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Depuis plusieurs années, la plupart des gouvernements européens se sont engagés, plus ou moins fortement, en faveur du développement durable. Certaines initiatives liées à ce thème, comme la favorisation des filières courtes, les productions locales ou encore la réduction des émissions de gaz à effet de serre, ont trouvé un certain écho auprès des politiques. Il peut sembler paradoxal, dans ce contexte, de voir que les acteurs publics (collectivités et Etats) n’intègrent pas complétement ces initiatives dans leur propre processus d’achat (marchés publics). On pourrait s’interroger sur les raisons qui empêchent ces organisations d’impulser cette dynamique, en constituant une demande de durabilité dans leurs achats. En réalité, le fonctionnement de ces marchés est conditionné par des procédures très strictes au niveau européen, elles-mêmes basées sur des principes issus de ce que nous proposons de nommer le paradigme européen de l’efficacité économique.

Cet article propose d’établir un lien entre la place accordée à certains postulats économiques dans la construction de la politique industrielle européenne, et sa capacité à favoriser, sur le terrain, des pratiques en lien avec le développement durable. Nous verrons comment une vision dogmatique prend forme dans certains textes fondateurs, afin de constituer ce paradigme européen de l’efficacité économique. Nous verrons, en parallèle, comment ces bases paradigmatiques transparaissent dans certaines formes de durabilités (moyens) qui sont proposées pour atteindre un développement durable (finalité), afin d’identifier les compatibilités et les points de frictions.

L’originalité de notre approche théorique repose sur l’utilisation d’une grille d’analyse basée sur le concept de paradigme scientifique de Thomas Kuhn. Nous montrerons que ce cadre théorique, proposé initialement pour l’étude épistémologique des sciences, peut apporter des clarifications sur le fonctionnement des institutions européennes. Ce dernier nous permet notamment d’éclairer les dynamiques présentes à trois niveaux de notre sujet (dogmatique, législatif et pratique) et leurs interdépendances.

Dans une première partie, nous établirons les bases théoriques du paradigme européen de l’efficacité économique à l’aide de la grille d’analyse des paradigmes de Kuhn. Nous en profiterons pour clarifier les liens entre ce paradigme européen, les formes de durabilités et le concept de développement durable. Dans une seconde partie, nous détaillerons les résultats de notre étude terrain, qui a pour objectif de déterminer quelles sont les compatibilités, les frictions, voire les incompatibilités, entre les enjeux de développement durable et les contraintes de fonctionnement des marchés publics. Cette recherche empirique est composée d’une analyse d’appels d’offres passés dans l’industrie ferroviaire, croisée avec l’étude de documents juridiques et d’entretiens auprès d’acteurs clés de ces marchés. Nous verrons comment ce système est sollicité politiquement pour insuffler des pratiques en lien avec le développement durable, tout en étant fortement conditionné par les exigences européennes de nature paradigmatique.

Le paradigme européen et le développement durable : entre compatibilités et frictions de principes théoriques

Le cadre des paradigmes scientifiques de Thomas Kuhn

Dans cette recherche, nous mobilisons comme grille de lecture théorique de notre sujet, le concept de paradigme scientifique, développé par Kuhn (1962). En effet, nous pensons que ce concept de philosophie des sciences peut nous aider à porter un regard intéressant et original sur notre problématique.

Le concept de paradigme est défini de multiples façons dans l’oeuvre de T. Kuhn, mais nous pouvons le résumer comme un cadre global, partagé de manière tacite par une communauté scientifique, qui permet de définir les théories valides, les façons de poser les problèmes et de les résoudre. On comprend bien que cette notion fait référence à un « savoir tacite », au sens de Polanyi (1958), ce qui la rend de facto difficile à identifier et à restituer. On peut néanmoins la mobiliser pour illustrer une dynamique qui va toucher trois niveaux de notre sujet : les positions dogmatiques des institutions, la forme de ses productions législatives et les pratiques des acteurs sur le terrain (entreprises, consommateurs, collectivités, etc.). Ainsi, l’approche paradigmatique peut constituer une grille d’analyse globale du contexte européen et de ses procédures concrètes, tout comme elle constitue à la fois un apport épistémologique pour l’étude de la construction des sciences et un cadre empirique pour l’étude des conséquences de cette construction sur la vie de laboratoire.

Les précisions faites par T. Kuhn sur ses propres travaux peuvent aussi être mobilisées pour analyser les paradigmes étudiés ci-après. Par exemple, la notion de « matrice disciplinaire[1] », introduite dans la postface à partir de la réédition de 1969 par Kuhn (2008, pp. 247-255), décrit des variantes plus fines de ce que peut être un paradigme. Nous pouvons ainsi aborder les paradigmes au sens métaphysique, comme modèles heuristiques ou ontologiques qui incitent les acteurs à « adhérer collectivement à certaines croyances » (Kuhn 2008, p. 250) et qui « fournissent au groupe des métaphores et desanalogies préférées ou permises [contribuant] ainsi à déterminer ce qui sera accepté comme une explication » (Kuhn 2008, p. 251). Nous pouvons aussi les aborder comme des généralisations symboliques, qui favorisent les « expressions employées sans question ou dissension par les membres du groupe » (Kuhn 2008, p. 248).

Le cadre théorique des paradigmes peut également nous aider à comprendre le lien existant entre le paradigme européen (sphère politique) et le paradigme de l’orthodoxie économique (sphère scientifique). En effet, un paradigme scientifique, notamment en science humaine, se stabilise par un double processus (scientifique[2] et institutionnel). Le processus institutionnel repose notamment sur une légitimation interne et externe du paradigme scientifique. La légitimation interne fait référence à tous les mécanismes propres à l’institution pour initier ses membres au paradigme et sanctionner positivement leur adhésion au paradigme. La légitimation externe se traduit par une appropriation des productions ou des croyances issues du paradigme par d’autres institutions que la discipline scientifique. Le tableau en annexe 1 reprend les grands éléments des paradigmes de Kuhn que nous mobilisons pour décrire ce que nous proposons de nommer le paradigme européen de l’efficacité économique, son incarnation dans le corpus de textes et dans les pratiques.

Le paradigme européen de l’efficacité économique

La construction des institutions européennes et de leurs procédures a été marquée par un mélange d’influences historiques, politiques et économiques. Dans un rapport du conseil d’analyse économique sur les politiques de la concurrence, Encaoua et Guesnerie (2006) reviennent sur ces influences qui ont conditionné la construction et l’importance de la politique de la concurrence aux Etats-Unis et en Europe. Ils insistent sur le fait que des deux côtés de l’Atlantique, les émergences de ces politiques répondent à un besoin d’intégration forte des marchés (contexte économique et historique), et que la forme de ces politiques est intimement liée aux travaux des économistes sur ce sujet (contexte théorique) (Encaoua et Guesnerie, 2006, p.33).

Concernant les influences de la théorie économique, bien qu’ils évoquent les différentes nuances[4] des champs théoriques concernant leurs visions de la concurrence et des préconisations qu’elles engendrent (cf. tableau en annexe 2), on constate que les champs influents sont tous globalement inclus dans le paradigme scientifique de l’orthodoxie économique[5] qui est plus ou moins proche du courant néoclassique.

Les auteurs de cette étude insistent d’ailleurs sur le fait que les « conceptions dominantes […] ont souvent de facto influencé les politiques mises en oeuvre » (Encaoua et Guesnerie, 2006, p. 49) et indiquent que d’autres approches plus hétérodoxes, comme celle de Schumpeter (1943) n’ont pas trouvé le même écho auprès des autorités. Nous retrouvons ici un double processus de stabilisation institutionnelle externe (cf. tableau en annexe 1) entre le paradigme de l’orthodoxie économique, d’un côté, dont les fondements trouvent un écho externe dans les institutions européennes, et le renforcement du paradigme européen par des thèses issues du monde académique, de l’autre côté.

Il est aussi intéressant de noter que même les auteurs de cette étude prennent position en faveur des postulats de l’approche orthodoxe en affirmant de manière parfois incantatoire que « la concurrence est non seulement inévitable mais globalement bénéfique » (Encaoua et Guesnerie, 2006, p. 151) et que « la concurrence est une condition nécessaire mais non suffisante pour que l’Union européenne retrouve le chemin de la croissance et de la compétitivité » (Ibid. p. 109). Nous retrouvons ici des signaux qui peuvent être associés au paradigme au sens métaphasique ou symbolique proposé par Kuhn. Cette position illustre, en effet, l’adhésion collective à des croyances, ici le principe d’efficacité (non discuté) de la concurrence de marché (paradigme métaphysique), ce qui engendre une généralisation symbolique où les acteurs vont, par postulat, associer cette concurrence à l’efficacité dans leurs discours.

En plus des influences théoriques synthétisées en annexe 2, le modèle européen a également été fortement influencé par l’Ecole Ordo-libérale allemande. Cette dernière, comme son nom l’indique, défend un modèle libéral mais encadré par de la régulation. Dans ce modèle, la concurrence doit être protégée par la loi pour elle-même (cf. la dernière ligne du tableau en annexe 2).

Au-delà de la politique de la concurrence, c’est bien sur la base de cette vision Ordo-libérale que le Traité de Rome a été modelé. Nous retrouvons d’ailleurs cette idée dans certains discours politiques, à l’image de celui de l’ancien commissaire à la concurrence Karel Van Miert qui indiquait en 1998 que : « C’est donc avant tout à l’Allemagne que l’on doit le fait que la concurrence se soit vu accorder dès le début une importance si grande et qu’elle ait presque joué le rôle de fondement du traité CEE » (Van Miert, 1998). Cette influence est encore présente aujourd’hui dans le Traité consolidé de l’Union Européenne. On y retrouve des références positives à la concurrence tout au long du texte, ainsi qu’un chapitre entier consacré à ce principe. L’article 101 de ce dernier définit d’ailleurs clairement l’orientation européenne : « Sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tout accord entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur » (UE, 2010b, p. 88). L’article 101 est complété par d’autres, afin de délimiter l’ensemble des pratiques contraires à la concurrence (influence sur les prix, influence sur les conditions des transactions, limitations de productions, répartition de marchés, etc.). On retrouve ici en filigrane le principe d’une autorégulation du marché par lequel les acteurs n’ont pas de pouvoir d’influence[6] De plus, l’article 106 du même chapitre étend l’application de ces obligations aux différentes organisations publiques, ce qui est cohérent avec un rejet de l’interventionnisme étatique sur le marché[7] Cet article 106 va notamment influencer la nature des règles de fonctionnement des marchés publics qui feront l’objet de la seconde partie de notre article.

Cette validation constitutionnellede la concurrence, comme situation optimale, se décline finalement dans tout le corpus des productions européennes (cf. figure 1). Ces généralisations symboliques, selon la terminologie des paradigmes de Kuhn, sont ainsi présentes dans des textes fondateurs (constitution), des textes et procédures juridiques (règlement, jurisprudences) et des textes plus informatifs (communications ou rapport). Ce système de corpus, dont les marchés publics sont emprunts, constitue les bases de ce que nous appelons le paradigme européen de l’efficacité économique.

FIGURE 1

Structuration du corpus des textes communautaires sur la concurrence

Structuration du corpus des textes communautaires sur la concurrence
Source : construction des auteurs

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Ces éléments sont aussi à rapprocher de notre grille de lecture des paradigmes (cf. tableau en annexe 1), car ils constituent bien des manières de poser les problèmes (dans les textes et les discours) et de les résoudre (dans les procédures). Ces signaux paradigmatiques sont donc présents dans les textes fondateurs du système européen, dans les discours et dans les pratiques.

A l’issue de ce constat, il est maintenant temps de s’interroger sur la compatibilité qui peut exister entre ce paradigme, le développement durable et les formes de durabilités.

Développement durable, durabilités et paradigme européen : quelle compatibilité ?

Le concept de développement durable a émergé formellement en 1987 avec la publication du célèbre rapport Brundtland. Ce dernier vient se substituer au concept plus ancien d’écodéveloppement qui était axé sur deux piliers (économique et environnemental), en proposant une approche à trois piliers (ajout du pilier social). Le développement durable est défini comme « un développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » (traduction de UN-WCED (1987, p. 54)).

Selon nous, le développement durable est à considérer davantage comme une sorte d’équilibre de long terme à portée universelle, qui consiste à favoriser le progrès économique et la croissance, en préservant et en valorisant l’environnement, ainsi qu’en respectant l’équité sociale et le bien être humain. Nous distinguerons bien le concept de développement durable, qui ne caractérise pas selon nous un paradigme au sens de Kuhn, des formes de durabilités, qui elles dépendent des positions dogmatiques des paradigmes. Ces dernières constituent en réalité des façons différentes de converger (des moyens) vers le développement durable (une finalité).

D’un point de vue théorique, on retrouve cette variabilité des formes de durabilités dans différents champs théoriques. Cette dernière peut d’ailleurs expliquer le caractère flou que l’on attribut in fine au concept de développement durable. Billaudot et Destais (2009, pp.9-16) proposent une analyse détaillée des différents concepts de durabilité présents dans la littérature économique et dans le champ politique. Cette analyse, résumée dans le tableau en annexe 3, illustre la variabilité des conditions d’un développement durable et de leurs implications normatives.

Nous proposons de synthétiser ces approches dans trois catégories générales au niveau politique (cf. tableau en annexe 4) : une position libérale de durabilité par le marché; une position onusienne de durabilité par un marché régulé et une position de rupture de durabilité par un changement institutionnel fort (économique et politique). Les deux dernières approches ont en commun de suggérer que la mise en place d’un développement durable nécessite au minimum une intervention publique, voire un changement institutionnel significatif selon les visions. Par contre, dans l’approche libérale et le modèle néoclassique, la durabilité serait un état naturel, à condition de laisser le marché fonctionner librement.

On retrouve des typologies similaires sur les formes de durabilités dans la littérature propre au champ du développement durable, qui insistent notamment sur l’opposition entre durabilité forte et faible (Dobson, 1996; Sébastien et Brodhag, 2004; Boutaud, 2005, pp.77-79). Les deux premières approches de l’annexe 4 s’inscrivent davantage dans la durabilité faible et placent la croissance économique au coeur du mécanisme[8] La troisième approche de durabilité est plus proche de la durabilité forte.

Au niveau des organisations (publiques ou privées), la contribution pragmatique à un objectif de développement durable va aussi dépendre des différentes formes de durabilités. Dans la position libérale, c’est le marché qui va conduire naturellement les organisations à contribuer à la durabilité, en rendant par exemple les ressources rares plus coûteuses et en incitant à l’innovation. Dans la position onusienne, la contribution des organisations au développement durable pourra prendre la forme d’une démarche de Responsabilité Sociétale (RS), comme l’indique la norme internationale ISO 26000 (ISO 2010), tout en restant compatible avec l’économie de marché. Enfin, dans la position de rupture, l’objet même de l’existence de l’organisation est à repenser totalement autour de l’objectif de développement durable, voire autour d’un objectif de décroissance.

Nous pouvons reprendre l’analyse précédente pour apporter une réponse précise concernant la compatibilité entre le paradigme européen et le développement durable. En effet, le concept de développement durable comme équilibre souhaitable est reconnu de manière consensuelle par l’Union Européenne dans différents textes[9] Par contre, les formes de durabilités pour atteindre cet équilibre peuvent changer à travers le temps. A ce sujet, Kinderman (2013) met en avant la variation du rôle de la Commission Européenne sur le déploiement de la RS en Europe entre 1993 et 2013. Il souligne dans son travail l’alternance de la stratégie européenne entre une phase socio-libérale (années 1990), une phase néo-libérale (années 2000) et un retour à une phase socio-libérale (années 2010). Le modèle européen a ainsi pu favoriser à la fois une durabilité dans sa forme libérale ou dans sa forme onusienne (selon la typologie de l’annexe 4), ce qui peut vouloir dire que le paradigme européen est compatible avec le développement durable et une partie des formes de durabilités (durabilité faible). En effet, nous avons précédemment constaté que le paradigme européen s’inspire à la fois de l’orthodoxie néoclassique et d’un héritage Ordo-libéral plus interventionniste, ce qui est aussi cohérent avec les conclusions de l’étude de Kinderman (2013). Cela ne permet pas cependant de garantir que ce modèle sera également capable de favoriser la mise en place de stratégies de durabilité forte.

Un des intérêts de notre article est d’aller au-delà de ces débats théoriques. Notre cadre des paradigmes nous a permis, en effet, de comprendre l’articulation entre des positionnements théoriques et politiques, mais il peut maintenant être mobilisé pour comprendre les conséquences sur les comportements pratiques; ce que nous proposons de faire avec l’étude du cas des marchés publics dans l’industrie ferroviaire. Comment ce système est influencé par le paradigme européen ? Permet-il de favoriser le développement durable par la commande publique ? Comment les acteurs (acheteurs et vendeurs) de ces marchés sont contraints par le paradigme ?

L’intégration du développement durable dans les achats publics : entre compatibilités et frictions dans la pratique

Méthodologie de recherche

Premièrement, pour traiter du paradigme européen de l’efficacité économique, le choix des marchés publics s’est avéré pertinent dans ce domaine où les acteurs publics vont au-delà de leur rôle régalien et d’organisateurs de la vie publique, en entrant dans l’action économique. Ce cadre permet ainsi une mise en tension entre le paradigme de fonctionnement de l’Union Européenne, invoquant une approche libérale de durabilité telle que développée ci-avant, et les enjeux du développement durable.

Deuxièmement, plusieurs raisons nous ont amenés à choisir l’industrie ferroviaire comme terrain d’analyse. D’une part, les enjeux de mobilité sont intrinsèquement liés à des problématiques environnementales (ex. : consommations énergétiques, émissions de gaz à effet de serre) et sociétales (ex. : bruit, aménagement de l’espace, accessibilité pour tous), qui en font une préoccupation des acteurs économiques dans ce contexte. D’autre part, les marchés dans l’industrie ferroviaire sont soumis au cadre réglementaire des marchés publics de par la nature des clients (notamment Etats, collectivités territoriales et entreprises publiques). De plus, il existe de fortes incertitudes sur le sujet des marchés publics durables, tant pour les clients qui doivent rédiger des appels d’offres et n’ont que peu d’outils sur ces sujets[10] que pour les entreprises candidates aux appels d’offres qui rencontrent des exigences peu claires. Il s’agit, enfin, d’un secteur peu étudié dans la communauté académique, de par sa complexité mais aussi la rareté des données et les difficultés d’accès au terrain. C’est dans le cadre d’une recherche-intervention (Plane, 2000) auprès d’une entreprise européenne du secteur que nous avons pu avoir accès à ce riche terrain, ce qui corrobore l’idée que : « la recherche qualitative est souvent liée à des opportunités, des terrains qui s’ouvrent ou ne s’ouvrent pas » (Dumez, 2013, p.25).

Le présent travail de recherche se veut qualitatif (Miles et Huberman, 2003; Thiétart, 2007, Dumez, 2013), ayant suivi un processus abductif (Dubois et Gadde, 2002) avec des allers-retours constants entre développement du cadre théorique et enquête de terrain. Pour traiter notre problématique et définir comment les enjeux dits « développement durable » se traduisent de manière concrète dans ces marchés, nous avons d’abord réalisé une analyse approfondie des textes législatifs et de la jurisprudence, puis de guides et autres documents de sensibilisation[11] L’objectif était ici de comprendre ce qui était juridiquement possible de réaliser en matière d’intégration du développement durable dans les marchés publics. Puis, nous avons choisi d’analyser 15 appels d’offres internationaux (liste en annexe 2, tableau 5.1), comprenant principalement les documents type CCTP, CCAG, CCAP, et RC[12] Nous avons ainsi pu identifier, par un codage thématique manuel, la nature des exigences environnementales, sociales et plus largement sociétales exprimées dans les documents de consultation. Une première liste d’exigences environnementales (ex. « déterminer le niveau de consommation énergétique des matériels roulants ») a été réalisée, exigences qui ont ensuite été regroupées par thème (exemple pour la catégorie environnement : Energie). Enfin, nous avons poursuivi par une démarche de recherche qualitative avec trois séries d’entretiens semi-directifs (liste en annexe 5, tableau 5.2 et 5.3) d’experts (19), de clients (16) et d’autres parties prenantes (16), ayant pour objectif de comprendre les subtilités dans l’opérationnalisation des réglementations marchés publics relatifs à des projets de transports et concernant des enjeux de développement durable. Des guides d’entretien spécifiques suivant la nature des interviewés ont été élaborés, de manière à interroger les acteurs selon leur sphère d’influence. L’analyse des entretiens a repris les thèmes et sous-thèmes identifiés au sein de l’analyse des documents d’appels d’offres pour en extraire les compatibilités et points de friction.

Le système des achats publics et l’évolution du cadre institutionnel européen

La finalité de la réglementation européenne en matière de marchés publics est d’établir des règles de mise en concurrence des entreprises en respectant les principes de non-discrimination, de liberté d’accès, d’égalité de traitement, de transparence et de proportionnalité. Ces règles représentent typiquement une mise en application de certains principes de la « concurrence pure et parfaite », en cohérence avec le paradigme évoqué plus haut. Dans le champ du marketing industriel, Cova et al. (1992), parlent de « dogme » de la vision néo-classique dans les appels d’offres. Viau (2003) complète cette idée : « ce modèle [le processus d’achat public] s’inscrit a priori dans le paradigme concurrentiel, fondé sur l’étude de transactions économiques obéissant aux lois d’un marché pur et parfait ». Cova et al. (1992) mettent cependant en évidence certaines frictions entre le socle réglementaire érigé par les institutions européennes en matière de commande publique et le « chaos » de la réalité des projets. En effet, au regard du socle réglementaire, la méthode de détermination du prix idéal reste in fine la plus importante à maîtriser pour les candidats. Dans la pratique, non seulement le choix des attributaires peut ne pas s’avérer si équitable que souhaité (asymétrie d’information, délicate comparabilité des offres, etc.), et les entreprises peuvent mettre en place des stratégies de soumission leur étant favorables (ex. stratégies d’offres créatrices de projets). Dans un tel contexte, on peut se demander quelle place peuvent prendre les enjeux de développement durable dans ce système.

La première directive européenne sur les marchés publics remonte à 1971 (marchés de travaux). A cette époque et jusqu’aux directives de 2004, aucune référence explicite à l’environnement ou aux conditions sociales de production sont données, nonobstant les diverses décisions de la Cour de Justice de l’Union Européenne[13] Le Traité d’Amsterdam en 1997 va renforcer la prise en compte de l’environnement dans les politiques européennes. Dès lors, la philosophie générale européenne qui préside toute réflexion en la matière, est que la croissance est nécessaire pour parvenir aux objectifs du développement durable et qu’il n’existe pas de contradiction fondamentale entre croissance et qualité environnementale. Il faut alors davantage rechercher une synergie entre les deux; les réglementations concernant les marchés publics renvoient à ce paradigme[14] qui s’inspire de l’approche de durabilité faible (Dobson, 1996), en cohérence avec nos observations précédentes sur le paradigme européen.

L’actualité européenne en matière de régulation converge cependant vers les signaux faibles d’une évolution des textes en faveur des enjeux du développement durable. La réciprocité dans le traitement des sujets montre la volonté de la Commission Européenne d’aller dans le sens d’une meilleure prise en compte des enjeux sociétaux dans les marchés publics. D’un côté, le développement durable est présenté comme le second enjeu de la révision des directives marchés publics, comme le souligne Michel Barnier, Commissaire Européen chargé du marché intérieur et des services : « Cette réforme permettra par ailleurs une meilleure qualification des marchés publics à travers la prise en compte d’objectifs sociétaux qu’il s’agisse de l’environnement ou l’intégration sociale. Cela se traduit notamment par l’introduction d’un concept du coût du cycle de vie et la possibilité donnée aux acheteurs publics de prendre en compte le processus spécifique de production des biens, travaux et services achetés dans le choix de l’attributaire du contrat. » (UE, 2013). De l’autre, les marchés publics sont présentés comme un levier d’action vers le développement durable dans les textes de la Commission Européenne sur la RSE (UE, 2011, p. 13). Les institutions européennes reconnaissent depuis peu de temps le potentiel dans l’utilisation stratégique des marchés publics comme levier de la stratégie Europe 2020 (UE, 2010a), les marchés publics représentant près de 19 % du PIB européen. Non seulement, les pouvoirs publics peuvent contribuer à travers leur pouvoir d’achat au développement durable, mais ils peuvent aussi avoir un rôle de démultiplicateur en incitant les acteurs de la supply chain à développer des produits et services durables. On aperçoit ainsi ici le début d’une intervention institutionnelle en faveur du développement durable, cohérente avec les observations de Kinderman (2013) sur un retour à une approche socio-libérale depuis les années 2010.

Cette évolution récente de l’Europe en la matière n’est ainsi pas anodine et renforce la nécessité d’une meilleure compréhension des évolutions sous-jacentes au socle réglementaire des marchés publics. Cependant, compte tenu des propriétés du paradigme européen et de ses visions de durabilité évoquées précédemment, et au regard de la quête contre le protectionnisme prégnante dans les fondements de l’Union Européenne, des points de frictions émergent tout de même dans la diffusion du développement durable dans les marchés publics.

Résultats empiriques sur les principes législatifs relatifs aux achats publics durables

Trois principes sont récurrents dans le fonctionnement des marchés publics. Dans la lignée de ce paradigme économique européen, ils permettent d’assurer l’efficacité de la commande publique. Nous les détaillons à travers quelques exemples en montrant que c’est bien dès ce stade qu’émergent des éléments de friction et de compatibilité relatifs aux enjeux de développement durable.

Principe de non-discrimination

Il s’agit là du principe de base des marchés publics. La liberté de circulation des biens et des services et l’ouverture des marchés sont le moteur du modèle économique européen néo-libéral. Dans ce cadre, l’efficacité des marchés repose sur une mise en concurrence la plus étendue possible. La non-discrimination permet ainsi d’acheter efficacement avec le souci permanent d’économiser les deniers publics. Les autres principes qui suivent découlent en partie de ce principe fondamental de non-discrimination.

Liberté d’accès et égalité de traitement des candidats

Toute entreprise doit pouvoir soumissionner à l’attribution d’un marché. Cela passe par une mise en publicité la plus large possible pour recevoir un maximum d’offres (ou le nombre adéquat selon les procédures) et ainsi choisir la meilleure. Il est strictement interdit de fixer des critères qui entraveraient cette liberté d’accès (ex. utilisation d’un critère de taille de l’entreprise). Cela induit également, pour le pouvoir adjudicateur, l’impossibilité de se fournir systématiquement chez le même fournisseur. Le traitement des offres est strictement réglementé et le favoritisme fait l’objet de sanctions (art. 432-14 du Code pénal français).

Le pouvoir adjudicateur a l’obligation de traiter tous les candidats de la même manière, sur la base de critères établis et « scientifiquement mesurables ». Le respect des délais, la délivrance du même niveau d’information pour tous les candidats, des mêmes possibilités de complément de dossiers, etc. sont des conditions à l’égalité de traitement.

D’un point de vue « développement durable », l’établissement de critères scientifiquement mesurables entraîne certaines difficultés : pour preuve, les travaux actuels de la Commission Européenne pour développer des méthodes d’évaluation sur l’analyse de cycle de vie environnementale ou sur le calcul du coût global du cycle de vie.

Transparence

Afin de garantir la non-discrimination, le pouvoir adjudicateur a pour obligation de veiller à informer de tous les éléments relatifs à la procédure de passation du marché, tout au long du marché : publicité de l’offre, critères de choix des offres, conservation de tous les éléments retraçant les échanges et négociations entre le pouvoir adjudicateur et les entreprises, etc.. Ce principe est aussi un des principes de la Responsabilité Sociétale selon ISO 26000 (ISO, 2010). Il est donc intrinsèquement compatible avec les enjeux du Développement Durable.

Proportionnalité et lien avec l’objet du marché

Ce principe induit pour les institutions publiques européennes de ne pas dépasser la limite de ce qui est approprié/nécessaire pour poursuivre l’objectif recherché. En d’autres termes, dans le cadre des marchés publics, le pouvoir adjudicateur n’a pas la possibilité de demander plus que ce qui est en lien avec l’objet du marché (produit/service acheté). Ceci vaut pour des exigences générales sur les entreprises, ou encore pendant le processus d’achat, pour la demande d’informations qui ne seraient pas proportionnées à la finalité de l’acte d’achat.

Sur la notion de proportionnalité, la question de la pondération des critères du jugement est aussi ici en jeu, et fait partie des raisons pour lesquelles les acheteurs restent prudents dans l’utilisation de critères sociaux ou environnementaux (il est recommandé de ne pas dépasser le seuil de 15 % de la note finale pour le jugement des candidats)[15].

FIGURE 2

Principes de base des marchés publics

Principes de base des marchés publics

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La figure 2 décompose une dynamique en : 1°) l’influence du paradigme européen; 2°) les principes de base des marchés publics que doivent respecter les acheteurs publics en rédigeant leurs exigences (spécifications techniques, conditions d’exécution) et les critères de jugement des offres; 3°) la finalité poursuivie par l’Europe.

Par cette rapide analyse des principes des marchés publics, eux-mêmes issus des grands principes du paradigme européen présenté dans la première partie, nous constatons qu’il existe des points de frictions évidents avec les enjeux du développement durable. Nous observons cependant qu’il subsiste des possibilités de favoriser l’émergence du développement durable avec les marchés publics, mais cela nécessite une véritable expertise dans la rédaction des offres pour ne pas remettre en causes le cadre juridique de ces marchés. Afin de saisir plus précisément ces subtilités et leurs conséquences sur le terrain, nous proposons d’étudier l’intégration du développement durable dans des appels d’offres liés à l’industrie du transport ferroviaire.

Résultats empiriques sur les pratiques des acteurs dans l’industrie du transport ferroviaire

L’industrie ferroviaire concerne les constructeurs de matériels roulants, les équipementiers ferroviaires, les entreprises de la voie et de la signalisation, les ingénieries, mais aussi la réalisation des essais ou encore les métiers du design. Elle représente un marché mondial annuel d’environ 150 milliards d’euros en moyenne sur la période 2011-2013 (UNIFE, 2014), en hausse de 1.5 % par rapport à la période 2009-2011. Cette industrie est décomposée en plusieurs segments dont les services et la production de matériels roulants (trains à grande vitesse, trains régionaux, trains suburbains, métros, tramways, tram-trains, locomotives y compris pour le fret), qui représentent à eux deux la majorité du marché (environ 70 %). L’infrastructure, qui va de la partie génie civile à la pose des rails, est le 3ème segment le plus important (20 % du marché).

Sur la base de l’analyse des différents matériaux étudiés, nous proposons de mettre en avant quelques exemples représentatifs de thématiques répondant aux enjeux de développement durable selon ses trois piliers. Nous distinguons les thématiques qualifiées de « compatibles » avec le paradigme européen et les marchés publics, et d’autres thématiques entrainant des « points de friction », qui entravent leur mobilisation dans le cadre des marchés publics. Pour les marchés étudiés (voir annexe 5), entre 3 et 20 % des critères de jugement des offres portaient sur des exigences dites « développement durable ».

Le tableau 1 présente trois exemples « d’exigences développement durable » compatibles avec les marchés publics.

Concernant le pilier environnemental, l’analyse de cycle de vie (ACV) est totalement cohérente avec le principe du lien avec l’objet du marché, au coeur de la commande publique. Dans tous ses documents sur les marchés publics (dont la récente directive[16]), la Commission Européenne privilégie l’approche cycle de vie pour l’évaluation des impacts environnementaux des biens et services achetés. Dans la pratique, les demandes d’ACV dans les documents de consultation sont encore peu fréquentes au regard de la difficulté à en comparer les résultats entre les candidats (en respect du principe de transparence) ainsi que par crainte de limiter la concurrence (et donc l’efficacité du marché). Compte-tenu de l’impulsion donnée par la Commission Européenne, il est probable qu’à l’avenir, ce type d’exigence se développe fortement.

Sur le plan du pilier économique, à l’instar de l’ACV, la Commission Européenne défend fortement l’approche du coût global puisqu’elle est typiquement compatible avec le principe de lien avec l’objet du marché. En revanche, l’utilisation de ce type d’exigence reste encore relativement rare dans les appels d’offres, car (1) les coûts d’investissement et les coûts d’exploitation / maintenance des matériels et infrastructures ferroviaires ne sont pas nécessairement supportés par les mêmes entités dans les collectivités (problème du traçage de l’économie réalisée sur l’utilisation du produit); (2) il y a encore très peu de recul sur certaines catégories de produits (ex. en l’occurrence matériels roulants ayant une longue durée de vie de plus de 30 ans); et (3) le principe d’égalité de traitement reste difficile à respecter dans la mesure où il faudrait proposer une note de calcul extrêmement détaillée aux candidats (ex. note de calcul pour la maintenance; les offres sont souvent jugées incomparables[17]).

Tableau 1

Exemples d’exigences développement durable compatibles avec les marchés publics

Exemples d’exigences développement durable compatibles avec les marchés publics
Source : construction des auteurs

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Sur le plan du pilier social, on peut trouver des références compatibles concernant le thème des conditions de travail. Il est encore rare de le trouver dans les appels d’offres (voir dans le tableau 1, le seul exemple dont nous disposons). De plus, il reste uniquement utilisable dans les marchés de travaux et de service.

Le tableau 2 met en avant des critères développement durable qui sont sources de points de friction avec les marchés publics, notamment parce qu’ils peuvent remettre en cause des principes de base du paradigme européen, en instaurant des barrières à l’entrée ou des discriminations potentielles.

Tableau 2

Exemples d’exigences développement durable en friction avec les principes des marchés publics

Exemples d’exigences développement durable en friction avec les principes des marchés publics
Source : construction des auteurs

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Concernant l’aspect environnemental, il est impossible, dans l’acte d’achat, de valoriser le bilan carbone global d’une entreprise (en référence au principe d’obligation ferme du lien avec l’objet du marché) ni son éloignement de l’entreprise (incompatibilités de principe). Il est en revanche possible de valoriser celui de l’objet du marché, comme dans l’exemple cité. Des frictions existent dans la pratique pour deux raisons principales. (1) Il convient de prendre les précautions d’usage, à savoir préciser la méthode dans les documents de consultation des entreprises (fourniture du cadre de réponse) voire la décrire (éventuellement, mention de la note explicative). Elle ne doit pas non plus porter à confusion (ex. choix du périmètre), sinon le principe de liberté d’accès et de transparence pourraient être remis en cause. Or dans la pratique, il n’y a pas de consensus sur le contenu strict des bilans carbone (ex. problématique de périmètres), les méthodes restant encore flexibles[18]. (2) Il faut être prudent dans l’utilisation du bilan carbone notamment à cause de la disponibilité des données selon le secteur d’activité (faible disponibilité dans le secteur ferroviaire). Compte tenu de ce « clair-obscur », les acteurs interviewés restent réservés sur la demande de bilans carbone associée à des critères de jugement des offres[19]. L’Europe est très attentive à ce point, dans la mesure où il est considéré comme un moyen de pratiquer du localisme[20]. On note en revanche que les suspicions de l’Europe à l’égard du critère CO2 sont en contradiction avec des enjeux de lutte contre le changement climatique. Si certains paradoxes persistent entre politiques publiques et marchés publics (ex. changement climatique), des avancées de la jurisprudence (notamment l’évolution du lien avec l’objet du marché dans l’arrêt Derichebourg du 15 février 2013) (Conseil d’Etat 2013), le perfectionnement des méthodes d’évaluation des bilans carbone ainsi que l’évolution des compétences de part et d’autre, montrent que le critère CO2 pourrait prendre de l’importance à l’avenir dans les marchés ferroviaires.

Concernant l’aspect social, il est intéressant de souligner que l’exemple du tableau 1 (Bien-être au travail, risques psycho-sociaux) deviendrait totalement incompatible dans le cadre d’un marché de fourniture (ex. production de matériels roulants). L’acheteur public n’a pas en effet la possibilité d’insérer des exigences relatives à la politique sociale de l’entreprise (incompatibilité de principe). Cette illustration démontre encore la grande subtilité de l’impulsion d’exigences en cohérence avec le développement durable dans les marchés publics, où la même exigence sera compatible ou totalement exclue, selon les marchés. Cet élément est important d’un point de vue opérationnel, tant pour ceux qui commandent ces appels d’offres (collectivités), que ceux qui les rédigent (cabinets spécialisés) et ceux qui y répondent (entreprises). Les entreprises internationales souhaitant candidater sur le sol européen sont d’ailleurs confrontées à ces subtilités qu’il convient d’appréhender pour maximiser leurs capacités à gagner des marchés européens. De même, et alors qu’il s’agit d’une préoccupation majeure de tous les élus interviewés[21], le thème de l’ancrage territorial (achat local) représente de manière directe une contradiction ferme avec les principes des marchés publics (protectionnisme). Les clauses d’insertion peuvent être utilisées dans les marchés de travaux, mais aucun n’interviewé n’avait entrevu cette clause dans les marchés de fournitures[22].

Pour finir, nous pouvons ouvrir une discussion d’ordre prospective sur les évolutions du système d’achats publics comme levier de développement durable. En effet, il existe des signaux faibles détectés dans certains appels d’offres et dans certains entretiens. A un niveau procédural, la récente directive européenne sur la passation des marchés publics (UE, 2014) constitue un paradoxe entre d’un côté une impulsion forte en faveur du développement durable[23] et de l’autre le maintien d’un certain conservatisme[24]. Pour résoudre certaines frictions dans la pratique, les évolutions seront à court et moyen terme davantage orientées sur le développement de méthodologies d’évaluation des impacts environnementaux et sociaux des produits/services tout au long du cycle de vie, qui donneront la possibilité aux acteurs « convaincus » de se saisir du développement durable; à condition de développer les compétences nécessaires des acteurs sur l’ensemble du processus achat (développement d’une véritable ingénierie d’achat conduisant à l’interaction entre les compétences juridiques et techniques). Pour éliminer les incompatibilités soulignées, les évolutions devront être d’ordre paradigmatique, en mobilisant davantage une durabilité forte.

Conclusion

A travers cet article, nous souhaitions analyser la concrétisation des enjeux de développement durable dans les marchés publics européens, en insistant sur les influences paradigmatiques qu’elle peut subir[25]. Pour ce faire, nous avons restitué les racines théoriques de ce que nous avons appelé le paradigme européen de l’efficacité économique, qui influence en profondeur les procédures des politiques européennes (politique de la concurrence, politique des marchés publics, etc.). Nous avons, en parallèle, évoqué les bases théoriques des différentes formes de durabilités, afin de les confronter avec le paradigme européen, pour en dégager les compatibilités et les points de friction. Ces éléments constituent les deux apports théoriques de notre recherche.

Nous avons également analysé la concrétisation des enjeux de développement durable dans le cadre des marchés publics, et plus précisément dans le domaine de l’industrie ferroviaire. Il est intéressant de noter que certains points de blocage identifiés sont directement liés à des principes de base des marchés publics européens, directement liés au paradigme européen. Dans d’autres régions du monde, les contraintes pesant sur les marchés publics sont parfois moins fortes, en matière de règle de contenu local, par exemple.

La contribution managériale de notre article est notamment basée sur les éclairages qu’il peut apporter aux organisations concernées directement ou indirectement par les marchés publics tant dans le secteur ferroviaire que dans d’autres grands projets (BTP, grandes infrastructures, etc.). Il peut s’agir de rédacteurs d’appels d’offres, de collectivités en situation d’achat, pour qui la mobilisation d’exigences et de critères relatifs au développement durable s’avère encore être un acte risqué (litiges). En effet, une lecture de la situation par le prisme des paradigmes et de leurs évolutions potentielles peut les aider à se prémunir contre ce risque et à exploiter les signaux faibles pour intégrer plus d’exigences en lien avec le développement durable. Dans le champ marketing industriel, une lecture par les paradigmes peut aussi aider les entreprises candidates à des appels d’offres ou les fournisseurs de ces candidats, à anticiper le poids que vont prendre les critères développement durable.

Dans la continuité de notre travail, il serait intéressant d’examiner l’enchainement paradigmatique, législatif et pratique dans d’autres contextes. Nous pensons notamment à des contextes hors de l’Europe, comme la politique de la concurrence américaine qui a subi des influences similaires au cas européen à travers le temps. Cette étude comparée pourrait favoriser la compréhension des écarts qui peuvent exister dans les régulations des achats publics selon les pays (usage de la RSE dans un but protectionniste). Une généralisation de ce travail pourrait aussi passer par une étude dans d’autres industries basées sur la vente de produits complexes, comparables à l’industrie ferroviaire (avec appels d’offres), mais dont les clients ne sont pas concernés par les marchés publics (clients privés), à l’image de l’industrie aéronautique. De même, il serait intéressant d’examiner plus globalement la thématique des achats publics responsables, en abordant également des plus petits projets (fournitures, prestations de services), afin de voir si les compatibilités et les frictions identifiées restent les mêmes.