié ou d’une appétence (poissons- Simiriyuu-Jouktai).

De cette manière, ce que sanctionne ce récit – et c’est là qu’il puise sa vertu explicative –, c’est une tendance à voir dans des événements liés (qu’ils soient dans un rapport de causalité, de concomitance, de simultanéité, de contrainte ou de facilitation…) les projets délibérés d’êtres doués d’intentionnalité, et/ou le fait de l’existence de connexions pensées sur le mode des relations humaines. Si Simiriyuu, le pélican, le vent d’est et les puces se retrouvent au sein d’un même récit, c’est parce que ce sont leurs liens qu’évoquent les phénomènes tels que les Wayùus les constatent et les observent.

À la lumière de ces éléments, il est dès lors moins étonnant de voir les abeilles décrites comme des messagères et leur arrivée envisagée au regard des événements qu’elle précède ou qu’elle accompagne. Cela ne renvoie pas nécessairement à une commodité de langage, mais plutôt à une conceptualisation symptomatique des événements. S’exprimant de la sorte, ils ne font qu’actualiser une disposition générale à réfuter la contingence (rien n’est immotivé et aucune loi mécanique n’est à même de servir d’explication) et à traduire les événements en leur attribuant des origines intentionnelles et relationnelles. Cela dévoile une attitude significativement caractérisée par une observation aigüe des dynamiques de l’environnement, par une posture attentive à ses régularités et par une tendance au repérage pointu des associations susceptibles de rapprocher entre eux des phénomènes hétérogènes. C’est pourquoi il n’est guère surprenant que la présence des insectes reflète aux yeux des Wayùus un projet délibéré – celui d’annoncer – ni même qu’ils recourent à une terminologie telle que « messagère » pour désigner les abeilles, suggérant la précédence d’une manifestation (l’arrivée des abeilles) sur l’autre (l’arrivée du vent du nord-est). Ce cas illustre au fond un mode d’appréhension particulier du monde, de ses dynamiques et de ses habitants. Ce faisant, au regard des autres cas présentés plus haut, il exemplifie l’hétérogénéité des logiques mobilisées pour entendre un phénomène et en opérationnaliser les ressorts supposés.

Conclusions

Sur les évocations

Ils sont nombreux les trajets que peuvent emprunter les inférences wayùues au départ de la présence ou du comportement d’insectes. Une synthèse sur ceux-ci, tels qu’ils sont mobilisés ou appréhendés par les Wayùus, me paraît impossible, tant ils sont susceptibles d’être insérés dans des chaînes de déductions hétérogènes et de donner lieu à des réactions distinctes. Celles-ci ne laissent en effet entrevoir que très peu de systématisme. Quand une femme exprime avec une grande agitation le sentiment de répulsion que lui évoque un petit arthropode lui courant sur l’habit, on pourrait facilement le comprendre en mobilisant notre propre dégoût envers les « nuisibles ». Mais quand on met cette attitude en perspective avec celle de jeunes enfants qui jouent à se lancer à la figure un arachnide trouvé au bord d’un chemin, ou de celle d’un homme qui se débarrasse avec dédain d’un insecte à mandibules lui courant sur l’épaule, l’on comprend qu’une telle synthèse appelle à la nuance. Sans doute peut-on attribuer ce type de contraste à l’incidence des sensations personnelles suscitées par la proximité de bébêtes. Mais il y a aussi qu’une appréhension des êtres que l’on croise ne se base pas sur rien, aussi légitime qu’elle puisse paraître aux yeux de l’observateur.

En ce qui concerne les Wayùus, elle est notamment (et notablement) soutenue par un édifice cosmologique tiraillé par une pluralité de logiques. Parce que, bien entendu, les petites bêtes ne s’extraient pas des schèmes généraux que les Wayùus mobilisent pour entendre les événements et y faire face, les exemples repris ici illustrent certaines logiques qui permettent, tout à la fois, de soutenir la compréhension des phénomènes constatables et d’imaginer des procédures à même de s’en accommoder.

Nous avons vu avec le premier cas que, pour appréhender les êtres et adopter une attitude adéquate vis-à-vis d’eux, les Wayùus mobilisent des éléments contextuels susceptibles d’éclairer les intentions qui les animent (et qui suscitent la rencontre). Envisagées par leur potentiel keemasü (potentiellement dangereuses et néanmoins anodines) et par les projets que semblait trahir leur intrusion dans l’espace des habitations humaines, elles évoquent la dangerosité pülasü et les projets inquiétants qu’ils attribuent aux yoluja.

Dans le second incident envisagé, l’incendie de la ruche n’était pas non plus anodin, bien qu’il puisât ses motivations dans de tout autres logiques. Le principe auquel s’adossa l’acte de mon ami renvoyait à celui qui préside à la gestion des conflits et du désagrément et qui, en cela, donne corps et motive certaines institutions majeures des Wayùus. Les abeilles disparaissaient en tant qu’espèce, au profit d’une dynamique immanente les englobant dans une vaste communauté cosmique.

Enfin, lorsqu’ils adoptent un comportement dicté par la présence d’abeilles en mer, les Wayùus actualisent une compréhension du monde tout à fait symptomatique qui consiste à repérer, à des fins opératoires notamment, des types de rapports divers (simultanéité, concomitance, causalité, mais aussi alternance ou précédence) qu’ils expriment ou traduisent en termes d’affinité et d’amitié ou, au contraire, d’inimitié et de rivalité. Parce que, à leurs yeux, rien n’est immotivé, la présence des abeilles est jaugée au regard des événements qu’elle annonce et évoque ainsi pour eux l’arrivée prochaine du nord-est.

Ces trois points de focale sanctionnent, respectivement, la répartition (complexe et parfois floue) de l’étendue entre le jardin et les fourrés, de même que son incidence sur l’appréhension des événements et le jugement, la prégnance d’une dynamique immanente dans la mise en place d’un rapport avec les êtres, qu’ils soient humains ou non, ou encore l’attribution de caractères intentionnels à des phénomènes climatiques et la transmutation d’événements concomitants en rapports sociaux. Chacun des cas envisagés présente ainsi les abeilles sous des jours particuliers qui énoncent sans le savoir des schèmes cognitifs stables et repérables dans d’autres sphères de la vie quotidienne des Wayùus : déplacements dans l’espace et gestion de l’habitat, prise en charge du litige et du désagrément, explication des phénomènes, mise en place de procédures spécifiques, choix de techniques.

Prises dans un tissu cosmologique complexe et tiraillé entre une pluralité de logiques, les abeilles sont des évocations : des circonstances entourant les interactions avec elles dépendent les attitudes et les modes opératoires que les Wayùus mettent en place.

Sur l’éclatement des comportements

Mais il y a également quelque chose de très significatif au sein même de l’hétérogénéité des comportements décrits. Elle énonce en sourdine un engagement particulier dans le monde et une dimension tout à fait symptomatique de l’appréhension de l’environnement, de ses dynamiques et des êtres qui le peuplent. Seule en effet une attitude attentive aux détails situationnels semble permettre d’identifier un être, quel qu’il soit, tant la rencontre est chargée de potentialités distinctes. Parce qu’une interaction peut tout aussi bien revêtir les effets de l’anodin et du normal que ceux de l’inquiétant et du crucial, l’action trouve ses ressorts dans les contextes et situations où la rencontre a lieu. En cela, rien a priori ne distingue les abeilles (et les insectes en général) d’un environnement soumis à des logiques diverses, pouvant schématiquement être attribuées à des dynamiques immanentes et à l’intentionnalité d’êtres susceptibles d’encourager ou de contraindre les activités des hommes. Les insectes, comme tous les éléments de l’environnement, sont le support d’inférences qui sanctionnent leur pleine insertion dans un monde façonné par des liens multiples que les Wayùus reconnaissent entre des êtres et des phénomènes disparates.

Ouvertures sur les classifications autochtones

Cet éclatement des attitudes et l’hétérogénéité des procédures impliquées par des situations particulières invitent peut-être à formuler une hypothèse, qui constitue davantage une ouverture vers des développements spécifiques et menés systématiquement au départ des rapports entretenus avec les animaux. En effet, il n’est peut-être pas si surprenant de constater l’absence, dans les nomenclatures wayùues, de termes génériques du type « insecte » pour désigner et rassembler des êtres auxquels attribuer des propriétés communes, lesquelles contribueraient à les définir en propre. Plus généralement, il ne faut peut-être pas trop s’étonner de la « pauvreté », d’un point de vue quantitatif, des taxons mobilisés par les Wayùus pour ranger les espèces animales (voir Perrin 1987).

On peut en effet se demander si l’appréhension des animaux – telle qu’elle a été envisagée à travers des développements concernant les abeilles – rend les Wayùus enclins à mobiliser des catégories englobant une pluralité d’espèces. Cela parce que les spécimens composant ces dernières ne s’appréhendent convenablement qu’à travers le contexte où ils interviennent. Contrairement à nos démarches classificatoires qui ordonnent en des ensembles hétérogènes des êtres affichant pourtant des morphologies et des comportements distincts, les plus petites comme les grandes bêtes revêtent pour les Wayùus des potentialités multiples dont un rangement plus systématique serait bien incapable de rendre compte. Elles n’échappent pas à une appréhension du monde et de ses habitants qui voit ceux-ci, très généralement, comme assujettis à des logiques et à des dynamiques multiples que ni des classements (ou classifications) pérennes et cristallisés ni l’attribution d’attributs stables ne sauraient rendre opératoires.

Le travail de Lenaerts (notamment Lenaerts 2004 et 2006) a montré combien, chez les Ashéninkas d’Amazonie, l’exercice de classification des plantes et animaux épouse une appréhension de type animiste des êtres environnants. Ce faisant, il met en lumière cette idée que les moyens déployés par les collectifs humains pour classer les animaux et les plantes relèvent sans doute moins, dans leurs modalités propres, d’une base neuronale innée que d’une problématisation générale des relations que les humains peuvent ou non entretenir avec des non-humains. Les manières de catégoriser dépendraient de la focale induite par des modes d’identification (voir notamment Descola 2005).

On peut dès lors se demander si, dans le cas des Wayùus, l’emploi de catégories organisées de façon hiérarchique n’est pas découragé, en quelque sorte, par une appréhension des êtres et des événements dont l’identité, les attributs et les actes ne sont pleinement signifiants que rattachés à une situation de rencontre. Tout rangement systématique s’en trouve hasardeux et bien faible, tant du point de vue cognitif que de celui de la gestion des interactions quotidiennes.

Ce que, en tous cas, j’ai voulu montrer dans cette contribution, c’est que dans un monde conçu et envisagé comme étant mu par de multiples faisceaux de logiques et de dynamiques, le sens et la finalité des interactions ne peuvent être obtenus qu’à travers un travail de déduction. La présence des insectes et leurs comportements renvoient toujours à autre chose qu’à eux-mêmes, et seul leur rattachement au contexte rend les Wayùus enclins à agir de telle ou telle manière vis-à-vis d’eux. Rangés, à l’instar de tout être, dans des chaînes causales qu’il reste pour la majeure partie à dénicher ou mettre en place, les insectes ne s’extraient pas d’un monde grouillant de bêtes, petites ou grosses, et de dynamiques qui contribuent à les mettre en orchestre.