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Camille Laurin (1922-1999) est un personnage bien connu de l’histoire du Québec. Ministre du Développement culturel dans le premier gouvernement du Parti québécois élu en 1976, c’est lui qui porta le fameux projet de la Charte de la langue française, dite loi 101, qui, une fois adopté le 26 août 1977, fit définitivement du français la langue officielle de la province. Ce qu’il qualifia de « plus grand combat » de sa vie lui valut d’entrer au panthéon des politiciens québécois, son buste trônant désormais dans le parc de la Francophonie qui longe le parlement de Québec, ainsi qu’à Montréal devant le siège de l’Office québécois de la langue française. Politicien de renom donc, Laurin fut également, on le sait moins, un psychiatre accompli accédant dès 1958, soit un an seulement après la fin de ses études, à la direction scientifique de l’Institut Albert-Prévost ainsi qu’à la tête du Département de psychiatrie de l’Université de Montréal. On lui doit notamment l’instauration, en 1964, du premier programme de formation psychiatrique complet en français de la province[2]. Mais sa carrière de psychiatre reste surtout associée à son engagement pour la transformation du système de santé mentale québécois qui eut lieu au début des années 1960.

En signant, au cours de l’été 1961, la postface du livre de Jean-Charles Pagé (1932-) Les fous crient au secours !, Laurin ne se doutait probablement pas de l’impact immense qu’aurait ce témoignage d’un ancien patient de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu sur l’évolution de la psychiatrie et des soins de santé mentale au Québec[3]. Certes, il avait conscience que ce récit dénonçant les conditions indignes d’internement dans ce qui était alors le plus grand asile de la province pouvait être une arme politique redoutable. Il avait d’ailleurs pris soin, en plus de proposer dans sa postface un véritable programme de réforme du système de santé mentale québécois, de rencontrer avant sa parution l’ensemble des responsables médiatiques, syndicaux et religieux de Montréal afin de s’assurer que cette publication ne reste pas lettre morte[4]. Et il ne fut pas déçu. Dès son lancement, le 15 août 1961, l’ouvrage déclencha en effet une tempête médiatique telle[5] que le gouvernement fut contraint de créer, dès le début de septembre, une commission d’enquête chargée de réaliser un état des lieux des institutions psychiatriques de la province. Le rapport Bédard – du nom du président de la commission, le psychiatre de Québec Dominique Bédard (1921-2005) –, remis six mois plus tard au ministre de la Santé, fut le premier pas de l’engagement d’une politique dite de désinstitutionnalisation psychiatrique[6] qui devait transformer en profondeur le système de prise en charge de la maladie mentale au Québec. Laurin fut ainsi le moteur de l’un des principaux événements de l’histoire de la psychiatrie québécoise contemporaine, voire, en partie, son architecte puisqu’il participa à la sélection des membres de la commission Bédard ainsi qu’à la rédaction de son rapport[7]. Cette implication de Laurin, dans ce que certains n’hésitèrent pas à qualifier de véritable « révolution tranquille » au chapitre de la psychiatrie[8], n’est pourtant que la partie émergée de l’iceberg, le résultat et l’apogée d’un travail de longue haleine. La postface au livre de Pagé est en effet le dernier élément d’une longue série d’actions publiques et intellectuelles menées par Laurin tout au long des années 1950. Elle n’est en fait qu’un ultime appel à l’opinion publique visant à obtenir du nouveau gouvernement de Jean Lesage (1912-1980) les moyens nécessaires à une réforme psychiatrique dont les grandes lignes étaient tracées depuis longtemps.

Contrairement à ce qu’affirme l’historiographie traditionnelle[9], la transformation de la psychiatrie québécoise, tout comme l’engagement militant de Laurin d’ailleurs, n’ont en effet pas attendu 1961 et la parution du livre de Pagé. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la psychiatrie canadienne connaissait un essor nouveau[10], soutenue par des financements fédéraux importants et portée par une nouvelle génération de psychiatres[11]. Ainsi, lorsque paraît sa postface, cela fait près de dix ans que Laurin oeuvre activement à la transformation du système de santé mentale québécois. Il a d’abord mené une longue enquête sur les différents systèmes de soin et de formation psychiatriques à travers le monde, avant de s’attacher, au moyen de publications, de conférences ou d’interventions radiophoniques, à sensibiliser ses concitoyens à la nécessité d’une réforme de la psychiatrie québécoise. Il a notamment publié, entre 1956 et 1961, une surprenante série d’articles historiques dans L’union médicale du Canada, le journal de l’Association des médecins de langue française du Canada. Centré sur la figure du malade et sur l’évolution de la relation soignant-soigné dans les sciences médicales, cet ensemble de textes avait explicitement pour but de présenter aux médecins canadiens-français les nouveaux modèles de soins psychiatriques alors pratiqués en France, en vue de favoriser leur adoption dans la province. Autrement dit, afin de préparer le terrain et les esprits à une réforme du système québécois de prise en charge des malades mentaux qu’il savait nécessaire, et à laquelle il entendait d’ailleurs pleinement participer, Laurin a choisi de se faire historien de la médecine, persuadé que l’histoire pouvait être un instrument efficient de réforme sociale.

C’est sur cette initiative éditoriale et stratégique des plus singulières que nous entendons revenir dans cet article, afin, d’une part, de contribuer à retracer l’engagement de Laurin pour la psychiatrie québécoise francophone et, d’autre part, de questionner cet usage inédit de l’histoire médicale française comme un levier de transformation des soins de santé mentale au Québec. Pour ce faire, nous nous attacherons tout d’abord à rappeler le contexte d’engagement de cette série d’articles avant d’en détailler le contenu ainsi que l’évolution. Nous pourrons ensuite mettre en lumière la nature de l’appropriation historiographique ainsi réalisée par Laurin, en interrogeant notamment les représentations de la psychiatrie française mises de l’avant dans ses articles, et en particulier l’accent mis sur la psychanalyse. Nous serons finalement en mesure d’analyser, pour finir, la portée et les enjeux de cette utilisation de l’histoire étrangère à des fins scientifiques et politiques proprement nationales, voire, peut-être, quelque peu nationalistes.

Un éclaireur en formation

L’intérêt de Laurin pour l’écriture et pour l’engagement public ne date pas des années 1960. Dès le début de ses études de médecine, qu’il entame à l’Université de Montréal à l’automne 1943, il fait montre d’un esprit réformateur ainsi que d’une plume acérée. Membre de différentes associations étudiantes, il est également un collaborateur régulier du Quartier Latin, le journal des étudiants, qu’il dirigera d’ailleurs pendant un an à partir de la rentrée universitaire de 1947. Les textes qu’il publie, comme les dossiers qu’il dirige dans ce bulletin bihebdomadaire, sont rarement neutres et témoignent au contraire d’un engagement et d’une passion pour les choses de la cité qui ne le quitteront jamais. Le jeune carabin se fait donc rapidement un nom au sein de la communauté médicale montréalaise et auprès des enseignants de l’Université de Montréal. Ainsi, lorsqu’il décide en 1951 d’aller poursuivre sa formation aux États-Unis, Laurin n’a aucune difficulté à obtenir du Dr Wilbrod Bonin (1906-1963), le nouveau doyen de la Faculté de médecine, la recommandation nécessaire à l’obtention d’une bourse du gouvernement provincial pour financer son séjour de trois ans à Boston.

L’ambition et l’esprit d’initiative du jeune homme ont en effet interpellé Bonin qui voit en lui un élément central du plan de rénovation de la médecine francophone qu’il entend engager. Avec Fernand Côté, responsable de l’enseignement de la psychiatrie, il confie donc à Laurin, avant son départ, la mission de s’informer « sur les modalités de l’enseignement de la psychiatrie à Boston ainsi que sur l’organisation des soins en hôpital psychiatrique[12] ». Les deux hommes ont en effet l’ambition de fonder à Montréal un hôpital universitaire francophone à la pointe de la recherche et de l’enseignement et utilisent donc le prometteur Camille Laurin pour savoir comment cela se passe de l’autre côté de la frontière. Cette situation convient parfaitement au jeune médecin en devenir qui, conscient des faiblesses de la formation psychiatrique québécoise[13] comme des manques du système de prise en charge des malades mentaux de la province, se réjouit de pouvoir étudier plus en détail le système de formation et de soin psychiatriques du Massachusetts qu’il sait être le « mieux étoffé » et le « mieux coordonné » des États-Unis[14]. Outre son lieu de stage, le Boston State Hospital, Laurin visite donc différentes institutions de la ville, rendant régulièrement compte de ses observations à ses deux parrains, qui voient déjà en lui le pilier du département de psychiatrie de leur futur hôpital.

Mais la guerre de Corée vient mettre un coup d’arrêt à cette enquête états-unienne. Le gouvernement américain exige en effet que Laurin fasse son service militaire, en tant que salarié du Boston State Hospital, ce que ce dernier refuse catégoriquement. Il doit donc quitter Boston avant la fin de ses trois ans de spécialisation. Après quelques hésitations, il opte pour Paris où il pourra poursuivre sa formation tout en engageant enfin l’analyse didactique dont il rêve[15]. Une fois encore, le soutien de Bonin et Côté lui permet d’obtenir les bourses, cette fois-ci fédérales, nécessaires à la poursuite de ses ambitions. Et c’est donc depuis Paris, où il s’installe en juin 1953, que les échanges entre les trois hommes vont se poursuivre. Mais entre son internat à l’hôpital Sainte-Anne, les cours de psychologie de Daniel Lagache qu’il suit à la Sorbonne et son analyse avec la psychanalyste Juliette Favez-Boutonnier (1903-1994), Laurin est un Parisien d’adoption plutôt occupé, qui a dès lors très peu de temps à consacrer à sa mission d’exploration des systèmes européens de prise en charge de la maladie mentale. D’autant que, nommé à l’automne 1954 président de l’Association des médecins canadiens en France, le jeune psychiatre va s’attaquer à une autre question, tout aussi épineuse pour les psychiatres francophones : la reconnaissance par les autorités québécoises des stages réalisés dans les hôpitaux français.

Le Collège des médecins du Québec refuse en effet de valider, comme il le fait pour les stages effectués aux États-Unis par exemple, les années de résidence réalisées en France sous prétexte que les jeunes médecins n’y sont pas affiliés à plein temps à un hôpital et qu’ils n’y ont pas la pleine responsabilité de leurs malades. Ce refus contraint les médecins québécois à compléter leur résidence avant de venir en France, désavantageant ainsi, en premier lieu, les psychiatres francophones qui ne peuvent entièrement se spécialiser dans leur langue puisque le Québec n’offre pas encore de formation psychiatrique complète en français. Pour Laurin, cette situation est proprement insoutenable et il va donc s’attacher à la régler au plus vite, en écrivant aux principaux responsables français et québécois, et notamment le Pr Raoul Kourilsky (1899-1977), président du comité conjoint des relations médicales France-Canada[16]. Avec un peu d’insistance, il parvient au bout d’une année de sollicitation à faire entendre sa requête de création, en France, d’un statut d’interne-résident équivalent à celui que possèdent les médecins canadiens-français au Québec. En avril 1956, le gouvernement français invite ainsi les Dr Bonin et Jean-Baptiste Jobin, respectivement doyen des Facultés de médecine de l’Université de Montréal et de l’Université Laval, à venir discuter de cette question avec les autorités médicales du pays. Cette rencontre mène finalement à un accord[17] qui va dans le sens de ce que souhaitait Laurin, et c’est à cette occasion que le jeune psychiatre fait son apparition dans L’union médicale du Canada, la revue de l’Association des médecins de langue française du Canada. En septembre 1956, il publie en effet un compte rendu de cette affaire[18], ainsi qu’une « Lettre de Paris[19] » dans laquelle il se réjouit de l’accord qui est alors en cours de finalisation.

Cette première bataille médico-politique remportée, Laurin peut reprendre, là où il l’avait laissée, l’enquête débutée cinq ans auparavant à Boston. D’autant que lors du séjour de Bonin à Paris en avril 1956, les deux hommes ont eu à nouveau l’occasion d’échanger leurs vues concernant la réforme des institutions québécoises et de statuer sur les réformes les plus nécessaires. Le 11 mai, Laurin écrit ainsi à son mentor :

Il importe de trouver la formule de plus en plus parfaite d’organisation hospitalière. Les objectifs sont ici très nombreux : sécurité et traitement optimum du patient, intégration des services de psychiatrie à l’hôpital général pour fins de recherche, enseignement aux étudiants et aux stagiaires poursuivant une formation post-universitaire[20].

Pour ce faire, il consacre l’été 1956 à visiter des hôpitaux à Marseille, Nice, Strasbourg ou Vienne, y observant l’organisation des soins psychiatriques, se renseignant sur les différentes méthodes thérapeutiques et nouant de nombreux contacts. Mais c’est à Bordeaux, en septembre, dans le cadre du congrès de l’Association des neurologistes et aliénistes de France et des pays de langue française, que Laurin entrevoit pour la première fois clairement, tant le retard des institutions psychiatriques québécoises que le plan pour les réformer. Le 25 septembre, il écrit à Bonin :

Le plus révolutionnaire de tous les rapports, en ce qui nous concerne, fut celui que le Dr Bouquerel consacra à l’architecture des hôpitaux psychiatriques de demain. Chacune de ses phrases est en effet à méditer tellement elle fait honte à notre actuelle organisation asilaire […]. On ne pourra humaniser et rendre plus efficace le traitement qu’en ramenant à un maximum de 400 lits la capacité totale de l’hôpital psychiatrique[21], qu’en divisant cet espace total en unités de vingt à vingt-cinq lits, qu’en dotant les services du personnel médical et auxiliaire requis (service social, occupation thérapeutique, psychologie, etc.), qu’en adjoignant aux unités de soins proprement dites un centre social et récréatif qui fera du milieu hospitalier lui-même un instrument thérapeutique essentiel (refus de l’aliénation, normalisation des rapports sociaux, réhabilitation professionnelle et sociale, etc.). L’hôpital ainsi conçu devra s’intégrer dans la communauté à laquelle il appartient par une clinique externe ou dispensaire qui veillera au dépistage précoce, à la consolidation des résultats thérapeutiques et à la prophylaxie des troubles mentaux majeurs et mineurs[22].

À quelques semaines de son retour au Québec, Laurin a donc déjà une vue très précise de la tâche qu’il souhaite accomplir. Mais d’abord, il va devoir convaincre ses confrères de la nécessité comme de la validité de ces transformations[23]. Pour ce faire, il va s’attacher à partager ses convictions avec ses collègues francophones en publiant dans L’union médicale du Canada une double série d’articles – portant l’une sur l’histoire du malade et l’autre sur l’histoire de la psychiatrie française –, dont l’objectif affiché est de faire connaître et accepter ce nouveau modèle psychiatrique pour le Québec.

Un projet éditorial en construction

Revue de l’Association des médecins de langue française du Canada, L’union médicale du Canada est le principal organe de diffusion des médecins canadiens-français et la première revue scientifique et professionnelle des médecins québécois[24]. Lorsqu’il y publie en janvier 1957 son manifeste « Pour une histoire du malade[25] », Laurin est donc parfaitement conscient du public à qui il s’adresse. D’autant qu’après sa « Lettre de Paris », il a déjà fait paraître, en décembre 1956, un premier article scientifique intitulé « Théorie des rapports médecin-malade[26] ». Il y revenait sur la transformation, historique à ses yeux, des rapports soignant-soigné engagée par Josef Breuer (1842-1925), mais surtout par Sigmund Freud (1856-1939), avec la reconnaissance du transfert et du contre-transfert dans la cure psychanalytique. Il défendait finalement cette dernière en affirmant que si elle est adaptée au cas et bien conduite, elle « comporte des avantages non médiocres[27] ».

C’est à la suite de ce premier texte, qui recourait déjà à l’histoire pour défendre une pratique de soin alors en plein épanouissement[28], que Laurin entame donc officiellement sa série éditoriale historique avec son article intitulé « Pour une histoire du malade », un manifeste pour l’écriture d’une nouvelle histoire de la pensée médicale. Le psychiatre y affirme, au fil d’une dissertation sur la nature du progrès, ainsi que sur le rôle du hasard et de la nécessité dans l’histoire médicale, que cette dernière, toujours déchirée entre spiritualisme et matérialisme, n’a jusqu’alors été qu’une histoire de la maladie. Il milite pour sa part pour la production d’une véritable histoire du malade[29], puisque, précise-t-il, en prenant en compte « la personnalité et [l]es réactions affectives » de la personne souffrante, « c’est toute une conception de la médecine qui est remise en cause »[30]. Autrement dit, c’est pour changer la médecine de son temps, depuis le diagnostic jusqu’aux recherches cliniques selon son expression, que Laurin entend produire cette histoire du malade. Il n’est pas historien et en a bien conscience, se qualifiant lui-même de second rôle. Mais l’urgence qu’il y a à agir, autrement dit à engager les réformes, justifie, selon lui, les tentatives « pour incomplètes et maladroites qu’elles soient[31] ». Son programme est donc aussi clair qu’ambitieux : réécrire l’histoire de la médecine du point de vue du malade, afin de transformer le regard que les médecins canadiens-français, et notamment les psychiatres québécois francophones, portent sur leur activité, et ainsi permettre l’ouverture d’une ère nouvelle pour la prise en charge des malades. Et Laurin ne va pas tarder à s’y atteler.

Dès le mois suivant, il publie une première étude sur « ce qu’on pensait de la personne malade et comment on la traitait » dans les temps anciens[32]. Suivant une approche aussi positiviste[33] que psychanalytique, le psychiatre y retrace l’émergence de la rationalité médicale à l’ère hippocratique, en la définissant comme une sortie de l’homme de la tyrannie de ses passions et instincts au cours de laquelle le malade serait devenu un homme « comme les autres[34] » et sa maladie aurait enfin été considérée comme un processus naturel. Puis, un mois plus tard, en mars 1957, il fait paraître un second volet portant cette fois-ci sur les apports du christianisme et se résumant à un commentaire de passages de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin[35]. Laurin y explique que si le Moyen-âge n’a scientifiquement « rien ajouté à la tradition médicale classique », il a néanmoins contribué à son progrès humaniste et éthique en affirmant que « [l]e malade ne doit pas être négligé au profit de sa maladie »[36] et en prônant son approche globale. Ce second chapitre s’achève sur l’évocation des transformations que va subir ce modèle médiéval au cours de la Renaissance, mais aucun autre article de Laurin ne paraît, en cette année 1957, dans L’union médicale du Canada.

Il faut dire que, de retour à Montréal en juin 1957, le jeune psychiatre se trouve assez occupé par son nouvel emploi à l’Institut Albert-Prévost, ainsi que par son poste à l’Université de Montréal où il remplace dès l’automne Fernand Côté à titre de chargé d’enseignement et de directeur des services du département de psychiatrie. Sans compter qu’au début de l’année 1958, il doit prendre la suite de Karl Stern (1906-1975), qui vient de démissionner de la direction scientifique de l’Institut Albert-Prévost. On comprend donc qu’il faille attendre mai 1958 pour voir réapparaître Laurin dans L’union médicale du Canada. On s’étonne que cela ne soit pas avec l’article attendu sur le malade à la Renaissance, mais plutôt avec un texte sur l’actualité de la psychanalyse[37]. Changement total de thème et de perspective ou simple pause dans son programme ? La réponse nous est donnée en septembre lorsque Laurin inaugure un nouveau projet éditorial sur l’essor de la psychiatrie française : une série de six articles qui paraîtront à date régulière jusqu’en septembre 1959 et qui abordent les différents courants psychiatriques français, en faisant à nouveau la part belle à la psychanalyse. Le changement de programme est donc acté et complet, Laurin semblant désormais davantage attaché à faire connaître les doctrines et pratiques qu’il a étudiées et côtoyées pendant ses quatre années à Paris qu’à retracer les grands moments de l’histoire médicale du point de vue de leurs apports à la prise en charge du malade.

Pourtant, à y regarder de plus près, le changement n’est pas aussi radical qu’il y paraît. En effet, le premier texte de cette nouvelle série sur l’« Essor de la psychiatrie française », a pour sous-titre « Le malade mental au XXe siècle »[38]. Publié en septembre 1958, il détaille les changements qui ont eu lieu au cours des dernières décennies en France dans le système de santé, les hôpitaux, les structures professionnelles ou la psychiatrie elle-même, et montre comment ils ont favorisé la reconnaissance du malade mental comme un malade « comme les autres ». Ainsi, cet article inaugural de la nouvelle série sur la psychiatrie française se veut également un nouveau chapitre de la précédente série sur l’histoire du malade : un chapitre contemporain et spécifiquement français. Il faut donc comprendre les cinq textes suivants comme des sous-parties de ce chapitre contemporain, des analyses de détails portant respectivement sur l’évolution de la psychologie médicale[39], sur les courants doctrinaux actuels de la psychiatre française[40] et sur la psychanalyse, abordée d’abord généralement[41], puis dans les oeuvres de Daniel Lagache[42] et de Jacques Lacan[43]. Bien que le dernier texte de cette série s’achève par un explicite « (À suivre) », l’article suivant de Laurin dans L’union médicale du Canada, qui paraît en mai 1960, mais reprend une conférence de 1959, porte sur l’approche psychosomatique[44]. On y retrouve des éléments des travaux précédents, que ce soit sur l’histoire du malade ou sur les courants de la psychiatrie française, mais pas de réelle suite à la série.

Il faut finalement attendre avril 1961, et un article intitulé « Justice pour le malade mental[45] », pour voir s’unifier et se clore la double série éditoriale. L’article qui reprend une conférence donnée au Club Richelieu-Montréal Inc., un organisme à but non lucratif ayant pour mission de promouvoir la Francophonie et d’aider la jeunesse défavorisée, se veut en effet une synthèse de tous les travaux précédents. Il retrace tout d’abord l’évolution du malade depuis l’Antiquité jusqu’au Moyen-âge, puis aborde le tournant de l’oeuvre de Philippe Pinel (1745-1826) au début du XIXe siècle pour en venir aux travaux de Freud, et ensuite aux différentes doctrines de psychologie médicale et de psychiatrie contemporaine. La boucle est ainsi bouclée et les deux séries d’articles (ainsi que le tout premier intitulé « Théorie des rapports médecin-malade ») se trouvent unifiées dans un plaidoyer vibrant pour l’application de ces avancées scientifiques au malade contemporain, qui révèle finalement le sens et l’objectif premier de ce projet éditorial.

L’histoire au coeur du changement

L’histoire du malade mental, des sciences qui le décrivent et des traitements qui s’offrent à lui, que Laurin a réalisée dans la dizaine d’articles qu’il a publiés entre 1956 et 1961, visait bien à soutenir une volonté de transformation des conditions de sa prise en charge. L’objectif était de présenter les apports scientifiques, passés ou plus récents, conduisant à considérer le malade mental comme un malade, mais aussi un être humain, « comme les autres », et ce, afin de militer pour leur adoption par le système psychiatrique québécois. Il est en effet « malheureux », précise Laurin dans son dernier texte, « qu’il doive s’écouler du temps avant que la totalité de nos malades mentaux ne profitent des ressources de la science »[46]. Lui entend résoudre cette situation en proposant à ses collègues une sorte de formation condensée sur les doctrines actuelles de la psychiatrie française. L’article sur l’actualité de la psychanalyse qui paraît entre les deux séries est à ce propos très révélateur. Laurin y affirme sans détour n’avoir d’autres buts que de fournir un rapide résumé des acquis de cette approche thérapeutique afin de « ménager [le] temps et [l’]énergie » de ses confrères[47]. Puisque son ambition est pédagogique - il se veut un passeur de savoirs -, Laurin choisit, stratégiquement, la méthode historique.

En faisant découvrir à ses confrères francophones la variété des courants et des approches qui étaient alors utilisés, notamment en France, Laurin dessine un portrait du malade mental bien plus complexe, bien plus vivant aussi, que ne le fait le modèle alors dominant dans la psychiatrie québécoise francophone. Dans les années 1950, et bien que les choses commencent à changer en particulier grâce à une nouvelle génération de psychiatres à laquelle appartient Laurin[48], cette dernière est encore largement dominée par une approche psychopathologique et organiciste qui était celle des aliénistes français de la fin du XIXe siècle et qui envisage avant tout la maladie mentale comme une atteinte neurologique[49]. Or, la psychologie médicale, la psychanalyse, mais aussi les approches philosophique d’un Eugène Minkowski (1885-1972), éclectique d’un Jean Delay, dynamique d’un Henri Ey ou synthétique d’un Daniel Lagache, dont Laurin se fait l’écho, conduisent à dresser un portrait plus complet du malade mental et à comprendre qu’il est un être humain comme les autres, un être humain normal, et ce, même s’il est atteint par une pathologie. Afin de ne pas froisser son lectorat, Laurin s’attache donc à réinscrire ces nouvelles approches dans la longue durée de l’histoire psychiatrique, et notamment de l’histoire psychiatrique française, mais aussi dans les transformations de la médecine en général. Son objectif est ainsi d’inscrire ces mutations dans une continuité afin d’atténuer la rupture paradigmatique que dessine sa réforme du système de santé mentale. Bien qu’elle ne soit pas purement psychologique, se rapprochant davantage de cette psychosomatique à laquelle il consacre son avant-dernier article, l’approche pluraliste défendue par Laurin rompt en effet clairement avec les représentations et les pratiques alors en cours, que ce soit dans les grandes institutions psychiatriques de la province ou dans le cursus de formation des psychiatres[50].

Mais le recours à l’histoire n’a pas qu’un but pédagogique, il sert aussi à Laurin à donner du poids et du contenu à son rêve d’une médecine nouvelle. Car au-delà du changement de paradigme psychiatrique, c’est bien un changement d’organisation de la prise en charge des malades mentaux au Québec que vise le jeune psychiatre. Or, pour ce faire, il doit convaincre le grand public qui « éprouve encore à leur endroit [celui des malades mentaux] une crainte et une hostilité sourde[51] ». Ce pouvoir de conviction, ce n’est pas tant ses articles scientifiques qui vont le lui apporter que sa postface. Lorsqu’au cours de juin 1961, Jacques Hébert (1923-2007), alors éditeur aux Éditions du Jour, lui apporte le manuscrit de Pagé, Laurin y voit d’emblée « une occasion en or d’ébranler les colonnes du temple et de déclencher [cette] transformation en profondeur du traitement du malade mental »[52] dont il rêvait depuis si longtemps. Il sait en effet que ses articles scientifiques et ses conférences, s’ils touchent les médecins et les élites, ne parviennent pas à faire changer le regard que porte l’opinion publique sur ceux que l’on appelle encore communément les fous ou les aliénés. Comme il le confiera en 1986, tous ses articles de l’époque qui « martelai[ent] sans relâche les mêmes thèses et les mêmes appels », faisant état « de toutes les connaissances scientifiques accumulées et de l’impossibilité quasi complète d’en faire bénéficier les malades confinés dans les hôpitaux psychiatriques », n’avaient alors « qu’une influence limitée »[53]. C’est pourquoi il lui « parut essentiel […] de cautionner le témoignage de cet ex-malade[54] », afin de remuer l’opinion publique « dans ses profondeurs[55] ». Cette confirmation, 30 ans après les faits, de l’unité et de l’ambition stratégique de sa démarche éditoriale dans L’union médicale du Canada, met surtout de l’avant à la fois la limite et le second usage de ce travail scientifique. C’est en effet moins la parole du psychiatre que celle du patient qui est essentielle pour toucher l’opinion publique, ainsi que le confie Laurin dans sa postface, même si cette dernière ne peut néanmoins atteindre sa cible sans être, précise-t-il, appuyée par une argumentation posée et convaincante. Or c’est exactement ce qu’est le propos de Laurin : une argumentation posée et convaincante parce que reposant sur une réflexion développée depuis près de dix ans, comme en témoignent les multiples références faites dans la postface aux deux séries d’articles de L’union médicale de Canada.

Ainsi, la double série historique, en plus de servir à convaincre les médecins canadiens-français de la possibilité et de l’importance de modifier la prise en charge des malades mentaux, compose également le socle d’une postface qui peut ainsi soutenir avec profondeur et assurance le témoignage d’un ex-psychiatrisé et lui donner le poids politique nécessaire à l’engagement du changement. Autrement dit, si c’est moins son histoire du malade – cette histoire des sciences médicales et de leurs avancées au profit de l’amélioration de la prise en charge du malade mental – que l’histoire d’un malade – celle de Jean-Charles Pagé – qui permit à Laurin de voir se concrétiser son rêve de rénovation du système psychiatrique québécois, force est de constater que, sans l’une, l’autre serait probablement restée lettre morte. En effet, sans la postface de Laurin, le texte de Pagé serait probablement tombé rapidement aux oubliettes, aux côtés d’autres dénonciations des abus du système asilaire publiées précédemment[56]. Or sans le travail historique préparatoire, la postface n’aurait si ce n’est jamais existé, du moins pas eu la puissance synthétique et donc la force de conviction qu’elle a, au final, pu avoir. Ainsi, l’histoire a ici joué un rôle de lubrifiant pédagogique, mais aussi de support idéologique et de caution scientifique à l’engagement d’une transformation sociale d’ampleur. Bref, Laurin a su faire un usage éminemment politique de l’histoire[57]. Mais au choix de la méthode s’ajoute également celui du sujet. Il n’est en effet pas neutre que Laurin ait choisi l’histoire de la psychiatrie française pour objet d’étude.

Le choix de la France

En décidant de consacrer l’essentiel de sa série éditoriale à la tradition française, Laurin fit plus que rendre hommage aux maîtres qu’il avait côtoyés pendant ses quatre années à Paris[58], il cherchait également le soutien d’un allié historique de la psychiatrie québécoise francophone. Cette dernière a en effet longtemps trouvé son inspiration et ses modèles de l’autre côté de l’Atlantique. Il était courant pour les médecins aliénistes de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle de partir se former en France[59], comme ce fut le cas pour Georges Villeneuve (1866-1918), Albert Prévost (1881-1926), Émile Legrand (1898-1949) ou encore Jean-Charles Miller (1898-1952). Les théories des grands maîtres français, depuis les monomanies de Jean-Étienne Esquirol (1772-1840) jusqu’à la dégénérescence de Bénédict Morel (1809-1873) et Valentin Magnan (1835-1916), furent donc importées et adaptées au territoire québécois[60]. Les institutions prirent également pour modèle les réalisations françaises, en particulier l’Hôpital Saint-Michel-Archange de Québec qui, en 1926, ouvrit la clinique Roy-Rousseau, s’inspirant directement de la clinique Henri-Rousselle annexée à l’Hôpital Sainte-Anne à Paris[61], puis en 1928 l’École La Jemmerais reprenant, pour partie, l’exemple des travaux de Théodore Simon (1873-1961) à la colonie Perray-Vaucluse[62]. À ces importations s’ajoutaient également les visites régulières des principaux psychiatres parisiens, à l’image d’Henri Hecaen (1912–1984) invité en 1949 par l’American Psychiatric Association et le Montreal Council of Social Agencies à une rencontre à Montréal ou d’Henri Ey qui vint en 1950 donner une série de douze conférences et deux causeries dans ce qui était encore le sanatorium Albert-Prévost[63].

La pensée et les pratiques psychiatriques françaises étaient donc connues et bien implantées dans le paysage québécois[64], au point qu’on puisse même s’étonner du projet de Laurin, tant la jeune génération de psychiatres québécois connaissait et relayait depuis plusieurs années déjà ce modèle, notamment dans L’union médicale du Canada[65]. Certes, ces textes étaient encore marginaux dans une revue où la neuropsychiatrie restait dominante, mais sur le terrain, de plus en plus de psychiatres avaient déjà changé de références, voire de paradigme. Or, loin d’invalider la tentative de Laurin, cette réalité en renforce au contraire son ambition stratégique : la synthèse de la pensée psychiatrique française, au-delà de son indéniable utilité, sert en effet moins à faire connaître des pratiques et un modèle nouveaux qu’à soutenir une stratégie de conviction.

La psychiatrie française étant traditionnellement une source d’inspirations pour les psychiatres québécois francophones, s’y intéresser permet à Laurin de mieux faire passer son message. Car s’il ne néglige aucun courant de la psychiatre française dans son étude, force est de constater que c’est surtout la psychanalyse qu’il entend mettre de l’avant[66]. Sur treize articles, cinq y sont en effet explicitement consacrés[67], tandis que d’autres l’abordent plus indirectement[68]. En s’attachant à retracer toute l’histoire récente de la psychiatrie française, Laurin entend ainsi valoriser, à partir d’un corpus connu de ses concitoyens, la psychanalyse qu’il considère comme la source du renouveau et de modernisation de la psychiatrie québécoise. L’appel à la tradition française est donc le sucre qui aide à faire passer la pilule de la valorisation de la psychanalyse ; stratégie qui se trouve parfaitement résumée dans une formule sur laquelle s’ouvre le second article de sa série sur la psychiatrie : « Si Philippe Pinel fut le père de la psychiatrie, Sigmund Freud en fut le prophète[69] ». Il faut dire qu’au moment où il écrit ces lignes, la psychanalyse est encore une discipline controversée au Québec.

Bien qu’elle ait commencé à s’institutionnaliser dans la province, avec la transformation en 1953 du petit Club psychanalytique de Montréal en Société canadienne de psychanalyse, la psychanalyse reste mal perçue par de nombreux médecins[70] et encore peu utilisée en dehors de certains centres avant-gardistes[71]. Laurin lui-même a dû lutter contre la représentation négative qui s’y rattache lorsqu’il a décidé de partir se former à Boston et d’y entreprendre son analyse avec Beata Rank (1886-1967)[72]. Il a rencontré de réelles réticences, notamment de la part de ses deux mentors Côté et Bonin. Malgré plusieurs lettres expliquant son choix et l’importance que revêt à ces yeux cette technique pour la formation du psychiatre, Laurin ne parvint pas à convaincre ses maîtres qui restèrent dubitatifs face à cette pratique dont ils craignaient les dérives et les excès. Ils conseillèrent même à Laurin de ne pas mentionner cette formation dans ses demandes de bourse, de peur d’effrayer les organismes subventionnaires. Bonin, notamment, était assez critique face à cette psychanalyse dont le fondateur était considéré comme un adversaire de la religion, parce qu’il avait associé cette dernière à une névrose. Le 26 novembre 1953, il écrivait ainsi à Laurin :

La psychanalyse aura provoqué beaucoup de tapage. Une revue allemande n’est-elle pas allée jusqu’à la qualifier de « closet psychology » ? Denis de Rougemont, qui d’ordinaire ne manque pas de sérieux, la définit comme une tentative de ramener le Péché et le Mal à des mécanismes subjectifs dont le médecin pourra se rendre maître. Nous essayons de dissoudre le Diable dans les eaux troubles du subconscient. Le Démon ne serait qu’une image de la névrose, quelque chose qui se soigne, se guérit et s’évanouit au terme d’un traitement. N’a-t-on pas demandé dans un livre récent s’il ne fallait pas fusiller tous les psychanalystes[73] ?

Bonin se fait ici l’écho d’un débat qui anime alors le Québec. Car si l’introducteur de Freud à Montréal est un religieux, le père Noël Mailloux[74] (1909-1997) qui enseigne la psychanalyse à l’Institut de psychologie qu’il crée en 1942 au sein de l’Université de Montréal, la littérature psychanalytique n’a pas vraiment bonne presse dans un Québec encore très marqué par la religion catholique[75], ni d’ailleurs dans cette université qui est encore ecclésiastique[76]. Au début des années 1950, une dispense spéciale du chancelier de l’université, le cardinal Paul-Émile Léger (1904-1991) qui est aussi l’archevêque de Montréal, est toujours nécessaire pour accéder aux livres de Freud qui y sont mis à l’Index[77]. Il faut dire que, même si le Vatican n’a pas classé l’oeuvre du maître parmi les livres prohibés, la psychanalyse fait l’objet de débats importants au Vatican, qui ne sont pas sans influence sur la société québécoise. Ainsi, en avril 1952, l’annonce, par l’agence Reuters, d’un rejet de la psychanalyse par le bulletin officiel du clergé romain contribue à semer le trouble autour de cette pratique qui se développe au Québec. L’affirmation de la revue vaticane, relayée par les médias québécois, selon laquelle il est « difficile d’excuser de pêché mortel quiconque a recours à la psychanalyse comme méthode de guérison ou qui se soumet à un tel traitement[78] », génère de l’émoi dans la population de la province. Ces graves accusations ont eu, précise Georges Dufresne dans un article paru en juin-juillet 1952 dans Cité Libre, des répercussions importantes : « Elles ont troublé des personnes en train de suivre une thérapie analytique. Elles en ont inquiété d’autres qui avaient de cette méthode une opinion favorable et stimulé les attaques des adversaires[79] ». Même si le Vatican s’est rapidement désaffilié de ces propos, le trouble reste certain et traduit une réelle difficulté des hautes instances catholiques à l’égard de la psychanalyse. Si Dufresne, en psychanalyste catholique, affirme dans son article qu’il n’y a aucun problème de l’Église avec la psychanalyse, accusant même l’agence de presse britannique d’avoir envenimé les choses, il confesse, dans le mouvement même de son travail de désamorçage, l’existence d’un malaise au sein de la population québécoise, alors encore majoritairement catholique, comme parmi les médecins et soignants de la province.

Laurin, dans son article de 1958 sur l’actualité de la psychanalyse, prend d’ailleurs, lui aussi, le soin de désamorcer toute ambiguïté en consacrant une partie de son analyse à la question des liens entre psychanalyse et catholicisme[80]. Il dit comprendre les inquiétudes des théologiens à l’égard de cette pratique qui peut s’apparenter à de la direction de conscience, tout en invitant les analystes à prendre un certain nombre de précautions afin d’éviter que leur pratique n’empiète sur le terrain des religieux. Il va même, en fervent catholique qu’il est[81], jusqu’à affirmer que la psychanalyse puisse être un préalable bénéfique à la « vie divine[82] ». Cette volonté d’associer psychanalyse et religion, suivant, selon ses mots, l’exemple de saint Thomas avec l’aristotélisme, explique également en partie son choix de l’exemple français. La psychanalyse française serait en effet plus réceptive aux inquiétudes du clergé que sa consoeur américaine, ainsi que le détaille le psychiatre dans la suite de son article. Selon lui, les psychanalystes américains ont tendance à orienter leur pratique « dans le sens du rendement et de l’hédonisme », devenant ainsi des « managers d’âme qui tentent de trouver des moyens toujours plus efficaces en vue de réintégrer la [sic] névrosé dans son milieu[83] ». Or, rappelle Laurin, la psychanalyse est bien plus qu’un simple instrument d’adaptation de l’homme à son milieu et surtout, « elle ne doit pas devenir un substitut de l’expérience religieuse authentique[84] ». Ainsi, la psychanalyse américaine semble moins adaptée au territoire québécois, encore pétri de fortes sensibilités religieuses, alors que la psychanalyse française est « résolument humaniste, sans cesser d’être empiriste et pragmatique[85] ».

Au final, on s’aperçoit que le choix de l’école française est un moyen efficace de ménager les sensibilités, tant des psychiatres de la vieille école et des représentants religieux, qui sont pour beaucoup encore au coeur des institutions universitaires, que du peuple québécois. Comme il l’a démontré en prenant soin d’avertir les syndicats et les instances religieuses avant la parution de sa postface, Laurin est un fin diplomate, un « smooth operator » ainsi que l’avait surnommé une de ses collègues de Boston[86]. En optant pour l’écriture d’une histoire de la psychiatrie française, en vue de faire valoir le modèle psychanalytique, mais aussi d’engager une réforme du système de prise en charge de la maladie mentale au Québec (l’un étant lié à l’autre), Laurin a su faire preuve de tact à l’égard des différents acteurs sociaux, que ce soient les médecins, les instances religieuses ou l’opinion publique, à qui il s’adressait et de qui il cherchait alors le soutien. C’est au final ce qui lui a permis de mener à bien un projet de réforme psychiatrique et sociale d’ampleur dont il préparait le plan depuis près de dix ans.

S’improviser historien pour s’affirmer politicien

Convaincu, notamment par les responsabilités que lui avaient confiées Bonin et Côté, du rôle qu’il avait à jouer dans la rénovation de l’assistance psychiatrique au Québec, Laurin y consacra une décennie de son existence, usant pour ce faire de ses qualités de diplomate autant que d’écrivain. L’un des outils, peut-être le plus inattendu, de cette démarche fut l’usage de l’histoire médicale comme levier stratégique de premier ordre. Outil pédagogique, l’histoire, ici de la médecine française, s’est aussi révélée être un outil politique, permettant à Laurin de concrétiser ses vues réformatrices. Comme l’affirme son biographe, Laurin n’était « pas un révolutionnaire[87] », mais il fut définitivement un réformateur, lettré et ambitieux, qui a su s’inspirer des différentes traditions au contact desquelles il s’est formé pour mener à bien son projet.

Le recours à l’histoire comme préalable à la résolution d’un problème est en effet une caractéristique de la psychanalyse française qui, selon Laurin, la distingue de sa consoeur américaine et lui assure la clarté et la systématicité de ses exposés[88]. De plus, la relecture du passé à des fins de revendications sociales et nationales est aussi une pratique que Laurin a découverte, très jeune, au contact des écrits des premiers historiens canadiens-français, en particulier ceux de Lionel Groulx[89] (1878-1967) que lui font découvrir ses professeurs du Collège de l’Assomption. Ainsi, à la croisée de ces deux traditions, Laurin a su « instrumentaliser » l’histoire de la médecine pour soutenir un projet politique de réforme psychiatrique aux accents, lui aussi, très nationalistes, puisqu’il était, en plein bouillenement de la Révolution tranquille, en faveur de la modernisation d’une psychiatrie francophone alors jugée en retard sur sa consoeur anglophone[90]. La référence à l’histoire psychiatrique française trouve ici d’ailleurs, peut-être, son ultime justification, puisque le voisin américain fournissait définitivement un exemple moins pertinent pour un nationalisme qui s’affirmait alors autour de la question linguistique.

C’est en tout cas de cette manière que fut écrite, notamment par Laurin lui-même, l’histoire de cette période. En effaçant, par exemple dans son article de 1986, toute trace de son travail souterrain de préparation de la réforme au profit d’une histoire proprement événementielle mettant de l’avant le livre de Pagé ainsi que la commission Bédard, Laurin a validé rétrospectivement l’idée d’une « révolution tranquille au chapitre de la psychiatrie » qui aurait sorti du jour au lendemain la psychiatrie francophone de la grande noirceur de la période asilaire. Cette lecture discontinuiste et caricaturale de l’histoire de la psychiatrie québécoise, qu’il a contribuée à forger, s’est imposée tant parce qu’elle correspondait et même appuyait une certaine vision de l’histoire québécoise faisant de la Révolution tranquille le seuil d’entrée de la province dans la modernité[91], que parce que les historiens ont tardé à s’en emparer. Acteur de la Révolution tranquille, dont il signa en quelque sorte le dernier acte en portant avec détermination le projet de loi 101, mais aussi auteur de l’histoire de la psychiatrie québécoise, ainsi qu’en témoigne sa préface à l’unique ouvrage de synthèse sur ce thème existant à ce jour[92], Laurin ne pouvait de toute manière écrire une autre histoire, et ce, même si celle qu’il a promue laissait dans l’ombre les multiples démarches qu’il a accomplies au cours des années 1950 pour faire changer le système de santé mentale de la province.

La déconstruction de cette historiographie psychiatrique traditionnelle, engagée depuis quelques années maintenant par des historien(ne)s professionnel(le)s[93], permet aujourd’hui de nuancer cette perspective en reconnaissant certes le rôle actif et au long cours que Laurin a joué dans la transformation du paysage psychiatrique au Québec, mais en le réinscrivant également dans le contexte d’une psychiatrie canadienne en plein bouleversement depuis, au moins, la fin de la Seconde Guerre mondiale[94]. Elle doit aussi contribuer à rappeler l’importance du modèle français dans la construction de la psychiatre québécoise, sans oublier que quelques années plus tard, dans d’autres circonstances et pour d’autres objectifs, c’est vers les États-Unis que Laurin se tournera en quête d’inspiration[95]. Reste que cet épisode met en lumière, de manière particulièrement originale, le rôle de l’histoire (des sciences) étrangère dans l’expérience de l’histoire québécoise, mais aussi l’importante contribution des amateurs dans l’historiographie contemporaine.