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Le tourisme littéraire se définit généralement comme le fait de visiter les lieux de naissance, de vie, de mort d’un écrivain, mais aussi comme celui de réellement se promener dans le « décor » d’une œuvre littéraire. Comme le signalent les universitaires Marta Magadán Díaz et Jesús Rivas García (2011 : 7[1]), « l’œuvre littéraire n’est pas pensée ni imaginée pour encourager l’arrivée de touristes ou d’excursionnistes dans le lieu qui lui sert de personnage de fond. Pourtant, le livre sert de voie indirecte de promotion et favorise même une meilleure segmentation du marché selon le profil de celui qui approche l’œuvre narrative en question. » Ce ne sont plus tant les lieux en eux-mêmes qui sont importants, mais ce qui s’y est passé, dans la fiction ou le réel.

Ce travail part du constat de l’omniprésence de Séville dans la littérature française tout au long du XIXe siècle : cette ville peut en effet être qualifiée de ville littéraire. Les travaux de Léon-François Hoffmann, par exemple Romantique Espagne (1961), qui étudie les traces de l’Espagne dans la littérature française pour la période 1800-1850, et celui qu’il inspira à Denise Bonnaffoux pour la période 1898-1905, Les images de l’Espagne au détour d’un siècle (1999), ont montré la place de choix donnée à Séville par les écrivains romantiques et ensuite par leurs épigones. L’historien espagnol Francisco Calvo Serraller a analysé l’image romantique de l’Espagne : il précise qu’elle intéresse les romantiques en tant que porte sur le monde oriental, donc exotique (1995 : 66). Les marques architecturales de l’Orient sont concentrées en Andalousie et le goût pour Séville s’inscrit dans le courant orientaliste, étudié par Edward Saïd, qui envahit la littérature, la musique et l’iconographie en Europe au XIXe siècle et qui considère cette partie du globe comme une source d’inspiration :

Il suffirait qu’une ville possédât un de ces monuments remarquables pour qu’elle fût célèbre dans toute l’Europe et le passage obligé de toute visite touristique. Ce qui est arabe se place au-dessus de toute autre manifestation architectonique, et la seule présence de ces monuments justifiait à elle seule la thèse de l’orientalisme de l’Andalousie (Bernal Rodríguez, 1981 : 171).

Les chercheurs qui se sont intéressés à ce goût, pour l’Orient en général et pour Séville en particulier, l’ont perçu comme une invention, une rêverie, un regard ethnocentré sur un ailleurs : « l’Orient fut, surtout, une invention de l’Occident, et depuis l’Antiquité il a été pour les Européens un endroit peuplé d’êtres exotiques, de paysages cynégétiques et d’expériences transcendantales présidées par le sentiment de l’éphémère » (Cortés Ramírez, 2012 : 13).

Au-delà de la littérature et de son goût pour les thématiques orientalistes – le luxe, la voluptuosité, le thème des ruines de l’Antiquité, par exemple chez Chateaubriand, Lamartine, Nerval, Gautier ou Loti –, cet exotisme envahit les publications viatiques – récits et guides – et Séville devient un passage obligé, en tant que « ville mauresque » : « Plus de la moitié de Séville est mauresque », affirme Jean-Marie-Vincent Audin dans son Guide du voyageur en Espagne (1853 : 41). Les guides de voyage proposent un parcours dans une Séville marquée par cette littérature romantique. Séville apparaît alors comme un Orient proche, à la portée d’un plus grand nombre de voyageurs. Quant à Luis Méndez Rodríguez, Rocío Plaza Orellana et Antonio Zoido Naranjo (2010 : 186), ils parlent de l’Andalousie comme d’un « Orient domestiqué » : « Le romantisme européen vit en Andalousie une terre différente et exotique – très loin des territoires occidentaux qui couraient à l’uniformité de plus en plus grande – qui devint par ses circonstances historiques particulières et par son héritage arabe le parfait substitut du voyage en Orient de plus en plus difficile et dangereux. »

Séville offre en même temps le charme de l’exotisme et la sécurité d’une proximité accessible en train : ce sont plutôt les traces d’un ailleurs que l’ailleurs en lui-même que l’on vient chercher à Séville en ayant en tête des références littéraires dont les guides se font l’écho.

Dans cet article, on verra comment, grâce au regard romantique français, aux guides destinés au voyageur, ainsi qu’aux initiatives officielles, la littérature est devenue à la fois un élément constitutif du patrimoine et d’une identité présentée aux touristes ainsi qu’un véritable produit marketing au sein de la capitale andalouse, Séville.

Pour étudier la naissance du tourisme littéraire, j’ai choisi d’étudier le discours touristique proposé aux voyageurs, mais aussi les initiatives touristiques éditoriales et patrimoniales menées à bien par les institutions espagnoles, qu’elles soient nationales, régionales, provinciales ou locales.

Une entrée par les guides de voyage

Concernant les publications à l’intention du voyageur, j’ai choisi de m’intéresser au guide de voyage. Cet objet qui existe au moins depuis le IIe siècle – on peut citer la Description de la Grèce de Pausanias qui proposait déjà des endroits pour dormir ou se restaurer, tout en indiquant les itinéraires à suivre – est devenu, au fil des siècles, un objet du quotidien. Pourtant, ce type de littérature a longtemps été délaissé par les recherches universitaires. Le mépris ressenti à l’égard du guide de voyage en tant qu’objet et plus spécifiquement en tant qu’objet d’étude peut, à mon avis, s’expliquer de deux façons. D’une part, j’ai le sentiment que la déconsidération du guide de voyage est en étroite relation avec celle de son usager : d’une façon schématique, le récit de voyage tend à être associé à la figure noble du voyageur et le guide à celle du « mauvais voyageur », le touriste. D’autre part, il a souffert, dans les études universitaires, de la comparaison avec les récits de voyage qui ont, quant à eux, donné lieu à de nombreux travaux. On a effectivement tendance à les réduire aux productions des grandes maisons d’édition comme Baedeker en Allemagne, Murray en Angleterre et Hachette en France, en raison de leur rapide monopolisation des marchés et de la place prépondérante qu’elles y ont occupée, proposant des ouvrages mixtes pratico-culturels réédités d’une année à l’autre, faisant ainsi de ces publications des objets périssables et jetables plus que des ouvrages littéraires.

Pourtant, guide et récit proposent l’un comme l’autre, grâce à un discours plus ou moins littéraire, une synthèse d’informations référentielles. La différence vient d’une question de dosage entre ce qui est référentiel et ce qui est littéraire, voilà pourquoi affirmer que le récit est littéraire et que le guide est référentiel me semble caricatural, mais cela a sans doute contribué au fait que les études sur les récits de voyage ont été antérieures à celles portant sur les guides, et bien plus nombreuses – ajoutons à cela les fonds lacunaires des bibliothèques puisque les guides étaient à l’époque moins soumis au dépôt légal que d’autres ouvrages.

Outre l’ouvrage du sociologue Bernard Lerivray intitulé Guides bleus, guides verts et lunettes roses, publié en 1975, qui portait sur les guides de Normandie édités par Hachette et par Michelin, il a fallu attendre 1998 pour qu’ait lieu, à l’Université Paris VII-Diderot, le premier colloque consacré aux guides de voyage et dont les actes, sous la direction de Gilles Chabaud, Évelyne Cohen, Natacha Coquery et Jérôme Penez (2000), constituent un ouvrage de référence. D’entrée de jeu, l’importance de cette « littérature d’apprentissage ou […] pédagogique par laquelle vont se diffuser des codes, des valeurs, des moyens de comprendre l’espace et le temps » est soulignée (Roche, 2000 : 19). En 2011, les mêmes chercheurs, d’horizons variés mais rassemblés depuis 2006 en groupe de recherche, publient, à la suite d’une journée d’études, un numéro de la revue In Situ[2] entièrement consacré au guide de voyage. L’introduction insiste sur le fait que ce genre intéresse, en raison de sa porosité, plusieurs domaines scientifiques :

La recherche autour des guides de tourisme s’est beaucoup développée ces dernières années, notamment grâce à une approche pluridisciplinaire à laquelle ont contribué plusieurs équipes de chercheurs. De nouvelles pistes ont été explorées qui mettent en évidence des connaissances situées à la croisée des pratiques scientifiques de la recherche. L’histoire urbaine, l’histoire de l’architecture, l’histoire culturelle, l’histoire des mobilités et l’histoire du livre se sont enrichies simultanément par le dialogue établi entre les historiens, les architectes, les spécialistes du patrimoine, les lexicomètres, les spécialistes de guides et les géographes. (Vadja, 2011)

Toutefois, les publications évoquées ne font jamais référence à l’Espagne, mais plutôt à la France, à l’Italie, à la Suisse, c’est-à-dire aux pays traversés par les voyageurs anglais du Grand Tour, ou encore à l’Angleterre, où la tradition du voyage était davantage ancrée. À ce propos, l’ouvrage tiré de la thèse de Claire Hancock, Paris et Londres au XIXe siècle, Représentations dans les guides et récits de voyage, publié en 2003, montre bien comment la littérature viatique (récits et guides) avait participé à la construction de l’image de ces capitales, tout comme, plus récemment, les topo-guides de randonnée participent à celle des campagnes (Fournier, 2012).

Pour le cas espagnol, les publications relatives aux écrits de voyage et qui évoquent les guides relèvent davantage du répertoire (Foulché-Delbosc, 1893 ; García Mercadal, 1919-1921 ; 1959 ; 1972 ; Farinelli, 1920 ; 1942-1979 ; Serrano, 1993 ; García-Romeral Pérez 1999 ; 2000 ; 2001) et de l’anthologie (Bennassar et Bennassar, 1998). Si certains répertoires mentionnés comportent des titres de guides dans leurs pages, l’exhaustivité n’est pas de mise et les raisons qui ont encouragé l’auteur à faire figurer tel ouvrage plutôt qu’un autre ne sont pas explicitées. C’est María del Mar Serrano en 1993 qui est la première à mentionner les guides dans le titre de son répertoire et à fournir des pistes de réflexion pour leur étude : Las guías urbanas y los libros de viaje en la España del siglo XIX: repertorio bibliográfico de guías y análisis de su estructura y contenido (Viajes de papel). Treize ans après, l’anthropologue Fernando C. Ruiz Morales (2006) dirige un ouvrage qui traite de l’image de l’Andalousie dans les guides de voyage, mais il s’agit d’une étude portant sur un corpus de guides alors très récents, publiés entre 1995 et 2003. La même année, dans l’ouvrage coordonné par le philologue et spécialiste de l’image de l’Andalousie, Alberto Egea Fernández-Montesinos, intitulé Dos siglos de imagen de Andalucía (2006), on retrouve également des références aux guides de voyage.

C’est pour compléter ces travaux que j’ai constitué un corpus de guides et que je les ai analysés dans ma recherche doctorale – Séville dans les guides de voyage français et espagnols (XIX-XXe siècles) (Galant, 2016). Mon étude couvre la période allant de 1800 à 1962, car, à partir de cette dernière année, lorsque Manuel Fraga Iribarne devient ministre de l’Information et du Tourisme, le tourisme est un phénomène de masse et les publications touristiques françaises et espagnoles tendent à se standardiser. Les conclusions de mon étude comparative des marchés éditoriaux des guides de voyage en France et en Espagne révèlent que la publication de tels guides tend à se généraliser dès le début du XIXe siècle dans les deux pays, mais que ces marchés prennent des trajectoires plutôt différentes. En France, dès les années 1850, la maison d’édition Hachette jouit d’un quasi-monopole en faisant l’acquisition de petites maisons d’édition qui publiaient elles aussi des guides de voyage. J’ai recensé pour la période 1800-1962 en France 39 guides (les rééditions à l’identique ne sont pas comptabilisées). En Espagne, l’absence de maison d’édition ayant une position monopolistique permet une grande variété de publications, au total 109 guides pour la même période. En revanche, dès 1905, des institutions sont créées pour encourager le tourisme, dès lors considéré comme une source de revenus indispensable au développement économique du pays. Les missions de ces institutions étaient non seulement d’améliorer l’offre touristique (infrastructures hôtelières, transports), de recenser les ressources patrimoniales afin de veiller à leur conservation et à leur promotion, mais aussi d’attirer les visiteurs, ce qui passait par la publication de guides et de brochures. Régulant ainsi les discours des guides étrangers jugés fautifs ou caricaturaux, ces publications ont participé à la création d’une image officielle et contrôlée de l’Espagne. Ces institutions existaient à l’échelle nationale, mais la Constitution de 1978 a fait évoluer l’organisation en actant la décentralisation : les ministères qui se sont successivement chargés du Tourisme s’occupent donc de la promotion de l’Espagne à l’extérieur, tandis que les institutions locales, provinciales et régionales développent le tourisme intérieur à leur échelle. De 1905 à 2017, j’ai comptabilisé 190 guides et brochures évoquant Séville et édités par ces entités.

Ce travail se place dans une perspective qui relève de l’histoire culturelle, puisqu’il donne de l’importance à des sources qui sont lues par la majorité, ainsi que l’explique Roger Chartier (1989 : 1506) : « la préférence [est] donnée au plus grand nombre, donc à l’investigation de la culture tenue pour populaire, la confiance dans le chiffre et la série ». De plus, comme l’a synthétisé Adeline Chainais (2006 : 4) en partant de cette étude de Chartier, ce sont les représentations qui sont au cœur de la discipline : « l’histoire culturelle travaille sur la production, la diffusion et la réception des différentes représentations du réel ».

Mon approche est chronologique et je présenterai, dans un premier temps, les traces de Séville dans la littérature française. Dans un deuxième temps, on verra que ces références intègrent les guides dédiés au voyageur dès le XIXe siècle, invitant ainsi au tourisme littéraire. Je montrerai ensuite qu’au-delà de la littérature extranationale, la littérature nationale est devenue un élément constitutif du patrimoine culturel présenté aux touristes entre 1910 et 1970. Enfin, grâce à un panorama des initiatives relevant du tourisme littéraire depuis la fin du XXe siècle jusqu’à nos jours, j’analyserai les liens entre littérature et marketing.

Séville et la littérature française

Parmi les exemples évoqués par Hoffmann (1961) et Bonnaffoux (1999), citons, dès la fin du XVIIIe siècle, les œuvres de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais : son protagoniste sévillan Figaro s’illustre dans Le Barbier de Séville (1775) et dans Le Mariage de Figaro (1778). Dans le deuxième tiers du XIXe siècle, l’Espagne devient une destination prisée et Elena Echeverría Pereda (1995 : 63), spécialiste de littérature de voyage, insiste sur la quantité de récits de voyage en Espagne, dont l’Andalousie est une étape obligatoire : « Le voyage en Espagne devient presque un genre littéraire. » Le Marquis de Custine, Théophile Gautier, Prosper Mérimée, Edgar Quinet, Victor Hugo, Alexis de Garaudé, Germond de Lavigne, Eugène Poitou, Valérie de Gasparin, Henri Regnault en sont quelques exemples : l’anthologie de Lucile Bennassar et Bartolomé Bennassar (1998) est à ce propos une source à consulter pour davantage d’exemples et de précisions.

Outre les récits de voyage, la mode de l’Espagne envahit tous les genres littéraires français : le roman historique (Don Martin Gil de Guedson, dit Mortonval, en 1831, à propos de Pierre-le-Cruel ; ou encore Maria Padilla de Joseph-Bernard Rosier, en 1838), le roman noir, le conte fantastique, la poésie, comme celle de Félix Arvers (1973 [1833 : 73-92), « Ce qui peut arriver à tout le monde », en 1833. Ce poème évoque une histoire d’amour qui tourne au tragique dans la capitale andalouse. Les caractéristiques mises en avant par Arvers sont l’héritage maure, la végétation luxuriante (« c’est l’hôtesse des Maures, / Avec ses orangers et ses frais sycomores »), le climat (« le beau printemps du ciel andalou »). La ville est associée à l’amour et à la passion et elle apparaît sous les traits d’une femme : « La ville des amants, la ville des jaloux / Fière du beau printemps de son ciel andalou, / Qui, sous ses longs arceaux de blanches colonnades, / S’endort comme une vierge, au bruit des sérénades. » La musique des sérénades, la danse et bien sûr un personnage féminin, Paquita, sont présents dans ce poème qui raconte comment cette jeune femme a séduit sans le savoir don Gabriel, a été conquise à son tour et l’a invité à la rejoindre avant de le faire juger pour l’avoir visitée en pleine nuit. Ce poème reprend le topos de la beauté féminine sévillane qui avait déjà attiré le regard français dans deux récits de voyages : l’Itinéraire d’Alexandre de Laborde (1809) et le Voyage en Espagne de Théophile Gautier (1845) évoquaient les cheveux, les traits et surtout les œillades incendiaires des Sévillanes.

Mais la publication qui met vraiment la capitale andalouse à l’honneur est la nouvelle Carmen de Prosper Mérimée, publiée en 1845 dans la Revue des Deux Mondes. L’intrigue est semblable à celle du poème d’Arvers. Brigadier sur le point d’être nommé maréchal des logis, don José avait été chargé de conduire en prison Carmen, une cigarière qui avait blessé une de ses compagnes lors d’une dispute. Séduit par la jeune femme, don José l’avait laissée s’échapper, ce qui lui valut d’être dégradé et emprisonné. Dès sa sortie, il part retrouver Carmen et, après avoir tué son lieutenant, il se joint à la bande de contrebandiers dont elle fait partie. La jalousie l’amène bientôt à commettre un nouveau meurtre : la victime, cette fois, est un certain García, amant de Carmen. Cette dernière se lasse de don José et répond aux avances du picador Lucas. Fou de désespoir, José veut l’emmener en Amérique. Elle refuse, il la poignarde et se constitue prisonnier. Ce sont les descriptions des femmes de la manufacture de tabac, dont celle de Carmen, femme effrontée, intimidante, voire provocante, qui séduisent le lectorat français et attirent a posteriori les voyageurs : elles se « mettent à leur aise » lorsqu’il fait chaud, Carmen n’hésite pas à « écarte[r] sa mantille » pour dévoiler ses épaules et à marcher en « se balançant sur ses hanches telle une pouliche du haras de Cordoue » (Mérimée, 1990 [1845] : 55). Par la suite, la Sévillane continue à inspirer les auteurs français. Alexandre Dumas (1870 [1847] : 229) en livre une version plus masculine ; Maurice Barrès (1894 : 135) fait quant à lui l’éloge de leur beauté : des yeux « incomparables », de « beaux cheveux », des « petites mains brunes », des « seins dorés » ; il est conquis par la scène au point de qualifier la manufacture de tabac d’« étable d’amour ». L’érotisme est croissant dans ces descriptions et trouve son apogée dans la description de Pierre Louÿs en 1898, dans La femme et le pantin (1912 [1898] : 71). Pour lui, la manufacture de tabac est un « harem immense de quatre mille huit cents femmes, si libres de tenue et de propos » qui n’hésitent pas à se déshabiller : « les plus vêtues n’avaient que leur chemise autour du corps (c’étaient les prudes) ; presque toutes travaillaient le torse nu, avec un simple jupon de toile desserré de la ceinture et parfois repoussé jusqu’au milieu des cuisses ».

Hoffmann (1961 : 52) explique la présence du thème espagnol et surtout andalou de la sorte :

Ce qui nous importe, c’est de retenir que les romanciers français avaient tendance à placer leurs intrigues mouvementées dans un cadre pittoresque, et mettaient en scène des personnages fortement individualisés. Dans cette optique, l’Espagne leur fournissait souvent cadre et personnages. Ils savaient, en outre, que les lecteurs, curieux des choses de la Péninsule, seraient attirés par des œuvres qui la leur présenteraient. Nous avons là une influence réciproque : la mode de l’Espagne rend ce pays populaire comme sujet de littérature et la littérature, à son tour, met l’Espagne à la mode.

Les œuvres de la période romantique ont une répercussion très importante en France au XXe siècle : Carmen jouit encore d’un succès considérable grâce à l’opéra de Georges Bizet, créé en 1875 et repris maintes fois depuis. Par ailleurs, le phénomène de l’espagnolade en France sévit et séduit, davantage dans le champ de la culture dite de masse ou populaire.

À la recherche de personnages littéraires, un guide à la main

Dès le deuxième tiers du XIXe siècle, les écrits viatiques se développent et un véritable marché éditorial naît en Europe. Le guide de voyage, tourné vers son récepteur, à la différence du récit de voyage plus personnel et subjectif, donne à voir au lecteur-voyageur une Séville empreinte de littérature. On retrouve donc dans certains guides des personnages connus de la littérature, proposant ainsi un « tourisme littéraire » : si l’expression est relativement récente dans les études universitaires, il s’agit, dans le cas de la capitale andalouse, d’une pratique qui remonte au milieu du XIXsiècle.

En insérant des références littéraires dans leurs pages, les guides de voyage tentent de lutter contre leur mauvaise réputation qui tient à leur importante référentialité, laquelle les fait passer pour des objets non littéraires, de simples outils pratiques et jetables. Guy de Maupassant (1999 [1882] : 175) déjà les considérait avec mépris, puisqu’ils imposaient « la norme, la ‘chose-à-voir’, à une cohorte sans réflexion, attitude propre aux moutons de Panurge contemporains […] avec des descriptions odieuses et fausses, des renseignements invariablement erronés, des indications de chemins purement fantaisistes ». Le guide souffre d’une déconsidération par rapport au récit de voyage, qui vient aussi du fait qu’on a tendance à associer de manière caricaturale guide à touriste et récit de voyage à voyageur, en partant du principe que le touriste et le voyageur sont deux types de personnes qui se distinguent par leur capital culturel, économique et social et que le touriste serait l’avatar moins noble du voyageur. On se moquait déjà de lui au XIXe siècle, on le considérait comme l’« idiot du voyage » (Urbain, 2002), un être qui ne tire pas de réel profit personnel de son déplacement et se contente d’aller vérifier sur place les discours lus et les images vues, grâce aux déplacements effectués par les autres avant lui.

L’étude des quinze guides de voyage français du XIXe siècle de mon corpus permet d’affirmer que la première forme du tourisme littéraire consiste à repérer dans la ville les incarnations en chair et en os de personnages sévillans, issus de la littérature, grâce à des descriptions qui ressemblent à celles de leurs textes « sources », leur version originale. Il s’agit alors de chercher dans le référent, le réel, des traces de la littérature.

Ainsi, on trouve dans des guides français du XIXe siècle quelques références à Don Juan et à Figaro pour établir des ressemblances : « Le costume des hommes est original et pittoresque, c’est exactement celui que porte Figaro sur nos théâtres » (Audin, 1852 : 767) ; ou encore : « Si nous ne rencontrâmes pas des Figaro dans nos promenades, nous vîmes des personnes qui lui ressemblaient beaucoup, soit par le costume, soit par les manières » (Arnaud, 1869 : 76). Pierre-Léonce Imbert (1875 : 73-75) intitule d’ailleurs un de ses chapitres, en 1875, « Le barbier de Séville », faisant évidemment écho à l’œuvre de Beaumarchais et à l’opéra de Rossini. Le contenu du chapitre retranscrit les paroles d’un homme orgueilleux qui se revendique comme le premier barbier non seulement de l’Espagne mais aussi du monde.

De tous les personnages, c’est bien la Carmen de Mérimée qui inspire les auteurs de guides de voyage du corpus étudié, sans limite temporelle. Le prénom de Carmen n’est pas forcément cité et, quand il l’est, il désigne par extension toutes les Sévillanes. Les descriptions des cigarières faites dans un premier temps s’apparentent fortement à celles de Mérimée et, par la suite, la cigarière devient le modèle de femme sévillane par excellence et le voyageur est invité à partir à sa recherche.

L’hispaniste Carlos Serrano qui s’est interrogé dans El nacimiento de Carmen (1999) sur les symboles comme fondements de la nation est d’avis que ceux-ci relèvent plus de la construction que d’une nature profonde. Il récuse ainsi les théories qui prônent l’existence d’une « essence » espagnole et montre comment le littéraire et le réel s’influencent mutuellement :

Prosper Mérimée n’inventa donc pas sa Carmen, il la trouva toute faite pour ainsi dire, aussi bien dans les couloirs du palais madrilène de son amie Eugenia Montijo que dans les rues avoisinantes de la manufacture de tabac, dans lesquelles circulaient les cigarières ; le prénom était utilisé à Séville à cette époque aussi bien dans les milieux aisés que dans les milieux prolétaires. (Serrano, 1999 : 45)

De cet intérêt pour Séville naît le stéréotype, par un double mouvement. Le premier est effectué par Mérimée, qui, avec son œil littéraire, repère à Séville un personnage singulier dont il perçoit le potentiel littéraire : le monde réel influence ainsi la littérature. Le deuxième mouvement est généré par la multiplicité des récepteurs de l’œuvre de Mérimée. Ceux qui connaissent la Carmen littéraire et qui connaîtront ses avatars (la gravure de Gustave Doré, « Gitane dansant dans une rue », en 1866, celle de l’opéra de Georges Bizet, en 1875, celle de la peinture, voire du cinéma de Carlos Saura) auront ensuite tendance à penser que ce personnage est un archétype de la Sévillane. De fait, ils associeront la Sévillane réelle à la Carmen littéraire, créant ainsi une image stéréotypée. Si, pour certains auteurs de guides, mentionner leur beauté avec concision suffit à faire fonctionner l’imaginaire du lecteur – comme Adrien Arnaud (1869 : 7) qui les qualifie simplement de « belles » ou qui use de l’expression « les femmes célèbres pour leur beauté » –, d’autres ont recours à des descriptions physiques qui ressemblent à celle de Prosper Mérimée :

Regardez marcher à leur côté ces jeunes et jolies femmes, un peu fortes peut-être, mais si gracieuses ! Comme ces roses de mai marient heureusement leurs vives nuances avec l’ébène de leur chevelure ! Leur toilette est bien simple : une basquine noire et une mantille : mais cette mantille trahit de si ravissantes épaules ! Et sous cette basquine, on voit deux petits pieds qui doivent appartenir à des jambes modèles. (Cuendias et Féréal, 1848 : 337)

Le premier tourisme littéraire consiste alors à rechercher les « Carmen » et il est fortement marqué par le stéréotype en construction de la femme de Séville. Il s’accompagne de la visite des lieux dans lesquels se déroule l’intrigue, que l’on repère dans les guides de voyage, et de ceux mentionnés dans la définition initiale du tourisme littéraire. La manufacture de tabac n’est pas absente des guides de voyage antérieurs à la nouvelle Carmen de Mérimée dans la Revue des Deux Mondes, mais le lieu devient, après la publication de ce texte, l’étape obligée du voyage en Espagne, comme s’il s’agissait d’un pèlerinage recommandé. On conseille aux futurs visiteurs de se rendre sur le lieu de l’action, la manufacture de tabac, pour admirer le décor dans lequel la séduisante gitane évoluait et dans lequel continuent de se mouvoir ses épigones (Cuendias et Féréal, 1848 : 119).

Ce regard français au départ se retrouve aussi dans les publications espagnoles dès le XIXe siècle. Certains auteurs évoquent la manufacture de tabac, le théâtre de la nouvelle Carmen, comme si le texte de Mérimée était purement référentiel : « Combien d’histoires d’amour, de jalousie, d’abandon et de misères renferment ces salles ! » (Calvo, 1888 : 219) Il faut dire que le goût pour l’Andalousie se retrouvait auparavant dans la littérature espagnole dite costumbrista qui s’attachait à représenter des scènes de vie dont les protagonistes étaient des types caractéristiques ressemblant aux personnages qui séduisent aussi les Français. Ce type de production connaît son apogée au milieu du XIXe siècle et imprègne la littérature espagnole  ainsi que la peinture ou la gravure – bien au-delà (Álvarez Barrientos, 1998 : 11). « L’image étrangère n’aurait pas pu être possible sans le concours délibéré des Espagnols eux-mêmes », affirme Blanco White (cité par Núñez Florencio, 2003 : 193). Les costumbristas nourrissent alors cette image de l’Espagne et confirment ainsi les dires des romantiques et de leurs épigones. Avec des personnages comme la maja, le torero, la gitane, le bandolero, l’Andalousie est mise à l’honneur par cette littérature, faisant écho aux écrits français évoqués : « C’est ainsi que les stéréotypes produits par le romantisme furent assumés en tant qu’image par certains Espagnols, prisonniers de cette manière d’un ‘auto-exotisme’. » (Lucena Giraldo, 2006 : 225)

Les guides de voyage inaugurent et encouragent le goût pour le tourisme littéraire, bien avant que les institutions touristiques espagnoles ne s’emparent de ce secteur et le développent en l’officialisant, plaçant divers repères des héros littéraires dans le paysage de la ville.

Initiatives institutionnelles : plaques, statues et guides officiels

Les monuments, avant que leur préservation et le goût pour le patrimoine n’aient une visée touristique, faisaient partie du processus de construction de la nation. En Europe, ce processus débute dès la fin du XVIIIe siècle et s’étend au XIXe siècle. C’est bien le désir de construire une nation qui pousse un pays à inventer des traditions, à se forger une culture nationale et une identité. C’est en ce sens que les monuments, dont les statues, doivent être protégés, listés, inventoriés, afin de constituer ce qu’Ernest Renan (1882 : 26) a appelé un « riche legs de souvenirs ». Ce patrimoine culturel « symbolique et matériel », « commun et indivisible », inventorié, ou parfois inventé, est ainsi reconnu par une communauté. Les Comisiones Provinciales de Monumentos, créées en 1844, sont chargées de recenser le patrimoine appartenant à l’État (livres, statues, médailles) afin de les réunir dans des musées ou des bibliothèques. Le gouvernement espagnol prend conscience dès le début du XXe siècle que la préservation du patrimoine contribuera à la fois au développement touristique et donc économique du pays et à la consolidation de l’idée de la nation. Les mérites du tourisme font l’objet d’un livre, La industria de los forasteros, publié en 1903. Son auteur, Bartolomé Amengual, fondateur du syndicat d’initiative barcelonais, encourage l’État à intervenir :

Le mouvement des étrangers nous intéresse tous : cela intéresse l’État puisque l’augmentation de la richesse publique et privée est un de ses principaux devoirs ; cela intéresse les corps provinciaux et les municipalités pour les mêmes raisons ; cela intéresse tous les citoyens sans distinction de classe et de profession car le bien-être des uns dépend en grande partie du bien-être des autres. (Moreno Garrido, 2007 : 63).

Cette façon de considérer le tourisme comme un atout économique pour le pays se concrétise précisément en 1905. La démocratisation des voyages, la publication de guides et la loi concernant les associations de tourisme en France, réglementées depuis 1901, constituent sans aucun doute des facteurs qui ont encouragé l’État à agir – contrebalançant ainsi le peu d’initiatives privées – et à fonder la Commission nationale du tourisme, par décret, le 6 octobre 1905. Le projet est surtout centré sur l’offre ; c’est-à-dire qu’avant de mettre en place des stratégies pour attirer les touristes, le pays doit d’abord faire l’état des lieux de ses curiosités et améliorer ses services et infrastructures comme l’hôtellerie. Dès 1905, donc, des institutions nationales se succèdent : la Commission nationale du tourisme (1905-1911), le Commissariat royal du tourisme (1911-1928), le Patronat national du tourisme (1928-1936), le Service national du tourisme (1938-1939), la Direction générale du tourisme (1939-1951). En 1951 et jusqu’à aujourd’hui, le tourisme relève d’un ministère. Rattaché d’abord à l’Information puis au Commerce, à l’Industrie, aux Transports ou aux Communications, il se nomme aujourd’hui ministère de l’Industrie, de l’Énergie et du Tourisme. Les missions de ces institutions sont d’améliorer les conditions d’accueil des voyageurs (transport et logement), de mettre en valeur le patrimoine architectural et vivant et de promouvoir le voyage en Espagne grâce à des publications et à des affiches qui proposeraient une image authentique et non plus exotisante du pays. Plusieurs prologues de guides officiels évoquent effectivement cette intention (García Hernández, 1929 : 5).

À ces publications nationales s’ajoutent des initiatives locales qui vont dans le sens de l’amélioration de l’offre pour le tourisme, de la préservation du patrimoine et de sa promotion. Au patrimoine matériel s’additionne le patrimoine littéraire qui est à la fois produit touristique et garant de l’identité espagnole.

La première initiative sévillane qui s’inscrit dans le cadre du tourisme littéraire a lieu en 1916. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les premières initiatives officielles ne concernent pas Carmen, mais Miguel de Cervantes. Le choix de célébrer l’écrivain espagnol par excellence ne semble pas anodin : peut-être pourrait-on y voir une volonté de se défaire des « espagnolades » étrangères et le désir de promouvoir une littérature nationale – de fait, il faudra attendre plusieurs années pour que des repères faisant référence à Carmen soient inscrits dans le paysage sévillan. Rappelons tout de même que Cervantes n’est pas sévillan, mais qu’il séjourna à plusieurs reprises à Séville, en toute liberté mais aussi emprisonné en raison d’importantes dettes : quoi qu’il en soit, considéré comme le plus grand auteur espagnol, l’utilisation de sa figure est un appât pour les visiteurs. Ainsi, à l’occasion du troisième centenaire de la mort de Cervantes, la mairie place des plaques de céramique dans les endroits cités par l’écrivain dans ses Entremeses [Interludes] et ses Novelas ejemplares (1613) [Nouvelles exemplaires]. C’est José Gestoso y Pérez, historien et aussi auteur de guides (Guía artística de Sevilla: historia y descripción de sus principales monumentos, religiosos y civiles y noticia de las preciosidades artístico-arqueológicas que en ello se conservan (1884) et Guía del alcázar de Sevilla, su historia y descripción (1896), qui est à l’initiative de ce projet soutenu par l’Ateneo de Séville. Il dessine lui-même les plaques qui sont réalisées dans le quartier de Triana et disposées par la mairie. Cela s’accompagne d’une publication signée par Luis Montoto (1916), qui retrace la relation de l’écrivain et de la ville – De Cervantes y Sevilla, Crónica 1616-1916 – et d’une cérémonie officielle que le Noticiero Sevillano du 11 janvier 1916 relate de la sorte :

Le centenaire de Cervantes : Présidée par le Gouverneur, s’est réunie ce matin dans son bureau la Junte Provinciale chargée de l’organisation des festivités qui vont se tenir en l’honneur du prince des esprits espagnols à l’occasion du troisième centenaire de sa mort. En présence de ces messieurs il a été décidé d’installer vingt plaques aux endroits mentionnés par Cervantes dans ses « Entremeses », des plaques avec des inscriptions rédigées par le secrétaire de la Junte, Monsieur Montoto, élu à l’unanimité pour son travail méritoire. Enfin, Messieurs Hoyuela et Candau ont prononé de brefs discours remerciant les participants de leur collaboration, et le gouverneur leur a répondu, les remerciant au nom de la Junte. (Voir illustration 1)

Le recours à des plaques qui fonctionnent comme des repères est un moyen efficace de ponctuer de références littéraires le parcours du voyageur ou du promeneur. La statuaire peut aussi jouer ce rôle : en effet, la fonction commémorative de la statue dans l’espace public date de l’Antiquité, mais c’est au XIXe siècle que la statuomanie culmine et que l’administration commande des sculptures monumentales de façon relativement encadrée, dans l’objectif de composer des « tableaux définitifs » (Marín Medina, 1978 : 14). Elles sont érigées à la gloire des hommes qui font la nation, le culte des héros jouant un rôle important dans l’unité nationale. À Séville, c’est au XXe siècle que les statues en lien avec le monde littéraire commencent à apparaître et, par leur simple présence, elles peuvent être une façon d’encourager le tourisme littéraire. On peut citer ici la gloriette dédiée au poète Gustavo Adolfo Bécquer, dans le parc de María Luisa. Construite par Lorenzo Coullault Valera à l’initiative des frères Álvarez Quintero, dramaturges sévillans, elle est inaugurée en 1911. Elle se compose d’un buste de l’auteur et de trois femmes assises sur un banc, qui symbolisent l’amour qui passe – « el amor que pasa » selon le célèbre vers du poète. Deux figures de bronze le complètent : l’amour blessé et un Cupidon.

Fig. 1

Illustration 1 : Puerta del Perdón. Gradas de la antigua mezquita en la calle Alemanes

Illustration 1 : Puerta del Perdón. Gradas de la antigua mezquita en la calle Alemanes
Photo : Ivanne Galant

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Au XXe siècle, avant et pendant le franquisme, les initiatives et les discours espagnols du tourisme vont dans le sens de la redécouverte d’une littérature nationale, proposant une alternative au regard exotisant tant critiqué dans les prologues des guides de voyage institutionnels. Ainsi, on peut lire en 1964 dans un guide rédigé par le dessinateur et journaliste Máximo (1964 : 52) que l’Espagne de Philippe II est celle qui « écrit don Quichotte ». Les références à Mérimée et à ses épigones s’amenuisent pendant la guerre civile et le franquisme : le tourisme promu est de plus en plus orienté vers les loisirs faciles, le tourisme dit « sol y playa » [soleil et plage]. Les seules références à la littérature s’inscrivent dans une volonté identitaire et patrimoniale : il s’agit de redécouvrir un patrimoine littéraire qui fait la grandeur du pays, selon le régime en vigueur.

La littérature comme produit marketing

Les années 1970 marquent un changement de perspective : en plus des héros littéraires nationaux, on s’approprie une héroïne sévillane d’ascendance étrangère. À Séville, ces années sont marquées par l’installation de deux statues représentant des personnages littéraires. En 1973, une sculpture en bronze à l’effigie de Carmen est installée devant les arènes de la Maestranza. Elle est réalisée par Sebastián Santos Rojas, qui a eu pour modèle sa nièce. Sur le socle on peut lire « Sevilla a Carmen », un hommage de la ville à celle qui l’a rendue célèbre auprès de nombreux voyageurs. Deux ans plus tard, le monument à don Juan Tenorio est érigé dans le quartier de Santa Cruz, plaza de los Refinadores. Il s’agit d’une œuvre de Nicomedes Díaz Piquero donnée par une entreprise de construction, Arteconsa, et sur son piédestal le personnage est présenté au moyen d’une citation de José Zorilla :

Voici Don Juan Tenorio, et il n’est point d’homme qui le vaille. Depuis la fière princesse jusqu’à la pêcheuse en sa misérable barque, il n’est femelle qui ne l’intéresse, et quelle que soit l’entreprise, il l’engagera, si elle se fonde sur l’or ou la valeur. Que les querelleurs le recherchent, que les joueurs l’entourent, que les glorieux l’arrêtent : l’on verra s’il est quelqu’un qui le dépasse au jeu, au combat ou en amour.

Le développement touristique de Séville se base sur la relation entre tradition et modernité : il est difficile de rejeter les symboles littéraires issus du romantisme qui sont ceux qui attirent les touristes. Ainsi, même lorsque l’Expo 92 se présente comme une vitrine de la modernité espagnole, les festivités intègrent la vision traditionnelle typique, qui continue à plaire : on compte trois représentations de l’opéra Carmen, aux arènes de Séville, pendant l’Exposition. Il y a alors un phénomène d’appropriation d’un personnage créé par un Français comme tradition sévillane : le regard étranger est accepté à des fins touristiques et donc économiques.

Le tourisme sert à renforcer des politiques économiques visant l’attraction d’étrangers et, pour ce faire, la nécessité de se renouveler en fonction des modes et des attentes est constante. Si les années 2000 sont celles du développement d’un tourisme intérieur, culturel et durable, cela coexiste avec le succès d’un tourisme ludique marqué par une caution culturelle. On avait déjà constaté cela dès la fin des années 1990 avec la mode des parcs d’attractions – à Séville, Isla Mágica est organisé en 1997 autour du thème de la « découverte » de l’Amérique – et aussi plus récemment avec le développement des itinéraires jalonnés de plaques ou autres indices qui commercialisent un territoire sous un dénominateur commun (Hernández Ramírez, 2011).

Parmi les initiatives, on peut citer en 2008 l’inauguration de la route de Washington Irving, de Séville à Grenade, un itinéraire qui reprend celui effectué par l’écrivain en 1829. Des plaques ont été installées pour signaler les étapes de son voyage qui s’achève au palais de l’Alhambra, décor de ses célèbres Contes, où il séjourne. C’est la fondation publique El legado andalusí[3] qui est à l’origine de ce parcours. Créée en 1995, son siège se trouve à Grenade et elle est soutenue entre autres par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), le Conseil de l’Europe et l’Agence espagnole de coopération internationale pour le développement (AECID). Sa mission est de « récupérer, de diffuser et de mettre en valeur l’héritage d’Al-Andalus, de retrouver cette empreinte de progrès et de tolérance, de créativité et d’intelligence, qui contribua à la renaissance de l’Europe et à l’enrichissement de son identité actuelle[4] ». Quant aux itinéraires proposés, dont la route de Washington Irving fait partie, ils visent à une meilleure connaissance de l’histoire et à une meilleure communication entre les pays d’origine des voyageurs et l’Espagne.

En plus des fondations et autres organismes touristiques nationaux, régionaux ou locaux, le tourisme littéraire s’adresse aux enfants, dans une perspective culturelle basée sur la pédagogie. Le réseau des bibliothèques municipales est à l’initiative, en 2009, du projet « Sevilla literaria », un parcours dans le centre historique de la ville qui mène le visiteur d’une plaque commémorative à l’autre, insistant ainsi sur la relation entre Séville et la littérature, que ce soit à propos des auteurs ou des œuvres. Ainsi, on découvre les auteurs qui y sont nés, qui y ont vécu, qui y sont décédés, mais aussi les lieux mentionnés dans des œuvres littéraires majeures. Le plan fourni par le site des bibliothèques reprend le texte de la plaque commémorative, sa photographie ainsi que celle de l’édifice en question. Un lien est actif pour que l’internaute ait accès à une courte biographie des écrivains respectifs (voir illustration 2). Les auteurs mis à l’honneur sont espagnols comme Miguel de Cervantes, Lope de Vega, José Maria Blanco White, Gustavo Adolfo Bécquer, Serafín et Joaquín Álvarez Quintero, Vicente Aleixandre, Luis Cernuda, Manuel et Antonio Machado, Pedro Salinas, Fernando Villalón, Lope de Rueda ; il y a aussi des auteurs locaux connus pour avoir rédigé des ouvrages sur la capitale andalouse : Fernando de Herrera, Fernan Caballero, Rafael Laffon, José Maria Izquierdo, Luis Montoto, Rafael de León, Rafael Montesinos, mais également des écrivains étrangers comme Alexandre Dumas, Washington Irving et Lord Byron.

Fig. 2

Illustration 2 : Plaque en l’honneur d’Antonio Machado

Illustration 2 : Plaque en l’honneur d’Antonio Machado
Photo : Ivanne Galant

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Cette initiative s’accompagne d’une publication distribuée gratuitement la même année au moment de La Feria del Libro [Salon du livre], autre manifestation qui peut être considérée comme une facette du tourisme littéraire : Explorando la Sevilla literaria comprend des illustrations de Javi Baena et un texte de Fran Nuño (2009). Ce dernier est non seulement écrivain de guides de voyage pour enfants – comme Esto es Andalucía où Curro et Carmen sillonnent la capitale andalouse – mais aussi éditeur ; il organise également des activités culturelles dans les écoles et les bibliothèques. Explorando la Sevilla literaria se présente comme « un livre qui contient les clés pour devenir un véritable explorateur sur les traces des écrivains qui ont laissé leur empreinte à Séville ». Destiné aux enfants, il met en scène une famille – des parents, Antonio et Laura, et leurs deux enfants, Federico et Clara de 10 et 8 ans – qui vont passer quelques jours à Séville sur les traces des grands auteurs cités dans l’itinéraire Sevilla literaria. Le fait de choisir pour personnages des enfants qui ne connaissent pas toujours ces écrivains mais qui font preuve d’une grande curiosité permet le développement de digressions à finalité pédagogique comme l’insertion de biographies, d’anecdotes ou de données bibliographiques.

La même année, Escribes, une école d’écriture, lance le projet d’une collection intitulée « Rutas literarias », des routes dédiées à Miguel de Cervantes, Lope de Vega, Bécquer ou les frères Machado. Seul le volume consacré à Séville paraît et se présente comme un regard « différent, plus profond », une vision de la ville « qui vient du cœur d’un écrivain ou d’un poète visant à créer un lien avec les émotions du lecteur » (Nadal, 2009 : 5). En incluant de l’information concernant les transports, les lieux à visiter et les activités culturelles, la vision littéraire se mêle ici à des considérations matérielles et pratiques que l’on trouve dans les guides dits « traditionnels ».

Le littéraire s’associe à la dimension ludique non seulement pour les enfants mais aussi pour les adultes : depuis 2012, une brochure touristique conçue par la mairie et son Consorcio de Turismo propose aux visiteurs de Séville un itinéraire Carmen, Don Juan ou Le Barbier de Séville – « La ruta de la Ópera » –, qui inclut les lieux mentionnés dans les opéras de Bizet, Mozart et Rossini. Dans le cas de Carmen, il est question à la fois de l’opéra de Bizet (1875), de la nouvelle de Mérimée, mais aussi des endroits qui pourraient être ceux que l’écrivain et le musicien auraient souhaité représenter. Cela traduit tant l’utilisation touristique – et de fait économique – de l’art que le besoin de raccrocher le tourisme à des domaines culturels plutôt nobles, tout en conjuguant cela avec la tentation de voir en tout lieu littéraire un référent concret.

Enfin, le tourisme littéraire prend même une dimension incontestablement commerciale avec l’affiche « Enjoy shopping on the streets where Cervantes made history », élaborée par le Consorcio de turismo de la mairie et toujours visible en 2017 dans la rue Sierpes, qui encourage les touristes à faire des achats pendant leur séjour. Certes, il ne s’agit pas d’une habitude de notre société de consommation actuelle, puisque déjà au XIXe on trouvait dans les guides de voyage des indications concernant ce que les voyageurs pouvaient rapporter, mais, dans ce cas, utiliser la figure de Cervantes pour inciter à faire des achats dans la Calle Sierpes étonne, d’autant plus que cette rue n’héberge pas uniquement des boutiques d’artisanat traditionnel mais aussi plusieurs enseignes internationales.

Conclusion

Cet article a mis en lumière le rôle des guides de voyage étrangers et espagnols dans le développement du tourisme littéraire. En effet, bien avant leur prise en charge officielle et institutionnelle, les guides ont conseillé aux voyageurs de se rendre sur les pas des personnages littéraires sévillans. Il s’agit alors de rechercher dans le réel les « muses » des écrivains, voire les « doubles » des personnages qu’on ne connaissait que dans la fiction. Le tourisme littéraire a alors permis au guide de voyage de s’écarter de la référentialité et du discours schématique en proposant un parcours jalonné de références littéraires. Dans la lignée de Julien Gracq qui proposait dans La forme d’une ville (1989 : 824) de traverser le pont des Soupirs en ayant en mémoire les écrits de Casanova, la visite de certains monuments de Séville se fait en ayant en tête des références au monde culturel. Ainsi, certains ouvrages proposent une visite de la manufacture de tabac qui rappelle Carmen, sous sa forme littéraire ou musicale. Si Gracq affirmait ne pas vouloir voir Venise avec un guide classique qui lui évoquait un tourisme standardisé, certains guides répondent à ce désir en faisant usage de la littérature. D’ailleurs, dans les guides publiés ces dernières années, on ne manque pas de signaler la manufacture de tabac en évoquant Carmen (Baird, 2013 : 96). Les guides continuent de jouer un réel rôle de passeur puisqu’ils conseillent pareillement d’admirer la gloriette de Bécquer (ibid. : 98), la statue de Carmen, fière et provocante (Escudero et Paumard, 2015 : 20), mais aussi d’aller sur les traces de Carmen en proposant par exemple de pénétrer dans la boutique Le secret de Carmen[5] qui vend divers souvenirs comme de la vaisselle, des petites antiquités, des carnets à l’effigie de danseuses de flamenco, des vinyles ou encore des savons. Sa particularité est d’être installée « au même endroit où Carmen rencontrait ses amants » (ibid. : 110). Par ailleurs, certains guides proposent au voyageur des pages « Littérature » qui recensent les auteurs associés à Séville les plus connus : Miguel de Cervantes, Vicente Aleixandre, Antonio Machado, Luis Cernuda (Auzias et Labourdette, 2009 : 59-61).

D’ailleurs, récemment, la maison d’édition Mercure de France a publié des guides littéraires : ils ont la forme d’une anthologie et rassemblent des textes d’auteurs, tirés de romans ou de la presse et qui ont comme point commun d’évoquer un aspect de la ville, son patrimoine architectural ou vivant. En présentant une Séville décor de littérature, c’est toute la ville qui devient un personnage à part entière ; lire la ville avec le filtre de la littérature est aussi une forme de tourisme littéraire.

En revanche, les guides de voyage ne mentionnent jamais, à l’exception des plaques ou des statues, les initiatives officielles comme les routes ou les parcours littéraires : ils se contentent de jouer le rôle de relais en indiquant au voyageur l’adresse de l’Office du tourisme chargé de proposer l’éventail de ces possibilités, plus changeantes et éphémères que les activités ou les visites répertoriées dans les guides.

Ce qui fait la richesse du tourisme culturel, et particulièrement du tourisme littéraire, à Séville, est la multiplicité des agents publics chargés de son organisation et de sa promotion. Depuis 1984, le ministère chargé du Tourisme travaille avec un organisme national de tourisme (appelé Instituto Nacional de Promoción del Turismo jusqu’en 1991 et rebaptisé ensuite Instituto de Turismo de España ou Turespaña) chargé du marketing dans le secteur du tourisme et de la coordination entre les différents acteurs publics et privés. Dans le cas andalou, la Junta de Andalucía est dotée d’un Conseil du tourisme et des sports (Consejería de turismo y deporte en Andalucía), associé depuis 1992 à une société marchande publique, Turismo Andaluz, qui a pour missions de développer les offres touristiques en Andalousie, de prospecter et d’analyser les nouveaux produits touristiques, de gérer les installations touristiques mises en place par la Junta, de publier des prospectus, des guides ou de créer des affiches visant à encourager le tourisme, et de coordonner les actions des différentes entités, privées et publiques, liées au tourisme. Elle s’accompagne d’un centre de recherche sur les innovations touristiques qui propose des formations aux petites et moyennes entreprises afin qu’elles acquièrent des connaissances en « marketing numérique ». Au niveau de la province, c’est la société Prodetur qui a la charge des publications touristiques et, parmi celles-ci, soulignons une brochure sur Cervantes et l’Andalousie qui s’inscrit pleinement dans la pratique du tourisme littéraire.

L’Espagne compte aussi l’Association des maisons-musées et fondations d’écrivains (ACAMFE). Créée en 1993 aux Canaries, elle réunit les maisons d’écrivains et vise à « renforcer leur personnalité, échanger des expériences, des informations[6] ». Lors des assemblées générales, les membres se réunissent et tentent de trouver des moyens d’œuvrer pour la préservation des maisons d’écrivains et de leur legs biobibliographique en étudiant et en diffusant leurs œuvres. L’association comprend aujourd’hui cinquante maisons et fondations ; Séville n’en compte pour l’instant aucune.

Concernant les auteurs ou les œuvres choisis comme effigies de ce tourisme à Séville, la relation particulière avec la France se ressent dans le succès rencontré par Carmen, aussi bien dans les guides de voyage français et espagnols que dans les initiatives officielles qui reprennent la référence étrangère. Ces dernières la complètent par des références espagnoles, qui de ce fait s’inscrivent dans une logique d’affirmation de l’identité nationale qui passe par la reconnaissance des « grands » de la ville, comme Miguel de Cervantes, pourtant non originaire de Séville mais dont les textes littéraires entraînent sa naturalisation sévillane, faisant un pas de la fiction à la réalité.

Le tourisme littéraire séduit car il propose un voyage non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps, à l’époque des auteurs ou de leurs œuvres, afin de mesurer le degré de ressemblance entre l’objet littéraire et le réel. Voyager à Séville, un guide ou une brochure touristique officielle à la main, fait apparaître une tension littéraire dans le guide, tandis que la lecture de l’œuvre littéraire avait pu s’accompagner d’une tension référentielle dans la lecture. Il est impossible d’affirmer que toutes les personnes qui pratiquent ce type de tourisme ont lu les œuvres au préalable – tous ne sont pas les « pèlerins littéraires » de David Herbert (2001 : 312) –, mais il est possible de dire que, dans certains cas, les œuvres littéraires sont amenées à remplacer les guides de voyage traditionnels et que, dans d’autres cas, les initiatives mises en place auront un rôle davantage pédagogique en incitant à la lecture. Depuis que Séville est entrée en littérature, les allers et retours entre le réel et la fiction qui caractérisent le tourisme littéraire sont constants. D’abord présente dans des œuvres littéraires espagnoles, la capitale andalouse a investi les récits de voyage étrangers, la littérature française, les guides de voyage. À cela, se sont ajoutées les initiatives officielles et même une exploitation commerciale, puisqu’une boutique appelée Le Secret de Carmen a ouvert en 2013. Désormais fermé, ce lieu était consacré à la vente d’objets en lien avec la cigarière. Le propriétaire, Manuel Montero, expliquait que la boutique se situait au numéro 8 de la calle Candilejo, à l’endroit même où Mérimée situait les rencontres amoureuses de Carmen. Voilà la raison qui l’avait encouragé à décorer sa boutique en son hommage et à vendre des antiquités ou autres objets ayant de près ou de loin un rapport avec elle – éventails, accessoires, livres, disques, boîtes vintage illustrées de belles flamencas[7].

Du point de vue des promoteurs du tourisme, la littérature peut servir de caution culturelle à cette activité économique en proie au marketing ; mais du point de vue des voyageurs, son interprétation peut être plus poétique. En effet, le tourisme littéraire réussit le pari de faire se rencontrer le réel et l’imaginaire contrairement à la théorie que l’on trouve dans un entretien d’André Gide (1958 : 18) avec Oscar Wilde et qu’il rapporte ainsi : « Comprenez qu’il y a deux mondes : celui qui est sans qu’on en parle ; on l’appelle le monde réel, parce qu’il n’est nul besoin d’en parler pour le voir. Et l’autre, c’est le monde de l’art : c’est celui dont il faut parler, parce qu’il n’existerait pas sans cela. » Le tourisme littéraire permet à la fois de voir ces deux mondes et d’en parler en allant de la fiction au réel et du réel à la fiction.