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Contexte

La revue Criminologie, unique revue francophone de criminologie publiée en Amérique du Nord, fête ses cinquante ans. Sa mission, énoncée d’abord en 1975 puis réaffirmée en 1982, est de témoigner de la diversité des courants épistémologiques en criminologie. La représentation de toutes les tendances, courants et épistémologies au sein de la même revue ne se fait pas sans heurts (Kaminski, 2008). L’analyse de Kaminski (2008) montre qu’à divers moments de son histoire, on distinguera dans la revue « les recherches instrumentales des recherches critiques » (Brodeur, 1984, cité dans Kaminski, 2008, p. 38), on parlera ensuite « d’éclatement de l’objet criminologique » (Landreville et Trépanier, 1985, cité dans Kaminski, 2008, p. 38), pour ensuite avancer que « l’euphorie et la vitalité critique des années soixante-dix a (sic) cédé la place au marasme et à la cacophonie des années quatre-vingt » (Pires, 1992, cité dans Kaminski, 2008, p. 38).

Une analyse thématique rétrospective des 40 premières années d’existence de la revue Criminologie (527 documents) montre la diversité des objets couverts : 32 % portent sur des populations spécifiques (les adolescents, les femmes, les victimes, les personnes atteintes de troubles mentaux) ; 26 % portent sur « la délinquance et ses formes variées » (Kaminski, 2008, p. 41), soit les infractions pénales, les auteurs d’infractions pénales ou la comptabilisation des infractions pénales et, finalement, la moitié de cette production porte sur les dispositifs de contrôle, définis comme « les sous-systèmes de l’administration de la justice pénale – police, tribunaux et prison – ou leurs outils spécifiques – peines et sanctions –, les formes de contrôle que constituent le droit, les politiques criminelles et pénales, la sécurité privée ainsi que les dispositifs de contrôle – dangerosité, sécurité, risque » (Kaminski, 2008, p. 41-42). L’auteur conclut cette analyse rétrospective en mentionnant que la revue donne « l’image d’une forte polarisation, sans point de rencontre, entre les objets d’une criminologie axée sur la connaissance de la délinquance et ceux d’une criminologie axée sur la connaissance des dispositifs de gestion de la délinquance » (Kaminski, 2008, p. 42).

Dans ses 40 premières années d’existence, la revue Criminologie est demeurée fidèle à son objectif premier de se centrer « sur les recherches québécoises ou issues de l’environnement immédiat de la province », puisque près de 90 % des articles publiés proviennent de chercheurs canadiens[2] (Kaminski, 2008, p. 30). L’analyse rétrospective de Kaminski montre également que les « chercheurs de l’École de criminologie de l’Université de Montréal règnent sur la production de la revue » (Kaminski, 2008, p. 28) puisqu’ils sont les auteurs de plus du tiers des publications.

Objectifs de notre analyse

Les objets de la criminologie québécoise sont demeurés polarisés au cours des 40 premières années d’existence de la revue Criminologie. Nous désirons profiter de son jubilé pour explorer cette polarisation en dressant un portrait général des publications parues dans la revue au cours des dix dernières années sous l’angle du grand courant dans lequel s’inscrit l’auteur. Dans cet esprit, nous examinerons également si la production des chercheurs de l’École de criminologie de l’Université de Montréal (environ 30 % des articles publiés, selon Kaminski, 2008) peut expliquer, en partie, ce schisme dans la production scientifique principalement québécoise publiée dans la revue Criminologie.

Cadre d’analyse : les grands courants de la criminologie

Depuis la naissance de la criminologie, on oppose la criminologie du « passage à l’acte », centrée sur le criminel et son acte, à celle de la « criminologie/sociologie de la déviance », centrée sur la criminalisation et ses réactions (Cartuyvels, 2007). Des tentatives de rapprochement de ces deux grands courants ont été menées (voir notamment Pires, 1993, p. 7), mais les vives réactions qu’elles suscitèrent, de part et d’autre, ont généralement conduit à leur abandon. Depuis le début des années 2000, on voit plutôt poindre un troisième grand courant qui tente de se distancier des « objets paradoxaux » de la criminologie en situant un autre niveau d’analyse, soit celui des torts sociaux (Hillyard et Tombs, 2000). Bien que les frontières entre chacun de ces courants demeurent relativement floues, certains traits distinctifs permettent de les identifier. Nous les présentons donc brièvement, en les associant à leurs principaux objets d’étude et méthodologies privilégiées, avant de présenter les résultats de notre analyse.

1. Les courants traditionnels et leurs objets d’étude

La criminologie « traditionnelle » (Martel, Hogeveen et Woolford, 2006), « conventionnelle » (Felices-Luna, 2010 ; McLaughlin, 2011), « correctionnaliste » (Vanhamme et Strimelle, 2010) ou « néolibérale » (Ratner, 2000) est le « premier paradigme constitutif de la criminologie et oriente la discipline […] vers l’étude du criminel, la recherche des causes de son crime et celle des remèdes à y apporter » (Cartuyvels, 2007, p. 451).

Les objets d’étude de la criminologie traditionnelle canadienne sont divers (Ratner, 1984). Ils couvrent les analyses du fonctionnement des composantes de la justice criminelle – la police, les tribunaux, le système correctionnel, les ministères de la Justice et de la Sécurité publique. Ces études tendent, dans leur ensemble, à dépolitiser l’appareil de justice criminelle et à diriger le regard essentiellement vers le contrôle des actions illégales et le traitement des contrevenants communs. Cette criminologie aurait servi à « rationaliser l’expansion des mesures coercitives de l’État ainsi qu’à l’élaboration de ses artifices légaux » (Ratner, 2000, p. 16). Devant cette critique sévère, les criminologues canadiens se sont ajustés en adoptant une position davantage arrimée aux disciplines « psy » et dans laquelle le regard dévie foncièrement vers les mécanismes biopsychosociaux qui permettront de corriger la criminalité d’une personne et d’assurer son retour sécuritaire en collectivité[3]. Dans une de ses formes contemporaines, cette criminologie concentre ses efforts sur la mesure actuarielle des risques et la gestion de populations dites dangereuses ou à contrôler (Garland, 2001).

Les visées de réhabilitation de cette criminologie auraient été récupérées, comme plusieurs autres, par l’appareil de justice criminelle et auraient permis de légitimer et d’appesantir son ascendance punitive (McLaughlin, 2011). Dans cette foulée, les études du what works – mettant l’accent sur les carences des individus, nommées besoins criminogènes – évacuent les inégalités de classe ou de genre ainsi que les forces sociales, économiques et ethniques auxquelles sont assujettis plusieurs groupes sociaux et qui sous-tendent leurs actions (Goldson et Hughes, 2010 ; Harris, 2005 ; Hillyard, Sim, Tombs et Whyte, 2004).

Jugés parfois pour leur empirisme orthodoxe ou leur réticence à traiter des composantes structurelles du crime, les tenants de cette criminologie peuvent prêter flanc à la critique d’être des « entrepreneurs scientifiques » (McLaughlin, 2011, p. 53) proches des politiques gouvernementales. En d’autres mots, cette criminologie est conceptualisée comme servant à nourrir la « bête/justice criminelle » (Chunn et Menzies, 2006, p. 676) qui se sert des connaissances produites pour maintenir, étendre ou cristalliser sa place au sein de structures sociales d’oppression de classe, de genre, d’ethnicité et de statut.

1.1 Le statut particulier des courants traditionnels au Canada et au Québec

Il est largement accepté que le courant dit « traditionnel » est le plus présent et le plus résilient au Canada. Ce qui assure sa pérennité, selon certains, serait le financement généreux qu’il tend à obtenir de l’État et qui le place dans une situation où les chercheurs peuvent difficilement critiquer la justice criminelle (Ratner, 2000). Une telle perception de cette criminologie largement dominante est assez partagée dans les textes scientifiques d’orientation critique ou radicale (Felices-Luna, 2010 ; Garland, 1993 ; Hillyard et Tombs, 2000 ; Hogeveen et Woolford, 2006 ; Martel et al., 2006 ; Van Swaaningen, 1999 ; Williams et Lippert, 2006).

Certains de ces auteurs seraient même d’avis que la criminologie traditionnelle canadienne aurait contribué à « l’hégémonie idéologique et discursive selon laquelle les problèmes sociaux peuvent être gérés plus efficacement, plus rapidement, et pour moins cher à travers la justice criminelle qu’à travers la justice sociale » (Chunn et Menzies, 2006, p. 673). Elle serait aussi responsable de l’érosion de divers programmes sociaux remplacés par des mécanismes de surveillance, de régulation et de ségrégation (Chunn et Menzies, 2006). Ce virage serait d’ailleurs observable dans les taux de financement des recherches en prévention du crime, en criminologie clinique, en criminologie policière, en science forensique, en évaluation du risque ou autres formes de criminologie dite appliquée (Chunn et Menzies, 2006).

Pour d’autres auteurs, la criminologie canadienne serait traditionnelle plus que critique en raison de son enseignement professionnalisant (Ratner, 2000 ; Vanhamme et Strimelle, 2010 ; Williams et Lippert, 2006). Hogeveen et Woolford (2006) sont d’avis qu’en raison de l’accès au milieu professionnel que permettent les études universitaires de premier cycle, les étudiants canadiens seraient moins exposés et moins perméables aux enseignements de la criminologie critique dont les liens directs avec la carrière en justice criminelle peuvent paraître ténus, au premier abord. Tant et si bien que « la criminologie [canadienne serait] devenue une machine à produire des diplômés du premier cycle qui pratiquent une gestion de cas ordonnée par l’appareil pénal » (Bertrand et al., 2008, p. 196).

Que ce soit en vertu du financement qu’elle reçoit ou de sa visée professionnalisante, la criminologie traditionnelle jouirait d’une large suprématie au Canada, mais surtout au Québec, que l’on associe étroitement à ce type de criminologie (Bertrand et al., 2008 ; Chunn et Menzies, 2006 ; Dréan-Rivette, 2011 ; Martel et al., 2006 ; Ratner, 2000). Sur une base anecdotique, on peut remarquer qu’une majorité des étudiants formés à l’École de criminologie de l’Université de Montréal (ÉcrM) obtiennent des emplois au sein des agences composant l’appareil de justice criminelle (ministère du Solliciteur général du Canada, ministère de la Sécurité publique du Québec et Services de police) (Lafortune et Lusignan, 2004 ; Normandeau et Cusson, 1999), ajoutant à cette perception de la criminologie québécoise. Dans l’optique où la polarisation des objets de la criminologie est demeurée constante au cours des dix dernières années au sein de la revue Criminologie, il devient intéressant d’examiner si elle peut s’expliquer, au moins en partie, par la forte contribution des chercheurs qui proviennent de l’ÉcrM, étroitement associée au courant traditionnel.

1.2 Les méthodologies de préférence des chercheurs s’inscrivant dans les courants traditionnels

Nous n’avons pas été en mesure de recenser d’études portant spécifiquement sur l’articulation des liens entre les courants traditionnels et la préférence méthodologique des auteurs québécois, ni même sur celle de l’ensemble des auteurs canadiens. Il est toutefois assez largement reconnu que les chercheurs s’inscrivant dans ces courants ont une « préférence marquée pour les devis expérimentaux randomisés [… qu’ils se conçoivent] comme des scientifiques apolitiques dont le rôle est de mettre en lumière les données probantes » (Goldson et Hughes, 2010, p. 222 ; Sherman, 2009). Des études réalisées aux États-Unis montrent d’ailleurs que sur une période de cinq ans (1998-2002), les méthodes quantitatives étaient privilégiées dans 73 % des articles publiés (Tewksbury, Demichele et Miller, 2005).

Une étude plus récente menée par Crow et Smykla (2013) indique que les méthodes quantitatives demeurent nettement surreprésentées dans les grandes revues de criminologie et de justice criminelle puisqu’elles sont utilisées dans 88,7 % des publications parues entre 2008 et 2010. Au sein de la discipline, les chercheurs indiquent même ressentir « une pression à conduire des études quantitatives tant pour leur prétendue supériorité scientifique que pour augmenter la chance d’être publiées » (Crow et Smykla, 2013, p. 552). Bref, il semble que la voie qui mène au respect et à l’avancement dans la carrière en criminologie et en justice criminelle passe, notamment, par l’usage des méthodes quantitatives (Crow et Smykla, 2013), expliquant du même coup, au moins en partie, la résilience de la criminologie traditionnelle d’orientation néopositiviste au Canada.

2. Les courants critiques et leurs objets d’étude

Il est tout autant difficile de circonscrire les contours des criminologies critiques que ceux des criminologies dites traditionnelles. Définies tour à tour comme la « criminologie critique ou radicale » (Martel et al., 2006, p. 641), « la criminologie alternative, féministe, anarchiste » (Felices-Luna, 2010, p. 251) ou même la « criminologie marxiste » (Van Swaaningen, 1999), ces criminologies diffuses, et parfois fragmentées (Chunn et Menzies, 2006), partagent néanmoins un objectif commun qui est de faire « contrepoids à la criminologie traditionnelle » (Felices-Luna, 2010, p. 251). Ces criminologies « sont portées par plusieurs courants, dont l’interactionnisme symbolique, le néomarxisme, l’ethnométhodologie ou encore les théories du conflit social, [… et appartiennent] au paradigme de la réaction sociale […] aussi appelé le paradigme de la définition sociale » (Cartuyvels, 2007, p. 453).

Au sein de ce grand courant, l’intérêt de la recherche est « d’éclairer de manière critique les processus de création et d’application des normes sociales et de leurs effets » (Cartuyvels, 2007, p. 453). Plus spécifiquement, ces criminologies tendent à mettre en lumière les idéologies et les impératifs politiques des discours officiels et leurs évaluations de programmes réhabilitatifs ou vocationnels payés par l’État, ou tout autre outil contribuant à augmenter le contrôle pénal (notamment le courant what works) (McLaughlin, 2011, p. 53). Ces formes de criminologie ont permis, entre autres, de mettre en exergue des formes de criminalisation ou de victimisation plutôt négligées par les criminologies traditionnelles (p. ex. : la criminalité en col blanc ou la victimisation sexuelle) de même que plusieurs formes d’oppression pratiquées au sein de la justice criminelle à l’endroit des personnes appauvries, immigrantes ou considérées comme inciviles, dangereuses ou à risque de le devenir. Ces objets d’étude vont de l’analyse structurelle des biais qui sont à l’origine des lois et de leur application (Turk, 1969 ; Vold, 1958) au questionnement, mis de l’avant par les féministes depuis les années 1970, des savoirs en criminologie, particulièrement sur la « criminalité » et la victimisation criminelle des femmes dans une perspective d’analyse des rapports sociaux sexués et genrés.

2.1 L’espace occupé par les courants critiques au Canada et au Québec

À leur corps défendant, les tenants des criminologies critiques auraient contribué à nourrir les objets classiques de la discipline, reproduisant ainsi moult relations de pouvoir et de domination au sein de la justice criminelle (Felices-Luna, 2010 ; Hillyard et Tombs, 2000). Certains d’entre eux ont même eu l’impression de contribuer à « remplir le ventre de la bête/justice criminelle » (Chunn et Menzies, 2006, p. 676). Cela aurait amené les criminologies critiques à s’autonomiser et à devenir, en quelque sorte, une enclave scientifique :

Alternative criminology has become self-sufficient and impermeable to external influences ; it has developed a counter-discourse that uses its own language and has locked itself in an internal logic that renders difficult any dialogue with the discourse it opposes (Angenot, 1988). Consequently, the discourse of alternative criminology appears to mainstream criminology and non–academics as lacking, inadequate, problematic, and even a little ridiculous.

Felices-Luna, 2010, p. 254

En se refermant sur elles-mêmes et en devenant progressivement victimes de leur éloignement de la discipline, ces criminologies auraient perdu peu à peu leurs adeptes au Canada (Martel et al., 2006 ; Van Swaaningen, 1999) et ailleurs, si bien qu’elles tendent désormais à être « ghettoïsé[e]s et ségrégé[e]s au sein des académiciens perçus comme des « experts » dans leurs champs d’intérêt [traduction libre] » (Hillyard et al., 2004, p. 385). De fait, il semble difficile pour les chercheurs s’inscrivant au sein de ce courant d’obtenir du financement, de superviser des étudiants ou même d’avoir accès à des données scientifiques au Canada (Bertrand et al., 2008 ; Felices-Luna, 2010 ; Hannah-Moffat, 2011 ; Martel et al., 2006). Certains auteurs iront même jusqu’à affirmer que les modes de financement de la recherche depuis les années 1990 ont eu comme objectif de faire disparaître – voire d’étrangler – toute forme de criminologie critique tant en Europe qu’en Amérique du Nord (Hillyard et al., 2004), si bien qu’un certain nombre d’entre eux seraient retournés aux sciences mères dans l’espoir d’y trouver une communauté d’esprit (Chunn et Menzies, 2006 ; Felices-Luna, 2010).

2.2 Les choix méthodologiques de préférence des auteurs s’inscrivant dans les courants critiques

À l’inverse de l’association « courant traditionnel et méthodologie quantitative », qui a peu fait couler d’encre au Québec et au Canada – peut-être parce qu’elle semble aller de soi –, l’association « courant critique et méthodologie qualitative » a davantage été discutée. On mentionnera que les études qualitatives d’orientation critique ont connu leurs années de gloire durant les années 1960 à 1980 au Québec et au Canada (Poupart, 2011). Progressivement, toutefois, les études qualitatives (critiques ou non) ont été perçues comme étant « moins scientifiques » (Felices-Luna, 2010, p. 254). De fait, les études qualitatives – plus souvent associées aux courants critiques – ne représentent que 5,15 % des publications dans les revues de criminologie ayant les meilleurs indices d’impact (Crow et Smykla, 2013).

De nombreux écrits concèdent les rôles de contrôle que jouent les rédacteurs en chef et les évaluateurs des revues scientifiques, et ce, dans une large variété de disciplines, de la comptabilité (Lee, 1997) à la médecine (Siler, Lee et Bero, 2015). Dans le contexte d’exigences croissantes de publication et de taux élevés de rejet dans nombre de revues scientifiques montantes, les rédacteurs en chef et les évaluateurs se trouvent en position de force. Ces derniers, notamment, jouent un rôle crucial dans l’influence de la décision du rédacteur en chef, mais également dans la nature et la direction paradigmatique que prendra la revue. En raison de leur influence, les rédacteurs et les évaluateurs sont considérés comme étant les gatekeepers de la science (Hojat, Gonnella et Caelleigh, 2003). Discutant des problématiques pouvant mener à des biais de publication, Hojat et al. (2003) soulignent notamment l’existence documentée de biais de confirmation (l’acceptation de manuscrits correspondant aux théories communément acceptées), de biais à l’encontre de la publication de résultats statistiques négatifs, de biais favorables à l’endroit de chercheurs de renom en provenance d’institutions prestigieuses, de biais liés aux orientations théoriques et idéologiques des rédacteurs et évaluateurs. Dans cette foulée, Buckler (2008, cité dans Crow et Smykla, 2013) explique que des rédacteurs en chef, d’inclinaison quantitativiste, auraient pu avoir tendance à rejeter presque systématiquement les articles qualitatifs soumis à des revues scientifiques. Par conséquent, les auteurs auraient progressivement cessé de soumettre leurs manuscrits à ces revues, si bien que la proportion d’articles qualitatifs reçus dans les grandes revues de criminologie varierait de 1 à 15 % alors que cette proportion atteindrait 10 à 50 % pour les revues dont les facteurs d’impact sont moindres (Crow et Smykla, 2013).

3. Les courants zémiologiques des torts sociaux

La zémiologie se définit comme centrant ses intérêts sur les « torts sociaux[4] » entendus dans leur acception plus large que celle traditionnellement consentie à la notion de crime (Bertrand et al., 2008 ; Hillyard et Tombs, 2000). Ses objets d’étude sont très larges et couvrent ce qui cause des souffrances aux personnes, que ce soit les accidents de voiture, l’utilisation de polluants environnementaux qui provoquent des maladies ou, encore, la brutalité policière (Hillyard et Tombs, 2000). Ils englobent aussi les torts occasionnés par les États et les corporations ou multinationales comme les pertes financières entraînant l’appauvrissement des communautés, les grandes fraudes, les monopoles et les cartels, la redistribution des ressources financières, etc. (Hillyard et Tombs, 2000). Finalement, la zémiologie s’intéresse aussi aux torts culturels auxquels peut être soumise une communauté (Hillyard et Tombs, 2000).

Bien que la zémiologie offre une percée conceptuelle intéressante, cette centration autour « d’autre chose que le crime et le criminel » n’est pas vue comme une panacée. À l’instar des criminologies traditionnelles et critiques, la zémiologie fait également l’objet de blâmes. Lucia Zedner (2011), notamment, critique ainsi ce courant analytique de distanciation en relevant que :

A social harm perspective neither addresses fundamental issues of moral agency, wrongdoing, and blameworthiness that lie at the heart of the criminal law nor delivers censure and sanction of the sort supplied by punishment.

p. 274

La position exprimée dans cet extrait illustre combien il est difficile de parvenir à un consensus concernant les grands courants et les objets d’étude en criminologie.

3.1 La place de la zémiologie au Canada et au Québec

Il est difficile d’évaluer la place qu’occupe la zémiologie au Canada. D’une part, en adoptant cette définition large du « tort social », les zémiologues se seraient distanciés de la notion de crime, telle qu’étroitement conceptualisée en droit criminel canadien, puisqu’elle n’est pas représentative de l’ensemble des torts pouvant être causés à une personne ou à une communauté (torts qui ne sont pas considérés « criminels » ou qui sont rarement criminalisés). Plusieurs zémiologues auraient quitté la criminologie pour mieux en dénoncer les revers et ont cherché à créer un champ d’études indépendant portant sur la « justice sociale » (Ratner, 2000). D’autre part, certains auteurs considèrent plutôt que la zémiologie constitue une sous-catégorie des courants critiques, au même titre que le left realism, la green criminology ou la victimologie critique (De Lint, 2006). Notre objectif, ici, n’est pas de trancher s’il s’agit bien d’un courant distinct appartenant ou non à la criminologie. Néanmoins, puisque certains écrits reconnaissent l’existence de ce courant au sein de la criminologie québécoise (Bertrand et al., 2008) et canadienne (Ratner, 2000), nous tenterons de voir s’il est représenté au sein des publications parues dans la revue Criminologie au cours des dix dernières années.

3.2 Les choix méthodologiques de préférence des auteurs qui se situent dans les courants de la zémiologie

Bien qu’un nombre grandissant d’auteurs se préoccupent des enjeux liés aux choix méthodologiques en lien avec la zémiologie – ou aux nouvelles formes de criminologie décrites plus haut (Goldson et Hughes, 2010 ; Green, Johnstone, et Lambert, 2013 ; Hall, 2014) –, il n’est pas encore possible de leur associer une méthodologie de « préférence ». Tout au plus, on invitera les chercheurs qui se situent dans ces courants à faire preuve de pragmatisme dans le choix, tant des méthodes que des sources de financement qui sont à leur portée : « “wise up ”, to look beyond their insulated, closed as often elitist academic environments and to resist indulging in forms of latter-day obtuse use “speaking in tongues” » (Goldson et Hughes, 2010, p. 224).

4. Démarche méthodologique

Il n’est pas simple de tracer une démarcation nette entre ces trois grands courants. Se référant aux écrits scientifiques, nous avons catégorisé les études portant sur les analyses systémiques fonctionnalistes (police, tribunaux, système correctionnel) et sur le profilage, les outils actuariels, la gestion des populations, les études de réseaux ou les études du what works comme appartenant aux criminologies traditionnelles.

À l’instar des écrits d’Yves Cartuyvels (voir 2007, p. 454), les études qui visent à mettre en exergue les processus de construction sociale de la criminalité, qu’elles soient primaires (processus de création et d’application des normes pénales et de leurs effets) ou secondaires (application différentielle des normes pénales sur les interactions des justiciables et des agents de l’appareil pénal), ont été jugées comme appartenant aux courants critiques. Se fondant toujours sur la perspective de cet auteur, « tous les comportements criminels (ou criminalisés) ou le passage à l’acte » sont considérés comme à l’extérieur de ce courant (Cartuyvels, 2007, p. 454). Finalement, les études portant sur les torts environnementaux, les monopoles, les coups d’État, les génocides ou autres torts causés aux populations apparaissent dans la catégorie « zémiologie ». Considérant le lien entre le courant auquel l’auteur s’identifie et ses choix méthodologiques, nous avons aussi tenu compte de ces derniers dans l’analyse.

Heureusement, il est relativement plus simple de déterminer la méthodologie employée. Les devis uniquement quantitatifs ou qualitatifs ont été qualifiés ainsi. Les analyses de textes de loi ainsi que les analyses documentaires ont été considérées comme des publications qualitatives ou quantitatives, au même titre que celles qui ont fait appel à des répondants humains. Les publications de nature plus théorique (recensions des écrits, reconstructions historiques d’un problème social ou analyses de concepts, par exemple) ont été qualifiées comme étant « théoriques ».

La classification des publications scientifiques a surtout été réalisée à partir de la lecture des résumés. Ces résumés correspondent à 87 pages intégrales pour les 189 articles publiés au cours des dix dernières années[5]. Puisque certains résumés ne figuraient pas dans la banque de données et que d’autres n’étaient pas suffisamment étayés pour classifier le document, 14 articles ont été lus intégralement. Une première classification a été réalisée par la première auteure, puis une seconde a été réalisée indépendamment par la deuxième auteure à partir du même corpus de données.

Afin de contraster les contributions des premiers auteurs de l’École de criminologie de Montréal (ÉcrM), nous avons distingué divers « niveaux » à cette appartenance qui ont permis de distinguer quatre profils :

  1. Le profil « pur ÉcrM » correspond aux personnes qui ont une formation terminale de l’ÉcrM et qui y sont désormais professeurs (É1) ;

  2. Le premier profil « hybride » regroupe les professeurs de l’ÉcrM qui ont été formés en criminologie dans une autre université ou qui ont une autre formation que la criminologie (É2) ;

  3. Le second profil « hybride » regroupe les personnes qui ont une formation terminale de l’ÉcrM et qui sont professeurs de criminologie dans une autre université ou qui enseignent dans une discipline autre que la criminologie (É3) ;

  4. Le dernier profil regroupe les personnes qui ont une formation terminale de l’ÉcrM et qui occupent des emplois de professionnels de recherche, d’intervenants, de gestionnaires ou autres (É4).

Nous avons comparé la production de ces « criminologues québécois » à celle du groupe des « autres auteurs » formé des quatre catégories suivantes :

  1. Le profil « pur criminologie » correspond aux personnes qui ont une formation terminale en criminologie et qui sont professeurs en criminologie ailleurs qu’à l’ÉcrM (A1) ;

  2. Le profil « hybride » regroupe les professeurs de criminologie qui ont une formation dans une discipline autre que la criminologie ou qui ont une formation terminale en criminologie et qui sont professeurs dans une autre discipline (A2) ;

  3. Le profil « pur autre » correspond aux personnes qui ont une formation terminale dans une autre discipline et qui sont professeurs dans une autre discipline que la criminologie (A3) ;

  4. Le dernier profil regroupe les personnes qui ont une formation terminale en criminologie ou dans une autre discipline et qui occupent des emplois de professionnels de recherche, d’intervenants, de gestionnaires ou autres (A4).

Pour faciliter l’appréciation des résultats, cette classification est résumée dans le Tableau 1.

Tableau 1

Classification des auteurs

Classification des auteurs

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Pour éviter les biais de classification, l’information trouvée sur le Web quant à la formation et à l’appartenance des auteurs a été comparée à celle obtenue par une professionnelle de recherche. Lorsque nous n’arrivions pas au même résultat (par ex. : diplôme différent ou affiliation différente), une seconde recherche a été réalisée pour contre-vérifier l’information. En cas de doute, des courriels ont été acheminés aux auteurs pour s’enquérir de leur discipline de formation. Nous ne sommes pas parvenues à retracer la discipline de formation dans le cas d’une seule auteure. Sa publication a été retirée du deuxième niveau d’analyse portant sur l’appartenance des auteurs.

5. Résultats

5.1 Les grands courants selon l’appartenance des auteurs

Mentionnons d’emblée que, dix ans plus tard, le constat de Kaminski (2008) demeure : les publications de la revue Criminologie sont polarisées. Des 189 publications parues entre 2007 et 2017, 95 s’inscrivent dans les criminologies traditionnelles (50,2 %) ; 61 dans les criminologies critiques (32,3 %), et 33 en zémiologie (17,5 %), ce qui revient à dire qu’environ la moitié de la production appartient au paradigme du « passage à l’acte » et l’autre moitié à l’un ou l’autre des grands courants appartenant au « paradigme de la réaction sociale ».

Lorsque l’on se penche sur les raisons pouvant expliquer cette polarisation, certains résultats sont à noter. D’abord, le groupe « criminologues québécois » est à l’origine de 71 des 188 publications dans la revue Criminologie au cours des dix dernières années. Elles sont le fruit de seulement 42 auteurs différents, puisque certains ont jusqu’à quatre publications à leur actif dans les dix dernières années. Le groupe formé des « autres auteurs » est à l’origine de 117 publications, mais elles ont été produites par 114 auteurs différents.

Lorsque l’on s’intéresse aux grands courants dans lesquels s’inscrivent les publications des auteurs, on constate que 45 des publications (total 71) provenant de l’ÉcrM sont d’orientation traditionnelle (63 %) ; 18 sont critiques (25 %) et 8 appartiennent à la zémiologie (12 %). Pour les « autres auteurs », ces proportions s’établissent, respectivement, à 43, 36 et 21 %. Les publications de l’ÉcrM sont donc plus souvent d’orientation traditionnelle (63,4 %) que celles provenant de tous les autres auteurs (42,7 %), tel qu’il est illustré dans le Tableau 2.

Tableau 2

Productions scientifiques selon l’appartenance des auteurs

Productions scientifiques selon l’appartenance des auteurs

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On remarque, en outre, une distinction plus nette lorsque l’on compare les publications des criminologues « purs », selon qu’ils sont affiliés à l’ÉcrM ou à une autre université. Les neuf « criminologues québécois purs de l’ÉcrM » sont les premiers auteurs de 14 articles en criminologie traditionnelle, alors que les criminologues de ce groupe n’ont généré qu’un seul article en criminologie critique et deux articles relevant de la zémiologie. C’est donc 82 % de leurs publications qui s’inscrivent dans la criminologie traditionnelle. Cette proportion est beaucoup plus élevée que celle des criminologues « purs » (11) provenant d’autres universités, qui ont publié 13 articles, dont 3 en criminologie traditionnelle, 6 en criminologie critique et 4 appartenant à la zémiologie. C’est donc uniquement 23 % de leurs publications qui sont de facture traditionnelle comme on peut le constater dans le Tableau 3.

Tableau 3

Productions scientifiques des criminologues « purs » selon leur provenance

Productions scientifiques des criminologues « purs » selon leur provenance

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5.2 Les grands courants et les méthodologies

Il est intéressant de constater que la revue Criminologie a aussi publié des articles employant une grande variété de devis au cours des dix dernières années. Sur l’ensemble des 188 publications, 48 relèvent des méthodes quantitatives (25 %), 86 ont employé au moins une méthodologie qualitative (46 %)[6] et 54 sont de nature plutôt théorique (29 %).

On observe également une certaine disparité dans la méthodologie privilégiée au sein d’un même courant. Contrairement à ce qui était attendu, une proportion importante des publications appartenant au courant traditionnel repose sur une méthodologie qualitative. En effet, lorsque l’on retire les 16 publications théoriques des 95 publications appartenant à ce grand courant, on constate que 46 des 79 publications restantes (58 %) s’appuient sur des devis quantitatifs alors que les 33 autres articles (42 %) ont des devis qualitatifs. À l’inverse, l’association entre le courant critique et la méthodologie qualitative semble réaffirmée, car des 40 publications qui sont de nature empirique (20 articles théoriques), seulement 2 ont un devis quantitatif (5 %) alors que la grande majorité (38) a eu recours à un devis qualitatif (95 %). La zémiologie, quant à elle, n’a aucune publication ayant un devis quantitatif et semble surtout centrée sur l’élaboration de ses assises théoriques (18 articles sur 33). Les quelques études empiriques recensées appartenant à ce grand courant ont toutes eu recours à un devis qualitatif (15). Le Tableau 4 résume ces principales différences.

5.3 Les grands courants, les méthodologies et l’appartenance des auteurs

Dans leurs 71 publications, les criminologues québécois de l’École de criminologie de l’Université de Montréal ont eu recours à 23 reprises à des devis quantitatifs (33 %), 37 à des devis de nature qualitative (52 %) et 11 constituaient essentiellement des articles théoriques (15 %). Les « autres auteurs » ont publié 117 articles, 25 desquels reposent sur une méthodologie quantitative (21 %) et 49 sur une méthodologie qualitative (42 %). Ils ont publié 43 articles théoriques (37 %). On remarque donc que les criminologues québécois ont plus souvent tendance à utiliser des devis quantitatifs que les autres auteurs, et qu’ils sont moins portés à rédiger des articles théoriques.

Encore une fois, la différence entre les auteurs apparaît plus clairement lorsque l’on compare la production des « criminologues purs » de l’ÉcrM à celle des « criminologues purs » affiliés à d’autres universités. Les criminologues « purs » de l’ÉcrM ont eu recours à des devis quantitatifs à sept reprises, à des devis qualitatifs à huit occasions et ont publié deux articles théoriques. Les criminologues « purs » d’autres universités n’ont aucune publication de nature quantitative, ont eu recours à six reprises à un devis qualitatif et ont sept publications théoriques. Les criminologues qui ne sont pas affiliés à l’ÉcrM ont plutôt tendance à publier des articles qualitatifs ou théoriques dans la revue Criminologie, alors que les criminologues québécois « purs » ont plus souvent recours aux devis quantitatifs tel qu’il est illustré dans le Tableau 5.

Tableau 4

Productions scientifiques selon le courant et la méthodologie employée

Productions scientifiques selon le courant et la méthodologie employée

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Tableau 5

Comparaison des méthodologies employées par les deux groupes d’auteurs

Comparaison des méthodologies employées par les deux groupes d’auteurs

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6. Interprétation des résultats

L’analyse des publications sous l’angle du courant dans lequel s’inscrit l’auteur conduit à des constats intéressants. Lors d’une analyse antérieure, une des auteures du présent article avait montré que les travailleurs sociaux avaient progressivement abandonné le champ sociojudiciaire en raison des nombreux enjeux liés à la possibilité de « nourrir la bête » de la justice criminelle (F.-Dufour, 2011). Au terme de cette deuxième analyse, on constate un mouvement similaire au sein des groupes formés par les criminologues « purs » provenant d’autres universités, dont uniquement 23 % des publications s’inscrivent dans la criminologie traditionnelle. À l’inverse, on observe une grande vitalité des courants « de la réaction sociale » chez ces auteurs (77 % de leur production), alors que ceux de l’ÉcrM n’y consacrent que 18 % de leurs écrits. On sent ici une nette polarisation entre les courants d’appartenance des auteurs de l’ÉcrM comparativement à ceux des criminologues « purs » oeuvrant à l’extérieur de cette institution. À la lumière des publications parues dans la revue Criminologie au cours des dix dernières années, il semble donc exact d’affirmer que les « criminologues québécois » ont un intérêt plus marqué pour les criminologies traditionnelles comme l’avaient suggéré de nombreux auteurs sans toutefois en avoir fait la démonstration empirique (Bertrand et al., 2008 ; Chunn et Menzies, 2006 ; Dréan-Rivette, 2011 ; Martel et al., 2006 ; Ratner, 2000).

L’analyse des méthodologies, pour sa part, montre qu’il faut demeurer prudent dans les associations entre les courants et les types de devis préconisés. Il semble exact d’associer la criminologie critique à la méthodologie qualitative, mais on observe que la criminologie traditionnelle ne conduit pas automatiquement à l’adoption d’une méthodologie quantitative, contrairement à ce qui avait été annoncé dans les écrits scientifiques consultés. On observe, en outre, que les criminologues « purs » de l’ÉcrM continuent de se démarquer par leur allégeance à ces criminologies traditionnelles, leur consacrant 82 % de leurs publications. Cette préférence semble s’éroder lorsqu’ils deviennent professeurs de criminologie dans d’autres universités ou qu’ils quittent cette discipline pour aller vers une autre, présentant alors une moyenne de six articles sur dix en criminologie traditionnelle. Considérant qu’ils publient également plus souvent des études quantitatives que leurs confrères et consoeurs d’autres universités (32 % vs 11 %), ils semblent engagés dans la voie tracée par les revues disciplinaires à fort facteur d’impact en se prêtant aux exigences qu’elles semblent leur dicter sur le plan méthodologique (Crow et Smykla, 2013 ; Tewksbury et al., 2005). Toutefois, puisque cette analyse est basée uniquement sur les publications parues dans la revue Criminologie, il serait éclairant de procéder au même exercice avec l’ensemble des publications des « criminologues québécois » pour en valider la tendance.

En dépit de cette préférence marquée, on constate que les criminologies critiques, que l’on croyait retournées sur elles-mêmes (Felices-Luna, 2010) ou presque décimées (Martel et al., 2006 ; Van Swaaningen, 1999), demeurent présentes dans la revue Criminologie puisqu’elles ont réussi à se tailler une place dans près du tiers des publications parues ces dix dernières années. Si l’on inclut les publications appartenant à la zémiologie – qui semblent en rapide progression avec près du cinquième des publications –, on peut même dire que les publications s’inscrivant dans les courants de la « réaction sociale » représentent la moitié des publications analysées. On peut donc affirmer que la revue Criminologie montre une diversité de discours criminologiques, principalement offerts par des chercheurs québécois et canadiens, qui ne saurait être confinée à la promotion d’une vision hégémonique de la criminologie.

Conclusion

Cette analyse des publications parues dans la revue Criminologie ces dix dernières années a permis de tirer certaines conclusions éclairantes. On constate que les devis quantitatifs ne sont privilégiés que dans le quart des publications, contrairement à la presque totalité des publications parues dans les revues disciplinaires à fort facteur d’impact (Crow et Smykla, 2013). Il est donc possible que les auteurs employant des devis mixtes ou qualitatifs choisissent la revue Criminologie sur la base de son ouverture à ces méthodologies, comme en témoigne la moitié des publications de la dernière décennie. La revue accorde aussi un certain espace aux réflexions de nature plus théorique qui comptent pour le dernier quart des publications.

L’analyse des grands courants a, quant à elle, mené à des constats tout aussi intéressants. Mentionnons d’abord que la criminologie critique a trouvé une place dans Criminologie entre 2008 et 2017. Nos données ne permettent pas, cependant, de poser un regard juste sur l’état de cette criminologie dans le reste du Canada et il ne nous est pas loisible de nous positionner sur sa décimation ou non. Il semble exact, toutefois, d’affirmer que la « criminologie québécoise », telle qu’elle est représentée dans Criminologie au cours de la dernière décennie, est plus étroitement liée à la criminologie traditionnelle, et ce, de manière marquée. Il convient cependant de rester prudent dans l’évaluation de ce résultat puisque les publications de neuf « criminologues québécois purs » ne représentent peut-être pas l’ensemble de leurs publications ni celles des autres « criminologues québécois purs » (sept) qui n’ont pas publié dans la revue au cours des dix dernières années. Ce résultat indique néanmoins qu’il semble y avoir un « effet École de criminologie [de l’Université de Montréal] » qui pourrait s’estomper lorsque ses doctorants occuperont des postes universitaires ailleurs. Il devient alors peut-être pertinent d’analyser dans quelle mesure cet effet serait attribuable au phénomène de l’embauche de ses propres doctorants qui, selon Garland (2011, p. 311), pourrait contribuer à un « appauvrissement intellectuel » de la discipline. D’aucuns pourraient inversement conclure que ces derniers auraient plutôt un rôle de préservation d’un héritage théorique et méthodologique propre à cette école. Ce sont là des pistes qui semblent intéressantes à approfondir.

Ce bref tour d’horizon sur l’état de la criminologie québécoise fait ressurgir un nombre important de questions qui dépassent le cadre de cette analyse. La question de la professionnalisation de la criminologie (Lafortune et Lusignan, 2004) semble un enjeu de taille. Certains avancent que l’on assiste à une « McDonaldisation » de l’enseignement postsecondaire destinée à former une main-d’oeuvre peu citoyenne et difficilement critique envers la justice criminelle (Chunn et Menzies, 2006). Considérant que cette préoccupation est d’ailleurs partagée par d’autres auteurs canadiens (Bertrand et al., 2008 ; Hogeveen et Woolford, 2006 ; Ratner, 2000 ; Vanhamme et Strimelle, 2010 ; Williams et Lippert, 2006), elle mériterait qu’on l’examine rapidement.

Il semble tout aussi important de définir les contours de la discipline. La rapide émergence de la zémiologie ramène, une fois de plus, la question de l’objet spécifique de la criminologie, des espaces théoriques distincts, des méthodologies ou des pratiques qui lui sont propres. Il semble nécessaire d’ouvrir le dialogue intra et interdisciplinaire pour mieux débattre de ce qui devrait constituer la criminologie du xxie siècle, puisqu’à l’image des publications parues dans Criminologie au cours des dix dernières années, la « criminologie » comme objet d’étude intéresse des auteurs de tous horizons privilégiant une grande variété d’outils méthodologiques. À l’inverse, on se réjouit d’observer que la revue Criminologie a laissé, entre 2008 et 2017, la parole à des univers conceptuels alternatifs, progressistes et a, par le fait même, participé de la dissémination des multiples richesses analytiques de la criminologie.