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Introduction

La difficulté de traiter Peirce est connue : compte tenu des aléas d’une carrière qui ne fut pas couronnée de succès, bon nombre de ses écrits n’ont pas été publiés de son vivant, encore moins ont-ils pu être convenablement revus et corrigés par lui-même. Après plusieurs éditions partielles, les Presses de l’Université de l’Indiana ont commencé à faire paraître les oeuvres complètes, les Writings ; le 8e volume est paru en 2010, mais nous savons qu’ils en ont encore pour plusieurs années, et en français les traductions s’additionnent peu à peu, à une vitesse relativement lente ; je me référerai aux volumes parus aux éditions du Cerf ainsi qu’à l’ouvrage paru au Seuil, puis celui chez Aubier[1]. Si les premiers grands textes publiés dans les revues, alors que Peirce avait un certain rayonnement universitaire, sont assez connus, parmi lesquels on trouve « Comment rendre nos idées claires » ou bien « Quelques conséquences de quatre incapacités », bien d’autres textes importants le sont très peu en dehors du cercle des spécialistes. Je ne souhaite pas trop m’avancer sur le terrain des textes plus métaphysiques de Peirce, produits plus tardivement et pas dans les meilleures conditions.

Peirce a souvent remis sur le chantier des questions déjà traitées ailleurs sans qu’il fasse lui-même les liens avec ses élaborations précédentes ; la fréquentation de ses textes montre qu’il renvoie peu à ses propres écrits[2]. On mésestime en général le travail de réécriture constant et d’élargissement que fut celui de Peirce, fascinés que nous sommes peut-être par la rigueur de ses raisonnements et par la logique de son discours. De fait il ne se gêne pas pour reprendre à nouveaux frais la réflexion, et rejoint alors tendanciellement certains points qu’il a établis ailleurs et autrement, sans qu’il y ait une totale identité entre ces divers développements. Ce qui va de pair avec des variations de vocabulaire déjà bien identifiées par Deledalle il y a plusieurs décennies[3].

Hans Joas a déjà fait remarquer combien l’apport de Peirce a pu être révolutionnaire. Il rappelait d’abord quelques conséquences de la pensée de Peirce et du pragmatisme en général : impossibilité d’un doute abstrait à la Descartes, et donc renonciation à un point de départ dans une conscience solitaire ; le doute ne fait surface que dans des situations d’action ; nous pouvons alors penser le processus cognitif comme un processus coopératif[4]. Dès lors, la pensée naît dans des situations problématiques, pensée et agir sont intimement liés et le dualisme opposant corps et esprit peut aussi être évité[5] Et de fait, il n’y a qu’à reprendre par la réflexion la maxime du pragmatisme formulée par Peirce lors de ses fréquentations du Metaphysical Club pour retrouver cette étroite connexion entre la pensée et l’action[6]. L’agent est conçu comme actif et résolvant des problèmes, non comme passif et recevant seulement des stimuli auxquels il s’agirait de répondre[7].

Mais pour Joas, c’est seulement avec Dewey et surtout Mead que l’apport du pragmatisme aux sciences sociales est devenu clair. C’est en portant l’attention sur les actions que les individus ont les uns sur les autres que Mead permettait, plutôt que de s’arrêter sur l’agent individuel solitaire, de prendre une perspective intersubjective[8]. La formation de l’individu devenait du même coup un espace de réflexion pour comprendre le processus de socialisation lui-même. Les choses deviennent de fait plus claires avec la théorie de la communication de Mead : les symboles, qu’il s’agisse d’objets, de gestes, de mots prennent leur sens dans les interactions.

Ce que nous proposons de faire ici, et à notre sens cela n’a pas été encore accompli, c’est de faire retour à Peirce après l’apport de Mead, de l’interactionnisme et après la relecture de Eco[9]. On verra que certains de ses concepts clés peuvent être décodés en montrant, mieux qu’on ne l’a fait jusqu’à maintenant, leur intérêt pour les sciences interprétatives en général, parmi lesquelles il faut compter du moins certaines des sciences sociales. Si Umberto Eco a bien vu la pertinence de Peirce pour l’interprétation des oeuvres (et ses limites), on ne peut pas dire que la portée plus vaste du lien entre la triadicité des catégories peirciennes et la question de l’inférence pour les sciences interprétatives a été bien ressaisie[10]. Mais pour montrer ceci, il nous faudra aussi revenir sur les bases de l’apport théorique de Peirce. Le caractère normatif de la démarche de Peirce a aussi d’importantes conséquences pour les sciences sociales, et constitue l’amorce d’une importante critique des morales sociales, tout en inaugurant en un sens le domaine des sciences de l’action, comme on le verra plus loin.

Pertinence de Peirce pour l’épistémologie

Si nous soutenons que le travail de Peirce est pertinent pour ce que nous appelons l’épistémologie, encore faut-il bien sûr éviter de penser celle-ci comme quelque chose qui surplomberait dans un discours détaché une production scientifique donnée, lui précisant dès lors son rôle et ses limites. Peirce ne se serait pas engagé dans une telle entreprise, ce qui ne veut pas dire que ses écrits n’éclairent pas la question de savoir comment on connaît, question qui semble bien être au coeur de la démarche épistémologique, et de son propre travail. Tout son impressionnant défrichement en logique a des conséquences pour la discussion épistémologique, et ce quel que soit le champ scientifique particulier concerné. Pour lui, la logique comme science normative serait aussi une dialectique au sens de la critique des arguments : rappelons les discussions sur l’inférence sous ses différentes modalités, la question de l’inférence probable, la place de l’abduction qui n’est ni déduction in induction et qui les complète. Qu’il s’agisse en effet de sciences sociales, d’études littéraires, de travail empirique sur des données aussi variées que les relevés du taux de carbone calculés en PPM depuis l’observatoire international de Mauno Loa à Hawaï, dans chacun de ces cas le travail de l’inférence intervient, et il le fait de manière décisive… surtout dans la mesure où Peirce ne reste absolument pas prisonnier d’une vision déterministe et mécaniste des phénomènes à ressaisir.

Induction, déduction et abduction

On se souviendra que Peirce travaille avec les notions d’induction (à partir d’un ensemble de faits empiriques, arriver à formuler l’énoncé d’une caractéristique générale concernant les membres de l’ensemble), de déduction (passer d’un énoncé général à propos d’une caractéristique commune aux membres d’un ensemble à une conclusion s’appliquant sur un cas singulier, ce qui consiste donc en une identification de l’élément comme membre de la classe ou de l’ensemble), mais aussi d’abduction que tantôt il appelle hypothèse, tantôt aussi rétroduction.

Même une sociologie interprétative ou compréhensive, pensons à la Verstehende Soziologie de Simmel et Weber avec les nuances que nous connaissons entre elles, ces modalités de pensée scientifique ne sont pas pensables sans le travail multiple de l’inférence. On pourrait retrouver, dans la construction wébérienne sur les idéal-types, des éléments de méthodologie inductive, déductive et sans doute aussi à caractère hypothétique au sens de l’abduction. S’il est reconnu par la plupart comme l’inventeur de la notion d’abduction, Peirce n’a jamais prétendu avoir créé le raisonnement concerné[11]. Bien qu’il ait formulé de manière claire le concept d’hypothèse, il ne prétend nullement être le premier à l’utiliser. Exprimant l’abduction de manière un peu plus large que Peirce (et après un siècle de recherches diverses notamment par Hansen, Josephson & Josephson), Walton la considère équivalente à l’inférence sur la base de la meilleure explication disponible[12]. Je traduis le schème argumentatif tel que reformulé par Josephson & Josephson[13] :

D est un recueil de données ;

H explique D ;

Aucune autre hypothèse ne peut mieux expliquer D que H ;

En conséquence, H est probablement vrai.

La nouveauté et tout l’intérêt de l’abduction vient du fait que l’hypothèse en question n’est ni induite des caractéristiques de l’ensemble de données, pas plus qu’elle n’est la simple application d’une généralité déjà connue sur les choses traitées, comme dans le syllogisme déductif classique. Au contraire, l’hypothèse peut relever de l’identification d’une similarité du cas en présence avec autre chose, alors qu’elle peut aussi fonctionner simplement comme le contraire de l’induction[14]. D’autres observations et la connaissance de situations ou de caractéristiques qui peuvent n’avoir qu’une similarité ou un air de famille avec le cas qui intéresse peuvent être la source d’hypothèses, en s’appuyant sur quelque chose comme un ailleurs similaire. Les sciences sociales ont forcément un vaste chantier à l’intérieur duquel elles peuvent puiser des hypothèses, qui peuvent être testées et éventuellement adoptées ou rejetées selon qu’elles s’avèrent ou non fructueuses pour mieux saisir les caractéristiques d’un phénomène social donné. Faut-il le préciser, tout l’intérêt du travail en interdisciplinarité vient de là ; ainsi le philosophe gagne à fréquenter les sciences sociales, et l’inverse est sans doute vrai.

Le mouvement de la sémiosis et le travail de l’interprétant

En dépassant le dualisme du sujet et de l’objet, Peirce peut nous aider à penser l’aspect interactionniste de la vie en société. Certains points sont sans doute moins explicités chez lui qu’ils ne le seront chez des auteurs comme Mead, et ensuite chez Blumer et bien d’autres ; à cet égard, John Heritage demeure un auteur indispensable[15]. Le savoir des interactions peut se nourrir d’auteurs comme M. Bakhtine ou J. Dewey, qui tentera de radicaliser l’idée sous le concept de transaction[16]. Mais la spécificité de l’apport de Peirce est de situer cela dans le cadre d’une dynamique de la signification appelée semiosis par lui, en quelque sorte avant la thématisation des interactions comme telles.

La sémiosis exprime le mouvement du signe, elle articule bien sûr le représentamen, l’interprétant et l’objet dans un mouvement dynamique, celui de l’intelligence interprétative, ou de la saisie effective de quoique ce soit de significatif, à propos de quelque chose. Or le travail de l’interprétant peut se trouver chez l’individu singulier qui produit lui-même un énoncé, mais il se trouve aussi chez la personne avec qui cet individu communique, et il se trouve tout aussi bien chez la pluralité d’interprètes qui se trouvent en mesure de comprendre, à un degré variable, le message énoncé. Dès lors, la notion de sémiosis renvoie directement à un ensemble social plus ou moins vaste et délimité[17]. Évidemment, la nature de la sémiosis peut varier énormément et les modalités de connaissance à propos de divers types de référents sont nombreuses, bien que Peirce ait sans doute un net penchant pour la connaissance telle qu’on la fabrique dans les sciences de la nature, incluant les mathématiques et la logique. Il est évidemment au courant des travaux contemporains des sciences physiques, notamment le travail sur l’électromagnétisme depuis le début du XIXe siècle ou la thermodynamique. Dans de tels secteurs, la notion d’objet est pour le moins réduite au designata plutôt que de renvoyer à ce qu’on peut appeler de l’objectal, soit des objets physiques bien repérables dans l’espace et le temps de la corporéité. Dès lors des notions comme le réseau, ou même liées à un vocabulaire spécifique comme le champ bourdieusien, peuvent se qualifier d’objets tant et aussi longtemps qu’on préserve leur spécificité à cet égard.

Jusqu’à quel point les divers utilisateurs d’interprétants dans le processus de semiosis vont arriver à accomplir la compréhension concernée va manifestement dépendre de l’étendue et de la richesse du répertoire interprétatif qui est à leur disposition, si toutefois nous nous souvenons que l’interprétant peircien peut être qualifié globalement de signe même s’il désigne une théorie de la chose concernée. Peirce semble perdre de vue que le sens n’est pas seulement généré par le signe venant d’un locuteur X, il est aussi doté d’une histoire en évolution ; les récepteurs du signe ont souvent leur propre répertoire[18]. Ici, la discussion de Peirce doit aborder la question de l’erreur, liée chez lui à la question de l’inférence, laquelle peut être fausse. Pourtant, la sémiosis peut également rater son coup, le « ground » sélectionné peut être insuffisant, sans importance, peu déterminant, ou carrément mal saisi.

Rappelons qu’une compréhension adéquate et entière de n’importe quelle théorie selon Peirce suppose d’abord les définitions de termes[19]. Mais elle suppose surtout, c’est le sens propre de la maxime du pragmatisme citée précédemment, de clarifier les actions qui peuvent vraisemblablement être attendues aussi bien de la chose dont traite la théorie que de la part des humains ayant à agir eu égard à cette chose. Ce qui nous ramène directement sur le terrain des pratiques que cette théorie éclaire, qui jusqu’à preuve du contraire sont des pratiques sociales. Alors il faut aussi nous demander quelles sont les définitions, et quelles sont les conséquences pratiques de la théorie peircienne elle-même.

Réalisme phénoménal et faillibilisme

Le problème épistémologique peut être vu comme le suivant : un accès phénoménal à un réel, un donné quelconque est supposé non seulement possible, mais il est très souvent effectif, par exemple dans la vie quotidienne. Sur le nécessaire et l’impossible, nous ne délibérons peut-être pas, mais reste quantité de choses qui n’ont pas ce statut, et ce qui semble évident est souvent loin de l’être[20]. L’apparence de l’évidence cache le fait des usages langagiers, conceptuels et même perceptifs qui caractérisent notre connaissance, par opposition à d’autres animaux supérieurs ne disposant pas des mêmes habiletés. La question est plutôt de savoir de quelle manière nous connaissons et jusqu’à quel point, en particulier pour tout ce qui dépasse les éléments triviaux qui ne sont contestés par personne. On estime souhaitable d’éviter un idéalisme qui nous confinerait à l’univers mental des représentations, donc on souhaite vraiment connaître les choses visées et non s’illusionner. Mais sans pour autant nier le fait qu’il s’agit bien de constructions de notre part, dès que les divers types de langage, médiations essentielles à la connaissance, sont mises en jeu. Dit autrement, on a besoin d’être réalistes, mais pour être réalistes, encore faut-il reconnaître la part des choses humaines qui contribue forcément à la connaissance, puisque c’est de notre connaissance qu’il s’agit (si tant est que ce soit le cas). Cette lutte pour le réalisme (et pour éviter les abus du nominalisme) est tout à fait centrale chez Peirce[21] ; elle passe par la distinction entre objet immédiat et objet dynamique, et aussi par la catégorie, la caractéristique ou aspect sous lequel l’objet sera compris[22].

Nous ne pouvons réaliser cette connaissance que par le lien de cet objet phénoménal à notre compréhension, et si nous suivons Peirce, cela intervient par le double biais d’un signe matériel et d’une interprétation donnée. La triade peircienne rend compte de la connaissance d’une façon intéressante puisqu’elle donne place à un certain réalisme en même temps qu’elle implique la reconnaissance du travail langagier et sémiotique dans cette connaissance même. Ce réalisme n’est pas un solipsisme, ce serait plutôt une relation réussie, une rencontre. Il ne faut pas en effet oublier les relations impliquées, entre les interprétants, la chose connue et le signe utilisé pour la dénoter ; il me semble ainsi caractériser ces faits de connaissance si importants, et qui sont de part en part aussi des relations et des événements sociaux. Mais alors que faire de l’erreur, de l’inexactitude ? On peut croire d’abord à un réalisme trop fort, car il soutient que la réalité concrète d’un objet donné est partie prenante de notre connaissance. Pourtant les passages ou Peirce explicite très clairement et vigoureusement son faillibilisme viennent remettre les choses en perspective. Je développe un peu plus sur cette distinction entre connaissance objectale et connaissance objective, dont je prends la responsabilité. Un exemple le fera saisir : alors que je tape sur un clavier, j’ai bien sûr la connaissance objectale des touches que je rejoins avec mon doigté, cette connaissance n’a pourtant rien d’objectif, encore moins le caractère de l’exactitude et de la complétude. Toutefois il s’agit bien d’une connaissance suffisante à son but.

Cette question de la connaissance préoccupe les membres de notre espèce depuis les débuts de la pensée réfléchie. Comment connaît-on ? La question se pose bien sûr aussi pour les phénomènes sociaux, Durkheim eut parlé de faits. Forcément on connaît à partir de certains signes, dont on comprend le sens d’une certaine manière. Un des problèmes, qui a d’ailleurs beaucoup préoccupé Peirce, est celui des universaux, comme quand nous disons que « tous les A sont des B », ou même « Certains A sont des B » puisque la notion indiquée par le B a une valeur pour certains A et à ce titre possède une certaine constance. Mais en fin de compte, ce problème n’est rien d’autre que celui du signe général. Si on ne perd pas de vue le fait qu’une pensée se meut dans un univers de signes, le réalisme peircien ne pose pas de problème insurmontable. Forcément dès que l’attention se détache de la connaissance en action pour ne se préoccuper que des signes et s’arrêter sur ces derniers, la discussion ne porte plus sur l’élément visé au départ dans le signe, adressé à un interprétant. Dans la réflexion, l’attention ne porte plus sur le désigné mais sur le désignant, pourrait-on dire. Dans la pratique de la pensée et de l’action, le signe, qu’il soit particulier ou général, se situera dans des processus d’inférence et supposera un certain rapport à quelque chose, en fait à plusieurs types de choses. L’on ne doit pas réfuter toute connaissance sous prétexte d’une imperfection, puisque la question doit d’abord prendre en compte l’intérêt de la connaissance selon Peirce ; quelles sont les conséquences prévisibles si nous adoptons telle théorie à propos de quelque chose, comment devons-nous agir en fonction de la chose telle que nous la connaissons. Mais comme souvent dans une perspective scientifique, la réflexion de Peirce s’arrête assez peu au commentaire poussé de la connaissance illusoire ou fausse.

Signe et signification

Dans l’article « Fondements de la validité des lois logiques » publié dans le Journal of Speculative Philosophy en 1869, il réfléchit à l’inférence.

…les choses réelles sont d’une nature cognitive, et donc d’une nature significative, de sorte que le réel est ce qui signifie quelque chose de réel. En conséquence, prédiquer quelque chose de quelque chose de réel, c’est le prédiquer de ce dont le sujet (le réel) est lui-même prédiqué ; car prédiquer une chose d’une autre, c’est établir que la première est un signe de l’autre[23].

C’est que le réalisme de Peirce ne cesse de reposer et de reconnaître le travail de la signification. On le voit, le cognitif est le significatif, la chose à laquelle on reconnaît une caractéristique par un signe est-elle-même un signe. Sans que ce soit tout à fait évident, on quitte la vieille logique aristotélicienne d’attribution de qualités à des substrats pour être renvoyés à la ronde des signes, tout comme les sciences normatives seront renvoyées les unes aux autres.

La théorie de Peirce sera une théorie générale des signes, qu’il va appeler parfois une semeiotics, s’inspirant du grec semeion. Il y a plusieurs façons d’être un signe, plusieurs modalités de la signification, il n’y a pas de pensée sans signes même si les signes couvrent bien plus d’éléments que les paroles, incluant les signes naturels. Ce qui pose la question de savoir : comment penser le signe ? Dans la tradition européenne, en particulier française, les auteurs de référence sont De Saussure, plus récemment Barthes, Benveniste et bien d’autres. La base de la réflexion demeure la dyade SA/SÉ, un signifiant et un signifié, soit un substrat matériel du signe et son sens, sa dimension sémantique, ce qu’il veut dire. On se limite alors à la langue, en considérant en particulier la phrase, et l’on regardera les aspects phonétique, sémantique et syntaxique. Saussure ne regarde ni la parole ni les interactions, encore moins les actes de parole ou la dimension rhétorique.

Pour Peirce, dont la conception est toute différente, toute représentation est triadique : ce qui veut dire que le signe, l’objet et l’interprétant désignent la matière, le référent et la signification. L’interprétant, c’est le signe interprété, par l’un ou par plusieurs. Il est donc l’interprétation du signe… chez des interprètes, par d’autres signes. La signification est relationnelle, l’interprétation est fondamentale à toute signification. Par les signes, un représentamen (une pensée, un geste, un objet, un mot considéré comme signes) est compris par l’interprétant (forcément présent au groupe, à la communauté, société, individu, réseau, etc.) renvoyant à quelque chose d’autre, un objet (ce qu’on appelle de nos jours le référent). Rappelons aussi l’une de ses trichotomies les plus célèbres pour classer les signes : les indices, alors qu’il y a une connexion réelle avec la chose pointée : c’est l’exemple de la fumée pour le feu. Il y a aussi l’index du doigt qui pointe un objet, les pronoms démonstratifs. On sait que les icônes représentent par une ressemblance : le panneau avec un cerf, mais aussi un portrait, une carte. Les symboles désignent les mots, propositions ou arguments qui peuvent être compris. On voit donc que le symbole a une grande extension, il n’est pas sans dimension rhétorique et argumentative puisqu’il doit être compris.

Qu’arrive-t-il dans les cas de mécompréhension ? Peirce développe peu sur ce point, mais l’on peut dire que si le travail des signes vient de nous, l’erreur arrive, la rencontre peut être illusoire, le décodage inadéquat, la ressemblance trompeuse. En fait, saisissons que si l’erreur est possible, c’est bien parce qu’elle n’est pas toujours le cas – l’inverse étant possible aussi. Cela étant dit, ce n’est pas parce que nous avons le besoin indispensable de quelque chose, par exemple d’une vérité, que celle-ci est donnée ou même existe[24].

I do not admit that indispensability is any ground for belief. It may be indispensable that I have  $500 in the bank – because I have given checks to that amount. But I have never found that the indispensability directly affected my balance, in the least[25].

La sémiosis, signification dans la communication

Si l’on veut que la communication ait réellement lieu, le signe doit être convenablement interprété donc décodé par l’interprète. Puisque ce n’est pas toujours ce qui se passe, le modèle de la semiosis indique un usage optimal, qui fonctionne ; il peut parfois correspondre à ce qui se passe, mais il désigne aussi ce qui devrait se produire. Admettre le caractère de requête normative de la sémiosis permet de rendre compte de ses dysfonctionnements, du moins quelques fois.

À proprement parler, l’interprétant est lui-même un signe, mais il est actualisé toujours chez un ou des interprètes. L’interprétation est rendue possible par les signes, ce n’est pas un psychologisme. Il y a donc une tâche requise de construction de la capacité interprétative chez les différents destinataires du message. Le signe (ou representamen) représente, dans le sens le plus large possible du mot. Il s’agit de quelque chose d’interprétable, disant quelque chose à propos de quelque chose. Rappelons qu’il peut ou non y avoir un caractère symbolique et artificiel du signe. Comme Peirce l’a déjà dit, le signe tient lieu de l’objet pour l’interprétant. Le signe représente son objet sous quelque égard, ce qui peut être considéré comme sa base (ground). Comme il s’en expliquait dans un célèbre texte, « Quelques conséquences de quatre incapacités » publié d’abord en 1868, chaque fois que nous pensons nous avons en tête un sentiment, une image et donc un signe. Il explique que, comme l’erreur le prouve, ces signes sont aussi une conséquence de notre propre existence[26]. Cela n’empêche pas que le signe soit aussi un phénomène d’autre chose, tout comme l’arc-en-ciel, explique-t-il, est à la fois une manifestation du soleil et de la pluie. Nous-mêmes qui pensons, sommes un signe.

Or un signe a comme tel trois références : en premier lieu, c’est un signe pour quelque pensée qui l’interprète ; en deuxième lieu, c’est un signe mis pour un objet auquel pour cette pensée il est l’équivalent ; en troisième lieu, c’est un signe, sous quelque aspect ou qualité, qui le met en liaison avec son objet. Demandons-nous quels sont les trois corrélats auxquels une pensée-signe renvoie[27].

Nous n’appréhendons jamais quelque chose que sous un certain angle, fournissant une certaine détermination. Cela est en étroite connexion aussi avec la conscience rhétorique d’une communication consciente d’elle-même avec ses limites ; nous mettons en avant certaines caractéristiques, pas toutes, ce choix advient ; est-il justifié ou non est une autre question[28].

Une approche sociologique ou de sciences sociales a forcément devant elle des signes. Si l’artefact, l’organisation spécifique, la configuration sociale considérée sont des signes, on peut interroger ces trois niveaux de référence. Il s’ensuit que l’étude des phénomènes sociaux requerrait l’étude des catégories utilisées pour caractériser les choses auxquelles, comme signe, forcément ils renvoient. De plus, l’étude de tel phénomène social renverrait, comme à une question distincte, à la question de savoir qui les interprète et de quelle manière – une question qui n’est pas celle des catégories de la connaissance, mais bien celle des catégories d’usage, d’interprétation. Nous avons donc, dans la triade de base de Peirce, la possibilité d’une distribution de tâches pour une entreprise de connaissances de type sciences sociales interprétatives, revenant sur l’opération de connaissance par des agents socialisés et pouvant dès lors mieux caractériser cette connaissance. Autrement dit, s’arrêter aux interprétants, c’est s’arrêter au réseau social de l’interprétation et à ses manières de faire. C’est documenter leur pratique interprétative, en visant la justesse de nos descriptions – car alors l’objet visé n’est plus le même que celui des discours étudiés, qui peuvent porter sur toutes sortes de phénomènes comme l’association humanitaire qui se déploie, etc.

Les catégories

Dans un texte de 1867, « On a new list of categories », donc très tôt dans sa réflexion, il revient sur l’ensemble des catégories kantiennes, et l’on se souvient que Peirce en avait conservé cinq dont l’être et la substance ; il a ensuite gardé seulement trois de celles-ci, en les repensant et en majorant leur importance. À l’époque de ce texte, il les appelle la qualité, la relation et la loi[29]. Un peu plus tard, les appellations changent pour prendre un sens plus technique.

Ce seront bien sûr la priméité, la secondéité et la tiercéité, qui sont en profonde continuité avec le sentiment, l’action et la pensée. Ainsi, la priméité en un sens est ce qui se présente en premier, même si elle est finalement impensable sans l’expérience, qui relève de la secondéité. Est-elle envisageable sans la compréhension qui relève de la tiercéité ? L’on peut aussi se demander si la chose est pensée convenablement, selon les bonnes règles, les bons concepts ; mais elle sera comprise selon une règle, quelle qu’elle soit, et on peut à bon droit se demander ce qu’elle est. L’action est de l’ordre de la secondéité puisqu’elle est interaction, contact, rencontre et résistance vécue, alors que la pensée dégage les signes, les régularités, les représentations et aussi les lois.

La Priméité est le mode d’être de ce qui est tel qu’il est, positivement et sans référence à quoi que ce soit d’autre. La Secondéité est le mode d’être de ce qui est tel qu’il est par rapport à un second, mais sans considération d’un troisième quel qu’il soit. La Tiercéité est le mode d’être de ce qui est tel qu’il est, en mettant en relation réciproque un second et troisième[30].

Ce sont l’être de la possibilité qualitative positive, l’être du fait actuel, et l’être de la loi qui gouvernera les faits dans le futur[31].

Il commente sur l’actualité, ou secondéité. « L’actualité a quelque chose de la brute. Il n’y pas de raison en elle », – son exemple l’explique : le juge rend un jugement, je peux penser que c’est en l’air, mais quand je sens la main du sheriff se poser sur mon épaule, là je sens que c’est réel ou actuel[32]. C’est lié à l’effort, à la double conscience de l’effort et de la résistance. Il appelle ainsi secondéité « le mode d’être d’une chose qui consiste dans la manière d’être d’un second objet ».

La Priméité, c’est le mode « d’être qui consiste dans le fait qu’un sujet est positivement tel qu’il est, sans considération de quoi que ce soit d’autre. Ça ne peut être qu’une possibilité. » Sinon, considérer ce mode sans relation avec autre chose ne signifie rien. Pensons à la rougéité par exemple. C’est une possibilité qui peut être actualisée, même si nous ne pouvons savoir si elle l’est.

Concernant la tiercéité, un aspect temporel est essentiel. Dans la vie de tous les jours, nous faisons sans cesse des prédictions, et la plupart s’accomplissent. Dire qu’une prédiction a tendance à se réaliser, c’est dire que les événements futurs sont « dans une certaine mesure réellement gouvernés par une loi ». Cela ne veut pas dire que la prédiction est assurée au coup sur coup : il faut le comprendre de manière probabiliste, comme l’exemple des coups de dé le montre. L’interprétation peircienne de la probabilité est avisée du fréquentisme comme des perceptions. « Si une paire de dés amène le double six cinq fois de suite, c’est une simple uniformité. » Même si on ne sait pas avec certitude que le double six reviendrait telle fois suivante, les événements auront tendance à se conformer à la règle générale probabiliste en raison d’une fréquence grosso modo prévisible. C’est ce type de règle qui fait qu’on ne peut s’en tenir à une position nominaliste : « Une règle à laquelle des événements futurs ont tendance à se conformer est ipso facto une chose importante, un événement important dans la survenue de ces événements. »

Ce mode d’être qui consiste, je dis bien ; qui consiste, dans le fait que les faits futurs de la Secondéité revêtiront un caractère général déterminé, je l’appelle Tiercéité[33].

La limite de cela est bien sûr celle de toute pensée probable au sens contemporain du terme : on ne pourra savoir avec certitude ce qui adviendra dans tel coup de dé à venir, pour garder cet exemple, mais on saura avec certitude que, dans un ensemble de coups de dés, une certaine proportion sera respectée, une distribution aura lieu[34]. Mais cela va plus loin, car la détermination de telle chose, ce que nous pouvons penser, est elle-même à saisir de manière probabilitaire, et non à la manière d’une essence fixe.

Comme nous pouvons le voir, la priméité concerne les signes, les noms, considérés en quelque sorte avant toute actualisation dans des existants. Il s’agit de pures possibilités, on pourrait dire d’un dictionnaire abstrait de la signification. Pour discuter d’actualité, il faut discuter rencontres, relations, on peut dire aussi contact, impact – ce qui relève de la secondéité. La catégorie de tiercéité va permettre de donner un certain contenu à cette relation entre un premier et un second. En même temps, pour comprendre ce contact, cette rencontre, ce choc, on ne peut s’en tenir à l’identification des possibles ou des actuels mais encore faut-il en saisir le sens sous des termes interprétatifs donnés. Les trois catégories peirciennes sont comme un rasoir d’Ockham nouveau genre : elles supposent que nous pourrions distinguer les possibles des relations et des régularités ou concepts permettant de rendre compte de ces dernières. C’est un peu comme le cube qui a besoin de la ligne laquelle a besoin du point. Le point tout seul n’a pas de sens mais on doit tout de même le postuler, et on doit le distinguer des niveaux de composition plus complexe. La tiercéité est la classe des régularités qu’on peut se donner, mais cela ne nous dit pas encore si telle régularité pensée à propos de telle chose est la bonne, suffit aux besoins, etc.

Les disciplines de la science normative

Quand Peirce veut caractériser la philosophie, il va la présenter comme science normative. Pour lui cette expression désigne trois disciplines, soit la logique, l’éthique (voir plus bas) et l’esthétique. Pour la première, le caractère normatif est assez clair, venant du fait que la logique fournit une norme du raisonnement, par exemple dans la discussion de la validité des énoncés, je dirais aussi dans le fait qu’une semiosis atteint ou non correctement ce qu’elle est censée atteindre. En revanche, l’éthique a aussi besoin de la logique, et rappelons que même si Peirce tient à une connaissance empirique, il ne nie aucunement le fait que l’éthique relève du domaine rationnel, toutefois il se méfie au plus haut point des doctrines moralistes, bien qu’il ne va pas distinguer éthique et morale comme plusieurs le font de nos jours (notamment Habermas, Ricoeur et d’autres)[35]. Penchons-nous plus avant sur ce thème important et peu traité chez les commentateurs, un troisième terme pour une triade incluant ici la sémiosis et l’inférence.

Une science normative non morale appelée « practique »

Dans un texte de 1906 traitant d’éthique, Peirce insiste pour dire que finalement, ce n’est pas tant de l’éthique qu’il faudrait parler pour désigner la science normative qu’on souhaite alors désigner, mais plutôt de ce qu’il appelle d’abord « antéthique », puis science de la pratique (le mot anglais est « practics »)[36]. Cela parce que l’éthique elle-même se prononce sur « la nature du summum bonum, alors elle implique plus que la théorie de la conformité à un idéal, elle a pour objet une réelle conformité ». Une citation éclairera sans doute ce point :

…dans la mesure où l’éthique étudie la conformité de la conduite à un idéal, elle se limite à un idéal particulier qui, quelles que puissent être les déclarations des moralistes, n’est en fait rien d’autre qu’une sorte de photographie composite de la conscience des membres de la communauté. En bref, ce n’est qu’une norme traditionnelle acceptée très judicieusement, sans critique radicale, mais avec un stupide semblant d’examen critique. La science de la moralité, de la conduite vertueuse, de la vie droite, ne peut guère revendiquer une place parmi les sciences heuristiques[37].

Cela n’équivaut pas à la distinction entre éthique et morale qu’on trouve de nos jours chez plusieurs auteurs, mais disons qu’il y a un parallèle possible. Cette conformité éthico-morale, elle est de part en part sociétale, Peirce est clair sur ce point. Plutôt que de simplement suivre cette normativité sociale, la « practique » peircienne proposée s’occupe du rapport à l’idéal, de la normativité qui joue par exemple en logique, mais aussi ailleurs ; elle ne saurait se confondre avec une éthique prise ici par Peirce comme simple équivalent de la moralité culturelle et sociale qui peut être décrite notamment d’un point de vue de sciences sociales.[38] On ne saurait trop insister sur l’importance de ceci, en particulier en raison de la distinction que Peirce opère entre l’idéal comme guide du raisonnement d’une part et comme source de motivation d’autre part. Sur ce point il va jusqu’à dire qu’en fin de compte, c’est vers l’esthétique qu’il faut se tourner pour trouver les bases de l’éthique :

Si la conduite doit être totalement délibérée, l’idéal doit être une habitude du sentiment qui a grandi sous l’influence d’un courant d’auto- et d’hétéro-critiques ; et la théorie de la formation délibérée de telles habitudes de sentiment est ce qui doit être la signification de l’esthétique[39].

Il soutient que les Allemands ont inventé le mot, qu’ils l’ont restreint au goût mais qu’au fond c’est encore d’elle qu’il s’agit en fin de compte s’il faut préférer « pourvoir aux besoins familiaux en étant agriculteur ou bien en étant bandit de grand chemin[40] » – voilà un choix qui selon lui fait une différence pratique, mais ne change rien au point de vue heuristique soit celui d’une logique de l’enquête visant la découverte. Une dernière phrase mérite encore d’être citée à la fin de ce développement : « Il est clair cependant que l’esthétique se rapporte au sentiment, la science de la pratique à l’action, et la logique à la pensée », ce qui expose la triade qui correspond pour lui aux trois chantiers de la science normative[41]. Or ce que l’on trouve dans la Première conférence de Harvard de 1903 va tout à fait dans le même sens : l’éthique y est présentée comme fondée sur une doctrine ne considérant « aucunement ce que doit être notre conduite », c’est-à-dire qu’elle repose sur l’esthétique qui s’occupe de l’admirable, ce qui bien sûr renvoie aussi au sentiment, à quelque chose d’une priméité, au possible. L’esthétique sera surmontée par la logique, bien qu’une enquête de base devra avoir lieu par l’approche de la phénoménologie.[42] Pour le dire autrement : on est renvoyés à la ronde des disciplines qui se supportent entre elles…et finalement, elles sont toutes basées sur les signes.

Quant à la phénoménologie, elle s’occupe de ce qui se manifeste tout simplement ; il ne faut pas la confondre avec la mathématique, qui elle est une science hypothétique nous disant ce qui serait le cas si nous admettons telles hypothèses. La phénoménologie s’occupe des catégories. Dans les Leçons de 1903, celles-ci sont d’abord appelées Qualité ou Sentiment, ensuite Lutte et Réaction, puis la Tiercéité qu’il va appeler Représentation dans la conférence 3[43] ; ailleurs il l’avait caractérisée d’abord en tant que Loi, cf. les Lettres à Lady Welby[44]. S’il ne s’agit de rien d’autre que des signes, nous sommes loin des simples phonèmes ou des lettres de l’alphabet ; le signe prend une densité aussi historique et sociale que pratique et même pragmatique, comme on va le voir.

Langages et théories, leur dimension proprement pragmatique

Peirce explique que l’homme est signe ; « hommes et mots s’éduquent mutuellement les uns les autres[45] ». Ce jeu mutuel du mot et de l’humain montre la réversibilité de l’agence ici. Si les mots peuvent être éduqués, voyons-y leur élargissement, le développement de leur richesse et de leur précision par leurs utilisateurs.

Une connaissance vraie est le fait d’une communauté de chercheurs. Dans le cadre de sa réflexion, la référence à la communauté est forcément présente aussi en tant qu’horizon ; puisque connaissance et vie sociale sont intimement liées.

En fin de compte, de même que ce qu’est réellement une chose, c’est ce que l’on parviendra finalement à connaître dans l’état idéal de complète information, en sorte que la réalité dépend de la décision ultime de la communauté ; de même, la pensée n’est ce qu’elle est qu’en vertu du fait qu’elle s’adresse à une pensée future qui, en sa valeur de pensée, lui est identique, quoique plus développée[46].

Comme le fait remarquer Misak, il ne faut pas prendre cela dans le sens d’une téléologie : l’accent est à mettre sur l’incomplétude du savoir actuel[47]. Le vrai c’est ce qui se montrera indéfectible, c’est ce à quoi il faudrait donner son accord, donc que l’on ne pourra plus réfuter. N’oublions pas toutefois que Peirce exprime ici toute l’idée du destinataire de la pensée ou discours. Du reste, une soi-disant connaissance vraie devra encore être la connaissance de plusieurs qui la partagent et même la reconnaissent, sans quoi elle ne serait plus une connaissance. On dépasse tout à fait ici la vision représentationnelle de la connaissance, dans le sens où ce sera toujours aussi la connaissance de quelqu’un, de plusieurs, pour quelqu’un et pour plusieurs. Idéalement pour tous, mais ce n’est pas toujours le cas, comme on le voit sans cesse.

Dans les Conférences de Harvard, prononcées en 1903, il revient sur la soudaine popularité du pragmatisme, mot et courant qu’il avait lancés une vingtaine d’années auparavant sans que cela ait trop d’effet sur le coup. Les discussions du Metaphysical Club, et les quelques textes publiés dans le Journal of Speculative Philosophy ont eu moins d’impact que les publications à grand succès de William James, venues quelques décennies plus tard. C’est d’ailleurs grâce au soutien de James que Peirce put tout de même, après son retrait forcé du circuit universitaire, continuer de pouvoir communiquer, notamment lors de ces conférences de Harvard. Dans ce cadre, il rappelle la maxime bien connue du pragmatisme, mais il fournit une formulation supplémentaire, souvent peu regardée, qui s’avère très intéressante. Il fait intervenir en cours de route un terme technique, la notion d’apodose, qui est le conséquent dans un énoncé de la forme « si X, alors Y », soit le « alors Y » ; le mot se dit aussi en musique, la partie montante d’une mélodie est la protase, la partie descendante l’apodose :

…le pragmatisme est le principe selon lequel tout jugement théorique exprimable en une phrase au mode indicatif est une forme confuse de pensée dont la seule signification, si elle en a une, réside dans sa tendance à mettre en application une maxime pratique correspondante exprimable sous la forme d’une phrase conditionnelle ayant son apodose au mode impératif[48].

Peirce devance très nettement les développements dans la pragmatique considérée comme théorie des actes de parole – comme dans j’asserte, je promets, je recommande, mais aussi dans les réponses données par les interlocuteurs à ces actes dans les dialogues[49]. En effet il explique comment un énoncé théorique peut et doit aussi se comprendre comme un genre de prescription, c’est-à-dire une recommandation pour l’action. Cela va plus loin que la seule pragmatique des actes de parole puisque ce sont les théories qui sont considérées, non les paroles singulières ; la prescription est le moment de chute ou la conséquence de toute énonciation théorique, celle-ci n’est pas pensée complètement si l’on n’en pense pas les conséquences. Certes dans la citation, ce que j’appelle recommandation n’est présentée qu’au point de vue catégorique de l’impératif. Admettons donc que quelques nuances supplémentaires pouvaient et devaient ici compléter son expression, concernant une dimension encore très peu reconnue et comprise de toute théorie. S’il faut sérieusement penser que toute théorie aurait sa clé dans des énoncés d’action, le lien entre la théorie et la pratique n’a jamais semblé aussi étroit.

À la suite du même texte, il s’attarde sur sa formulation antérieure de la maxime, en se demandant quelles habitudes produisent une pensée donnée. Dans toute circonstance possible, il faut se demander quand et comment la théorie que l’on soutient nous fait agir. Et on ne comprend bien une théorie que si on voit à quelles actions elle mène. Peirce a lui-même rappelé à divers endroits le fait que pour bien comprendre une théorie, les définitions de ses termes de base doivent sans doute d’abord être connues et comprises, i.e. on ne peut s’en tenir seulement à la question des actions prévisibles pour arrêter le sens d’une théorie ou d’une idée donnée[50]. C’est pour en saisir le sens complet que nous avons besoin du volet pragmatique concerné par les conséquences d’actions aussi bien quant à l’objet théorisé qu’à l’agir des humains en interaction avec ce dernier. Faut-il le préciser, cela implique de prendre au sérieux plus que jamais les engagements théoriques.

Un peu plus loin, revenant sur le jugement, il dit que c’est une assertion, comme dans « je me dis à moi-même » ; c’est donc un acte, comme quand quelqu’un promet chez le notaire. Faire une assertion, c’est quelque chose de tout à fait différent de « la saisie de la signification d’une proposition[51] ». Nous le savions, la dimension pragmatique est étroitement liée à toute signification pour Peirce. Ce qui s’applique forcément aussi à sa propre théorie concernant les catégories et la semiosis ; penser leur caractère normatif libère l’espace requis d’une critique et permet d’éviter l’idéalisme qui considérerait spontanément le lien comme réalisé, la communication comme effectuée, et la connaissance comme étant un fait assuré. Mais déjà la fréquentation de ses oeuvres nous montre que cela est hors de question.

La communauté

Pour la question sociale, la notion de communauté est souvent en contrepoint, surtout depuis Tönnies, théoricien inconnu de Peirce. La notion de communauté chez Peirce a plusieurs aspects, son sens n’est pas univoque. D’une part, la communauté est porteuse de différents préjugés, elle peut faire violence aux individus en les forçant, en exerçant de la contrainte sur eux ; elle est donc un lieu de pressions et de conformisme social. Peirce souligne bien comment dans les communautés, une méthode de conviction fondée sur la volonté et l’effort de persuasion est présente fréquemment : ce n’est toutefois pas ce qu’on cherche[52]. Des communautés avec des convictions contraires entrent aussi quelques fois en contact, ce qui montre que la conviction est moins certaine qu’on le croyait, les convictions sont déstabilisées[53]. On n’a d’ailleurs pas manqué d’utiliser la persécution et la cruauté, partout où il y a eu un clergé[54] ; caste aristocratique, « pouvoir absolument impitoyable », ce qui s’est vu fréquemment. En fait, ce sont là des textes préparatoires à Comment se fixe la croyance, où l’on retrouve les mêmes développements ou presque[55]. On voit bien, communautés et morales vont de pair et requièrent sans doute un recul critique.

D’autre part, pour Peirce parler de science c’est parler d’une entreprise complexe, elle est un fait social qui s’étend sur plusieurs siècles et implique une pluralité de gens qui forcément travaillent les uns avec et par rapport aux autres. On sait qu’il n’est pas sceptique ; pour lui la connaissance du monde est possible ; et de plus une connaissance peut être meilleure que l’autre. Il souhaite ne pas abuser de la notion de vérité, mais néanmoins une proposition est susceptible d’être vraie. Le réalisme de Peirce suppose le travail d’enquête, maintenu pendant une période indéfiniment ouverte et par un groupe vu également comme ouvert, sans limite évidente.

Une citation le montre mais soulève aussi quelque difficulté :

Le réel est donc ce à quoi tôt ou tard aboutiraient l’information et le raisonnement, et qui est donc indépendant de mes fantaisies comme des vôtres. Ainsi l’origine même de la conception de la réalité montre que cette conception renferme la notion d’une communauté, sans limites définies, et susceptible d’un accroissement indéfini de connaissances[56]. »

Nous sommes ici bien éloignés d’une conception radicalement pluraliste de la connaissance, postulant une pluralité de réalités irréconciliables. Il y a, ou il devrait y avoir, une réalité comme il y a ou devrait y avoir une communauté. Certes on peut distinguer description d’états de chose et norme, mais il n’y a pas ici de prise en compte de la possibilité de reculs ou de pertes nettes en connaissance, risques auxquels nous sommes parfois confrontés de nos jours. Le sens de cette conception est d’écarter ce qui ne serait que fantaisies des uns et des autres, en faveur de ce qui peut produire une convergence.

Une méthode de recherche qui mènerait différents individus à différents résultats, sans faire en sorte de les conduire à un accord, serait autodestructrice et sans valeur. En conséquence, le raisonnement bien conduit tend à produire un accord entre les hommes ; et le doute une fois écarté, la recherche doit cesser[57].

Il semble y avoir une connexion étroite entre connaissance et production de l’accord intersubjectif ; il y a une valeur admise dans cette convergence. Discutant de méthode, la logique est vue comme dialectique, science permettant de discuter de la valeur des arguments. Certes, une recherche est entreprise pour lever les doutes du chercheur, mais 

aucun homme sensé n’échappera au doute tant que des personnes, aussi compétentes que lui pour juger, seront d’un avis différent du sien. C’est pourquoi résoudre ses propres doutes c’est déterminer la position à laquelle une recherche suffisamment poussée conduirait tous les hommes[58].

La science est de fait sociale ; en résolvant ses propres doutes, le chercheur se place du point de vue des objecteurs possibles. Mead dirait qu’il a intériorisé le regard de l’autrui généralisé de ce groupe particulier[59].

Signes et théorie de la communication : le téléologisme apparent

Les signes présupposent des communautés d’interprètes et sans doute aussi un système de communication, pensons par exemple aux supports audiophoniques. La théorie de la connaissance semble donc transformée en théorie de la signification qui suppose la communication. Peut-on interpréter sa théorie des signes comme étant de fait une théorie de la communication ? Parfois il semble plus intéressé à générer des sous-genres de signes, dans un classement et une sorte de grammaire, son répertoire complexe de fonctions des signes, plutôt que de s’arrêter aux aspects interactionnels, dont il parle néanmoins en reconnaissant la dimension rhétorique. Cette dimension rhétorique est souvent perdue de vue, par exemple dans le passage suivant, qu’on cite beaucoup mais qui est simplement la fin emphatique de Quelques conséquences de quatre incapacités, dont la tâche a été notamment de réfuter l’intuitionnisme et le doute cartésien :

…de même, la pensée n’est ce qu’elle est qu’en vertu du fait qu’elle s’adresse à une pensée future qui, en sa valeur de pensée, lui est identique, quoique plus développée. De cette manière, l’existence de la pensée, maintenant, dépend de ce qui sera après ; de sorte qu’elle n’a qu’une existence potentielle, dépendant de la pensée future de la communauté[60].

La discussion demeure dans l’ordre du conditionnel, l’écrivant est lui-même réduit à un signe à reconnaître plus tard, éventuellement. La référence à un état futur est présente et il y a une présupposition réciproque qui se joue. Oui il semble viser un savoir complet, mais c’est pour la mettre en dépendance de la « décision ultime » de la communauté, puisqu’une connaissance ne pourra être déclarée vraie que par des gens qui la tiendront pour vraie. Il me semble ainsi surmonter le paradoxe qui consiste à tenir en même temps le réalisme, le constructivisme, l’historicité de la pensée, non sans une touche de communication : une pensée n’est telle qu’en s’adressant à un auditeur ou lecteur forcément situé au futur par rapport au temps de l’expression. On trouve ici une temporalité qui n’est pas uniquement linéaire, puisque le passé est dit dépendre du futur, d’une éventuelle reconnaissance. C’est plutôt le contraire qui ressort habituellement, soit la dépendance du futur par rapport au passé.

On a beaucoup discuté de l’apparence de téléologisme qui se présente ici…alors que le texte dit autre chose. Si on comprend le texte de manière linéaire on arrive à une impasse, à quelque chose qui n’est pas soutenable. Selon Misak l’accent est à mettre sur l’incomplétude du savoir actuel, non sur l’apparence téléologique[61]. La connaissance vraie c’est celle qui se montrera indéfectible, ce à quoi il faudrait donner son accord, donc que l’on ne pourra plus réfuter – mais encore faudra-t-il donner l’accord. Ainsi une soi-disant connaissance vraie ne serait plus une connaissance si personne ne la partage. Le sens pratique d’une telle affirmation est plutôt d’accepter de s’orienter vers la recherche d’une connaissance vraie tout en admettant que celle-ci devra être reconnue. On ne va donc pas pouvoir se passer de rendre communicable et donc compréhensible toute connaissance qui pourra s’avérer vraie, bien qu’en attendant elle pourrait n’avoir qu’une valeur hypothétique.

Peut-être a-t-on aussi mésestimé le fait que Peirce voit dans la communauté une valeur substantielle, à laquelle forcément l’humain se doit de se rattacher, elle n’est pas seulement un présupposé abstrait du type communauté de communication comme chez Karl-Otto Apel[62]. Dans son Compte-rendu de l’édition Fraser de l’oeuvre de George Berkeley, un texte de 1871, la question de la communauté fait surface dans un cadre qui revient assez souvent chez Peirce, soit la discussion philosophique entre nominalisme et réalisme.

La question de savoir si le genus homo a la moindre existence, si ce n’est dans des individus, est la question de savoir s’il y a un quelque chose qui ait plus de dignité, de valeur et d’importance que le bonheur individuel, les aspirations individuelles et la vie individuelle. Les hommes ont-ils réellement quelque chose en commun, en sorte que la communauté doive être considérée comme une fin en soi, et si oui, quelle est la valeur relative de ces deux facteurs, voilà la question pratique la plus fondamentale qui concerne toute institution publique dont il est en notre pouvoir d’influencer la constitution[63].

La discussion de l’agentivité, individuelle ou collective, est ici largement devancée. Peirce cherche à montrer le lien qu’il voit entre la logique et le principe social[64]. Peut-être en raison du travail de l’inférence qui repose forcément sur des signes dont la nature est sociale, il estime que le caractère logique des propositions nous conduirait en quelque sorte par lui-même à un élargissement de nos perspectives. Je cite : « …logicality inexorably requires that our interest shall not be limited. They must not stop at our own fate, but must embrace the whole community[65]. » Cette communauté franchit les frontières et les époques ; les exemples d’héroïsme requièrent une participation à une communauté sans limites : « …all this requires a conceived identification of one’s interests with those of an unlimited community[66] ». De même, nous pouvons avoir l’espoir que la communauté va survivre indéfiniment, bien que ce ne soit aucunement une nécessité – ce n’est pas parce que j’ai vraiment besoin d’avoir 500 $ que cela change quelque chose, on l’a vu.

Conclusion

Comment pouvons-nous comprendre les implications réciproques entre sémiosis et théorie des catégories, notamment la priméité, la secondéité et la tiercéité ? Plusieurs textes sont éclairants à cette fin, dont A guess at the Riddle (1890) et les Lettres à Lady Welby (1904-1908). En fait, la sémiotique et les catégories sont intimement liées, et elles correspondent aussi aux sciences normatives, à l’attente d’une science de l’action non réductible au moralisme. Je crois que cette connexion peut nous permettre, dans tout le domaine des sciences sociales, en lesquelles il faut à mon sens inclure une philosophie pratique, de faire mieux la part des choses entre les éléments qui sont ainsi distingués. Je vais énumérer à la suite quelques questions que la pensée de Peirce permet encore de poser, parmi bien d’autres. Quelle est la part du sentiment premier ? Quelle part des choses faire entre le possible théorique qui est mis en jeu dans la situation et l’actuel des interactions concrètes ? Comment comprendre les caractéristiques générales de ces relations, de ces interactions, ainsi que leurs caractères spécifiques ? Comment rendre réflexive les catégories que nous prenons comme allant de soi dans notre compréhension des phénomènes sociaux ?

Une tout autre série de questions concerne la manière d’interpréter la théorie de la semiosis de Peirce par le biais de sa théorie des catégories dans le cadre d’une théorie de la communication. Les pratiques communicationnelles qui sont constituantes du lien social dans une perspective interactionniste peuvent déjà être repérées dans leurs composantes « sémiosiques », et ce sans même encore avoir besoin d’entrer dans une analytique poussée utilisant toutes les sous-classes de signes générées par Peirce à l’intérieur de sa théorisation. Par exemple, quels sont les interprétants dont disposent des interlocuteurs dans une conversation qu’on traiterait méthodiquement en analyse conversationnelle ? Quelle est la part des choses entre ce qui vient d’un locuteur, ce qui vient de la communication sociale préalable, ou même de l’éducation avec toutes ses notions supposées d’emblée ? Dans tout effort pédagogique ou simplement de communication, la question de savoir de quels interprétants disposent les récepteurs est de toute première importance. De même, si Peirce ne discute pas de la question de l’erreur ou de celle des mésinterprétations quand il présente sa semiosis, cette théorie permet d’en rendre compte puisqu’il suffit d’un désaccord entre l’un, l’autre ou les trois éléments concernés par la sémiosis pour la produire. Dans ce cas, l’on reconnaît à la notion de sémiosis une valeur normative.

Sur les questions d’éthique, il a pu arriver par le passé que nous soyons méfiants face à une trop forte prétention à la vérité morale, de laquelle on voulait déduire des conséquences soit disant certaines. Une telle réserve m’apparaît plutôt saine, mais si nous y réfléchissons bien, l’idée de l’enquête suppose un vouloir de connaissances par rapport aux situations, aux problèmes sur lesquels nous cherchons à nous orienter dans l’action en prenant quelques fois des décisions. Je crois justifié d’affirmer que sans virer au dogmatisme, une recherche de vérité demeure requise en éthique. La vérité n’est que le qualificatif d’une proposition qui représente une connaissance ; on peut et on doit le plus souvent se contenter d’un savoir vraisemblable et souvent incomplet. Cela n’empêche pas qu’il y ait encore une certaine orientation vers une connaissance qu’on souhaite vraie, ne serait-ce que pour éviter les erreurs et les faussetés. Peirce me semble aller tout à fait dans ce sens. Ainsi, il pose et je cite, « notre conviction générale que ce qui est réellement vrai, il est bon de le croire et mal de le rejeter », ceci intervenant dans une discussion sur le matérialisme de la science habituelle.[67] Ce qui me semble rejoindre cette autre idée, centrale chez Peirce : la démarche d’enquête doit normalement converger vers des conceptions communément partagées. Il me semble qu’il faut conserver ces perspectives, contre les apologies malsaines des « fake news » et contre le défaitisme intellectuel en général.