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La grève étudiante et le mouvement populaire ayant agité le printemps 2012 ont marqué l’histoire contemporaine du Québec. Les multiples postures sur cet événement politique ont entrainé l’écriture d’essais et de monographies proposant des interprétations concurrentes de celui-ci. Parmi ceux-ci, peu d’ouvrages ont pris le pari d’enraciner l’interprétation du mouvement étudiant québécois contemporain à travers son riche passé. Ainsi, excepté l’ouvrage pamphlétaire de Simard (2013), quelques chapitres dans des ouvrages collectifs (Leduc, Theurillat-Cloutier et Lacoursière, 2014, Laaroussi, Theurillat-Cloutier, 2013), la transmission d’une synthèse de l’histoire moderne du mouvement étudiant québécois demeurait l’apanage d’ouvrages et de brochures produites par et pour le mouvement étudiant lui-même (Bélanger, 1984, ASSÉ, 2005).

Arnaud Theurillat-Cloutier s’est attaqué à cette lacune historiographique en écrivant sa volumineuse synthèse historique : Printemps de forces. Une histoire engagée du mouvement étudiant (1958-2013). Cet ouvrage a obtenu le prix de la prix de la Présidence de l’Assemblée nationale (2018). Candidat au doctorat en philosophie à l’UQAM, Theurillat-Cloutier était aussi militant dans le mouvement étudiant entre 2005 et 2012, ce qui justifie la posture « engagée » dont il se réclame. Malgré ce parti pris, l’auteur nous livre un ouvrage détaillé s’appuyant sur un corpus de sources solide qui, contrairement à Simard dont la synthèse historique ne s’appuyait sur aucune source primaire, est composé de plusieurs fonds d’archives associatifs et d’entrevues semi-dirigées avec plusieurs générations de militants et militantes du mouvement étudiant.

Theurillat-Cloutier définit son ouvrage comme une synthèse historique, politique et engagée du mouvement étudiant québécois de l’après-Révolution tranquille. L’approche politique proposée prend pour sujet les organisations nationales étudiantes qui se sont succédées depuis la Révolution tranquille. Il soutient à cet effet que « […] ce sont essentiellement les grandes associations nationales qui ont porté les luttes les plus déterminantes ou en ont à tout le moins toujours constitué le point de référence central » (p. 22). Il reprend par ailleurs une typologie propre au mouvement syndical pour l’appliquer aux différentes périodes du mouvement étudiant, opposant un syndicalisme étudiant de concertation, caractérisé par le « dialogue » et l’élaboration de « consensus » (p. 25) avec l’État, à un syndicalisme étudiant de combat, caractérisé par la « construction d’un rapport de force permanent » (p. 28). L’auteur se prémunit contre une lecture figée de ces concepts, en proposant une lecture dynamique de ceux-ci, où le syndicalisme de « concertation » et le syndicalisme de « combat » sont deux pôles sur un même spectre de discours et d’actions. Puis, l’auteur démontre comment ces catégories héritées du mouvement syndical ont pu être récupérées par le mouvement étudiant. La Charte de Grenoble, rédigée en France dans l’immédiat après-guerre, et la Charte de l’étudiant universitaire, rédigée par des étudiants de l’Université de Montréal au début des années 1960, ont ainsi défini l’étudiant comme « jeune travailleur intellectuel », permettant au mouvement étudiant de se concevoir comme « syndicalisme étudiant » à la suite de la Révolution tranquille.

Les chapitres constituant le corps et l’argumentation suivent la ligne narrative esquissée plus haut en prenant chacun pour sujet l’émergence ou la disparition d’une des associations nationales ayant marqué le mouvement étudiant québécois. Le court premier chapitre, « La préhistoire du mouvement étudiant », fait exception à cette trame en soulignant les études qui ont remis en question la thèse d’une apparition ex nihilo du mouvement étudiant à la suite de la Révolution tranquille (Neatby, 1999, Hébert, 2008). Le second chapitre aborde l’émergence d’un « syndicalisme étudiant » dans les universités avec la fondation de l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ) et de la Fédération des associations générales des étudiants des collèges classiques du Québec (FAGECCQ) puis l’éclatement organisationnel qui suit le mouvement d’octobre 1968. Les trois chapitres qui suivent rendent plus clairement compte du cadre conceptuel de l’auteur qui explore un syndicalisme de combat hégémonique dans les années 1970, un syndicalisme de combat contesté dans les années 1980 et un concertationnisme hégémonique durant la décennie 1990. Cette trame narrative qui reprend l’interprétation historiographique traditionnelle du mouvement étudiant québécois explore les débats dans et entre les organisations nationales étudiantes successives ainsi que les grandes mobilisations étudiantes.

Le dernier et plus volumineux chapitre est celui dont l’interprétation située de l’auteur ressort davantage. Cette période qui est caractérisée par l’émergence de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) couvre les grèves étudiantes de 2005 et de 2012. Contrairement aux premiers chapitres qui reprennent les concepts concertationnisme/syndicalisme de combat, Theurillat-Cloutier rompt avec son ancrage historique et propose pour la période 2007-2012 une nouvelle catégorisation afin de mettre en lumière les débats qui agitent les organisations étudiantes : pragmatique/criticiste. Il suggère qu’à la suite de l’échec de la résistance étudiante à la hausse des frais de scolarité en 2007, un tournant « pragmatique » s’est effectué au sein de l’ASSÉ. Cette ligne pragmatique, dont Gabriel Nadeau-Dubois et Theurillat-Cloutier lui-même sont des figures, aurait eu un impact significatif sur la grève de 2012 en entraînant une série de changement dans l’organisation – Rapprochement avec les fédérations étudiantes ; alliance avec les syndicats et les groupes communautaires ; renouveau esthétique et participation accrue à la joute médiatique. Contre cette ligne « pragmatique », une ligne « criticiste », regroupant différentes tendances politiques, aurait pour sa part permis le foisonnement d’actions autonomes et de groupes étudiants organisés à l’extérieur du mouvement étudiant. Malgré son apport indéniable à l’écriture de la grève étudiante du printemps 2012 et de « l’histoire du temps présent », ce chapitre nous a semblé en décalage avec le reste du livre. Les catégories pragmatique et criticiste, au-delà d’une opposition conjoncturelle, ne nous semblent pas opératoires pour saisir et historiciser les lignes de conflictualité à l’intérieur du mouvement étudiant. Ainsi, ce dernier chapitre prend parfois l’allure d’un essai politique, voire du témoignage d’une des tendances du mouvement étudiant, plus que d’un essai historique dévoilant la complexité du mouvement.

Par ailleurs, chacune des périodes auraient gagné à assumer une analyse transnationale du mouvement étudiant québécois qui ne soit pas seulement contextuelle. En effet, bien que la forme instituée des associations étudiantes soit spécifique au Québec, les mutations organisationnelles et grands mouvements observés par Theurillat-Cloutier entrent généralement en résonnance avec les mouvements de la jeunesse à l’échelle de l’Occident et parfois au-delà. Peut-on comprendre les occupations d’octobre 68 en dehors du « Moment 68 » ? La disparition de l’ANÉÉQ au début des années 1990 en dehors de la crise de l’horizon communiste  ? La fondation de l’ASSÉ en 2001 en dehors du mouvement altermondialiste  ? La grève étudiante de 2012 en dehors du mouvement des places de 2011 (Printemps arabes, Occupy Wallstreet, Indignados, etc.) ?

Néanmoins, Printemps de force constitue un incontournable pour les chercheurs et lecteurs désirant se plonger dans le passé tumultueux du mouvement étudiant. Au cours des prochaines années, le travail d’historicisation de la grève étudiante de 2012, déblayé par Theurillat-Cloutier, demeurera toutefois un chantier historiographique important pour les historiens des mouvements sociaux.