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Jean-Louis CARRIBOU est concepteur et responsable de balades littéraires au Centre Jean Giono à Manosque. Il organise des randonnées sur les pas de l’écrivain depuis plus de vingt ans. Auteur de plusieurs guides de randonnées, Jean-Louis Carribou a une longue carrière de mise en valeur du patrimoine littéraire et est également bâtisseur du refuge de l’Estrop, dans le massif des Trois-Évêchés (Alpes dignoises).

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Illustration 1 : Jean-Louis Carribou

Illustration 1 : Jean-Louis Carribou
Source : HCE04

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Pierre-Mathieu Le Bel : Quel a été votre parcours professionnel ?

JLC : Après des études universitaires en lettres modernes et, simultanément, en biologie végétale, j’ai été instituteur. Puis, en 1964, j’ai été nommé à la Direction départementale de la Jeunesse et des Sports des Alpes-de-Haute-Provence en qualité d’assistant départemental, avec, en particulier, les fonctions suivantes : développement des activités de pleine nature ; formation des professionnels des métiers sportifs de la montagne ; membre du jury du brevet d’État d’accompagnateur en moyenne montagne, pendant plus de vingt ans. C’est à ce titre que j’ai travaillé à l’élaboration d’un concept de randonnées à thème culturel (en ethnobotanique, ornithologie, géologie, photographie, littérature…) et mis en place la formation complémentaire pour les accompagnateurs intéressés – création d’un référentiel de compétences « guide littéraire ». J’ai travaillé au Centre Jean Giono de 1995 jusqu’à ma retraite en 1999 et, de cette date jusqu’en 2015, comme consultant littéraire bénévole. Je suis aussi cofondateur du Comité départemental du tourisme des Alpes-de-Haute-Provence.

J’ai créé le concept de balades littéraires et j’ai veillé à leur développement, leur contenu et les méthodes pédagogiques en fonction du public (écoles élémentaires, collèges, lycées, public adulte, même public non voyant). J’ai aussi créé des balades thématiques : « Jean Giono et le monde végétal », « Le monde des errants », « Le monde paysan », « Le monde des bergers », « La montagne de Lure », « Le Trièves » [une région du sud de l’Isère]. J’ai organisé et assuré l’animation de stages nationaux d’une semaine financés par le ministère de la Culture sur le thème « Découverte du patrimoine de la Haute-Provence à travers l’œuvre de Giono ». En outre, j’ai conçu, écrit et publié des ouvrages.

À titre bénévole en dehors de mon investissement autour de l’œuvre de Giono, j’ai créé l’Association départementale des relais et itinéraires (ADRI) et j’ai présidé cette association pendant vingt ans. J’ai lancé la construction du refuge l’Estrop que j’ai baptisé « Le refuge du Chant du monde » en hommage à Giono et à son roman éponyme. Je suis par ailleurs cofondateur du Comité départemental du tourisme et secrétaire bénévole de cette institution et secrétaire général de l’association Route Jean Giono, président de l’association Handi Cap Evasion 04 (association qui permet le partage d’activités sportives et culturelles entre personnes à mobilité réduite et personnes valides bénévoles, par exemple pour faire de la longue randonnée de montagne), qui a entretenu un partenariat avec le Centre Jean Giono pendant quinze ans (également pour le partage d’activités culturelles entre personnes à mobilité réduite et valides, spécifiquement autour de l’œuvre de Giono).

PMLB : Quelle a été l’évolution de la filière des balades littéraires en France ?

JLC : Je pense avoir été à l’origine de ce concept sur le plan national au début des années 1980. L’idée de balades à thème culturel commençait à être dans l’air du temps. Des animateurs d’associations diverses (comme l’Association des amis de Marcel Pagnol, la Fédération des maisons d’écrivain…) ont participé à plusieurs de mes animations et ont exploité cette filière. Actuellement on assiste à de nombreuses initiatives proposant des balades littéraires : Marcel Pagnol, Jean Proal, Henri Bosco, Alain Fournier, Georges Sand… Mais ce « produit », qui s’adresse à un public très ciblé, reste marginal quant au nombre de participants.

Je ne dispose d’aucune indication chiffrée permettant d’évaluer cette animation à l’échelle nationale, mais je peux toutefois fournir quelques précisions concernant les balades littéraires à la rencontre de Jean Giono : au début des années 1980, on comptait quatre séjours annuels d’une semaine pour une quinzaine de participants, soit environ 300 journées–personnes par an. Présentement, et depuis environ vingt ans, le chiffre de ces participants se stabilise autour de 1000 journées–personnes par an pour les balades littéraires animées par un guide littéraire professionnel du Centre Jean Giono ou bénévolement par moi-même.

Il faut y ajouter les individuels et les groupes qui s’adonnent à cette forme de randonnée en utilisant les deux ouvrages de balades littéraires que j’ai écrits et dont 10 000 exemplaires de chacun ont été vendus. Comme on compte en général sept usagers pour l’achat de ce type d’ouvrage, cela toucherait 70 000 personnes au total, mais il est impossible de préciser si ce public revient sur ses pas chaque année, combien de fois, peut-être avec des amis ou en famille… Il faut également ajouter l’effet « boule de neige » des participants aux balades littéraires guidées, lesquels, à leur tour, guident des groupes.

PMLB : Qu’est-ce que l’ouverture sur la filière littéraire apporte à la planification en tourisme ? Quels défis spécifiques implique-t-elle ?

JLC : Le tourisme littéraire exige, de la part du prestataire, un minimum de connaissances concernant l’écrivain et son œuvre, sans oublier la mise à disposition du public d’un fonds documentaire. Cela implique aussi le développement de structures d’accueil, surtout des gîtes, des chambres et tables d’hôtes où iront les visiteurs. On a constaté leur ouverture dans les sites les plus emblématiques de l’œuvre de Giono.

Nous manquons pour l’instant de recul pour évaluer l’évolution de l’ambiance et de la clientèle. Un bilan pourrait s’envisager après la mise en œuvre de l’opération de promotion de la Route Jean Giono.

PMLB : Quels sont les lieux emblématiques d’un parcours Giono?

JLC : Il y a d’abord la colline du mont d’Or et les plateaux autour de Manosque ; la montagne de Lure ; le village du Contadour et le plateau qui le porte, adossé à la montagne de Lure ; le Trièves. La possibilité de visiter la maison de Giorno (Le Paraïs) rachetée par la Commune représente pour Manosque et sa région un atout touristique indéniable. Et puis, il y a les balades littéraires que j’ai créées et qui sont assurées par des guides littéraires.

L’association du Centre Jean Giono a été dissoute par la Communauté d’agglomérations. Ce Centre accueille actuellement des associations sans rapport avec l’œuvre de Giono ainsi que la responsable des archives municipales.

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Illustration 2 : Jean-Louis Carribou

Illustration 2 : Jean-Louis Carribou
Source : HCE04

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PMLB : Quel a été votre travail de mise en valeur du patrimoine de Giono ? Quels acteurs et quels moyens ont été sollicités dans l’entreprise ?

JLC : Le Centre Jean Giono de Manosque est un espace de recherche qui organisait la diffusion de ce patrimoine parmi de nombreux événements culturels. Il a fallu mettre en place l’animation de balades littéraires dans les sites qui ont nourri l’imaginaire de l’écrivain. Plusieurs participations à des émissions de radio et de télévision ont assuré la diffusion d’information et une certaine publicité. Il y a en outre la publication de mes deux livres dans la collection « Marcher un livre à la main »  :   10 balades littéraires à la rencontre de Jean Giono. Tome 1. Manosque des plateaux  ; et 15 balades littéraires à la rencontre de Jean Giono. Tome 2. Montagne de Lure . Finalement, n’oublions pas la création d’une Route Jean Giono actuellement en cours avec l’aide du Conseil départemental des Alpes-de-Haute-Provence.

L’association Route Jean Giono, dont Sylvie Giono, fille de l’écrivain, est présidente d’honneur, assure le programme de promotion de cette route littéraire avec l’aide du Département : dépliant d’appel, livret de présentation, signalétique, animation interactive. Cette route de 150 kilomètres ceinture la montagne de Lure en traversant une partie de la Haute-Provence, du Vaucluse et de la Drôme. Elle peut se parcourir en voiture, à moto ou à vélo et comporte 18 haltes littéraires permettant d’évoquer l’œuvre de Giono, ainsi que 14 départs de balades littéraires décrites dans l’ouvrage précité.

PMLB : Depuis, comment a évolué le rapport du territoire (sa population, ses politiciens, ses commerçants) à l’héritage de l’auteur ?

JLC : De façon très diverse. Les professionnels du tourisme et de la culture apprécient en général cette approche. Quant au monde agricole, il est plutôt indifférent, parfois hostile quand il faut accorder droit de passage sur un chemin privé, par exemple. Une commune a failli interdire un itinéraire trop fréquenté à la suite de l’effet « boule de neige » dans un site pourtant sauvage et particulièrement emblématique dans la géographie gionienne. Les politiciens pour leur part reconnaissent quasiment tous l’intérêt culturel et les retombées économiques du tourisme littéraire.

PMLB : Comment le littéraire module-t-il l’expérience recherchée et vécue effectivement par les touristes ?

JLC : L’approche littéraire, surtout lorsqu’elle est animée par un guide passionné, ajoute une dimension poétique au pays traversé et transforme le regard du promeneur.

Le regard porté par un écrivain sur la région qu’il décrit et le ressenti émotionnel dans les sites concernés crée une superposition d’images et remodèle la vision du pays qui accède à une nouvelle dimension. La Provence de Giono n’existe pas, mais l’écrivain la fait exister.

Personnellement, j’éprouve la même impression (au sens premier d’images imprimées dans ma perception et mon analyse du paysage ou du pays) quand je visite la Devinière de Rabelais, le musée-école où je redécouvre Le grand Meaulnes d’Alain Fournier, la maison de Shakespeare à Stratford-on-Avon où je retrouve la magie du Songe d’une nuit d’été , ou encore le Pays basque profond de Pierre Loti que je redécouvre dans l’écho de Ramuntcho .

PMLB : Le film Le Hussard sur le toit a eu un impact important sur la demande touristique concernant l’héritage de Giono. En quoi le tourisme filmique se distingue-t-il du tourisme littéraire selon vous ?

JLC : Il n’y a pas que ce film. Il y a aussi Crésus et Le foulard de Smyrne réalisés par Giono ; Regain , Angèle , Joffroi de la Maussan , La femme du boulanger adaptés de l’œuvre de Giono par Marcel Pagnol ; Les Âmes fortes par Ruiz ; L’Eau vive par François Villiers sur un scénario de Giono ; Le Chant du monde par Marcel Camus ; Un Roi sans divertissement par François Leterrier ; L’Homme qui plantait des arbres par Frédéric Bach (film d’animation qui a fait le tour du monde). La liste n’est pas exhaustive. À noter que Giono n’avait pas aimé les adaptations de Pagnol ni celle de Camus. À part L’Eau vive et Un Roi sans divertissement , il n’a cependant pas connu les autres films inspirés de son œuvre.

Le film Le Hussard sur le toit avait suscité la création de balades à cheval sur ce thème par des professionnels du tourisme équestre, mais cette initiative n’a connu aucun succès. Le contenu littéraire des balades littéraires aborde l’adaptation filmique tirée de l’œuvre de Giono, mais ce n’est pas ce qui séduit le plus le public. Le tourisme filmique a du mal à restituer la dimension poétique contenue dans l’œuvre écrite. Le réalisateur y ajoute sa propre sensibilité, différente de celle de Giono, et dénature souvent le souffle original de l’écrivain.

PMLB : Est-ce que le tourisme littéraire fait lire autant qu’il fait visiter ? Y a-t-il un véritable dialogue entre lieu et œuvre ou est-ce qu’au contraire un des deux pôles occupe une place prépondérante ?

JLC : Il me paraît très difficile de savoir lequel des deux pôles est prépondérant . Très souvent, cependant, le public qui participe aux balades littéraires par goût personnel ou par curiosité déclare en fin d’animation : « Maintenant, je vais lire (ou relire) Giono. Que me conseillez-vous ? » Le tourisme littéraire ajoute une nouvelle dimension au pays. Cette dimension patrimoniale est facilitée par le médiateur qu’est l’animateur de la balade littéraire ou par l’ouvrage descriptif.

PMLB : Quel futur voyez-vous pour la filière du tourisme littéraire en France et à l’étranger ?

JLC : Il me paraît important de rendre le tourisme littéraire plus populaire et abordable pour le plus grand nombre d’une manière différente et complémentaire, autrement que par la marche à pied. C’est la raison pour laquelle je travaille, avec le Conseil départemental du 04 [Alpes-de-Haute-Provence], à la promotion de la Route Jean Giono : 150 kilomètres autour de Lure, en voiture, à moto ou à vélo. Je l’ai testée en autocar avec un public de 35 personnes, dont Sylvie Giono elle-même, ainsi qu’avec un club de touristes suisses à moto. Ces deux tests ont été très concluants.

Par ailleurs, la Route de Don Quichotte créée en Espagne autour d’Alcalá de Henares connaît, paraît-il, un très grand succès. Dans le même esprit, je travaille à la rédaction d’un ouvrage intitulé Le Pays basque de Pierre Loti (je suis originaire de cette région que je connais très bien et où je me rends souvent). Ce livre, qui ne comportera pas que des balades à pied, devrait permettre une approche littéraire plus ouverte au grand public que les balades littéraires classiques.