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Parler d’expériences de l’histoire et d’appropriations du passé des autres au Québec implique d’emblée d’avoir une définition claire de l’Autre et de soi. Mais qu’en est-il lorsque les frontières entre les deux s’embrouillent, lorsque les appartenances nationales ou ethniques mutent dans le temps et dans un espace donné à partir d’une même identification collective ? La question s’applique aux différentes mouvances de rapprochement, d’éloignement, d’inclusion et d’exclusion liant dans le temps et dans l’espace les projets identitaires canadiens-français, québécois et franco-américains. Au temps des grandes vagues de départs vers les États-Unis, de 1840 à 1930[2], puis à la suite de l’étiolement des chaînes migratoires unissant surtout le Québec et les États de la Nouvelle-Angleterre, de nombreux discours concurrents se sont développés pour identifier les migrants et qualifier leur expérience. Qu’en est-il des discours constituant la mémoire du phénomène migratoire dans le Québec d’après la Révolution tranquille, au moment où la référence québécoise aurait supplanté la référence canadienne-française ? L’historiographie portant sur la dissolution du projet national canadien-français et de sa mémoire ayant déjà bien documenté les volets institutionnels, intellectuels et politiques de la question[3], je propose de solliciter des sources venant de la culture populaire télévisuelle et cinématographique afin d’enrichir l’enquête historienne, pour ce qu’elles révèlent et recèlent de représentations produites et dès lors accessibles à des populations qui ne participent pas toujours des décisions politiques prises par les élites socioculturelles.

En me basant sur l’historiographie existante, je survolerai d’abord les différents types de discours témoignant du regard porté au Québec, principalement jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, sur ce que certains qualifient encore de « grande saignée » ou « d’hémorragie démographique »[4]. Comment ces discours ont-ils contribué à inclure et à exclure les migrants et les descendants de migrants de l’identification collective promue et défendue au Québec par les élites canadiennes-françaises ? Je passerai ensuite en revue les usages de l’histoire et de la mémoire déployés par les élites franco-américaines qui ont contribué à la valorisation et corollairement à l’autonomisation de leur projet identitaire. La seconde partie de cet article et sa contribution singulière sont constituées du recensement et de l’analyse des représentations de l’histoire des Franco-Américains et des migrations canadiennes-françaises aux États-Unis dans la culture populaire télévisuelle et cinématographique québécoise depuis la fin des années 1940, une période succédant à l’âge d’or de l’idéologie de la survivance et des communautés francophones organisées en Nouvelle-Angleterre. Partant du constat des historiens concernant la distanciation accélérée des identifications collectives franco-américaines et canadiennes-françaises du Québec au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il m’apparaît judicieux d’examiner les pratiques et les productions culturelles médiatiques de grande consommation[5] pour arriver à cerner des récits mémoriels populaires, voire dans certains cas des appropriations, de l’histoire de ces migrants qui sont devenus au fil du temps plus clairement et définitivement « autres »[6].

Certes, la majorité des représentations de l’histoire des Franco-Américains trouvées dans le cinéma et à la télévision au Québec n’évoquent que superficiellement le phénomène migratoire et ses acteurs ; c’est le cas des premières oeuvres retenues pour cette étude : Le Gros Bill (Jean-Yves Bigras et René Delacroix, 1949), Les Belles Histoires des pays d’en haut (Claude-Henri Grignon, 1956-1970) et Entre chien et loup (Aurore Dessureault-Descôteaux, 1984-1992)[7]. Or, ces représentations, une fois diffusées dans l’espace public, peuvent parfois fournir la matière nécessaire à l’appropriation politique, sociale et culturelle de l’histoire par des groupes et des individus intéressés. C’est le cas du film en deux parties Les Tisserands du pouvoir (Claude Fournier, 1988). La récupération médiatique de l’oeuvre de Fournier, qui témoigne des enjeux politiques et culturels de son temps, permet d’esquisser les contours d’une forme d’inclusion mémorielle sélective des Franco-Américains à l’identification collective québécoise. Cette inclusion opérerait incidemment la dépossession identitaire des descendants de migrants canadiens-français aux États-Unis, les reléguant au statut de contre-exemple pour le projet national québécois. Cette posture québécoise face à l’histoire des communautés francophones du Canada et des États-Unis ne se limite évidemment pas à la Franco-Américanie ; on n’a qu’à penser à la remarque de René Lévesque, faite en 1968, à propos des Canadiens francophones hors du Québec et du Nouveau-Brunswick, qu’il qualifie tristement de dead ducks. Toutefois, les exemples venant de la culture populaire analysés dans cet article permettent d’élargir la perspective à l’extérieur des discours élitaires et de souligner l’importance symbolique des États-Unis dans la mise en scène de la distance culturelle entre francophones nord-américains.

Avant d’aller plus avant, une précision théorique s’impose. Le concept d’identification collective, mentionné précédemment et utilisé tout au long de cet article, est inspiré des travaux du sociologue Rogers Brubaker portant sur la nécessité pour le chercheur de différencier catégories d’analyse et catégories de pratique[8]. Brubaker propose par conséquent d’étudier les processus d’identification et de groupisation plutôt que les identités et les groupes. Cette pensée de l’action permet notamment de mettre en relief des phénomènes tels que l’indifférence identitaire et la grande mobilité des appartenances. Dans l’historiographie québécoise, le concept de référence, développé par le sociologue Fernand Dumont, est fréquemment mobilisé pour décrire et analyser l’objet de cette identification collective. La référence serait ainsi « une création collective et sociohistorique » qui « prend racine dans l’histoire, se diffuse et se maintient au sein d’une collectivité donnée par l’entremise des discours, des idéologies, des représentations artistiques, historiques et scientifiques »[9]. Mon objectif, en confrontant le concept d’identification collective à la discussion historiographique québécoise, n’est pas d’invalider la pertinence de la référence ou des identités dans les sphères culturelles, sociales et politiques. Il s’agit plutôt d’un outil réflexif complémentaire pour l’historien, visant à garder en tête le caractère actif et politique de la mise en commun, même lorsque l’on discute de représentations culturelles et de sentiments d’appartenance. Il faut aussi prendre acte du caractère transnational de cet article qui analyse des objets culturels et des discours de la mémoire collective situés au Québec, mais qui porte avant tout sur l’histoire de la migration et de l’établissement d’individus et de leurs descendants s’étant majoritairement tournés vers l’identification américaine.

La grande saignée et les Franco-Américains vus du Canada français

Selon la plupart des historiens et démographes, près d’un million de migrants auraient traversé la frontière vers les États-Unis entre 1840 et 1930 à la recherche d’emploi et, à des fins moins immédiates et vitales, pour bénéficier des possibilités d’émancipation socioculturelle offertes par leur pays d’accueil[10]. Yves Frenette présente d’ailleurs la mobilité comme un élément central de l’identité canadienne-française, la période « d’unisson » du Canada français correspondant à celle des grands mouvements migratoires à l’échelle du continent[11]. La Nouvelle-Angleterre s’avère la destination de prédilection des migrants : « l’ampleur du mouvement migratoire du Québec vers le nord-est des États-Unis [...] dépassait largement les départs vers l’Ontario, l’Ouest canadien, le Midwest et l’Ouest américain[12] ». Cette prédilection s’explique par deux facteurs principaux : la proximité géographique et la disponibilité d’emplois non spécialisés dans le secteur manufacturier des États du Nord-Est. Pour évoluer dans cet espace transfrontalier, les Canadiens français bénéficient du phénomène des chaînes migratoires basées sur la famille et les lieux d’origine[13]. La proximité constitue pour un temps un frein à la distanciation symbolique et à la dissociation culturelle des individus impliqués, ce qui les distingue des migrants européens arrivés aux États-Unis à la même époque[14]. Les nouveaux éléments introduits régulièrement dans les quartiers ethniques canadiens-français en Nouvelle-Angleterre réactivent et reconfigurent constamment les débats entre la possibilité de la survivance et la nécessité de l’intégration, entre la reproduction du mode de vie canadien-français et l’adaptation au milieu états-unien et à ses caractéristiques culturelles.

Dès la fin des années 1840, les dirigeants canadiens-français s’intéressent aux départs vers les États-Unis comme en témoignent les trois enquêtes publiques de 1849, 1851 et 1857[15]. Yves Roby relate toutefois que c’est au lendemain de la guerre de Sécession que l’alarme est lancée, en raison de l’ampleur que prend le phénomène migratoire. L’attitude envers les migrants est alors généralement négative au sein de l’élite politique qui associe la migration à une forme de trahison[16] ; ceux qui tournent le dos à la nation ou à la « race » ne font conséquemment plus partie des « nôtres »[17]. À la suite des grandes vagues migratoires des années 1870 et 1880 ainsi que de l’échec des campagnes de rapatriement[18], les élites canadiennes-françaises n’ont d’autre choix que de constater que leur mépris ne parvient pas à contenir les populations rurales en quête de conditions socioéconomiques plus favorables. Un discours plus enthousiaste et inclusif se développe alors en parallèle des critiques qui continuent à fuser. Ce discours est notamment promu par les nouvelles élites établies aux États-Unis et met en valeur les migrants et leur qualité de « soldats d’avant-garde » de la civilisation française et du catholicisme en Amérique[19]. Au même moment, on assiste en Nouvelle-Angleterre aux balbutiements d’une identification collective distincte, celle de Franco-Américain[20], qui se consolide au cours des deux premières décennies du XXe siècle et qui coïncide avec un ralentissement des départs du Canada[21]. Après des décennies d’ambivalence des discours, marqués notamment par la pensée complexe de Lionel Groulx sur la Franco-Américanie[22], on assiste après la Seconde Guerre mondiale, et encore plus après la Révolution tranquille[23], à l’accélération de la distanciation entre les identifications collectives franco-américaines, canadiennes-françaises et québécoises. Une recherche par mot clé dans la base de données des collections numériques de Bibliothèque et Archives nationales du Québec[24] confirme d’ailleurs qu’à partir de la fin des années 1950, le nombre d’occurrences du terme « franco-américain » et de ses déclinaisons chute de manière dramatique dans les revues et les journaux de la province[25].

Histoire et mémoire des projets identitaires et politiques franco-américains

Pendant ce temps, au sud de la frontière, différents acteurs politiques et socioculturels se prévalent de récits historiques et mémoriels pour répondre à des impératifs de défense et de promotion de leur identité ethnique en construction. Les plus « radicaux » d’entre eux privilégient les récits mettant en valeur la continuité historique avec le Canada français, alors que les plus « modérés » préfèrent ceux qui favorisent l’adaptation et la conciliation avec la culture américaine[26]. Roby résume en ces termes le rapport à l’histoire des élites franco-américaines :

C’est pour confondre les élites québécoises que l’on propose une lecture messianique du passé québécois, pour convaincre l’épiscopat irlandais que l’on dépeint les risques de l’assimilation des catholiques franco-américains, pour combattre les xénophobes américains que l’on présente le Franco-Américain comme un Américain modèle, pour susciter l’enthousiasme de la jeunesse franco-américaine que l’on invoque les grandeurs du fait français en Amérique[27].

En ayant recours à l’histoire, les élites franco-américaines contribuent à façonner et à faire la promotion d’une mémoire franco-américaine qui, sans rejeter en bloc son ascendance canadienne, vise à donner des racines plus profondes et nobles à leur projet de société en sol américain. Pour Yves Frenette, l’appellation « Franco-Américains » est d’ailleurs révélatrice : « cette nouvelle identité passait par la France, car ils avaient besoin du prestige et du caractère “antique” de la grand-mère patrie pour rehausser le leur dans une nation qui devenait de plus en plus cosmopolite[28] ». On s’applique aussi à glorifier la longévité de la présence française sur tout le continent nord-américain : « la mère patrie des Franco-Américains n’était pas seulement le Québec, mais toute la partie septentrionale du continent américain, arpentée par les missionnaires, les coureurs des bois, les explorateurs et les hommes de guerre français[29] ». Cette mémoire collective distincte devient encore plus souveraine à partir des années 1930, lorsque l’afflux de nouveaux arrivants est interrompu temporairement par la Grande Dépression puis par la Seconde Guerre mondiale. Des intellectuels, comme Josaphat Benoit, proclament fièrement qu’ils sont « des Américains depuis plusieurs générations, comme le prouve notre histoire, mais des Américains catholiques, de descendance française et parlant deux langues[30] ».

Le géographe Dean Louder enjoint pour sa part ses lecteurs à distinguer clairement ce projet identitaire des élites franco-américaines de la réalité perçue et imaginée par les descendants de migrants canadiens-français moins investis dans les batailles culturelles et politiques :

The most highly visible Franco-Americans were those who received and read La Presse and Le Devoir, who made at least one annual pilgrimage to Montreal or Quebec City, perhaps to attend the Congrès de la langue française, to coordinate activities of the Association Canado-Americaine, or, eventually, to meet with other members of the Conseil de la Vie française en Amérique. For ordinary Franco-Americans, however, Quebec, while continuing to constitute an important bloc within the collective memory—an image of an archaic society in a progressive America—would gradually fade from daily concerns[31].

Au moment où le cabinet du président américain Herbert Hoover multiplie les décrets anti-immigration afin de pallier les effets de la Grande Dépression et que s’estompent les grands mouvements migratoires vers le sud, il est donc impossible de définir clairement et unilatéralement le statut identitaire de l’ensemble des descendants de migrants canadiens-français en Nouvelle-Angleterre. Du point de vue des « radicaux » de la survivance, la référence est toujours le Canada français, alors que pour les élites « modérées », qui encouragent une forme de survivance faite de compromis, il paraît évident qu’une identification collective autonome s’est détachée du référent canadien-français. Or, il semble y avoir un décalage, voire une coupure, entre la majorité de la population et ces élites[32]. Nombreux sont les descendants de migrants qui s’intègrent à la société américaine à l’extérieur des Petits Canadas, sans investir le débat identitaire, et loin des remous provoqués par la promulgation de la loi Peck de 1922[33] ou encore par la crise sentinelliste de 1927 à 1929[34].

Représentations de l’histoire des Franco-Américains à la télévision et dans le cinéma au Québec

Reste-t-il des traces de ce passé commun dans la culture populaire au Québec après sa distanciation de la Franco-Américanie et des autres composantes francophones nord-américaines ? Après 1930, il faut surtout regarder du côté de la littérature pour trouver les exemples les plus remarquables de traitement des questions identitaires sous-jacentes aux rapports entre francophones du Québec et de la Nouvelle-Angleterre[35]. Des romans québécois, comme Trente arpents de Ringuet (1938), et franco-américains, comme Canuck de Camille Lessard-Bissonnette (1936), dépeignent à la fois le clivage symbolique entre les références nationales et, surtout, le point de vue subjectif de ceux qui peinent à réconcilier ces appartenances multiples. Dans les années 1970, l’oeuvre et la figure mystique de Jack Kerouac deviennent objet de fascination pour plusieurs auteurs québécois[36]. Le traitement des identités qu’ils mettent en scène dans leurs romans et leurs essais, ainsi que l’analyse faite par les chercheurs, préfigurent la popularité grandissante de la notion d’américanité dans les sciences humaines au cours des années 1990[37].

Compte tenu de leur rayonnement populaire, les productions télévisuelles et cinématographiques de la période devraient aussi constituer des sources privilégiées pour sonder les entreprises de transmission mémorielles et les questions identitaires au Québec. Or, le cinéma et la télévision demeurent à ce jour suspects pour plusieurs historiens professionnels, autant comme sources qu’à titre de véhicules de récits historiques. Pourtant, comme le rappelle Frédéric Demers, il est surprenant que la télévision ne soit pas sollicitée davantage par les historiens, alors que la plupart d’entre eux s’entendent pour lui conférer un rôle significatif dans la modernisation du Québec :

Il y a donc là une contradiction manifeste : l’historien admet l’importance de la télévision et lui reconnaît un rôle clé dans le processus de modernisation du Québec, mais il en parle d’une manière presque anecdotique, s’abstenant – sauf exception – de creuser un tant soit peu cette question[38].

De plus, il enjoint les historiens professionnels à se libérer du mépris des objets associés à la culture de masse, un mépris des intellectuels pour le divertissement populaire qui ne serait « [e]n rien propre à la société québécoise ou canadienne-française », mais qui, « chez nous, renvoie en le transcendant au vieux combat pour la survivance »[39]. Bruno Ramirez ajoute pour sa part à propos du cinéma que ce sont surtout les genres fictionnels qui attirent la méfiance des historiens : « parce que l’essence même de la fiction est de laisser les cinéastes traiter le passé en toute liberté[40] ». Le cinéma s’avère selon lui un médium riche pour l’analyse des représentations, mais aussi pour la transmission de contenu historique, puisqu’il mobilise à la fois des modes narratifs et sensibles.

En choisissant de travailler à partir de ces sources, l’historien se bute toutefois à des contraintes liées à la conservation des documents, surtout en ce qui concerne la télévision des années 1950 et 1960[41] : « l’entièreté des épisodes complets – à l’exception de certains extraits – de Cré Basile ont été détruits par Télé-Métropole, de même que 186 des 194 épisodes de La Famille Plouffe et 421 des 495 épisodes des Belles histoires des pays d’en haut[42] ». Toutefois, il est possible de croiser ces visionnements parcellaires avec le dépouillement des médias écrits pour isoler des éléments aussi variés que les cotes d’écoute, les dates de diffusion et le contenu résumé des épisodes. Il devient alors possible d’analyser avec force détails l’impact culturel, social et politique des oeuvres. L’évolution des pratiques et des moyens de production audiovisuels occupe également une part de ma réflexion et de mes analyses, même si ces facteurs ne sont pas particulièrement influents dans la représentation et la réception des figures et des événements liés à l’histoire des Franco-Américains et des migrations canadiennes-françaises dans les oeuvres. Au début de la période étudiée (1949), la télévision n’est pas encore implantée au Québec et l’industrie cinématographique n’en est qu’à ses balbutiements. En 1992, au moment où se termine l’étude, l’institutionnalisation des arts et des médias est désormais chose faite. Or la disparité des ressources dont a pu bénéficier chacune des oeuvres retenues ne relève pas tant du moment de sa production comme de son contexte de financement (coproduction internationale, production privée, production subventionnée, etc.) et de diffusion (télésérie, téléroman, film, oeuvre destinée à une chaîne privée comme Télé-Métropole ou à la télévision publique de Radio-Canada, etc.). Ainsi, les prouesses techniques, autant visuelles que sonores, du Gros Bill (1949) n’ont rien à envier – c’est un euphémisme – à celles d’Entre chien et loup (1984-1992), pourtant produit quelque trente ans plus tard.

En plus de constituer de rares exemples de productions télévisuelles et cinématographiques faisant allusion au phénomène migratoire, les oeuvres analysées dans cet article – Le Gros Bill (Jean-Yves Bigras et René Delacroix, 1949), Les Belles Histoires des pays d’en haut (Claude-Henri Grignon, 1956-1970), Entre chien et loup (Aurore Dessureault-Descôteaux, 1984-1992) et Les Tisserands du pouvoir (Claude Fournier, 1988) – ont été sélectionnées en raison de leur popularité au moment de leur diffusion. Pour chacune, il a été possible de confirmer que des centaines de milliers, voire des millions de spectateurs, les ont visionnées ou écoutées[43], que ce soit en salle ou dans le confort de leur foyer. La période retenue (1949-1992) correspond essentiellement aux dates de diffusion des oeuvres. Nous portons notre intérêt sur la période qui suit la Seconde Guerre mondiale puisque, comme l’historiographie l’a remarqué, elle consacre une distanciation culturelle des francophones de la Nouvelle-Angleterre et du Québec. La période étudiée se termine avant le référendum sur l’indépendance de 1995, un moment d’intense groupisation autour des questions linguistiques et identitaires au Québec[44]

Le Gros Bill (Bigras et Delacroix, 1949)

Lorsque Le Gros Bill sort en salle en 1949, les vagues de migrations prolétaires vers les États-Unis se sont résorbées depuis près de deux décennies. Le long métrage reçoit un accueil favorable de la critique qui, bien que mitigée envers son scénario, en vante sans réserve les mérites techniques[45]. Ce texte publié dans un hebdomadaire estrien résume bien la trame narrative du film :

Le Gros Bill, brave et solide garçon, quitte son pays d’adoption, le Texas – où son père Joseph Fortin, un Canadien-français [sic] émigrait en 1896 – pour aller au Canada toucher un héritage. […] L’éducation de Bill est typiquement américaine. […] En outre, et c’est le plus grave, il ignore complètement la langue des parents qu’il va visiter[46].

Bill Fortin (Yves Henry) ne revient pas de Nouvelle-Angleterre, ni même des États du Midwest où un grand nombre de Canadiens français étaient aussi établis ; il arrive tout droit du Texas, avec son chapeau de cowboy et son répertoire de ballades westerns[47]. Il personnifie deux figures culturelles associées aux États-Unis à la fin des années 1940, à savoir « l’américanisé » – anglicisé et déconnecté de sa ruralité – et, paradoxalement, les mythes de l’Ouest et du cowboy – qui reposent justement sur le rapport aux grands espaces exempts de modernisation. Tous les villageois sont impressionnés par sa grandeur et sa force, des qualités alors associées au Québec à la « race » américaine, comme en témoigne l’enquête de 1936 sur « Notre américanisation par les sports » de Marie-Ceslas Forest dans la Revue dominicaine[48]. Le fait qu’il ne parle pas un traître mot de français, bien qu’il soit un enfant de première génération arrivée aux États-Unis, est un thème récurrent du film et témoigne d’une représentation caricaturale de l’exilé. Ce problème linguistique donne l’occasion à sa tante Mina (Juliette Béliveau) de mentionner brièvement la Franco-Américanie, alors qu’on apprend qu’elle aurait dans sa jeunesse « été se promener à Fall River » où elle aurait appris à se débrouiller en anglais, avant de l’oublier avec les années : « Je m’étais fait un cavalier, un Américain. On était venu à bout de se comprendre ! Mais j’ai pu de mémoire astheure… »

Lorsqu’il débarque du train, Bill est happé par les étendues de neige et les paysages laurentiens ; le déracinement et l’étourdissement provoqués par la modernité et le matérialisme laissent place au sublime de la nature québécoise. Les membres de la famille Chouinard, qui accueillent Bill à bras ouverts à son arrivée, sont curieux et l’interrogent à propos de ses origines[49]. Ils se font comprendre grâce à la traduction de la timide Clarina (Ginette Letondal) de qui Bill s’amourachera. L’aîné de la famille trace rapidement la ligne séparant l’Américain des Canadiens français : « Il n’a pas d’expérience de la terre, il travaillait dans un gas station… » Clarina semble avoir une conception plus libérale de ce qui définit le Canadien. Alors que Bill se magasine des vêtements d’hiver, il choisit une « froc carreautée » et un chapeau de fourrure à battant, choix qui font dire à la jeune femme : « You’re a real Canadian now ! » Le Gros Bill présente dans l’ensemble une conception essentialiste des cultures, où ceux qui partent, ne serait-ce que le temps d’une génération, reviennent avec une constitution physique et morale altérée.

Les Belles Histoires des pays d’en haut (Grignon, 1956-1970)

Les Belles Histoires des pays d’en haut, téléroman vedette de Radio-Canada sur plus d’une décennie, met pour sa part en scène l’errance aux États-Unis par le biais du personnage d’Alexis Labranche (Gabriel Gascon puis Guy Provost), némésis du personnage principal, l’avare Séraphin Poudrier. Il s’agit probablement de la plus célèbre des nombreuses itérations issues de l’univers fictif développé par Claude-Henri Grignon autour de la colonisation des Laurentides à la fin du XIXe siècle. Ni le roman initial, Un homme et son péché (1933), ni les films qui en sont issus (1949, 1950, 2002) ne mentionnent un voyage ou une fuite d’Alexis aux États-Unis[50]. Dans le téléroman, cet élément devient pourtant un noeud relationnel et dramatique central :

Grignon reprit alors son histoire de zéro : Alexis Labranche et Donalda Laloge (Andrée Champagne), deux enfants de colons, s’aiment tendrement. Mais un jour, une rixe éclate entre Alexis et le Grand William. Pendant la bataille, ce dernier meurt accidentellement. Privé de témoins, Alexis n’a d’autre solution que de fuir au Colorado[51].

Même avant cet événement dramatique, Alexis rêve des États-Unis où ils pourraient fuir « ces terres de roches », mais Donalda rétorque d’une apologie caricaturale du Québec traditionaliste : « S’aimer dans la misère, s’aimer dans la pauvreté, y a-t-il quelque chose de plus beau au monde, mon Alexis[52] ? »

Bien qu’il fasse référence à la misère des « terres de roches » offertes aux colons canadiens-français et à l’abondance promise au sud de la frontière, le rapport d’Alexis aux États-Unis n’est pas celui de la grande majorité des migrants canadiens-français à la Nouvelle-Angleterre. Il s’agit plutôt d’un prolongement du mythe des coureurs des bois, des récits d’exploration du temps de la Nouvelle-France et, dans une certaine mesure, du Canadien errant. Dans ces Belles histoires, le départ aux États-Unis est associé à la fuite et aux personnages sans racines, mais on ne remet jamais sérieusement en question la légitimité de l’identité canadienne-française d’Alexis. Lorsque d’autres personnages « américains » sont intégrés à l’intrigue, comme Darling Lady (Denise Provost, présente dans la saison 1969), c’est surtout pour déstabiliser le quotidien de Sainte-Adèle. « La belle du Colorado » est d’ailleurs dépeinte comme une enjôleuse au fort penchant pour la boisson, renchérissant sur la caricature des moeurs américaines déjà présente dans l’imaginaire des États-Unis de l’élite clérico-nationaliste.

Entre chien et loup (Dessureault-Descôteaux, 1984-1992)

Entre chien et loup figure parmi les téléromans les plus populaires des années 1980 et 1990[53]. Paradoxalement, la revue de presse de la période de diffusion montre aussi qu’il s’agissait d’une des productions les plus méprisées par les critiques culturels[54]. Plusieurs articles consultés en parlent comme d’une pâle copie commerciale du Temps d’une paix (1980-1986) de Radio-Canada et on se plaît même à caricaturer cette relation de pastiche dans les revues rétrospectives humoristiques de fin d’année[55]. L’amour unissant Joseph (Jacques Thisdale) et Célina (Marie Bégin) Bernier, sorte de colonne dramatique du téléroman, s’articule autour de leur différence de nature, en bonne partie construite autour de traits distinctifs de la culture américaine et de la culture canadienne-française. Alors que Célina préfère de loin le mode de vie rural canadien, Joseph est déchiré entre l’amour de sa femme et son désir de retourner aux « États », plus précisément à Waterbury, Connecticut, où ils ont habité quelques années et où il travaille encore occasionnellement pour rapporter de l’argent pour la maisonnée.

Célina vibre dans la tradition, redoute la modernité et s’oppose constamment aux velléités matérialistes de son mari[56]. Comme la Donalda des Belles Histoires, elle représente la femme pieuse et valeureuse pour qui la misère est perçue comme un chemin vers la rédemption. Joseph est pour sa part présenté comme entreprenant, dynamique et compétent. C’est par lui que le changement arrive au village de Saint-Jean-des-Bois. Il symbolise en quelque sorte la libéralisation des moeurs, le progressisme et l’ambition. Du point de vue linguistique, Joseph ponctue abondamment ses phrases d’emprunts à l’anglais tels que son sempiternel « My Goddy », sa façon de surnommer sa femme « Lady » et sa formule d’approbation « That’s good, that’s very good ». D’ailleurs, Célina ne se gêne pas pour lui rappeler qu’il est revenu au Canada : « Oh ben par exemple, parle-moi en français comme le monde de par icitte[57] ! » C’est Joseph et sa fille restée aux États-Unis, Marie-Lou (Carole Chatel puis Suzanne Léveillé), qui incarnent l’envie de bouger des migrants et le mode de vie américain dans le téléroman : les États-Unis, pour eux, ce sont les saloons, la bière, la musique, la danse, les gros repas et les funny pictures, mais aussi l’électricité et l’eau courante[58]. Le rapport de Joseph à la migration semble donc osciller entre le mythe évoqué antérieurement du Canadien sans racines et l’histoire, plus réaliste, des migrants socioéconomiques du XIXe et du XXe siècle.

Une lecture critique de la série tend à montrer que l’auteure utilise l’histoire des migrations canadiennes-françaises en Nouvelle-Angleterre en guise de prétexte pour développer ses intrigues et ses histoires d’amour. Une lecture plus souple, ouverte à l’impact des affects et à l’histoire des émotions et des sensibilités, permet a contrario d’y voir une mise en scène dramatico-comique, certes, mais révélatrice des tiraillements intrafamiliaux qui devaient être monnaie courante chez ceux qui migraient entre le Québec et la Nouvelle-Angleterre. La série, dans toute sa candeur et sa simplicité, permet un rappel important à l’historien : à l’échelle de la famille, les difficultés du quotidien de la majorité des migrants sont non seulement économiques et politiques, mais aussi relationnelles et émotionnelles.

Les téléromans et le film décrits précédemment mettent tous en scène des personnages liés à l’histoire des migrations canadiennes-françaises vers les États-Unis, et ce, même s’ils proposent des représentations plutôt superficielles du migrant économique, de l’exilé ou de l’errance. Même si les personnages migrants et leur histoire sont des moteurs narratifs et dramatiques importants dans les trois productions, la revue de presse exhaustive à leur sujet montre qu’aucune n’a suscité de discussion sur l’histoire des migrations canadiennes-françaises et des Franco-Américains. Ce constat est explicable notamment par le caractère populaire de ces oeuvres dont ni la promotion ni le processus de création n’ont été motivés par les aspects politiques et culturels de l’histoire, mais bien par la mise en récit du quotidien et des relations des protagonistes. Les questions identitaires et migratoires y sont traitées indifféremment des problématiques personnelles et servent avant tout de leviers narratifs au service du récit.

Les Tisserands du pouvoir (Fournier, 1988)

Les Tisserands du pouvoir, du réalisateur Claude Fournier, est la seule fiction audiovisuelle populaire produite au Québec à s’être intéressée directement au phénomène migratoire canadien-français aux États-Unis et à l’histoire des Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre[59]. D’abord pensé comme une minisérie[60], le projet sera plutôt diffusé en tant que film en deux parties, toutes deux sorties à l’automne 1988. Suivront ensuite le roman, inspiré du scénario des films et basé sur les archives dépouillées par Fournier et son équipe, puis finalement la minisérie, diffusée à Radio-Canada, qui consiste en un remontage augmenté des scènes tournées pour les films, tenant en environ six heures, plutôt qu’un peu moins de quatre heures pour les longs métrages.

Les Tisserands commence alors que Baptiste Lambert (Gratien Gélinas) s’indigne de la suspension des « programmes » de télévision francophones à Woonsocket, Rhode Island, et décide, en guise de moyen de pression, de se barricader dans l’entrée de l’ancienne filature où il travaillait dans sa jeunesse, sur le point d’être remplacée par une usine japonaise. Le ton est lancé : la trame de fond, c’est l’assimilation des Franco-Américains et l’aplanissement généralisé des cultures à l’ère du capitalisme mondialisé. La vaste majorité des scènes des films sont des retours en arrière qui permettent certes de suivre la migration et l’établissement de la famille Lambert, mais surtout les relations enchevêtrées que ses membres entretiendront avec deux autres familles, celles du docteur Émile Dubois (Pierre Chagnon), fervent nationaliste canadien-français, et de Jacques Roussel (Aurélien Recoing), industriel français dirigeant des filatures à Woonsocket. La période de production et de diffusion des différentes itérations des Tisserands correspond à l’une des plus grandes pointes d’intérêt des chercheurs universitaires au sujet de l’histoire des Franco-Américains, alors que se tiennent de nombreux colloques et que paraissent les principales synthèses sur le sujet. La réponse historienne au film arrive d’ailleurs rapidement de la plume de Jean Lamarre. Dans la critique qu’il formule, ce dernier regrette d’abord que l’accent ait été mis sur les tergiversations amoureuses du riche industriel plutôt que sur la réalité des migrants canadiens-français. Il s’indigne aussi des anachronismes du film[61] et de la faible exploitation de la documentation scientifique existante par les auteurs[62]. L’irritation d’un spécialiste tel que Lamarre est compréhensible, surtout lorsqu’on tient compte du fait que les médias confondaient le travail de Fournier avec celui d’un historien[63]. Prise du point de vue d’un spécialiste de la question, l’oeuvre de Fournier peut en effet décevoir[64]. Les visées du chercheur et celles de l’artiste se rejoignent parfois, mais leurs impératifs diffèrent grandement[65], de sorte que si la crise sentinelliste devient chez Yves Roby le catalyseur des tensions entre « modérés » et « radicaux » de la survivance, elle est d’abord pour Fournier un ressort dramatique.

Or, au-delà des libertés qu’il prend avec l’histoire savante, il faut reconnaître au cinéaste le mérite d’avoir réussi à intégrer plusieurs aspects marquants de l’expérience migratoire à son oeuvre tout en plaisant au public et à plusieurs critiques[66]. La direction artistique et les décors rendent par exemple visibles les conditions matérielles significativement supérieures des Lambert quelques années après leur établissement à Woonsocket. En présentant la tension entre Valmore (Michel Forget), qui rêve toujours d’un retour sur la terre de roches qu’il a abandonnée à Béthanie, et sa femme Évelyne (Andrée Pelletier), qui semble convaincue que leur choix était le bon pour leurs enfants et que « chez eux » c’est maintenant aux « États », Les Tisserands, à l’instar d’Entre chien et loup, présentent le versant émotionnel et relationnel des décisions migratoires. Une scène opposant Évelyne au docteur Fontaine, qu’elle accuse d’étourdir son mari avec ses querelles politiques, permet aussi à Fournier d’exposer la question épineuse des identités collectives et de l’influence des élites politiques et culturelles sur les populations.

Claude Fournier, surtout connu dans les années 1970 pour ses comédies osées telles que Deux femmes en or (1970), opère au cours des années 1980 un tournant de carrière grâce à son adaptation de Bonheur d’occasion (1983). Si ce tournant fait dire à certains critiques qu’il est maintenant un « cinéaste respectable[67] », il ne perd toutefois pas ses réflexes et ses qualités d’artiste populaire. Ainsi, la campagne de promotion des Tisserands comprend des prix offerts par son commanditaire principal, Steinberg’s, et le financement de cette coproduction de 7 000 000 $, partagé entre le Canada (à 80 %) et la France (à 20 %)[68], fascine les médias[69]. Dès la campagne promotionnelle, on observe que Fournier, les artisans des films et les journalistes parlent tous de l’exode et de l’assimilation de Québécois, plutôt que de parler de Franco-Américains ou de Canadiens français. Dans le cadre d’entrevues entourant la sortie du deuxième volet en salle, intitulé Les Tisserands du pouvoir : la révolte (1988), Fournier mentionne clairement le caractère polémique de son oeuvre : « ce film a une dimension politique qu’on ne peut écarter, surtout à une semaine de la sortie du jugement de la Cour suprême sur la langue française[70] ».

Le réalisateur et auteur utilise à d’autres moments les tribunes offertes pour associer René Lévesque à son projet, mentionnant que celui-ci aurait accepté d’y tenir le rôle d’un chanoine avant de devoir se rétracter à la demande de Robert Bourassa pour accueillir François Mitterrand alors de passage au Québec[71]. Il ajoute que l’ancien premier ministre péquiste aurait été profondément ému à la suite d’une discussion sur l’assimilation probable des Québécois[72]. Dans les médias, Fournier signale l’urgence de la situation culturelle et identitaire du Québec, parlant de la communauté francophone de Woonsocket comme d’une répétition à petite échelle de ce qui est en voie de se produire au Québec[73]. Il insiste beaucoup pour parler de ce que le Québec serait devenu sans ces migrations ; à plusieurs occasions, il avance que le Québec compterait un total de 16 000 000 ou même 17 000 000 habitants si la grande saignée ne s’était jamais produite[74]. Fournier met ensuite en rapport ces pertes avec le financement par l’État canadien de l’immigration allemande, polonaise et ukrainienne dans l’Ouest canadien, alors que l’historiographie montre plutôt que c’est la proximité des États de la Nouvelle-Angleterre qui les rendaient plus attrayants pour les Canadiens français[75].

Ces prédictions alarmistes et ces estimations enthousiastes sont à mettre en rapport avec la discussion publique qui se déroule alors au Québec à propos de l’amendement à la Charte de la langue française, dite loi 101, invalidant l’affichage unilingue français et avec le déraillement possible de l’accord constitutionnel du lac Meech. La chroniqueuse Francine Pelletier va jusqu’à attribuer une partie de la hausse du taux de natalité observée à l’époque au Québec à une épiphanie culturelle collective due aux Tisserands[76]. Dans une chronique de février 1989[77], Lysiane Gagnon de La Presse s’en prend pour sa part aux discours sur l’affaiblissement du poids démographique des francophones, qu’elle qualifie d’enflures verbales, et qu’elle attribue aux films : « Le bal a commencé, si je ne m’abuse, avec l’opération de marketing qui a lancé les “Tisserands du pouvoir”[78]. » Pour la journaliste, l’amalgame entre la communauté de migrants indigents de Woonsocket et la société québécoise de la fin du XXe siècle tient du ridicule : « N’est-ce pas, du reste, le sort normal des immigrants que de s’assimiler, en deux ou trois générations, à la culture dominante ? Les Québécois francophones sont-ils des immigrants au Québec[79] ? » Peu importe le point de vue des intervenants, l’impact culturel des Tisserands semble alors faire l’unanimité. Le tourbillon médiatique entourant la sortie des films, du roman et de la série génère une discussion publique dynamique où se dessinent différentes représentations de l’histoire des Franco-Américains. Des chroniques, des articles et de nombreuses lettres ouvertes à propos de la question linguistique et nationale citent les films comme exemples de la fatalité qui attend les Québécois. J’ai recensé des usages analogiques de l’expression « Tisserands du pouvoir » même plus d’une décennie après la sortie des films : elle fait alors référence aux communautés franco-américaines[80], aux descendants de Canadiens français assimilés[81], à la survie du français au Québec[82] et même parfois à l’industrie du textile[83]. Le regain d’intérêt pour l’histoire des Franco-Américains qui découle des oeuvres de Fournier entraîne un renouveau des discours dont la teneur est bien résumée dans cet extrait d’une colonne de Luc Perreault : « Il [le film] a surtout le mérite d’attirer l’attention sur le sort d’une communauté – la nôtre – qui semble tout aussi précaire en 1989 qu’au début du siècle[84]. » On n’y reconnaît pas l’histoire des descendants de migrants canadiens-français, mais bien une prophétie dystopique du peuple québécois contemporain, procédant de facto de la dépossession identitaire et historique d’individus qui, comme le rappelle Robert Perreault, existent et vivent encore, même si c’est souvent en anglais[85]. Dans les oeuvres de Fournier, de même que dans la discussion publique qui l’entoure, le critère linguistique est au coeur de l’identité, évinçant par le fait même tous ceux qui n’auraient de franco-américain « que le nom[86] ». L’insécurité identitaire des commentateurs québécois, explicable par le contexte constitutionnel du moment, les mène parfois à dépeindre les descendants de migrants canadiens-français avec une certaine condescendance, sûrement involontaire : « on se croirait au Québec d’il y a 40 ans, ça sent les bonnes moeurs, la foi et le respect des traditions[87]… » Ils voient dans l’histoire des Franco-Américains une fenêtre qui donne sur leur propre passé et leur propre avenir, plutôt que d’y observer le passé, le présent et l’avenir des descendants de migrants canadien-français en Nouvelle-Angleterre. Dit autrement, ceux-ci sont devenus « autres » à leurs yeux, puis oubliés et portés disparus, avant qu’on ne les réintroduise de manière « posthume » à la mémoire collective québécoise comme un exemple de la fatalité qui la guette.

Conclusion

Les représentations de l’histoire des Franco-Américains et des migrations canadiennes-françaises aux États-Unis à la télévision et dans le cinéma au Québec reflètent bien les ambivalences identitaires et politiques propres aux populations francophones du Québec et de la Nouvelle-Angleterre au long de la période. La plupart du temps, on dépeint le phénomène sans véhémence ni amertume, en usant de références folkloriques et caricaturales aux clivages entre cultures canadienne-française et américaine. On fait en quelque sorte preuve d’une forme d’indifférence à la fois bienveillante et mal informée à l’endroit des Franco-Américains et des descendants de migrants canadiens-français. En ce sens, les Tisserands fait office de contre-exemple. Il semble aussi que la tension politique et l’insécurité identitaire entourant le débat constitutionnel dans les années 1980 ne justifient pas à elles seules la résonance sociale et culturelle des films de Fournier. En effet, tant au moment de la création, de la production que de la promotion de ces oeuvres, il aura fallu que l’on pose des actions concrètes et qu’on les présente sous un angle particulier pour qu’elles s’imposent dans la discussion publique

Pour comprendre la relative rareté des représentations de l’histoire franco-américaine dans la production cinématographique et télévisuelle au Québec pendant la seconde moitié du XXe siècle, il faut donc non seulement considérer les explications apportées par les historiens à propos de la distanciation des identifications collectives canadienne-française, québécoise et franco-américaine, mais aussi la normalité de l’occupation de ce territoire pour nombre de Québécois qui ont en mémoire des histoires « d’oncles des États ». Il faut aussi prendre en compte que les générations qui n’ont pas connu ces migrations sont simplement peu renseignées sur le sujet[88]. Ces hypothèses mettent à l’avant-plan la distinction importante, introduite en amont par Dean Louder, entre, d’une part, des vécus familiaux et individuels et, d’autre part, des projets politiques et culturels. Par ailleurs, le constat qui se dégage de l’analyse des objets de culture populaire à propos de la méconnaissance ou de l’indifférence dont font preuve les Québécois d’après la Révolution tranquille au sujet des migrations canadiennes-françaises aux États-Unis pose à mon avis un problème intéressant pour l’histoire publique et la patrimonialisation. Il me semble, en effet, qu’une présence plus soutenue et qu’une compréhension plus fine de cette histoire serviraient à nuancer la discussion publique sur l’arrivée de migrants et de réfugiés dans la province ; elles permettraient aux Québécois de se placer, pour un instant, dans la peau de l’autre.