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Introduction

L’étude dont il est question dans cet article s’intéresse aux phénomènes émergeant de la créativité collective au cours d’un processus de création de type orienté. Elle s’inscrit dans une démarche empirique issue du travail d’une enseignante en création numérique, interpellée par les évènements entourant les manières de faire de groupes en situation, et vise la théorisation plus globale d’une approche communicationnelle de la créativité collective.

Notre démarche se construit à travers l’élaboration de projets, d’ateliers, de matériel créé et de technologie détournée avec « les moyens du bord », un travail réalisé à l’image de l’enseignant-bricoleur, défini par Lévi-Strauss (1962, dans Berten, 1999, p. 44). Au fil des années, nous avons expérimenté plusieurs méthodes et stratégies, et nous avons mis au point divers ateliers afin de placer nos étudiants dans des contextes d’éveil à la créativité. Nous avions aussi comme objectif de les inciter à découvrir et à développer leur potentiel créatif.

Dans cet article, nous exposerons brièvement la problématique à l’origine d’une expérimentation que nous avons menée auprès de groupes d’apprenants. Nous détaillerons le contexte de l’étude et expliciterons ensuite la constitution d’un dispositif de création pédagogique mis au point et déployé dans un contexte de création empreint d’un certain nombre de contraintes. Puis, nous révélerons les résultats qui ont menée à l’identification de quatre formes d’interactions de la créativité collective contextualisée.

1. Problématique

Dans le domaine de la création numérique, l’apparition récente d’incubateurs numériques, d’espaces de création numérique communautaire (appelés EspaceLab ou FabLab), d’ateliers et d’espaces de coworking[1], de hachathon[2], etc., témoigne de l’intérêt grandissant de faire de la créativité un lieu d’échanges, d’effervescence et d’expériences collectives. En ce sens, et de manière à soutenir et préparer les futurs travailleurs du secteur culturel, le Conseil des ressources humaines du secteur culturel du Canada (CRHSC, 2013) propose une charte de compétences de la « fonction création » dans laquelle l’on retrouve une description des compétences individuelles et des capacités attendues par le milieu[3]. Dans ce rapport, les compétences interpersonnelles et de communication occupent une place importante. L’on y trouve, entre autres, les habiletés à promouvoir la collaboration et la coopération, à adopter des comportements pour optimiser le travail d’équipe, à définir une orientation commune, etc. Ces compétences s’additionnent aux capacités d’adaptation, d’ouverture d’esprit, de prise de risques, etc. qui, bien qu’individuelles, participent aux décisions de groupe.

C’est en parcourant les écrits traitant de la créativité « en groupe », avec l’intention de concevoir des situations pédagogiques liées aux réalités du milieu professionnel, que nous avons constaté le peu d’écrits sur le sujet, et ce, tant dans le domaine de la créativité que du côté des ouvrages de sociologie portant sur la dynamique de groupe. Dans les faits, un bon nombre de recherches s’attardent à la créativité individuelle au sein d’organisations et non à celle du groupe lui-même (Bouchard & Bos, 2006). À notre avis, ce manque s’explique, en partie, par l’existence d’une forte ambigüité entre la créativité de groupe en tant que phénomène collectif et le recours au groupe de créativité comme façon de résoudre un problème (un choix de méthode). Nous sommes arrivée devant l’évidence que plusieurs recherches portant sur la créativité et le groupe traitent avant tout des techniques à utiliser en groupe. À ce sujet, Sutton et Hargadon soulignent que de nombreuses études « ont souvent confondu la technique de créativité (le brainstorming) avec la situation de créativité (en groupe ou seul), mais ils ne se sont pas non plus intéressés aux bénéfices secondaires qui peuvent être associés à des séances de brainstorming » (1996, cité dans Delacroix & Galtier, 2005 p. 71). Ces bénéfices concerneraient, entre autres, le climat, le partage de connaissances, la qualité des interactions et la construction du sens (Aznar, 2011; Isaksen, Stead-Dorval, & Treffinger, 2003).

Au fil de diverses expérimentations (divers ateliers pédagogiques de conception et production en groupe), nous avons identifié un certain nombre de phénomènes récurrents, et ce, indépendamment des populations considérées. Nous avons d’abord noté la difficulté, pour plusieurs étudiants, de se laisser aller au jeu de la créativité, à interagir avec les autres, à communiquer leurs idées et à s’impliquer à fond dans les expériences proposées, alors que pour d’autres les échanges s’effectuaient de manière fluide et dans une certaine forme d’aisance. Puis, d’un autre côté, nous avons constaté un fort décalage entre les réactions face aux situations ambigües (en dehors des habitudes). Alors que certains individus s’adaptent sur-le-champ à de nouvelles situations, d’autres vivent des blocages suffisamment importants pour freiner toute tentative d’interaction. C’est en réponse au manque de repères théoriques expliquant ce que nous observions que nous en sommes venue à soulever la question suivante : comment mettre en place un contexte d’enseignement stimulant la créativité de groupe et permettant aux apprenants de développer des compétences exigées par le monde professionnel?

Notre démarche de recherche, déclenchée à partir de l’observation d’ateliers de création au cours des dernières années, prend ainsi la forme d’un essai de compréhension de ce que Peirce nomme un « évènement surprenant » (Angué, 2009). Plus précisément, nous nous sommes demandé comment la créativité collective se manifeste à travers les actions menées par les groupes en situation d’apprentissage. Cet article expose ainsi une démarche de recherche inductive et met de l’avant le recours à un dispositif de création comme moyen de témoigner des manifestations de la créativité collective contextualisée. Nous avons cherché à comprendre les effets de ces expériences vécues par les apprenants en clarifiant les types d’échanges et d’interactions au cours du processus de création. C’est en ciblant particulièrement le palier de la créativité de groupe[4] que nous interrogeons le phénomène de la créativité collective, en considérant que cette créativité implique l’organisation et la régulation d’interactions et qu’elle s’insère dans un contexte social spécifique tout en subissant son influence. En ce sens, nous nous intéressons plus particulièrement aux manières de faire de différents groupes lorsque leurs membres sont réunis autour d’un problème commun et qu’ils posent des actions conjointes[5] afin de le résoudre.

1.1 Une créativité collective

La dimension collective de la créativité est évoquée dès 1965 par Osborn (celui à qui l’on attribue la paternité du brainstorming[6]). Lorsqu’il aborde la question de La collaboration créative en groupe (titre du chapitre XII de l’ouvrage L’imagination constructive), l’auteur décrit le pouvoir d’association décuplé par la présence des autres membres d’un groupe : une contagion qui crée une réaction en chaîne, par ricochet. La puissance du groupe provient alors « de toutes les capacités qui font partie du groupe » (Osborn, 1965, p. 140). C’est l’effervescence et toute la complexité empreinte dans ce type de situation qui nous a menée à nous intéresser à ce phénomène collectif.

Selon les domaines, les auteurs ont défini la vision partagée de la créativité par différents qualificatifs : organisationnelle, lorsque liée à un système complexe visant le développement de nouveaux produits, de services ou de procédures novatrices (Amabile, 1996; Woodman, Sawyer, & Griffin, 1993); sociale, lorsqu’abordée par les psychologues et sociologues cherchant à trouver des solutions à des problèmes sociaux ou familiaux (Lubart, Mouchiroud, Tordjman, & Zenasni, 2015); collective, lorsque, comme dans notre classe, elle « se manifeste au sein de groupes, dans le cadre d’institutions ou d’entreprises » (Bonnardel, 2006, p. 38).

1.2 Une créativité contextualisée

Afin d’en arriver à bien définir la créativité, tel que nous la traitons dans cet article, effectuons d’abord une distinction. Il existe d’une part une forme de créativité plus « artistique », qui prend forme dans les différents parcours ou détours créatifs, c’est-à-dire par agencement, combinaison, analogie, et par le recours à des stratégies comme la pensée divergente[7] (Guilford, dans Kaufman, 2006) ou la pensée latérale[8] (De Bono, 1972). L’individu qui appelle à cette forme de créativité développe la nouveauté par réaménagement et extension de son univers culturel (Moles, 1970), ses capacités de pensée créative et l’expression de son for intérieur. D’autre part, il y a la créativité orientée, ou en situation, qui n’est pas tout à fait du même registre. « Le champ d’activité des sujets est constitué par un problème et tout le travail du groupe est orienté par la nécessité de faire adhérer un élément au système » (Anzieu & Martin, 2013, p. 267). Cette dernière appelle une méthodologie plus rigoureuse, elle consiste à chercher et à apporter des solutions à un problème précis. Cela ne veut pas dire qu’elle se pratique en dépit d’une démarche plus artistique, mais que la production de l’individu ou du groupe converge vers un problème à résoudre. C’est de ce type de créativité, orientée vers un problème précis, qu’il est question dans cet article lorsque nous employons l’expression créativité contextualisée. Elle est liée à la considération d’un certain nombre de contraintes de création. Il s’agit d’une créativité qui se rapproche de la réalité professionnelle pour laquelle les apprenants (sujets de l’étude) sont formés.

Les problèmes de créativité sont des problèmes de type ouvert, au sens où ils admettent une quantité de solutions possibles qui ne sont ni prévisibles ni parfaites et continuellement sujettes à amélioration. Le cadre général dans lequel ils prennent place demeure souple, subjectif. Contrairement aux problèmes fermés, chacune des solutions laisse subsister des insatisfactions (Bonnardel, 2006; Fustier & Fustier, 1985). La résolution de ces problèmes de nature ouverte appelle ainsi les concepts de divergence et de convergence. Chaque étape du processus de création constitue une nouvelle occasion d’imaginer d’autres possibilités, d’inventer des solutions, de contourner les contraintes (divergence), puis de recentrer la démarche et de revenir aux critères de sélection des idées (convergence). Cette dyade divergence-convergence est un élément moteur de la créativité. Elle devient un mode de pensée où l’information n’est plus traitée telle quelle, mais à travers une restructuration constante et une réorganisation du champ perceptif en regard du problème à résoudre. Une créativité contextualisée considère ainsi l’ensemble des contraintes de création découlant du problème, incluant le temps, les ressources et les particularités du problème lui-même.

1.3 La contrainte comme stimulation

Les recherches de Amabile (1996), centrées sur la créativité et la motivation, soutiennent que la créativité, liée à la motivation intrinsèque, est optimisée par la liberté et inhibée par les contraintes. Une fois insérées dans le processus de création, les contraintes seraient à l’origine de pensées routinières et de surface et contribueraient à la perte de motivation, tuant ainsi l’élan créatif (Amabile, 1996; Amabile, Hadley, & Kramer, 2002). À ce sujet, un nombre croissant de recherches plus appliquées révèlent que les contraintes, dans des proportions appropriées, seraient plutôt bénéfiques pour les individus et les équipes créatives (Bonnardel, 2006; Rosso, 2014). Selon une étude menée par Lampel, Honig et Drori (2014), l’impact positif des contraintes sur la créativité est rarement célébré, mais tout aussi important. Pour Bonnardel (2006), il existe d’abord des contraintes issues de l’énoncé du problème, qui sont déduites par une interprétation des données initiales, puis des contraintes ajoutées par le concepteur de manière à circonscrire un problème mal défini, qui elles sont alors construites.

Rosso (2014) propose une classification des contraintes créatives selon deux catégories : les contraintes liées au produit, c’est-à-dire à la finalité (objet) de la production du groupe[9], et les contraintes liées au processus[10], soit celles qui influencent la façon dont le travail est réalisé par le groupe (le temps fait partie des contraintes de processus). Selon l’auteur, ces dernières auraient tendance à inhiber la créativité lorsqu’elles sont perçues comme restrictives, en termes d’expérimentation, de possibilités, etc., mais elles amélioreraient la créativité lorsqu’elles stimulent et provoquent la motivation du groupe, la cohésion, et quand elles ouvrent le champ des possibilités et des chances de réussite. De même, les contraintes de production améliorent la créativité des groupes lorsqu’elles fournissent un cadre, une visée commune et la freinent lorsqu’elles promeuvent le statu quo.

Ces contraintes, à un niveau modéré, seraient bénéfiques au travail des groupes et à leur créativité dans la mesure où elles ne sont pas trop lourdes et qu’elles se présentent comme un défi collectif réalisable. Elles introduisent alors une tension créative à l’intérieur du processus créatif en limitant l’ensemble des processus, la production et les choix possibles. Cette tension a un but précis, elle a pour ambition de faire bouger les choses et d’infléchir le cours normal du processus de création (Swiners & Briet, 2004). Elle se définit comme une bonne tension, un bon stress, qui porte le groupe à utiliser un chemin secondaire, à effectuer un saut transversal (un changement de point de vue), à lever des barrières. Une juste dose de cette tension créative force ainsi le dépassement.

En considérant la dimension collective d’un processus de création contextualisé où les contraintes font office de stimulation, nous avons émis l’hypothèse que les actions menées par les groupes pour répondre à cette tension créative appellent à un mouvement de transformation (de réorganisation) continuel de l’activité et participent à l’identification de diverses manières de faire des groupes en situation.

2. Le contexte de l’étude

Comme le soulignent plusieurs auteurs, la mise en oeuvre de situations de créativité doit s’appuyer sur un bagage théorique (compréhension du phénomène) et des notions pratiques (utilisation adéquate de méthodes et stratégies d’idéation) afin que leur visée soit intelligible pour les participants (Aznar, 2011; Gaujard & Verzat, 2011). Ce type de situation se veut suffisamment lié à la réalité des apprenants de manière à maintenir un seuil de motivation et d’engagement nécessaire à son aboutissement. Privilégiée par notre contact avec la population estudiantine, nous avons profité de notre position pour mener l’expérimentation au sein d’une population ayant parcouru un module d’enseignement préalable (c’est-à-dire notre classe).

Le programme dans lequel s’insère la formation à la créativité est constitué autour d’enseignements pluridisciplinaires et tend à développer chez l’étudiant des habiletés créatives et conceptuelles dans plusieurs disciplines convergentes[11]. Le module d’enseignement à la créativité vise à approfondir les connaissances théoriques sur la créativité, à développer le potentiel créatif, la sensibilité artistique, la capacité à explorer et la facilité à s’exprimer, ainsi qu’à développer la compétence à la résolution créative de problèmes et à trouver des solutions originales par l’apprentissage de certaines techniques visant à stimuler l’imagination de manière individuelle et collective. L’apprenant se familiarise d’abord avec la dimension théorique de la créativité par les différentes approches et conceptions de manière à saisir l’étendue du domaine. La créativité est avant tout présentée comme une compétence sociocognitive qu’il est possible de développer, peu importe le niveau et le bagage culturel. L’apprenant est ainsi confronté aux barrières de la créativité et à la dimension sociale liée au phénomène, puis initié au processus de création et de résolution créative de problèmes. Des segments pratiques viennent appuyer les enseignements théoriques sous la forme d’ateliers thématiques d’initiation aux techniques (principes du brainstorming, utilisation de mindmap, d’outils numériques, etc.). Au terme de ce module d’enseignement, un total approximatif de dix heures de théorie et de six heures de mise en pratique ont été offertes aux apprenants (détails dans le Tableau 1).

Tableau 1

Synthèse des enseignements du module de créativité

Synthèse des enseignements du module de créativité

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Au terme de cette formation, le dispositif de création est présenté comme une manière de mettre en application des stratégies enseignées, de consolider les acquis par la mise en pratique des notions abordées. Il est l’occasion de vivre une expérience collective permettant d’apprendre à penser autrement, à gérer son temps en équipe, à choisir les priorités ainsi qu’à cerner et à comprendre ses limites dans des conditions similaires au monde professionnel.

3. L’expérimentation menée

Notre recherche prend appui sur l’observation des acteurs en situation, cependant il ne s’agit pas typiquement d’une étude par observation : en créant un cadre d’observation, nous perturbons en quelque sorte le milieu naturel de la créativité. Le dispositif pédagogique que nous proposons est construit de manière à susciter les effets de cette créativité collective par l’immersion d’apprenants dans une situation proche d’une situation réelle, dont nous contrôlons en partie le contexte.

Notre méthodologie comprend, en ce sens, des interventions contrôlant un certain nombre de conditions (composition des groupes, structure, déroulement, etc.) qui permettent d’étudier les éléments contextuels et sociaux influençant la créativité dans un espace social se voulant moins complexe qu’un terrain réel d’observation (Delacroix & Galtier, 2005). Dans le but d’offrir un certain niveau de liberté créative, ce cadre est ouvert et laisse plutôt place à l’initiative, au retournement de situation, aux transformations impromptues, etc. Les interventions ne sont pas entièrement planifiées.

Lorsque nous abordons l’expérimentation sur le terrain, c’est en considérant que les sujets y sont introduits de manière artificielle. Ces acteurs, prenant part à l’atelier, se savent participants d’une étude. Du côté du chercheur, un protocole énonce les tâches, selon un plan d’expérimentation, inscrites dans une chronologie, mais qui ne sont pas systématiquement explicitées aux apprenants. Le protocole est plutôt révélé progressivement, faisant des apprenants des acteurs décisionnels qui portent leurs actions dans le choix du rythme, des outils de réflexion et de création, et de la mise en oeuvre, qui hésitent, retournent en arrière, s’arrêtent puis reprennent l’activité, etc.

3.1 Une phase intuitive suivie d’une phase protocolaire

Selon ce qui précède, notre approche est 1) compréhensive, puisque nous cherchons à saisir les phénomènes entourant la créativité collective en contexte, 2) participante, dans la façon de faire et d’observer les phénomènes, 3) impliquée pour ce qui est de la procédure, 4) réflexive, alors qu’elle propose une ouverture vers de nouvelles perspectives. Elle repose sur deux phases distinctes, l’une intuitive et l’autre protocolaire, chacune historiquement située, dans une prise de conscience de nos propres mouvements et dans un recul par rapport à l’objet d’étude. Cette volonté de détachement se veut une manière d’éviter les angles morts.

Construite dans l’historicité et l’action (présence sur le terrain), la phase intuitive découle de notre réalité : notre statut d’enseignante dans un cours d’introduction à la créativité de premier cycle universitaire. Par sa nature propice à l’expérimentation, nous y avons développé, au fil des années, plusieurs solutions de design pédagogique. Notre immersion au coeur de ces terrains – présentant chaque fois certaines similitudes – desquels ont émergé des faits persistants (actions, comportements, etc.), autorise un regard approfondi de l’activité de création de groupe. Certes, cette pratique facilite un accès au terrain, mais elle entraîne l’inconvénient, tout aussi important, de la subjectivité du regard porté sur celui-ci. Sans vouloir renier cette subjectivité, nous en tirerons parti, en ce sens où elle nous donne accès à une foule de connaissances et permet un regard unique rendant compte d’une réalité (Bonfils & Durampart, 2013). Comme le souligne Huard, c’est « par une analyse des “attitudes”, des “actions” et de l’orientation de l’autre que le chercheur p[eut] vérifier sa compréhension de l’action sociale observée » (1996, p. 5). Ainsi, il s’agit d’un travail d’analyse de bas en haut (bottom-up) où le terrain fait émerger la théorie (Huberman, Miles, & De Backer, 1991).

Élaborée de manière progressive par montée analogique, la formule générale de l’atelier a été mise à l’épreuve à trois reprises avant la tenue de l’expérimentation principale. Chacune d’entre elles séparées par une année entière, nous avons instinctivement remis en question ses constituants. C’est donc porté par des intuitions, des valeurs et des expériences d’un point de vue affectif, social et cognitif d’une enseignante qui s’interroge sur le sens de ses actions, que prend naissance cette étude. Le doute initié par de premières impressions se concrétise vers le noyau de la recherche : la phase protocolaire.

Le dispositif de création soumis à l’expérimentation est ainsi construit depuis une réflexion pédagogique à partir de laquelle se constitue un cadre théorique, puis s’adjoint un cadre d’expérimentation. Appuyée par un scénario pédagogique, un plan d’expérimentation détaillé, puis des méthodes multiples de collectes (qui seront ci-après exposées), chacune de nos interventions est menée de manière cohérente avec notre posture délicate. Au cours de l’évolution de la situation proposée, nous tenons un rôle d’encadrant, en n’intervenant que lorsque nécessaire et pour assurer le déroulement prévu. Nous nous abstenons d’interférer dans le processus de création proprement dit des groupes en situation. Lorsqu’elles ont lieu, les interventions prennent des formes d’énaction : elles ont pour objectif de stimuler (susciter) des réactions (par exemple par des retours de questions), afin d’amener les groupes à prendre eux-mêmes les décisions. Puisqu’elle représente un problème de type ouvert, la situation de créativité constitue ainsi une structure interprétative favorisant l’expérience vécue résultant d’une « dynamique proactive d’interprétation entre l’individu et son environnement » (Magakian, 2006, p. 160).

3.2 Le dispositif de création

Nous avons convié un groupe d’apprenants en création numérique (un total de 48 participants) à vivre une expérience de création collective immersive originale grâce à un dispositif de création qui, par sa nature engageante et stimulante, était susceptible de heurter les habitudes et le mode traditionnel d’apprentissage. La souplesse dont le dispositif fait preuve laisse place à la découverte et à l’imprévisibilité, attributs nécessaires à la créativité et à l’origine de la modification des perceptions initiales. Le dispositif de création élaboré aux fins de notre expérimentation prend la forme d’un atelier de création à partir d’une situation-problème (un problème ouvert, admettant plusieurs solutions possibles). Ainsi, la créativité contextualisée est régie par une juste dose de relâchement (liberté) et de contraintes, une tension créative incitant à la réorganisation et au déploiement de l’activité de groupe.

3.2.1 Le cadre d’analyse du dispositif

Créé de manière à interroger les effets du contexte créatif, le dispositif requiert un espace de communication et est construit de façon à fixer les modalités d’échanges afin que les groupes agissent (en quelque sorte) au plus près de l’orientation recherchée (Odin, 2011). Son cadre d’analyse fixe les limites du contexte créatif (un certain niveau de contrainte) dans lequel les participants doivent résoudre la situation-problème en délimitant l’espace physique, le temps et certaines composantes relationnelles relatives à la constitution des groupes.

3.2.2 La situation-problème

La situation-problème se veut initiatrice de tension; elle lance un défi collectif, entraîne une succession d’effets (mouvements) et prend forme dans le temps de manière non conventionnelle. Par cette adhésion progressive (Bernard & Joule, 2004), elle demande, dès le départ, une appropriation sociale et temporelle du contexte. Le problème énoncé par la situation de départ est conçu comme une zone potentielle de développement (Mayen, 2012). Il offre une marge de manoeuvre cognitive et procède par ouverture et réouverture de l’objet du travail sans nécessairement attendre l’accomplissement d’une étape déjà amorcée. En ce sens, la révélation de la problématique, faisant office d’élément déclencheur, donne le coup d’envoi à la réalisation des tâches et à la créativité de groupe. Circonscrite de manière abstraite, elle convie les groupes à structurer le caractère collectif de la négociation et à s’approprier l’objet de l’activité. Construite selon le cadre d’analyse, la situation-problème prend place de manière à border la production et afin de prévoir (dans la mesure du possible) des moments déclencheurs de déplacements (mouvements). Elle a comme objectif de susciter des réactions et des transformations au cours du processus de création.

3.2.3 Un scénario pédagogique

L’atelier de création prend appui sur un scénario pédagogique, structuré selon un déroulement sur 36 heures en continu. Il rassemble 48 participants répartis en 7 groupes de manière complémentaire (selon un certain nombre de caractéristiques). Le scénario est constitué de plusieurs parties : une situation de départ engageante (temporellement et socialement) soutenant volontairement des contradictions et dissonances, un problème à résoudre, un environnement de production souple laissant place à la créativité (orientation du projet et gestion des ressources), des règles de jeu.

Au défi principal s’ajoute une série de contraintes de production supplémentaires. Révélées au cours de la production, ces contraintes requièrent chaque fois une réorganisation de l’activité et génèrent une augmentation de la complexité. De levier en levier, ces éléments provoquent un ensemble de perturbations et de mouvements variables. De façon plus ou moins prévisible et plus ou moins systématique, ces contraintes conduisent non seulement à l’évolution, mais à des transformations durables de l’activité-création (Jacquinot-Delaunay, 2010). Suivant les recommandations de Rosso (2014), Amabile et al. (2002) et Lampel et al. (2014), l’ajout des contraintes est maximisé dans les premières étapes du processus de création de manière à stimuler, et non freiner, la créativité de groupe.

Un environnement de production souple laisse place à la créativité. Chaque groupe est maître de l’orientation de son projet, de la division du travail, de l’organisation des échanges, de la gestion de son temps ainsi que du choix d’outils, de stratégies créatives et de la forme de la production. La problématique n’impose pas de forme ou de support précis ni aucun outil particulier. Situé en dehors de la classe traditionnelle, le lieu de production est vaste et aéré. Il propose un cadre stimulant par la proximité des groupes et l’ouverture vers l’extérieur.

Sous-jacentes à la situation pédagogique, des règles du jeu viennent encadrer la production : le respect du périmètre de production, la notion d’évaluation et le recours à une application numérique. Le caractère formateur (pédagogique) de l’atelier demande que les groupes laissent des traces de leurs démarches. Pour ce faire, ils doivent recourir à une application de création numérique (une murale virtuelle[12]) permettant à l’analyste de retracer leur évolution et à l’enseignante d’évaluer la production.

4. Collecte et analyse des données

Au moyen du dispositif de création, nous avons cherché à comprendre l’activité de ces groupes au cours du processus de création; nous avons étudié le développement de processus, la structuration et le partage de méthode (les processus des groupes) ainsi que la nature des échanges et la participation à la vie de groupe (la composition sociale des groupes).

L’observation des phénomènes émergents de la créativité collective s’est effectuée selon trois volets : les actions conjointes, les rapports d’interactions et l’implication des membres envers l’activité et leur groupe. En ce sens, il s’agit d’une approche empirique recourant largement à l’observation qui se veut in situ au sens de l’école de Chicago, c’est-à-dire qu’elle emprunte différentes voies par la présence sur le terrain, le contact avec le milieu et par des retours d’expériences (Paillé, 2007).

De fait, les données ont été recueillies selon une pluralité de méthodes. En premier, par une observation participante et collaborative. En second, au moyen d’entretiens réalisés par autoconfrontation, c’est-à-dire par des retours sur les actions posées par les membres des groupes, à l’aide d’extraits vidéo, afin d’obtenir des « verbalisations adjacentes à l’accomplissement de l’activité » (Licoppe, 2008, p. 295), les participants ont activement pris part à l’interprétation des données recueillies. Un court questionnaire a aussi été distribué à l’ensemble des participants afin de récolter plus d’informations sur la dimension collective du travail. Les questions portaient sur 1) l’organisation, la division des tâches et l’attribution des rôles, 2) les types d’interactions et la structuration de la communication, 3) la dynamique de groupe, c’est-à-dire, la qualité des échanges, le climat et l’ambiance de travail..

Les deux dernières formes de données (entretiens et questionnaires) sont vues comme des manières de produire un redoublement de l’activité en passant de l’introspection à la réflexivité narrative (Paillé, 2006). Cette multiplication des points de vue pour le chercheur rend possible l’autoréflexion sur notre posture impliquée et se complète par un exercice de verbalisation de l’expérience vécue (interprétation des participants) de manière à fusionner – ou à séparer – deux horizons de discernement (Paillé, 2007). Considérant la complexité de la dimension méthodologique de cette recherche, ces données complémentaires (point de vue divergent) permettent l’établissement de liens et fournissent des explications en regard des observations.

Nous avons procédé au dépouillement des données par analyse situationnelle phénoménologique et structurale, comme le proposent Paillé et Mucchielli (2012). Nous avons ainsi recueilli l’ensemble des contenus textuels explicités plus haut, sélectionné des thèmes généraux afin de procéder par codage des contenus, puis décomposé les phénomènes analogues retrouvés chez chacun des groupes étudiés en disposant en parallèle les textes codés sous la forme d’un tableau afin de tirer le sens général de la conduite des acteurs en situation. Par cette analyse, nous avons procédé à une réduction importante des données autour des thèmes évocateurs. Puisque les données concernent une même situation vécue de façon analogue par les acteurs, il devient possible de dégager une interprétation globale du sens de leurs actions.

Nous avons utilisé la stratégie par patterns (Huberman et al., 1991) assez tôt dans l’analyse des données. Devant la quantité de données, pouvant paraître rédhibitoire, multipliée par la diversité des méthodes de cueillette, nous avons d’abord laissé ces patterns émerger sans que l’ensemble des données soient codées méticuleusement.

5. Résultats

D’un point de vue général, nos résultats démontrent que le contexte créatif (les différentes contraintes de création) engendre une tension créative suffisante à l’émergence de trois types de réorganisation : des réorganisations structurales (actions conjointes), des réorganisations spatiales – orchestrant les échanges et la vie des groupes (rapports d’interactions) – et des réorganisations sociales liées à l’implication des membres et à leur engagement envers les autres. Ces réorganisations entraînent l’apparition de patterns récurrents quant à l’activité des groupes et aux interactions qui y ont lieu. Passant de patterns émergents à des formes distinctes, les nombreuses remises en question et reformulations ont donné naissance à quatre formes d’interactions de la créativité collective : les échanges engagés, les échanges instrumentés, les échanges réparateurs et les échanges entravés. L’identification de ces formes se rapporte aux manières de faire des groupes observés.

5.1 Première forme : échanges engagés

La première forme d’échanges s’observe chez les groupes dont l’activité est équilibrée; il s’agit de groupes « à maturité » (St-Arnaud, 1989). Un groupe de ce genre a recours à des outils collectifs de création et aménage le lieu de production en fonction des besoins à la fois des membres et du projet. Son rapport au processus de création est variable (plus rapide ou progressif) et ses membres font preuve de souplesse en adaptant leurs méthodes et stratégies. Le climat de ce type de groupe est harmonieux et des liens forts se créent entre les membres. La communication se décrit comme un « moyen par lequel les parties en présence tentent de se définir et de s’influencer mutuellement » (Leclerc, 1999, p. 63). Cette forme de groupe répond à la tension créative du contexte en adaptant ses manières de faire selon ce que requiert la situation : le groupe s’adapte, faisant preuve d’une grande flexibilité, les membres forment des homéostasies[13].

5.2 Deuxième forme : échanges instrumentés

À première vue, cette deuxième forme de groupe s’apparente à la première, les échanges étant équilibrés et la perception des tâches, claire. Les stratégies sont collectives, collaboratives et le climat du groupe harmonieux. Bien qu’elle apparaisse moins fusionnelle, une certaine cohésion de groupe est présente, et la cible suffisamment déterminée pour qu’y convergent les efforts tout en maintenant un bon niveau de production (les membres sont actifs à la tâche et présents sur les lieux). Néanmoins, les intégrants de ce type de groupe accordent moins d’importance aux relations intragroupales que le groupe de la première forme, ils canalisent le travail vers les méthodes, les outils, les stratégies et le processus de création lui-même. Les membres progressent méthodiquement à travers le processus de création en multipliant les stratégies et les techniques de travail et de réflexion. Les attentes envers les membres sont liées à la réalisation de la tâche. Ils se définissent ainsi dans la dimension instrumentale du groupe selon Leclerc (1999), c’est-à-dire un groupe au sein duquel « la communication est considérée d’abord comme un moyen de production et d’échange de contenus (idées, opinions, propositions renseignements) » (p. 63).

5.3 Troisième forme : échanges réparateurs

Un groupe caractérisé par des échanges réparateurs est divisé. Le travail s’y organise par sous-groupes coopératifs et hermétiques positionnés dans une distance importante. Les sous-groupes ne vivent pas la même expérience (divergence de perceptions de l’activité). Plutôt dysfonctionnel du point de vue de la communication, le groupe compense par une production très active. Comme le souligne Mucchielli (2013), ce type de groupe (qu’il nomme groupe conflictuel) se réfugie dans une structure formelle et procédurale de manière à étouffer les conflits. Or, les actions de production et de distribution (tâches, responsabilités) ainsi que l’émergence de règles fortes permettent de contrebalancer les lacunes interactionnelles et de progresser vers la réalisation collective, l’atteinte d’une finalité.

5.4 Quatrième forme : échanges entravés

Une quatrième et dernière forme d’échanges émerge de nos résultats et provient de groupes où des barrières se dressent dans la communication et pour lesquels l’activité devient incertaine. Dans les faits, cette forme d’échanges n’est pas représentative d’un groupe dans sa définition propre. Il s’agit plutôt d’individus regroupés sous une association, qui, à terme, les conduira à s’ignorer de nouveau (un groupe à l’état nominal selon la définition de Muchielli, 2013). Bien que des décisions communes soient prises, les choix de stratégies ne font pas l’unanimité. Ce type de groupe est divisé par affinités ou alliances et certains membres font cavalier seul. Chacun s’affaire à sa tâche assignée, sans réelle adhésion au groupe. Par incidence, la répartition du travail est empreinte de confusion. Peu nombreux, les échanges s’effectuent toutefois en face à face, et des rivalités naissent dans les interactions. La participation aux échanges est inégale et le rythme est lent. Ces groupes rencontrent des barrières processuelles et communicationnelles, l’activité est incomplète. Ils ne parviennent pas à surmonter l’ensemble des tensions du contexte ni à progresser dans le processus de création.

6. Limites

Force est d’admettre que ces quatre formes d’interactions émanent de nos résultats de recherche puisque nous cherchions à comparer les groupes observés. Comme nous avons, en quelque sorte, provoqué leur apparition, elles ne sont pas considérées comme des catégories au sens propre et peuvent sembler d’une portée limitée à notre terrain d’étude. Or ces premières données de terrain concrétisent les notions théoriques convoquées en favorisant l’expression de conclusions provisoires. Ce terrain d’étude devient un objet d’apprentissage permettant l’émission de nouvelles hypothèses qui seront validées (ou réfutées) par d’autres formes d’évaluation et dans un autre temps. Ces premières propositions sont reconsidérées dans la suite de nos recherches de manière à renforcer l’identification et la définition de ces formes d’interactions de la créativité dans une conceptualisation plus large de l’activité de groupe.

Conclusion

Nous avons choisi, dans l’étude rapportée par cet article, de donner priorité à l’expérience vécue par les apprenants. En ce sens, l’approche méthodologique retenue est inductive et itérative, elle puise ses sources à partir du terrain, puis permet la formulation d’un construit théorique dont certains critères et composantes amènent des éclairages nouveaux sur les pratiques créatives collectives.

En définissant la problématique, nous avons exposé un manque de documentation au sujet de la créativité de groupe en tant que phénomène. Par incidence, l’enseignant qui souhaite mettre en place des situations pédagogiques centrées sur le développement des compétences attendues par le milieu professionnel se retrouve devant peu de repères. Au cours de cet article, nous avons mis en lumière le dispositif que nous avons conçu et expérimenté en réponse à ce manque et qui a mené à l’identification de manifestations de la créativité collective à travers quatre formes d’interactions. Ces formes, bien qu’elles représentent un travail exploratoire, rassemblent des descriptions « riches et denses[14]» [traduction libre] (Rosso, 2014, p. 555), renseignant une facette peu abordée de la créativité. Plus précisément, nous avons constaté qu’en dépit des choix d’outils, de stratégies et de distribution des tâches (actions conjointes), du climat et de la dynamique de groupe (rapports d’interactions et implication), il est possible, pour un groupe paraissant moins équilibré ou moins cohésif, de cheminer à travers un processus de création collectif.

Plusieurs pistes de réflexion et de nouvelles hypothèses émergent de cette recherche. Tout d’abord, les connaissances produites offrent la possibilité de proposer aux apprenants une posture réflexive en regard de leurs habitudes et pratiques de groupe. À plus long terme, une étude longitudinale pourrait conduire à observer le développement de compétences et comprendre comment, par exemple, chacune des formes d’interactions identifiées appelle à l’acquisition d’aptitudes particulières. Par ailleurs, nos recherches futures permettront d’étudier la manifestation de ces formes émergentes dans des contextes de création professionnel ou communautaire.

Somme toute, cette expérimentation s’inscrit dans une série de démarches nous menant à poser un regard plus global sur la créativité collective contextualisée et à mieux comprendre, expliquer et enseigner ce phénomène complexe. Cette modeste contribution vise ainsi à renforcer la tendance actuelle des recherches qui s’intéressent davantage à la dimension sociale et partagée de la créativité, aux relations entre le processus de créativité et les interrelations sociales (Romero & Barberà, 2014), et à l’apport de la pluridisciplinarité dans les pratiques créatives collectives comme agent de renforcement de la dynamique de groupe (Dechamp, Horvath, & Faucheu, 2015). Un tel engouement tend à renverser la propension naturelle des études longtemps centrées uniquement sur l’individu créatif (Csίkszentmihalyi, 2006).