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Cet ouvrage, publié sous la direction de Lucie Goussard et Guillaume Tiffon, tous deux maîtres de conférences en sociologie au Centre Pierre Naville de l’Université d’Évry (France), traite d’un sujet étonnement sous-étudié. En effet, la recherche dans le domaine des relations industrielles reproduit généralement la division artificielle opérée dans les politiques publiques entre celles qui régissent les relations de travail et les conditions d’emploi telles la rémunération et le temps de travail (au Québec, les normes minimales de travail) et celles qui sont étiquetées « santé et sécurité du travail », alors que l’ensemble est totalement interrelié dans l’expérience individuelle et s’associe, à l’échelle sociale, pour construire (ou déconstruire) les inégalités en matière de santé. De fait, derrière nombre de mobilisations actuelles, que ce soit autour de la surcharge de travail des infirmières, des horaires de travail un peu partout, ou pour les 5-10-15 : 5 (jours à l’avance pour connaître son horaire), 10 (jours de congé payés pour maladie ou responsabilités familiales), 15 ($ de l’heure), etc., se trouvent, en fait, des enjeux de santé.

La préface de Jean-Pierre Durand situe brillamment la problématique dans l’histoire du syndicalisme : alors que la réduction des heures de travail a été l’une des premières luttes ouvrières, le syndicalisme des Trente Glorieuses a généralement visé à compenser les conditions de travail délétères par des augmentations salariales et l’indemnisation des accidents (et, avec beaucoup moins de succès, des maladies professionnelles). Or, ce problème est ressurgi au cours de la décennie 1970 à l’occasion de ce que l’auteur nomme la « crise du travail simple » : « c’est-à-dire le refus de se mobiliser dans un travail routinier et monotone sans perspective de carrière pour la majorité des ouvriers ». L’ouvrage souhaite faire le point sur « un moment crucial de l’histoire du syndicalisme, sur la façon dont ce dernier traite la question de la santé au travail » (p. 14). Il pourra rejoindre tant les militants qui cherchent à donner une réponse collective à la détresse des salariés, que les chercheurs qui souhaitent comprendre les mobilisations qui (re)font surface aujourd’hui, et ce, sous deux aspects, leur potentiel pour améliorer les conditions de travail au quotidien et leur possible contribution à la revitalisation du syndicalisme.

L’introduction situe clairement les questions traitées dans cet ouvrage collectif : Comment les organisations syndicales s’emparent-elles de la santé au travail ? Par quelles actions, à quel niveau, auprès de qui, comment transforment-elles les plaintes individuelles en action collective ? Quelles revendications porte-t-elle sur le travail, son organisation et ses finalités elles-mêmes ? (p. 15-16). L’ouvrage regroupe les savoirs accumulés sur le sujet tant chez les syndicalistes que chez les chercheurs et les « experts CHSCT » (Comités d’hygiène, sécurité et conditions de travail), figures propres au modèle français de santé au travail. Il est cohérent et ses sections bien articulées; les contributions couvrent une diversité de secteurs d’activité, tout comme les grandes composantes du mouvement syndical français, et divers points de vue y sont exprimés. Loin d’une vision étroitement technique des problèmes de santé au travail, l’approche retenue par Lucie Goussard et Guillaume Tiffon montre que « ce qui se joue [aujourd’hui], en fin de compte, c’est une lutte des classes aux formes renouvelées, plus institutionnalisées et réglementées, plus feutrées et aseptisées que par le passé, mais dont la violence demeure » (p. 16).

L’ouvrage est divisé en six parties. La première examine les transformations du travail et leurs effets sur la santé des salariés, ainsi que le contexte que crée, pour l’action syndicale, l’individualisation et la psychologisation du travail. Danièle Linhart met en évidence le rôle que peuvent jouer les collectifs de travail pour protéger la santé, à la fois par le soutien que se donnent les compagnons de travail entre eux et par l’échange de savoirs informels. L’auteure explique les processus de précarisation objective et subjective qui ont depuis fragilisé ces collectifs. Le défi auquel font face les syndicats est donc de construire une politique revendicative intégrant la santé, malgré cette précarisation et le contexte de chômage parfois important. Autre défi de taille : face à la dénonciation des risques et à leurs obligations d’identification et de prévention, des employeurs ont fait reposer sur le dos du personnel d’encadrement la tâche de prévenir les atteintes à la santé psychique des salariés, alors même qu’ils doivent être les porteurs des décisions organisationnelles. Or, dans le contexte français, ces cadres de proximité peuvent aussi être représentés par des syndicats, dont Emmanuel Martin examine l’attitude. L’auteur explique comment des représentants syndicaux cherchent à « faire remonter la responsabilité de la souffrance aux échelons les plus élevés des organisations » et à ce que la philosophie affichée de « qualité de vie au travail » (alors que les encadrants ne disposent pas nécessairement de plus de moyens) s’accompagne de changements concrets à l’organisation du travail.

Les deuxième et troisième parties examinent successivement l’usage, la portée et les limites de deux volets du répertoire d’actions syndicales en santé au travail : l’action des élus syndicaux au sein des CHSCT et, en particulier, du droit à l’expertise externe, ainsi que le recours, dans un objectif de prévention, à la négociation collective. Sonia Granaux rend compte des difficultés rencontrées par les CHSCT dans la prévention des risques chimiques. Paul Bouffartigues et Christophe Massot examinent, quant à eux, la prévention des risques psychosociaux par les CHSCT. Ils mettent en évidence deux conditions pour une prévention active de la part de ces comités qui puisse faire valoir la position des salariés sur l’organisation du travail : la première, un rapport de force syndical ; la seconde, une ouverture du débat sur le « travail réel ». Des élus interrogés insistent sur la nécessité de retourner voir les salariés, sur le terrain, remettant en question la division « taylorienne » du travail syndical (p. 76). Sur cette base, ils observent des tentatives de mobiliser le critère « d’efficacité » du travail afin de contester l’organisation du travail au nom de la santé.

Au total, Stéphanie Gallioz, sociologue et experte CHSCT, voit dans cette instance le lieu privilégié pour améliorer les conditions de travail, malgré plusieurs obstacles : les directions d’entreprises décident de suivre ou non les recommandations qui leur sont faites lorsqu’elles ont consulté les élus ; elles portent parfois une vision restreinte des « conditions de travail » et, donc, de ce qui doit faire l’objet de consultations ; et, peuvent tirer les CSHCT vers une approche individualisante qui s’éloigne de la prévention primaire; etc. Le syndicaliste Tony Fraquelli évoque, quant à lui, les pratiques syndicales au sein des CHSCT et traite de la place de la santé, du « métier » et de ses conditions de réalisation dans l’action syndicale. Il décrit, lui aussi, une division qualifiée de taylorienne au sein des syndicats eux-mêmes, entre ce qui est perçu comme « politique » et ce qui est vu comme « technique », catégorie dans laquelle se trouvent les instances qui discutent du métier et des conditions de travail, comme les CHSCT. Les élus qui siègent dans cette dernière instance tendent ainsi à être isolés ; les problèmes concrets qui affectent la santé, mis en évidence par une compréhension du travail réel, peuvent être plus ou moins consciemment détournés ou réorientés vers des revendications traditionnelles quant au salaire, à l’emploi ou à la notion de service public, le cas échéant. Or, l’auteur défend l’idée que cette division du travail doit être remise en question afin de mener à une démocratisation du travail, y compris du travail militant (p. 91). Il appelle également à une plus grande proximité des élus des CHSCT avec les salariés, même si cela suppose de passer moins de temps de délégation à siéger dans les instances ou à les préparer, et il prône la reconnaissance du caractère politique des débats sur le métier, l’organisation du travail et sa qualité, débats qui sont à même de renforcer les collectifs de travail (p. 88).

La troisième partie traite de l’usage, par les élus des salariés au CHSCT, du droit à l’expertise, pratique propre à la France et aujourd’hui remise en cause. Nicolas Spire, sociologue agissant lui-même comme « expert », décrit l’expertise comme un « outil syndical ». Il défend l’hypothèse que ses éventuels effets dépendent de l’articulation entre trois « expertises » : celle des consultants à travers la méthodologie mise en oeuvre pour comprendre le travail; celle des salariés, une « parole empêchée » cette fois ouverte, qui met entre autres en évidence les incohérences de l’organisation, et tout ce que les salariés font pour que tout fonctionne tout de même (p. 99-100); celle de l’équipe syndicale qui « fera de l’expertise autre chose qu’un rapport rangé au fond d’un tiroir » (p. 100), à travers la manière d’aller chercher les préoccupations des salariés, de définir avec eux ce qui sera fait pour obtenir des changements, etc. La contribution de Marc Loriol fait, cependant, état de critiques de certains types d’interventions externes dans l’entreprise, qualifiées de « Cheval de Troie » : certains accords sur les risques psychosociaux (RPS) signés par des syndicats mèneraient essentiellement à des services individuels aux salariés en détresse et à lier l’action sur les RPS à la performance et l’efficacité de l’entreprise. Certaines interventions d’« experts » internes ou externes entraîneraient une « technicisation et une dépossession des travailleurs de la thématique des RPS » (p. 113)

Pour leur part, Émilie Counil et Emmanuel Henri signalent la place croissante des dimensions scientifiques et de l’expertise dans les décisions publiques. Or, si le recours aux connaissances scientifiques répond à une demande des mouvements sociaux, paradoxalement, cela peut rendre plus difficile l’appropriation des questions de santé au travail par les syndicats, car ces derniers n’ont généralement pas accès aux mêmes ressources que les industriels (p. 119).

Dans la quatrième partie, quatre chapitres traitent de l’usage de la négociation collective et des accords sectoriels dans le champ de la santé au travail. Arnaud Mias fait état de résultats de l’enquête REPONSE qui montrent une augmentation des discussions et des négociations portant sur les conditions de travail, en particulier dans les grands établissements. Or, les difficultés à débattre des enjeux d’emploi amènent des syndicats à mettre de l’avant, parfois « par défaut », ceux de la charge de travail (de ceux qui restent) et des RPS. Cependant, lorsque des accords sont signés pour la prévention des RPS, il s’agit le plus souvent d’accords de méthode, plutôt que de conditions de travail concrètes à modifier.

La cinquième partie aborde les orientations présentes ou à donner à l’action syndicale sur la santé au travail. Sabine Fortino fait état des débats à la Confédération générale du travail (CGT) qui ont mené à la transformation de son cadre d’analyse de la relation travail-santé. Alors que les syndicats avaient tendance à penser que s’intéresser à l’organisation du travail pouvait mener à une collusion avec les directions d’entreprise, la CGT a, dès 2008, adopté une nouvelle approche qui prétend « faire de l’organisation du travail un enjeu majeur de l’antagonisme avec le patronat et un outil de remobilisation des salarié.e.s », affirmant que « la démocratie ou le progrès social qui ne se traduit pas par une remise en cause profonde des systèmes productifs et des façons de travailler est vouée à l’échec » (p. 163). Cela se traduit, entre autres, par la « démarche travail », dont l’auteure résume les principes (p. 165-167) : « Sortir des logiques défensives, passer de la défense de l’emploi à la conquête du travail »; concevoir le travail comme « facteur de santé » et ne pas se limiter à la dénonciation de la souffrance au travail ; affirmer que « les travailleurs sont les véritables experts (de leur travail) »; agir concrètement et maintenant afin d’améliorer les conditions de travail, « ne pas attendre le grand soir ». Ce chapitre examine, à travers le cas du transport ferroviaire, divers défis qui ont dû être relevés. Annie Thébaud-Mony, quant à elle, rend compte de mobilisations autour de maladies professionnelles découlant de l’exposition à des cancérogènes, en montrant la possibilité de combiner le combat pour la reconnaissance et la réparation d’une part et l’action préventive d’autre part. À ce propos, l’auteure conclut que « le travail syndical sur le thème des cancers professionnels suppose l’alliance entre les militants qui luttent en interne au quotidien, sur les lieux de travail, pour la transformation des conditions de travail, et des ‘experts citoyens’ » (p. 197), c’est-à-dire des scientifiques indépendants des industriels, plutôt rattachés à des organismes scientifiques et à un réseau associatif.

Toujours dans cette partie portant sur les orientations à donner au travail syndical en prévention, Laurent Vogel signe le seul chapitre qui se réfère à une expérience autre que française : il y décrit le « modèle ouvrier italien », soit « un ensemble de pratiques de lutte pour la santé au travail qui s’est développé en Italie dès le début des années 60 et a connu une extension extraordinaire tout au long des années 70 » (p. 199), à l’instar d’expériences similaires qui ont eu cours dans d’autres pays durant ces mêmes décennies. L’auteur rappelle que la force singulière des mobilisations sur la santé au travail a été une des sources de la profonde dynamique anticapitaliste qui a caractérisé la société italienne au cours de cette période, autant qu’elle en a été le résultat. Les caractéristiques essentielles de ce modèle sont : que la santé ne se vend pas ; qu’elle ne se délègue pas, toutes les décisions importantes devant être prises en assemblée (p. 203); que la subjectivité ouvrière doit être reconnue, ce qui suppose des délibérations au sein d’un groupe homogène partageant les mêmes conditions de travail; et, enfin, des outils d’enquête souple. Ce modèle est associé à la fois à des gains importants et au retour du syndicalisme dans des entreprises où il avait pratiquement disparu au début des années 1950 (p. 205). L’auteur conclut que : « comme en Italie dans les années 60 et 70, la capacité de mener des luttes sur les questions de santé au travail implique des transformations internes au sein du mouvement syndical. Développer un syndicalisme de réseau qui dépasse les barrières traditionnelles entre secteurs ou entre entreprises, accroître la démocratie interne, faire circuler l’expérience des luttes, y compris au-delà des frontières nationales » (p. 208) constitueraient les principaux enjeux des changements nécessaires aujourd’hui.

On notera que plusieurs auteurs de cet ouvrage collectif, dont Jean-François Naton, réfèrent à l’ouvrage du syndicaliste italien Bruno Trentin intitulé La cité du travail : la gauche et la crise du fordisme (1997 pour l’édition originale en italien et 2012 pour la version française) qui propose une critique d’un syndicalisme longtemps centré sur l’enveloppe du travail (salaire, temps, qualifications, etc., soit les éléments habituels du contrat de travail), plutôt que sur son contenu (soit l’activité de travail elle-même et toutes les autres conditions dans lesquelles elle s’exerce).

La sixième partie propose de profiter de l’opportunité que représente l’importance actuelle des problèmes de santé au travail pour questionner et repenser l’action syndicale pratiquée actuellement. L’un des axes de ce renouveau serait le retour sur le terrain auprès des salariés dans le but de comprendre les situations de travail et penser une réponse collective aux souffrances individuelles. Pour cela, Laurence Théry rapporte une expérience de recherche-action menée à la Confédération française démocratique du travail (CFDT). À cette fin, des équipes syndicales « ont été accompagnées par un animateur syndical et un chercheur de l’identification des situations d’intensification (du travail) à l’élaboration d’une action syndicale de prise en charge du problème » (p. 218).

Cette expérience a mis en évidence les défis que représentent l’accès aux salariés, l’établissement d’une relation de confiance, ainsi que la prise de parole sur le travail réel et sur les conditions nécessaires à un travail de qualité. Elle a mené à la formulation de revendications construites avec les salariés, plutôt que définies par les seuls militants, ce qui contribua à sortir du « discours descendant et généralisant » (p. 225). Yves Baunay présente une expérience semblable visant une transformation du travail syndical et s’attarde aux difficultés rencontrées pour y parvenir. Finalement, une entrevue avec Éric Beynel, militant de l’Union syndicale Solidaires, tente de dégager certaines pratiques et conditions favorables, également sur la base d’un expérience de formation visant le renouvellement de l’action syndicale en santé au travail : il en ressort, encore une fois, la présence sur le terrain (même au détriment de celle dans les instances), le recours à l’expertise comme outil, mais en association avec la mobilisation, la création de réseaux et la recherche d’alliés, l’intégration des réflexions sur les pratiques et les stratégies dans les formations, etc.

La conclusion rédigée par Lucie Goussard et Guillaume Tiffon situe clairement les grands enjeux d’un renouveau des luttes syndicales pour la santé au travail, dans le contexte de ce qu’ils appellent « les habits neufs de la lutte des classes ». Le premier est de « Désindividualiser ou démasquer le caractère pathogène des nouveaux modes d’organisation du travail ». Le second est de sortir d’une représentation de la santé au travail comme objet consensuel, sur lequel convergent les intérêts de tous les (mal nommés) « partenaires sociaux », qu’il suffirait d’asseoir autour d’une même table dans un « dialogue social » pacifié. Le troisième défi concerne le piège de la technicisation des débats, transformant les questions de santé au travail en affaire de spécialistes. Différentes contributions ont bien illustré comment les militants cherchent à repartir du terrain en allant à la rencontre des salariés. Les auteurs soulignent, non seulement, le potentiel de telles approches mais, également, des exemples de victoires non négligeables. Ils terminent en soulevant une question-clé : « en s’emparant des questions de santé au travail, le syndicalisme est[-il] en passe de redynamiser le conflit social et de sortir de la crise dans laquelle il est empêtré depuis plusieurs décennies? » (p. 260).

Bien sûr, les auteurs n’apportent pas de réponse définitive à cette question, mais leur ouvrage à l’immense mérite de la poser et d’inviter à poursuivre les réflexions. Deux pistes devraient, selon nous, être poursuivies. La première est la comparaison entre des travaux portant sur la même problématique à l’échelle internationale (l’ouvrage ne cite guère d’autres exemples que celui d’Italie, et, au surplus, les références sont presque uniquement franco-françaises). De fait, des réflexions similaires — mais généralement isolées et n’ayant pas pris, à notre connaissance, la forme élaborée d’un ouvrage complet — ont eu lieu en Australie, au Royaume-Uni, aux États-Unis, au Canada et au Québec, et certainement ailleurs… La seconde piste est l’incontournable réflexion sur les enjeux posés par la « révolution industrielle 4.0 ». Il est probable qu’elle soit bien moins l’occasion de réduire la pénibilité du travail et son caractère répétitif, que de fragiliser encore une fois le rapport de force collectif des travailleurs, avec une augmentation du contrôle sur le travail, des écarts travail prescrit-travail réel coûteux pour la santé, l’apparition de nouveaux risques liés aux interactions avec des robots et autres technologies, etc. Les enjeux de la santé au travail et de la revitalisation de l’action collective des travailleurs n’en seront que plus liés… et la réponse encore plus pertinente.