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La réflexion qui suit s’inscrit dans le cadre général de l’impact que peut déployer, sur la pratique du droit, la jurilinguistique, discipline née au Canada « des difficultés présentées par la tra-duction des textes juridiques »[1]. D’apparition récente, cette science auxiliaire du droit, dans le monde francophone, « désigne aujourd’hui la recherche sur la langue juridique qui se fonde sur la linguistique »[2]. Elle se place en cela au carrefour de plusieurs disciplines : la sémiologie, la sémantique, la lexicographie, la lexicologie, la traductologie notamment, avec, pour objet, l’étude des « signes linguistiques que le droit emploie et des énoncés [qu’il] produit »[3]. Dans ce champ de la jurilinguistique ou de la linguis-tique juridique[4], la recherche et la restitution du sens des termes juridiques occupent une place importante au service de la compréhension des règles et des systèmes de droit. La question de l’accès au droit y est centrale. C’est l’exercice auquel se livrent, par excellence, les dictionnaires, lexiques, glossaires ou autres outils de définition du vocabulaire juridique, instruments d’autant plus utiles que la loi ou la jurisprudence ne donnent pas toujours, d’une façon synthétique, l’ensemble des clés de compréhension des notions qu’elles manient.

J’ai choisi à ce titre d’évoquer deux dictionnaires juridiques : le Dictionnaire comparé du droit d’auteur et du copyright[5] et le Dictionnaire comparé du droit du patrimoine culturel [6]. Ces travaux de lexicographie en droit ont été conçus dans une perspective particulière, ce qui en fait toute la complexité. Ce sont des outils qui ont pour visée de mettre en comparaison plusieurs systèmes de droits et qui ont nécessité la participation de chercheurs de plusieurs pays travaillant sur ces domaines de spécialité. Par cette entrée des mots, ces dictionnaires donnent non seulement des clés de compréhension des droits étudiés, mais également des clés de comparaison entre ces systèmes de droit. Il y a par conséquent un double plan de lecture : un mode de circulation interne à chaque droit et une mise en correspondance des différents droits.

Avant d’entrer plus concrètement dans l’atelier de fabrication de ces dictionnaires et d’en décrire le processus (II), il est nécessaire de rappeler les caractéristiques de l’unité de base de ces outils : la définition, matière première des dictionnaires, « voie privilégiée d’accès à la connaissance des mots et des choses »[7] (I).

I. L’exercice de définition, voie d’accès au droit

Le Vocabulaire juridique français contient une définition de la définition, signe de l’importance que cet exercice revêt dans la discipline du droit. Elle est l’« opération (et énoncé qui en résulte) par laquelle la loi principalement, la jurisprudence (dans le cas de définitions prétoriennes consacrées) et la doctrine caractérisent une notion, une catégorie juridique par des critères associés » [8]. Cet énoncé est suivi d’un certain nombre d’autres indications sur la typologie des définitions (réelle ou formelle), sur les notions en voisinage et les faux amis, éléments qui, pris ensembles nous éclairent tout à la fois sur la diversité des sources, des fonctions et des méthodes de la définition comme énoncé de droit, au sein d’autres opérations intellectuelles auxquelles se livrent les juristes.

1. La pluralité des sources

Un premier élément de cette définition donne une bonne idée de la pluralité des sources possibles de la définition : la loi vient bien sûr en premier, quoiqu’elle occupe une place inégale dans les systèmes de common law et les pays de droit civil. Les lois anglo-américaines ont plus volontiers recours aux définitions légales limitant ainsi le jeu de l’interprétation[9]. Mais s’il est vrai que les cultures juridiques se séparent dans leurs méthodes d’énonciation du droit, les différences aujourd’hui tendent à s’estomper. L’évolution vient notamment du droit contemporain européen[10], lequel fait un usage substantiel de la définition, mais on pourrait aussi en dire autant de nos droits internes. Le droit privé contemporain regorge de ces définitions, par exemple dans la récente réforme du droit des obligations en France ou encore dans le projet de réforme du droit des biens[11]. Y figure la définition, jusque-là absente, de la notion de patrimoine telle que nous l’avaient enseignée Aubry et Rau, dans les pas de Zachariae[12].

Aux côtés de la loi, la jurisprudence constitue une autre source précieuse. Dans son travail de qualification, qui consiste à passer au tamis du droit, des actes ou des faits et de les faire entrer dans des catégories juridiques, le juge se livre aussi à une activité définitoire. Quand il ne pose pas de définition à proprement parler, il apporte des précisions sur les éléments constitutifs de telle ou telle notion ou catégorie juridique. Tout n’est pas dans la loi. Ce faisant, il contribue à les caractériser en dégageant des critères, par exemple lorsque, par délégation du législateur, il délimite les contours d’une notion-cadre. La Cour de justice de l’Union européenne a ainsi statué sur la qualification d’« oeuvre de l’esprit » à propos d’une photographie de portrait  « susceptible, en vertu de l’article 6 de la directive 93/98, d’être protégée par le droit d’auteur à condition […] qu’une telle photographie soit une création intellectuelle de l’auteur reflétant la personnalité de ce dernier et se manifestant par les choix libres et créatifs de celui-ci lors de la réalisation de cette photographie »[13]. L’activité du juge peut encore consister à préciser des notions par l’éviction de certains critères. La Cour d’appel de Paris se penche ainsi sur l’« acte de restauration » d’une oeuvre, « par essence exclusif de toute notion de création originale, puisque, s’il nécessite […] de grandes connaissances historiques et une parfaite maîtrise des techniques, il a pour finalité de restituer à une oeuvre originale son état ancien ou sa forme première »[14]. L’analyse contribue ici à cerner tant la nature du geste créateur que celle de l’activité de restauration.

La doctrine est une troisième source abondante, au travers de multiples productions : ouvrages, traités, articles, essais, vocabulaires ou dictionnaires juridiques[15], outils définitoires qui, aujourd’hui, se multiplient. De nouvelles éditions diversement nommées – dictionnaire de droit, dictionnaire juridique, lexique ou vocabulaire juridique, dictionnaire du vocabulaire juridique - font en effet leur apparition sur le marché de l’édition juridique[16].

Enfin, il ne faudrait pas négliger les « petites sources » du droit que sont les sources professionnelles. Très utilement, elles définissent parfois avec grande précision des notions dans des champs lexicographiques spécifiés, travail d’autant plus utile que ces notions ne reçoivent pas toujours de définition dans les  « grandes sources ». Dans le domaine du patrimoine, on peut citer par exemple la Charte de Venise adoptée par le Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS) en 1965 dans laquelle on trouve la définition de la « restauration », cette fois-ci dans un sens positif là où le juge ne donnait guère que des indications négatives[17]. Elle a « pour but de conserver et de révéler les valeurs esthétiques et historiques du monument et se fonde sur le respect de la substance ancienne et de documents authentiques »[18]. Certaines normes ont aussi pour objet de fixer le vocabulaire dans un certain sens. C’est ce que font les normes françaises et européennes adoptées en 2011 en matière de conservation-restauration du patrimoine, terme défini comme désignant « les mesures et actions ayant pour objectif la sauvegarde du patrimoine culturel, dans le respect de son intérêt patrimonial en garantissant son accessibilité aux générations futures »[19]. On pourrait également évoquer des outils plus généralistes tels que le Vocabulaire juridique multilingue comparé émanant de la Direction générale de la traduction de l’Union européenne[20]. Enfin, les vocabulaires usuels contiennent de très nombreuses définitions juridiques, dont certaines sont de grande justesse[21].

Dans ces différents registres, l’exercice de définition n’est pas en toute hypothèse de même nature. Le travail du législateur, celui du juge, de la doctrine ou encore d’autres acteurs ne renvoient pas toujours aux mêmes fonctions.

2. La diversité des fonctions

Trois types de fonction peuvent être isolées, étant entendu qu’elles cohabitent parfois dans un même énoncé : la fonction explicative, la fonction normative, la fonction conceptuelle.

Sur le premier point, il est sûr que, quelle qu’en soit la source, légale, jurisprudentielle, doctrinale, professionnelle ou encore usuelle, la définition a pour vocation d’éclairer le sens des mots du droit. Par exemple, quand le législateur dispose que le patrimoine constitue « l’ensemble des biens, immobiliers ou mobiliers, relevant de la propriété publique ou privée, qui présentent un intérêt historique, artistique, archéologique, esthétique, scientifique ou technique »[22], il remplit pleinement une fonction explicative. Il donne à voir à la fois les critères généraux et les critères distinctifs. Le patrimoine au sens du code éponyme se compose de meubles et immeubles dont les propriétaires peuvent être des personnes privées ou publiques – c’est le genre – mais ces biens sont d’une nature spéciale, marqués par une valeur culturelle – c’est l’espèce.

Cette fonction explicative se double parfois d’une fonction normative. Il s’agit de décrire mais aussi de prescrire, non seulement dans les textes normatifs, mais dans bien d’autres des sources définitoires. On s’attend naturellement à ce que la définition ait une telle dimension dans les sources légales et jurisprudentielles. Mais il arrive que d’autres sources produisent des énoncés normatifs et la fixation d’un vocabulaire n’est alors pas purement explicative.

En particulier dans les petites sources du droit, quand bien même la déontologie ne renvoie pas, en principe, à des normes contraignantes, les définitions qui en sont issues peuvent avoir une charge juridique, plus spécialement lorsque la loi et la pratique sont en interaction, en somme lorsque la norme déontologique vient nourrir la norme juridique. Par exemple, la délimitation, par les professionnels, des obligations de comportement sur le marché de l’art (notamment l’obligation de diligence dans la vérification de l’origine des oeuvres ou de leur authenticité), aide le cas échéant à déterminer l’étendue de la responsabilité des acteurs et, dans certains cas, plus intimement à caractériser des notions juridiques. Dans les textes du droit du patrimoine, ces mouvements d’inter-normativité sont particulièrement présents. Ce droit s’est en effet construit en intégrant des notions et concepts importants définis et nourris de l’extérieur, par les sciences et savoirs de la conservation et de l’histoire de l’art. L’article L. 621-1 du Code du patrimoine prescrit, dans une formule quasi-identique à celle adoptée par la première loi de protection[23], que « les immeubles dont la conser-vation présente du point de vue de l’histoire ou de l’art, un intérêt public sont classés au titre des monuments historiques en totalité ou en partie par les soins de l’autorité administrative ». Les contours de deux critères clés dans l’édification de ce droit seront définis dans d’autres lieux, celui de la décision publique avec, en appui, l’avis des experts[24].

Enfin, les dictionnaires et vocabulaires endossent, à certains égards, une force normative. Dans sa version originale et dans la traduction anglaise parue il y a peu[25], le Vocabulaire juridique a été cité dans plusieurs décisions de justice, par exemple à propos du sens à donner à la notion de possession[26]. Les dictionnaires usuels sont aussi parfois une source utile dans l’exercice d’interprétation des textes pour le juge[27]. Si l’on peut volontiers recourir à ces instruments de vocabulaire commun dans l’analyse des termes d’un contrat, que des non juristes ont pu élaborer, la méthode est plus déroutante s’agissant de textes juridiques.

Une troisième fonction de la définition peut être dégagée, que l’on pourrait qualifier de fonction conceptuelle. Certes elle n’est pas sans rapport avec les deux premières mais elle s’en distingue cependant. Lorsque Aubry et Rau théorisent la notion de patrimoine, ils introduisent un concept qu’ils dégagent des textes cependant qu’il n’y est pas défini explicitement. On pourrait en dire autant de Demogue instituant cette distinction aujourd’hui majeure dans le droit positif entre obligation de moyens et obligations de résultat. Ce qui distingue ce travail de définition de celui des sources directes du droit est qu’il relève non directement d’un discours du droit[28], mais d’un discours sur le droit, ce que Michel Troper appelle les concepts du métalangage juridique qui « sont produits par la théorie du droit pour servir à l’analyse du droit positif »[29]. C’est sur ce plan du métalangage juridique que se situent les dictionnaires et vocabulaires qui définissent le droit, qu’ils soient spécialisés dans la terminologie juridique ou généraliste. L’exercice de définition, s’il s’appuie sur les sources légales et jurisprudentielles, s’en démarque pour ajouter en précision ou encore dissiper les possibles confusions. On notera avec intérêt la définition de la propriété donnée dans le Larousse comme le « [d]roit de jouir et de disposer de quelque chose de façon exclusive et absolue sous les seules restrictions établies par la loi »[30], quand la définition légale de l’article 544 du Code civil français dispose que « [l]a propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». On observe ici la différence de vocabulaire dans la caractérisation de ce droit, qualifié d’exclusif et d’absolu dans le Larousse, formule sans aucun doute plus juste et plus conforme à l’approche contemporaine que le Code resté dans son bain d’origine. On peut aussi saluer le terme de « restriction », même si la source n’en est pas toujours en toutes circonstances la loi[31], sauf à considérer la loi sous un sens plus générique comme désignant toute règle juridiquement obligatoire.

Dans la recherche du sens des termes juridiques, l’imposant travail entrepris dans le Vocabulaire juridique consiste  à « [e]xtraire de l’usage [ce qui se dit dans le monde du droit], par un travail d’analyse et d’ordre, les traits distinctifs qui font que ce qui est dit est une notion : démarche scientifique qui tend à libérer dans le fait linguistique, la rationalité plus ou moins cachée qu’il renferme »[32]. La définition proposée de la propriété livre bien d’autres précisions : « [e]mployé seul, désigne la propriété privée – droit individuel de propriété – et la pleine propriété, type le plus achevé de droit réel : droit d’user, jouir et disposer d’une chose d’une manière exclusive et absolue sous les restrictions établies par la loi »[33]. La définition comprend par ailleurs des renvois à un environnement notionnel utile à la compréhension de la figure de la propriété (maîtrise, domaine, copropriété, dominion) et, en comparaison, à des notions qui se différencient de la propriété, approche aussi édifiante pour cerner au plus juste la notion définie. La propriété n’est pas la possession, n’est pas le droit de superficie, etc.

Cette distinction entre langage du droit et métalangage du droit est évidemment très utile en droit comparé. Elle permet d’investir certains mots, distinctement de leur signification dans le droit positif. Le terme de bien culturel ou de patrimoine, matière dominée par les droits nationaux, a un sens particulier en droit italien, en droit français, en droit espagnol, etc. Il y a de la polyphonie sous ces notions. Mais pour les mettre en comparaison et partant du constat que ces institutions ont des caractères fondamentaux communs, la doctrine utilise ces mêmes termes, dans un sens cependant plus abstrait, plus distancié, pour tenir un discours sur les différences et convergences entre droits. C’est aussi ce qui permet de mettre à distance l’évolution du langage dans l’histoire[34].

Enfin, le dernier élément de complexité vient de ce que, dans la formulation de l’énoncé définitoire, les méthodes varient.

3. La diversité des méthodes

La définition de la définition dans le Vocabulaire juridique évoque cette question des méthodes, opposant la définition dite réelle à « la définition terminologique qui privilégie un sens déterminé ou conventionnel d’un terme dans la loi »[35], cette figure pouvant être rapprochée de la fiction.

La définition réelle, quant à elle, « se réfère in media res à la catégorie juridique qu’elle exprime, pour énoncer, doctrinalement, la notion juridique à laquelle elle correspond dans l’ensemble du système juridique »[36]. On peut ici revenir à l’exemple de la propriété ou encore évoquer la définition du contrat dans le Code civil, tenu pour « une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s'obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose »[37]. Quels que soient l’énoncé et le texte dans lesquels sont exprimés ces termes de propriété et de contrat, ils revêtiront le même sens. Lorsque le Code de la consommation ou le Code de la propriété intellectuelle parlent du contrat, ils utilisent une même notion que celle du Code civil.

Les définitions dites formelles ou terminologiques ont au contraire une force de diffusion plus restreinte. Elles ont vocation à saisir une catégorie juridique dans un contexte donné et ne rayonnent qu’à l’intérieur de ce contexte. En forme de convention de langage, ces notions n’ont de sens que pour l’application de tel ou tel texte. Les formules sont variables (le plus souvent « au sens du présent texte »). On peut être frappé de ce que, dans le champ du droit du patrimoine, pour une bonne part, le législateur a recours à cette méthode de la définition formelle pour délimiter des notions pourtant importantes, dont on aurait pu penser qu’ils feraient l’objet de définitions réelles. C’est notamment le cas du patrimoine dont la définition a été introduite il y a peu dans le Code du patrimoine[38], instrument de protection développant une conception publiciste de la notion :

Le patrimoine s’entend, au sens du présent code, de l'ensemble des biens, immobiliers ou mobiliers, relevant de la propriété publique ou privée, qui présentent un intérêt historique, artistique, archéologique, esthétique, scientifique ou technique.

Il s'entend également des éléments du patrimoine culturel immatériel, au sens de l'article 2 de la convention internationale pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, adoptée à Paris le 17 octobre 2003.

La méthode peut se concevoir dans la mesure où le terme de patrimoine emprunté à la notion civiliste, a cependant un destin propre. Le Code en créant une notion autonome, devait évidemment se démarquer de l’empreinte civiliste, d’où la formule « au sens du présent Code ». Mais l’on peut ici s’interroger sur la terminologie mobilisée, le patrimoine, et les risques de confusion avec la notion mère[39]. Ne pouvait-on y ajouter le qualificatif  « culturel » qui aurait peut-être permis de réfléchir à une définition réelle? La méthode formelle a par ailleurs pour conséquence que la catégorie juridique de patrimoine au sens du droit public se trouve définie distinctement dans d’autres textes : le Code de l’environnement ou encore le Code l’urbanisme.

Au-delà du rayonnement plus ou moins large des définitions dans le champ du droit et des systèmes juridiques dans lesquels elles sont forgées, la diversité des méthodes se manifeste aussi du point de vue de l’approche qu’ils privilégient, qui peut être descriptive ou conceptuelle. Un certain nombre de définitions sont énoncées sous une forme synthétique, que ce soit dans la loi ou dans la jurisprudence. C’est le cas de l’« oeuvre de l’esprit » telle que l’a récemment définie la Cour de justice de l’Union européenne, qui met en lumière le critère de l’empreinte de la personnalité se reflétant dans les choix libres et créatifs de l’auteur[40]. Le droit du patrimoine contient un certain nombre de définitions de cet ordre, par exemple celle des archives. Aux termes de l’article L. 211-1 du Code du patrimoine, « les archives sont l'ensemble des documents, y compris les données, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l'exercice de leur activité », définition synthétisant l’ensemble des critères de caractérisation de cette notion (vision organique du fond, extension à toute personne privée ou publique, notion de document, temporalité, les informations sont riches, maximum de substance contenue dans une forme synthétique)[41].

Par contraste, d’autres définitions sont purement et simplement énumératives. Elles illustrent la notion en renvoyant à une liste d’éléments qui reçoivent cette qualification. Par exemple, l’article L. 111-1 du Code du patrimoine désigne quels biens ont la qualité de trésor national.

Au sens de cet article:

Sont des trésors nationaux :
1° Les biens appartenant aux collections des musées de France;
2° Les archives publiques, au sens de l'article L. 211-4, ainsi que les biens classés comme archives historiques en application du livre II;
3° Les biens classés au titre des monuments historiques en application du livre VI;
4° Les autres biens faisant partie du domaine public mobilier, au sens de l'article L. 2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques;
5° Les autres biens présentant un intérêt majeur pour le patrimoine national au point de vue de l'histoire, de l'art ou de l'archéologie.

L’énoncé nous dit là que tel ou tel bien est un trésor national, mais elle ne nous dit à aucun moment ce qu’est un trésor national, et quels en sont les caractères distinctifs, sauf à considérer que la dernière phrase, dès lors que la liste est ouverte, dégage en forme de synthèse les qualités que devrait revêtir un trésor national : « intérêt majeur pour le patrimoine national du point de vue de l’histoire, de l’art ou de l’archéologie ». C’est une méthode assez proche que suit la Loi sur le patrimoine culturel du Québec[42] dans son évocation du patrimoine culturel « constitué de personnages historiques décédés, de lieux et d’évènements historiques, de documents, d’immeubles, d’objets et de sites patrimoniaux, de paysages culturels patrimoniaux et de patrimoine immatériel »[43]. D’une façon générale, on peut se demander si cette méthode exemplative constitue véritablement un exercice de définition. Comme d’autres opérations intellectuelles, elle se situe en proximité de l’exercice de définition tout en s’en démarquant. Elle contribue en cela à mieux en saisir la spécificité, ce que signale le vocabulaire juridique lorsqu’il invite à comparer la définition avec l’énumération, l’assimilation et encore la classification. Tout au contraire, entrent dans le travail de définition les activités de qualification, de caractérisation ou d’interprétation.

Nous avons plus spécialement affronté la question de la définition à l’occasion de l’élaboration des deux travaux de lexicographie mentionnés en introduction. Dans ces deux dictionnaires de droit comparé, l’un dans le domaine du droit d’auteur, l’autre dans celui du droit du patrimoine culturel, nous avons été confrontés aux défis liés à la concrétisation de la notion même de définition. C’est cette expérience que je souhaite évoquer dans la deuxième partie de ce texte.

II. Les dictionnaires, expérience lexicographique et lexicologique

L’activité définitoire discutée dans la partie précédente soulève un certain nombre de questions et de difficultés qui touchent d’une part au traitement des mots considérés isolément et d’autre part à leur mise en relation avec d’autres mots. Le réseau de correspondance entre les mots issus d’un ou plusieurs systèmes juridiques constitue une autre façon d’accéder au sens des mots. Par exemple, on saisira mieux la notion d’auteur, si on la met en relation avec celle d’oeuvre ou d’originalité. Cette clé de lecture par le réseau des mots est aussi révélatrice de la structure et de l’unité des droits.

Le Dictionnaire comparé du droit d’auteur et du copyright[44] publié en 2003 a réuni 5 pays, relevant pour certains d’un système de droit civil (France, Belgique), pour d’autres d’un système de common law (USA, Royaume Uni, Canada). Le Dictionnaire comparé du droit du patrimoine culturel[45] publié en 2012 a rassemblé 6 pays européens dont un pays de common law (Allemagne, Espagne, France, Italie, Royaume Uni, Suisse).

Ces deux matières, quoique renvoyant à des ressorts distincts – l’un clairement de droit privé, la propriété intellectuelle, l’autre plutôt de droit public – sont en étroite proximité. Elles entretiennent des relations d’un double point de vue diachronique et synchronique. Sur le premier point, si l’on suit une approche chronologique, le droit d’auteur protège la création dès son avènement quand le droit du patrimoine vient en second temps consacrer un certain nombre de chefs d’oeuvre même si son objet ne s’en tient pas au champ de la création. Il protège aussi ce que la doctrine a nommé des biens culturels témoins, qui méritent une sauvegarde en ce qu’ils sont les traces des activités humaines. Tous ne sont pas des créations de l’esprit. C’est le cas d’un certain nombre d’éléments du patrimoine ethnologique (outils et machines par exemple). Cela étant, sur le second point, les oeuvres de l’esprit dominent dans le champ patrimonial – les musées en sont remplis – et cette proximité fait que certains des termes définis dans l’un des dictionnaires pouvaient tout aussi bien se trouver définis dans l’autre.

La première expérience de dictionnaire a évidemment servi la deuxième, tant sur les modèles à répéter que sur les erreurs ou imperfections à ne pas reproduire. En cela, le travail de lexicographie s’est accompagné, plus encore en ce qui concerne le Dictionnaire sur le droit du patrimoine culturel, d’un travail de lexicologie, réflexion conduite cette fois-ci autour des principes et méthodes de la lexicographie[46]. Tout au long de ces recherches, nous avons en contrepoint des tâches de définition, engagé une réflexion méthodologique, tant sur la considération des mots à définir pris dans leur unité et enchâssés au sein d’un réseau, que sur l’exercice de comparaison et sur la question linguistique. La description de ces deux expériences inscrites dans la durée (dix années chacune) se fera par conséquent sous cette double perspective du choix et du traitement des mots et de la comparaison des approches des différents systèmes de droit.

1. Le choix et traitement des mots

Nous avons, dans ces deux dictionnaires, choisi d’évoquer des termes utilisés dans l’ensemble des systèmes juridiques considérés, avec à l’esprit l’idée de développer un outil d’aide à la comparaison. Nous avons dégagé ces termes à partir des grandes catégories qui structurent ces branches du droit.

Dans la propriété intellectuelle ce sont les acteurs (l’auteur, l’artiste, le producteur, etc.), leurs productions (l’oeuvre, l’interprétation, la base de données, etc.), les droits dont ils jouissent (droit moral, patrimonial), les contrats passés ainsi que les sanctions liées à l’utilisation illicite des créations sous protection qui constituent les catégories pertinentes. Cette première collecte était sans doute plus facile dans le domaine de la propriété intellectuelle que dans celle du patrimoine culturel, pour plusieurs raisons. D’une part, le mode sur lequel les États ont structuré le dispositif est finalement assez similaire. La matière de la propriété intellectuelle se révèle essentiellement au travers des liens entre l’auteur, son oeuvre, les droits qui en dérivent et les limites dans lesquelles ils sont contenus. D’autre part, la matière est plus aisée à cerner dans sa spécificité et dans sa codification. Le matériau juridique dans le droit du patrimoine est, sous ce double rapport, plus disparate et dispersé. Ce premier inventaire d’un fonds commun de vocabulaire juridique a été complété par une approche par système juridique. Le plan de la comparaison imposait aussi de comprendre, de l’intérieur, l’économie de chacun des systèmes. Au plan interne, recenser l’essentiel des mots utiles à la compréhension de la matière du droit d’auteur nécessitait de définir, en complément, des termes propres: le « fair use » ou le « work made for hire » dans le droit américain, l’« utilisation équitable » en droit canadien, le « droit de divulgation » en droit français et belge, etc. Les marques de particularité devaient évidemment être présentes. Le réseau des termes ainsi choisis devait être « le reflet de l’unité » de chaque droit, d’où l’importance de cette phase de sélection, même si dans ce lot, cohabitent grands et petits mots[47]. Certains termes, renvoyant à des notions moins fondamentales, sont pourtant utiles dans cette fonction de décryptage, par exemple celle de « fixation ».

Dans le domaine du droit du patrimoine, les notions clés sont celles de bien culturel, de patrimoine, de conservation, de modes de protection et l’on pourrait considérer que leur mise en relation est plutôt simple à restituer. L’ensemble des droits étudiés traitent de questions comme celles des objets de droit (patrimoine, monuments, biens culturels), des outils (servitudes d’utilité publique), des contraintes (obligations de conservation). Mais rapidement, le besoin de définir des termes puisés dans d’autres branches du droit s’est fait sentir. Là où finalement l’unité du droit de la propriété intellectuelle se réalise à l’intérieur de la matière, celle du droit du patrimoine est plus difficile à saisir en elle-même. Sa compréhension requiert de définir aussi des notions tierces. La matière étant fortement adossée au droit des biens public ou privé, nous avons notamment défini les notions de bonne foi et de domaine public. Dans un autre registre, c’est la notion d’authenticité qui nous paraissait importante à traiter.

La structure de chaque fiche terminologique a obéi à une même méthode dans les deux dictionnaires. Chacune contenait une définition synthétique, une définition légale, des commentaires et illustrations de la définition ainsi que des renvois internes et externes.

Sur le premier point, nous avons tenté de construire chaque définition à partir des différentes sources disponibles. Nous l’avons vu, elles sont nombreuses et éparses dans certains cas. Prises isolément, elles ne donnent pas toujours l’ensemble des critères de caractérisation y compris dans la loi, d’où cet exercice de compilation et de confrontation des sources. Il s’agissait de récolter dans une forme ramassée toutes les informations nécessaires avec comme consigne de restituer le maximum de contenu sous une forme la plus synthétique qui permette de saisir le plus aisément la notion. Par exemple l’« oeuvre » est définie en suivant cette méthode conceptuelle dans le dictionnaire comme une « [c]réation intellectuelle qui, exprimée sous une forme originale, donne prise au droit d’auteur, sans considération du genre, de la forme d’expression, du mérite ou de la destination »[48]. Le Code de la propriété intellectuelle ne donne guère d’indications positives sur ce qu’est une oeuvre, se contentant de donner une liste énumérative et d’énoncer des critères indifférents à sa qualification que nous avons repris ici (indifférence du genre, du mérite, etc.). En revanche le critère fondateur de l’expression de l’oeuvre sous une forme originale vient de la jurisprudence, où l’on perçoit à quel point cette matière est un lieu de coproduction entre le législateur et le juge. Nous avons ainsi pris dans la définition les apports de l’un et de l’autre, en y ajoutant la mention de l’effet principal, la naissance de droits sur l’oeuvre.

La question s’est posée en effet de façon récurrente de savoir jusqu’à quel point, au-delà de la délimitation de la notion, intégrer des éléments renvoyant au régime juridique auquel elle est soumise. Si l’idée générale est bien sûr de s’en tenir à la notion, la question du régime lui est parfois si intimement liée qu’on ne peut l’évacuer sans perdre une information centrale. Par exemple lorsque l’on décrit ce qu’est le domaine public en droit administratif des biens, on ne peut passer sous silence l’effet principal de cette qualification qui consiste à rendre inaliénables et imprescriptibles des biens à raison de leur affectation à une utilité publique. Précisément, ce qui caractérise cette propriété est qu’elle est indisponible. En outre, nous avons décidé d’indiquer l’effet principal attaché à la qualification de telle ou telle notion, en forme de directive. L’exercice ne se prête pas toujours à la synthèse ou encore relève-t-il parfois de l’évidence. Il fallait une valeur ajoutée. Ainsi l’auteur en droit canadien a été défini comme étant la « personne physique qui, grâce à un effort personnel, crée une oeuvre; c’est-à-dire celui qui exprime une idée sous une forme originale. Titulaire originaire du droit d’auteur sur son oeuvre et seul titulaire du droit moral »[49]. La mention de la titularité de l’oeuvre renvoie ici à l’effet principal qui donne, dans sa formulation, une première idée de la façon dont se construit la protection, autour des droits de la personne même du créateur. Ces sommaires indications de régime avaient aussi pour objet de donner quelques clés de comparaison, utiles notamment lorsqu’un même terme désigne ici et là des choses équivalentes cependant qu’elles n’emportent pas les mêmes effets.

À la suite de cette définition conceptuelle, qui pouvait intégrer des éléments de sources diverses à la façon d’un patchwork, nous avons reproduit, lorsqu’elle existait la définition légale, notion que nous avons prise dans un sens large comme incluant les énumérations ou encore les éléments de définition.

Au soutien des définitions, nous avons créé une rubrique contenant des remarques illustrant les notions au travers d’exemples concrets tirés de la pratique ou de la jurisprudence. Il fallait donner de la chair à ces notions abstraites. Qui est l’auteur, en vrai, dans les droits étudiés : le restaurateur d’un jardin, le conservateur qui réalise une fiche d’inventaire, le mineur ou l’incapable qui crée, l’auteur d’une création culinaire, le photographe d’oeuvres de musée en deux dimensions, en trois dimensions, le traducteur d’une oeuvre? Nous avons tenté de saisir les situations concrètes qui permettent de qualifier juridiquement une activité de création, sans pour autant tendre à l’exhaustivité. Il ne fallait pas submerger le lecteur, mais davantage l’alerter sur les difficultés de cette qualification dans certaines hypothèses-frontières, lorsque par exemple l’activité est davantage du côté de la technique ou de l’érudition que de celui du créateur. Ces remarques ont aussi permis de signaler les possibles distorsions entre le langage courant et le langage du droit. Si certains termes sont d’appartenance commune (ils ont le même sens dans le droit et dans la vie ordinaire, par exemple l’« auteur »), d’autres se démarquent dans leur sens juridique. Pour ne prendre qu’un exemple, l’originalité en droit d’auteur, critère central de l’oeuvre de l’esprit, ne signifie d’aucune façon la nouveauté, le caractère inédit. L’originalité exprime simplement le lien intime entre l’auteur et son oeuvre, l’empreinte qu’il y laisse et qui fait qu’il est en toute hypothèse le créateur de l’oeuvre même s’il peut en céder les droits. Plus que d’originalité, c’est d’« originellité » dont il est question dans le droit d’auteur. Il y a par conséquent une rupture sémantique entre le sens juridique et le sens commun, même si l’on observe dans la jurisprudence un effet de contamination de la langue commune vers la langue du droit[50], sur ce concept de l’originalité.

Enfin, entrer dans la compréhension de ces matières imposait d’explorer le réseau des mots, de tisser des liens, d’où les rubriques « voir aussi » et « comparer », doublement conçues au sein des droits et sous une perspective de comparaison internationale. La première renvoie aux notions qui, en association ou en proximité de sens, permettent de mieux comprendre un terme. C’est entre autres la famille notionnelle. Définir l’oeuvre collective ou l’oeuvre de collaboration suppose que la notion d’oeuvre est connue. Mais d’autres formes de « réseautage » sont aussi éclairantes. Dans la définition de l’oeuvre, le renvoi à la notion d’auteur est un lien explicatif, en ce que l’oeuvre est un produit de la création de l’homme. C’est le fait de la création qui investit de la qualité d’auteur, d’où l’intérêt de rapprocher ces deux mots, l’un désignant l’acteur, l’autre le résultat. Autre exemple, dans le champ du droit du patrimoine, les termes « patrimoine culturel » et « bien culturel » sont parfois utilisés l’un pour l’autre, mais d’une façon générale, le premier est plutôt vu comme désignant l’ensemble des éléments de caractère patrimonial quand le second en saisirait l’unité. Il y a donc un intérêt à relier leurs définitions. L’observation de ce réseau des mots implique aussi de signaler les possibles confusions, les faux amis, ces mots qui présentent « une similitude trompeuse »[51]. C’est la raison d’être de la deuxième rubrique : « comparer », qu’on pourrait traduire par : « attention, risque d’amalgame ou de confusion ». Nous avons par exemple utilisé le « comparer » à propos de l’auteur et de l’artiste. Dans le langage commun, les deux sont parfois très proches. La propriété intellectuelle en fait au contraire deux titulaires distincts, isole deux catégories de créateurs qui n’ont pas les mêmes droits : l’auteur est celui qui crée, l’artiste est celui qui interprète l’oeuvre d’autrui. Il y a une forme de hiérarchie dans la perception juridique de ces deux acteurs de la création. Outre le signalement d’une possible confusion, le contraste ainsi posé entre deux notions distinctes aide assurément à mieux saisir le sens de la notion définie.

La présentation des mots n’est pas la même dans les deux dictionnaires. Dans le premier, nous avons opté pour une présentation des vocabulaires par pays, l’idée étant de permettre une navigation plus facile à l’intérieur d’un même système. Le dictionnaire sur le droit du patrimoine culturel prend un parti différent, décidant de suivre plus classiquement la logique alphabétique de sorte que se côtoient les définitions dans les différents droits, y compris le droit européen et le droit international avec, le cas échéant, une synthèse comparative à leur suite. Le changement de cap tient à ce que ce dictionnaire contenait une introduction assez substantielle concernant l’historique et l’économie des six droits étudiés et qu’en outre, on l’a dit, la matière étant plus dispersée, l’idée que l’unité du droit se dégage de la présentation par pays était sans doute moins évidente que dans le droit d’auteur.

2. La mise en comparaison

La perspective de comparaison a fait que nous avons emprunté un même cadre de définition, une même méthode en essayant, autant que faire se peut, d’avoir un niveau à peu près équivalent d’information dans l’ensemble des systèmes juridiques considérés. S’agissant de notions communes ou très proches, s’est posée la question de l’harmonisation des définitions, ce qui supposait de réfléchir aux caractéristiques partagées par l’ensemble des systèmes ainsi qu’aux traits distinctifs. Pouvait-on par exemple retenir une même définition pour les six droits considérés? La méthode pouvait se révéler réductrice avec le risque d’insister sur les traits communs et ainsi de gommer les spécificités. Nous avons au contraire choisi de laisser s’exprimer les différences, y compris dans la façon de décrire et de définir. Nous avons évidemment tenté de faire des rapprochements, en mobilisant à nouveau les outils « voir aussi » et  « comparer ». Ce travail a aussi permis de débusquer les faux amis. Le terme « classement » est de cette espèce. Il est un mode de protection en droit français (le classement au titre des monuments historiques), une liste déclarative ou encore un mode de classification dans d’autres systèmes, d’où la nécessité d’attirer l’attention du lecteur, voire du traducteur. Par ailleurs, le fait d’insérer des notions spécifiques à tel ou tel droit n’évacuait pas totalement l’idée d’une mise en comparaison. Par exemple, si les deux mécanismes des exceptions au droit d’auteur dans les lois françaises et belges d’un côté, de fair use et fair dealing dans les droits anglo-américains d’un autre côté, obéissent à des logiques propres et différentes, ce sont dans les deux cas des limites apportées au droit exclusif de l’auteur, d’où l’intérêt de pouvoir les regarder ensemble. Sur le terrain du droit du patrimoine, nous avons opté pour le même procédé. Par exemple, nous avons mis en relation le domaine public au sens du droit administratif présent dans plusieurs législations (droits espagnol, français, italien, suisse) et les propriétés affectées du droit allemand (öffentliche Sache). Le premier se définit comme une propriété publique contrairement au second, mais leur point de contact git dans leur destination. Ces biens sont dans les deux cas affectés à une utilité publique, et c’est bien ce qui les rend indisponibles, d’où une réflexion possible sur les critères de cette affectation et le périmètre de biens concernés.

Cette première confrontation des droits nous a conduits à approfondir certaines des comparaisons. Nous avons sélectionné les notions partagées les plus significatives pour en livrer une synthèse comparative. Cet exercice avait pour finalité de dégager l’intérêt de la notion de même que son utilité et sa fonction et d’identifier, au travers des éléments de caractérisation, en forme de radiographie, les traits distinctifs de telle ou telle notion ainsi que la place que chacun des droits leur accorde. Par exemple, dans la définition d’ « auteur », nous avons dégagé plusieurs caractéristi-ques. La première concerne la relation entre les qualités d’auteur et de créateur. Les deux sont toujours confondues en droits belge et français contrairement aux systèmes de copyright qui accueillent plus volontiers l’idée qu’un intermédiaire puisse avoir la qualité d’auteur à titre originaire. Le deuxième point avait trait aux signes qui renseignent sur la qualité d’auteur. L’auteur est présumé tel lorsqu’il appose son nom sur l’oeuvre. La signature est l’un de ces indices. Enfin la question de la pluralité d’auteurs dans l’oeuvre a été abordée. Pour le travail de l’artiste, les questions se sont concentrées sur la nature de ce travail de création dit auxiliaire ou voisin du droit d’auteur par certains droits, qualifié de droit d’auteur dans d’autres. S’agit-il d’un travail d’exécution de l’oeuvre d’autrui, d’une autre prestation publique, d’un acte de création, et quelle importance ou qualité exiger de cette prestation? Le mode d’appréhension du travail de l’artiste détermine les droits dont il dispose et renseigne sur la relation plus ou moins égalitaire qu’établit le droit entre l’auteur et l’artiste. Dans la définition d’ « oeuvre », nous nous sommes penchés sur les deux critères partagés par plusieurs systèmes : l’expression de l’oeuvre sous une forme originale. Cependant, nous nous sommes aussi attardés à la question de la qualité attendue, de la destination de l’oeuvre et encore des différentes catégories accédant à la protection, perspective aperçue notamment au travers des listes énumératives contenues dans les lois.

Dans le dictionnaire comparé de droit du patrimoine culturel, nous avons par exemple mis en comparaison les termes et notions de musée, de collection, de patrimoine. Si, conceptuellement et abstraitement, ces notions renvoient à des choses assez équivalentes, la plus grande diversité règne dans un domaine profondément marqué par la souveraineté des États. On observe ici que la perception du patrimoine, la façon de le délimiter varient d’une législation à une autre. Si certaines composantes sont très largement présentes dans la plupart des systèmes (fouilles, archives, collections de musée, monuments historiques), la qualification de la valeur et plus spécialement la prise en compte de l’immatérialité de certains éléments dénotent une profonde disparité. La réflexion autour des définitions de ce que représente un bien culturel est aussi très intéressante, en particulier sur les choix opérés dans les grandes conventions internationales (UNESCO, UNIDROIT).[52]

La méthode de mise en comparaison a été bien sûr révélatrice des systèmes de droit. Elle a aussi montré en quoi la réception des différences qui séparent ces systèmes peut être, dans certains cas, simplificatrice. Dans le dictionnaire de droit d’auteur, l’opposition classique entre droit d’auteur et copyright s’est révélée être bien plus complexe. D’une part l’étude des trois systèmes relevant du copyright a mis en lumière de profondes différences. Elles ne sont pas à la marge pour certaines d’entre elles, mettant en question l’idée d’une philosophie du copyright opposée en toutes circonstances à la logique personnaliste du droit d’auteur continental. D’autre part, l’étude des droits français et belge a montré à quel point ces deux droits se distinguent à nouveau sur des points non négligeables (les exceptions au droit d’auteur, la durée du droit moral par exemple). Les lignes de partage ou de distinction passent par conséquent par d’autres grilles de lecture que cette opposition droit d’auteur/copyright, sorte de cadre précontraint dans un grand nombre de travaux comparatistes[53].

Toutes ces questions ont permis de développer une approche différente de celle suivie dans l’exercice de définition et d’aller plus loin dans l’analyse de chacune des définitions nationales pour en faire ressortir les mouvements de convergence et de divergence. Parfois, l’élaboration de ces synthèses a aussi fait émerger la singularité de l’étude de notions que l’on pensait non seulement communes, mais aussi très proches. Si l’on reprend l’exemple du domaine public dans le dictionnaire comparé du droit du patrimoine culturel, des débats assez longs ont mis en lumière les différences d’approche. Par ailleurs l’intégration de l’analyse du droit international et européen aux côtés des droit internes a permis de comprendre la dynamique des sources et les interactions entre les différents niveaux de normes. La notion de bonne foi n’est pas pertinente dans l’ensemble des droits. Elle a cependant évolué par le canal de la notion de diligence qui fait l’objet d’une définition pragmatique préférée opportunément à l’élaboration d’une notion abstraite et générique dans la Convention UNIDROIT de 1995[54] ainsi que dans la directive de l’Union européenne sur la restitution des trésors nationaux entre États membres refondue en 2014[55]. Portée par ces textes, les notions de bonne foi et de due diligence se sont aussi manifestées dans certains droits internes. La mise en relation de ces normes de sources multiples (droit international, droit européen, droits internes) fait voir utilement les mouvements de circulation des notions et les phénomènes d’emprunt.

La mise en comparaison nécessitait aussi de s’atteler à la question linguistique et à la traduction. Le choix de la langue de travail a posé de difficiles questions. Nous avons travaillé avec des spécialistes de chaque pays étudié et avons décidé, dans les deux dictionnaires, que la langue de travail serait, pour l’essentiel, le français. Seul le système anglais a été traduit vers le français, dans le Dictionnaire comparé du droit d’auteur et du copyright et pour une part le système allemand dans le Dictionnaire comparé du droit du patrimoine culturel. Finalement, nos collègues étrangers, en grande majorité francophones, ont, d’une certaine façon, procédé à de « l’auto-traduction », si bien que le traducteur n’était pas de langue native du pays destinataire, pratique peu conforme aux principes de la traduction. Nous en avons cependant tiré un certain parti en ajustant et retravaillant les définitions dans chaque cas, en concertation avec les auteurs. Ce travail bilatéral très important et l’échange de vues qu’il implique constituaient une amorce très stimulante du travail de comparaison. Nos doutes linguistiques ont fait évoluer notre doctrine dans le second dictionnaire. Nous avons décidé d’y intégrer des éléments bilingues. Définitions synthétiques et définitions légales paraissent en français et dans la langue du système étudié, méthode qui permet aussi d’aplanir certaines difficultés de traduction.

Le degré d’harmonisation du style de la définition a occupé une certaine place dans nos travaux. La question s’est posée de savoir jusqu’à quel point pousser le rapprochement. Pouvait-on répliquer et transposer, dans la forme, des définitions d’un droit à l’autre en présence de notions similaires dans leurs caractéristiques fondamentales? Nous avons pris un autre parti, considérant que la langue dit des choses sur la façon de raisonner, de dire, de penser le droit. Les définitions sont un révélateur du droit, des conceptions à l’oeuvre dans tel ou tel champ du droit, plus généralement du contexte culturel dans lequel ces lois rayonnent. C’est ce qui ressort par exemple de la lecture des définitions d’« auteur » dans le Dictionnaire comparé du droit d’auteur et du copyright :

  • Droit américain - Personne physique qui en principe crée l’oeuvre, c’est à dire qui la fixe sous une forme d’expression tangible. Investie à titre originaire du copyright. Dans le cas d’un « work made for hire » l’employeur personne physique ou morale ou certains commanditaires personnes physiques ou morales sont réputés être l’auteur.

  • Droit belge – Désigne en principe la personne physique qui a créé l’oeuvre. Renvoie parfois à la personne physique ou morale à qui le droit a été cédé entre vifs ou transmis à cause de mort. Dans le premier cas l’auteur est le titulaire originaire, dans le second cas, c’est le titulaire dérivé.

  • Droit français - Personne physique qui crée l’oeuvre. Investie à titre originaire des droits d’auteur quel que soit son statut (indépendant, salarié, etc.) et les circonstances dans lesquelles elle réalise l’oeuvre. Seul titulaire du droit moral de son vivant.

  • Droit canadien – Personne physique qui, grâce à un effort personnel, crée une oeuvre; c’est-à-dire celui qui exprime une idée sous une forme originale. Titulaire originaire du droit d’auteur sur son oeuvre et seul titulaire du droit moral.

  • Droit anglais – Personne physique qui crée l’oeuvre.

    Sont pas ailleurs réputés auteurs par la loi : le producteur de l’enregistrement sonore, le producteur et le réalisateur principal d’une oeuvre audiovisuelle, le réalisateur d’une émission dans le cadre d’une radiodiffusion, la personne qui assure le service de câblodistribution dans le cadre duquel le programme est distribué, l’éditeur de l’oeuvre publiée pour la présentation typographique, la personne qui prend les dispositions nécessaires à la création d’une oeuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique par ordinateur.

    Dès lors que deux auteurs au moins participent à la réalisation de l’oeuvre et qu’il est impossible de dissocier les contributions de chacun, il s’agit d’une oeuvre de collaboration.

Les définitions expriment une certaine identité du droit, et nous avons jugé qu’il était important de laisser s’exprimer la différence, dans l’idée que la comparaison pouvait s’enrichir de la diversité linguistique et culturelle. Par ailleurs, ce travail d’harmonisation poussé trop loin pouvait altérer le mode de lecture et de compréhension interne à chaque droit.

Conclusion

S’il fallait améliorer l’outil que représentent ces dictionnaires, quelles directives pourrions-nous suivre? Plusieurs éléments de réflexion nous sont venus à l’esprit à l’issue de ces deux expériences. Sans doute, pourrions-nous aller plus loin dans l’harmonisation des définitions, insister davantage sur la relation entre langue commune et langue du droit et ainsi l’étude de leurs déterminations réciproques. Bien sûr, il faudrait intégrer des termes nouveaux. Le droit d’auteur, notamment, a évolué et il faudrait passer au crible le vocabulaire du numérique même si, à la réflexion, il n’y a pas tant de notions nouvelles à expliquer pour comprendre la matière. L’on pourrait opportunément élargir le cercle des législations. Par exemple le Dictionnaire comparé du droit du patrimoine culturel aujourd’hui concentré sur des États européens pourrait bien s’ouvrir à d’autres, comme le Canada. En effet, la Loi sur le patrimoine du Québec y est riche d’enseignements sur le fond, sur les méthodes, sur le vocabulaire. En me plongeant dans ce texte et plus généralement dans cette idée que la langue est expression de la culture, je me suis demandé s’il n’y aurait pas place pour un dictionnaire des français juridiques. Ce pourrait être l’occasion d’une nouvelle collaboration avec le Centre Paul-André Crépeau de droit privé et comparé de l’Université Mc Gill.