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Il revient au cri de crier

Pascal Quignard[1]

En guise de prologue — et pour en tirer vite une leçon —, ces quelques phrases :

  1. « La désolidarisation et la désynchronisation sont la condition de ceux qui lisent et écrivent. Leur esprit est celui de l’escalier, qui mène aux Enfers[2] ».

  2. « Tout ce qui est constitutif de l’oeuvre doit être présent dans l’oeuvre. […] Non seulement les conditions de la condition “affleurent” mais elles sont recueillies. L’oeuvre est ce recueil. La condition comme les conditions non seulement composent, nourrissent l’oeuvre, mais y reviennent après un extraordinaire détour et s’y réemboîtent comme le petit et sa mère » (CJ, p. 169).

  3. « Il faut s’inscrire sur la ligne imaginaire de l’horizon comme la roche escarpée que le dieu oiseau solitaire aime pour venir s’y poser un instant » (CJ, p. 178).

Cette suite de prélèvements juxtapose à dessein des gestes critiques qui caractérisent l’écriture comme la lecture. Qui caractérisent aussi cette implication radicale de l’écrivain dans cet objet singulier et imprévisible qu’est l’oeuvre littéraire. D’une radicalité qui va puiser jusque dans la solitude, l’écart fondamental — familial ou social. D’une radicalité qui fait que l’écrivain fonctionne comme sur un autre temps, écoutant une autre horloge — l’horloge interne, littéraire, se désynchronisant, c’est-à-dire se déplaçant (en avance ou en retard, en avant ou en arrière) sur un autre rythme — alternatif —, sur un autre temps que le temps linéaire, immédiat, contemporain — un temps aléatoire, libre, choisi. Qui fait que l’écrivain est comme dans un temps à contretemps, et marquant, avec cela, une préférence pour le contraire, « le silence plutôt que la langue, l’aniconisme plutôt que les fantasmes, la nuit de la caverne plutôt que les cimes […] le noir plutôt que le blanc, l’exister plutôt que l’être, l’écrit plutôt que l’oral, le diabolique plutôt que le symbolique, le monde des morts et les livres des morts et l’étude plutôt que… » (CJ, p. 180). Ainsi de suite.

D’emblée, l’oeuvre s’affirme comme recueil des contrastes. Jusqu’à accueillir, au sein même de la plaie brûlante de l’écriture, tous les signifiants et toutes les métamorphoses. Qui plus est, sous ce rapport, étant la métamorphose même, dans l’imprévisibilité de la liberté sans fin. « Lisant Quignard, nous sommes quasi à chaque page déroutés[3] », écrit Michaël Ferrier. La déroute tient à l’impossibilité d’unir tous les éléments de l’oeuvre sur une même rive. Du détour au déroutement, l’oeuvre subit l’appel, y répond. Elle cède, nous dit Pascal Quignard, le passage au hasard. Et, c’est, bien sûr, le hasard de la langue, des circulations du sens, de tout ce qui passe par la tête, des lectures, du temps… Mais aussi le hasard des rencontres.

C’est ainsi qu’est né le Requiem.

Une rencontre qui eut lieu à Paris, en effet, un beau jour d’automne. On en connaît même la date : le 27 octobre 2005. « Jamais je n’aurais eu l’idée d’écrire un requiem[4] », nous dit Pascal Quignard, « si… ». Sans doute, une étincelle suffit pour allumer la flamme. À l’évidence, pour l’essentiel, il y a un voeu commun : celui de composer-écrire un requiem athée. N’est-ce pas là faire d’un impossible l’essentiel de l’insubordination ? En tout cas, motiver les contraires, poser sa voix ou sa plume en ce lieu du royaume des morts. Au reste, c’est une rencontre qui en est, en fait, plusieurs. Avec le compositeur Thierry Lancino, d’abord. Avec Leonardo Cremonini, ensuite, pour les dessins de l’enfant qui repose et la roche de Cumes. Avec Alain Demillac, enfin, pour le grec de la Sybille. Et puis, page après page, d’autres rencontres, celles des lectures, qui se disent dans les quelques-uns des mille noms que l’oeuvre-Quignard fait surgir l’un après l’autre dans la préface du Requiem, puis dans les notes qui le suivent : Bruno Bettelheim, Melanie Klein, Algernon Charles Swinburne, Bengt Ekeort et, derrière lui, Ingmar Bergman, Messiaen, Virgile, Ovide, Dante, Pétrone, Trimalchio, Énée. Et puis, bien sûr, le roi David et la Sibylle.

Or, parmi tous ces noms, un, entre tous, retient notre attention. Celui de Sibylle.

Il y a tant de noms propres dans l’oeuvre de Pascal Quignard, tant d’écrivains, de personnages, de divinités, de musiciens, de démons, de rois, de dieux qui se pressent sur la page que l’on pourrait passer volontiers sur celui-là. Si discret. Presque invisible. Presque fantôme. Et pourtant, une fois que ce nom, Sibylle, est posé sur la page, il s’affirme d’entrée, tout simplement, comme l’un des noms essentiels de l’oeuvre quignardienne. Un de ces noms qui reviennent, comme revient la petite musique de Vinteuil. Mélancolique. Insistant. Un nom qui, précisément parce qu’il est au coeur du Requiem de Pascal Quignard, est indéfectiblement lié à la musique, comme il est inéluctablement lié à la mort.

Je pose alors la question suivante, que m’invite, au demeurant, à faire le Requiem de Pascal Quignard : de quoi le nom se fait-il l’écho ? Je procèderai, pour tenter d’y répondre, selon cet « esprit de l’escalier » qui mène aux Enfers en proposant, en guise de marches, des noms propres.

Averno

Averno vient de a-ornos et signifie « le lieu déserté par les oiseaux[5] ». C’est le lieu mort, celui de l’angle mort par « lequel le visible cesse d’être visible à la vue[6] ». In angulo, dans le coin, dans l’intervalle mort. C’est depuis cet angulo où elle se tient que s’entend la voix de la Sibylle « sous la forme d’un écho issu de l’angle de la roche[7] ».

C’est-à-dire dans le gouffre du lac Averne, ou sur ses bords — c’est là, ou dans les grottes voisines de Cumes, que les Romains situaient les portes d’entrée des enfers, l’entrée au royaume des ombres. Tout lecteur de Pascal Quignard en est familier. Car c’est cette même bouche de l’Averno qui ouvre le Dernier royaume. Qui est dans Les ombres errantes. Qui est dans Abîmes. Dans Pour trouver les Enfers, dans Requiem, dans La nuit sexuelle, etc. Les grottes de Cumes, le lac Averne, les Enfers, le royaume d’Hadès sont d’ailleurs dans chaque livre, dans chaque tome du Dernier royaume. Où la pensée tout entière s’engouffre. Se retourne, à l’épreuve du désorienté. On sait, de reste, qu’il s’agit toujours déjà de passer la porte, celle de la nuit, de l’enfer, de la mort, de la vie, du rêve. De traquer la trace déchirante.

D’où suit qu’avec tant de constance Pascal Quignard interroge : « Où est l’enfer[8] ? ». C’est par cette question, en effet, que s’ouvre Le nom sur le bout de la langue. Question qui n’attend que d’être répétée. Qui se répète d’un livre à l’autre.

D’évidence, ces « enfers » (infera) que Pascal Quignard veut « trouver » ne sont pas des lieux neutres. Ils sont même tout le contraire. On se demande : est-ce alors, dans les livres de Pascal Quignard, le lieu qui l’emporte sur tous les lieux ? L’infranchissable ? Les abîmes qui sollicitent la pensée ? L’autre monde aux trésors enfouis où se logent les séquelles du temps ? Sans doute, mais entendu toutefois que c’est aussi un entremêlement entre violence et méditation, une présence de forces antagonistes, le choc bouleversant de toute extrémité dans la pensée, une image commune aux hommes d’hier comme aux vivants d’aujourd’hui de la « grande peur » — « magni metus » — de la « terror » inaugurale, celle de la terre terrifiante.

Et, après tout, la littérature n’est-elle pas diabolique[9] ?

D’où suit qu’il faut peut-être y adjoindre une autre question, qui y est comme attachée : qu’est-ce qui fait trembler l’oeuvre ?

Peut-être, alors, serait-ce juste une ligne. La ligne limite invisible. Celle « sur laquelle s’écrivent les lettres de la langue et s’inscrivent les notes de musique » (BS, p. 208). Ligne de mort qui borde de son linceul le cadre de l’oeuvre, éblouissante prolepse en attente de sa fin. Mors ultima linea rerum est[10], dit en effet un vers d’Horace, sans cesse incisée, comme un souffle, sur le foyer incandescent de l’oeuvre. On dira que l’enjeu est de ne jamais la perdre de vue. D’en être même, phrase après phrase, l’inscription à vif : c’est « la mort, toujours imminente, qui spasme le vivant[11] », écrit Dolorès Lyotard. L’oeuvre y travaille éternellement, intrépidement cherche cette ligne dans le saisissement, en rend l’écho éternellement répercuté, convulsif.

Et cette ligne ultime, qui peut être ou n’être pas franchie, c’est ce qui se joue à la porte des enfers entre le prophète chrétien, David, qui est dans le choeur et dit son désir de survivre, et la Sibylle païenne, qui vient de passer la porte obscure du lac d’Averne, et dit son désir de mourir. Ultima linea dit la solitude de deux êtres, au point extrême de leur existence présente, de leur mort à mourir. Chacun est, en ce sens, en agonie. Ainsi faut-il reconnaître la question persistante dans les repons tragiques du Requiem, jouxtée tout entière à la ligne d’horizon de l’oeuvre.

Or, qu’est-ce qui singularise si profondément ce Requiem de tous les autres ? Ce n’est pas tant de souffler « l’encens et le souffre », comme peut le dire Thierry Lancino[12], que de laisser côte à côte — sans choisir, insiste Pascal Quignard — désir d’anéantissement et désir d’éternité. Et d’insérer, au coeur du texte, au coeur des voix, la souffrance intruse de la Sibylle.

Or, ce n’est pas seulement que l’écrivain choisit de ne pas choisir, c’est qu’il pousse jusqu’à ce qu’il « ne fût pas possible de choisir » (R, 13). Diffraction de l’impossibilité. Ne s’agit-il pas ainsi de faire voir, avec obstination, sa préoccupation de l’intervalle invisible, du contradictoire, du désorienté, du déchirement ? Autrement dit, c’est la mort au coeur qui captive. La mort et son hiatus de nuit. Celle qui promet le bouleversement, qui infinitise la souffrance, et qui ouvre la plaie béante de l’écriture : « Je vous promets, écrit Pascal Quignard à Thierry Lancino, que ce sont les deux mains distinctes pour tâter la mort qui bouleversent ceux à qui j’ai montré le texte » (R, p. 9 ; je souligne). Tâter vient du latin classique taxare qui signifie « toucher fortement ». D’un toucher qui s’éprouve : le Requiem est aussi cette exploration de la problématique de la mort, une certaine pensée de l’épreuve.

Pour le reste, Pascal Quignard nous invite à écouter un chant à double voix. Il écrit un livre bisexué, masculin et féminin. Il écrit un livre bipsychique, deux souffles, deux états d’âme, deux consciences. Il écrit un livre biface, comme taillé en relief, d’un côté un Requiem, de l’autre, une partie intitulée « Notes », et qui en constitue le pendant. Il écrit, affirme-t-il, un livre bilingue, pour le désir qu’il a de nous faire entendre absolument, tour à tour, plus que le français, le latin et le grec. C’est sur ces deux voix répercutées que le texte rebondit, c’est cette convulsion duelle que le langage redouble. Écrire et répéter cet écartèlement, où se côtoient le monde des morts et celui des vivants, dans l’orée de l’absence de temps, face à la mort, entre « l’envie de ressusciter et l’envie de périr » (R, 54), est une manière de dresser l’abîme sous chaque phrase. De sorte qu’écrire ne trompe le vide, qu’à la condition d’irradier la mort, le néant, de la séduction de l’éternité — et sans doute importe-t-il donc, d’autant plus alors, qu’au désir pressant du roi David, se mêle, s’arrime celui de la Sibylle de Cumes. Le Requiem n’existe que dans cette polarisation angoissante, intense : le roi David dit en latin « Non mori », tandis que la Sibylle répète en grec jusqu’à l’exténuation la parole brûlante : « Apothanein thelô ! ». Ne pas mourir, je veux mourir : c’est cet écartèlement qui transit la lettre, c’est cette déchirure ardente qui fait l’oeuvre et qui la hante.

Virgile

« Où est l’enfer ? […] Où est Virgile[13] ? », écrit Pascal Quignard dans Les ombres errantes. Si ce n’est pas la première fois dans l’oeuvre de Pascal Quignard que surgit le nom du poète romain, ce n’est assurément pas la dernière. Il n’est que de se souvenir du narrateur de La barque silencieuse, qui, sur la « grève noire » du Vésuve, au retour de la Valle dell’Inferno, pense à Virgile et au « triste Orphée » évoqué dans Les Géorgiques. Pourquoi Virgile ? Pour l’implication — ainsi Pascal Quignard se fait-il un devoir d’expliquer. Rythme et lien. D’un récit l’autre. Et, par exemple, dans la petite scène d’un des contes de Triomphe du temps. Celle où Monsieur Hamon, professeur de latin, est pris de somnolence alors que son élève, Jean Racine, est occupé à traduire un passage de Virgile. Faut-il préciser ? Celui, très exactement, où Orphée descend aux enfers. Orphée encore, Orphée toujours. Celui qui passe outre et descend dans les profondeurs. Comme si Orphée était le meilleur moyen d’avoir vue directe sur l’abîme. Et puis Virgile lui-même, dont à la moindre occasion semble-t-il on voit Quignard sonder les textes. Virgile qui révèle en songe un secret à l’enfant Racine qui aperçoit le monde des morts et des ombres : « Nous sommes si peu nombreux à être des morts[14]. » Comme s’il fallait absolument, donc, en quelque lieu, en quelque texte que ce soit, traité, conte, récit, que des profondeurs du temps, des profondeurs de la terre, des secrets aient ainsi à remonter.

Virgile est donc, comme on pouvait s’y attendre, dans le Requiem : « Dans la tradition littéraire la Sibylle apparaît dans Virgile Énéide vi » (R, p. 53). C’est dans ce chant que la Sibylle raconte la descente aux enfers d’Énée que Pascal Quignard met en scène dans le requiem : « Je prophétise / aux portes de l’enfer / comme Virgile guidera Dante / moi je guidais Énée / aux portes de l’enfer » (R, p. 45). L’oeuvre s’ancre à cette descente qui l’inspire, ce mouvement qui porte l’oeuvre au-delà de ce qui l’assure — l’incertitude, la nuit, les ombres, le perdu, l’origine.

Mené par la Sibylle de Cumes, Énée découvre le pays des morts, et également ses descendants. Une fois qu’Énée a déposé le rameau d’or à Proserpine, il n’a plus son « sauf-conduit » et, retombé à la condition humaine, il doit s’en remettre à la Sibylle et Anchise qui le guident vers la sortie des enfers. À la sortie, ils doivent choisir entre deux portes : la porte de Corne, d’où sortent les ombres réelles, les âmes pâles et inconsistantes, et la porte d’Ivoire, d’où sortent les songes illustres, les inventions de l’imagination, les imitations trompeuses de la réalité terrestre, les monstres, etc. Énée et la Sibylle sortent par la porte d’Ivoire.

La porte d’Ivoire c’est celle qui fait surgir dans le monde ce qui ne se trouve pas dans le monde, elle est aussi dite « la porte de la différence ». Quant à cela il n’y a pas d’erreur possible : c’est bien aussi cette Porta della Differenzia que choisit Pascal Quignard qui ramasse « les séquelles du temps » (HM, p. 274), les intervalles morts, les sordidissimes de l’antre, l’intrus, le désorienté. A porta inferi. Aux portes des enfers.

Il est vrai que l’oeuvre quignardienne a une position très singulière dans le paysage littéraire contemporain : elle se présente littéralement comme une oeuvre du passage. « Je ne peins pas l’être. Je peins le passage », telle phrase de Montaigne que Pascal Quignard pourrait faire sienne. L’écrivain est, en effet, celui qui recueille tout ce qui passe, il est celui qui essaye de faire revenir les voix anciennes qui se sont tues, les choses perdues, il est à l’écoute de la langue, des vieilles légendes, des textes d’anciens lettrés, des voix perdues qui remontent du passé. Or, Requiem réaffirme tout cela : « un monde imaginaire se rêve dans la mort, qui procède des morts eux-mêmes, des corps sans corps du fonds des enfers, de la grotte, de la caverne, de l’antre remontent, cherchent à respirer, cherchent à dire, se rencontrent, parlent. Des restes de voix non accomplies réclament » (R, p. 59). Emprunté au latin reclamare, « réclamer » signifie « crier contre, se récrier, protester », et, transitivement, « appeler plusieurs fois à haute voix ». C’est un terme qui a aussi un ancien emploi en fauconnerie. Ainsi, comme le fauconnier qui appelle l’oiseau pour le faire revenir sur le poing, Pascal Quignard tâche imperturbablement de faire revenir ces voix perdues. Une voix, ici, qui ne veut pas revenir — féminine, égarée, dissidente.

Sibylle

demain, hélas ! il faudra vivre encore !

Baudelaire[15]

Reste que si Requiem est un livre écartelé, si toute la tension du requiem tient dans l’échange entre David qui ne veut pas descendre aux enfers, et la Sybille qui souhaite y brûler, si c’est un requiem qui, en effet, entre David ou la Sybille, « ne trie pas dans les douleurs », qui « ne choisit pas entre les aspirations », qui « ne choisit pas entre les gestes » (R, p. 54), ni entre les langues, il y a pourtant, quoique Pascal Quignard prenne toutes sortes de petites précautions pour s’en défendre, comme une légère préférence.

Préférence en ce sens que la Sybille est du côté des ombres. Dans ce vouloir rejoindre la nuit et le silence. Dans cette détresse où la Sibylle se situe, à l’écart, dans l’angle, in angulo, ce coin du néant de l’oubli et de la mort, ce coin enfoncé dans la gorge.

Préférence, aussi, pour ce nom « laissé de côté » (R, p. 54). Ce « reste » païen, romain, oublié. En somme, un autre sordidissime. Le retour d’un perdu comme perdu.

Préférence, encore, pour ce désir asocial, singulier, brusque, d’anéantissement. La fuite rêvée. Solitaire. Définitive.

Préférence, finalement, pour sa voix, comme la plaie ouverte de son nom, qui est un appel incessant à l’adieu. Qui est la voix « que personne n’écoute » (CJ, p. 217), « la voix sans crédit » (CJ, p. 217). Qui tient, en cela, un peu d’Alexandra prisonnière ou de la Cassandre de Lycophron, qui tourne sur elle-même, et dont « Sénèque dit qu’elle est comme une sibylle[16] ». Voix/e de Cassandre que depuis toujours déjà l’écrivain choisit[17].

Il est des préférences qui créent des liens. Et sans doute, ce n’est pas la première fois que Pascal Quignard fait entendre dans son oeuvre la voix de la Sybille. Elle est celle dont le chant est comme un tarabust, qui revient, qui se répète, qui appelle : Apothanein thelô ! Après un bref temps mort, aussitôt relancé. οθανεῖν θέλω. C’est comme un chant continu qui, en sourdine, tisse comme un rideau sonore. Je veux mourir. Tellement tarabustant, que l’on pourrait tout aussi bien l’appeler, pour le dire avec les mots de Victor Hugo[18], cigale d’enfer. C’est un nom qui pourrait, en effet, lui convenir. Pour ce que la Sibylle est, en effet, dans son urne, comme la cigale dans sa cage chez les anciens Grecs, suspendue (HM, p. 277). Et puis ne peut-on pas dire que d’une « musicienne » à l’autre s’entend la brûlure insaisissable ? Du tarabust infernal de la Sibylle au tarabust solaire des cigales. Qui ne se distingueraient en rien, ou en ceci seulement peut-être, dans l’exigence de la disparition.

*

Une voix geint, une voix hèle, et répète sans finir : « Brûle-moi ! » (R, p. 25)

Mais qu’y a-t-il au fond du désir de se jeter au feu ? Qu’y a-t-il au fond du désir de brûler ?

Il y a ce fait, au demeurant vérifiable, que, du désir au brasier, la distance chez Quignard est toujours des plus courtes. Pour le désir dont il s’agit, celui, ici, de mourir, il irradie, nimbe, le dialogue des deux figures.

La Sybille est enfermée dans sa solitude, dans sa fatigue de la vie. Non seulement elle échappe à la mort, mais, de surcroît, elle vit l’horreur de l’existence irrémissible, la vie sans issue. L’horreur de l’immortalité est vraie, qui attise la perpétuité du drame de l’existence. Comme on subit une disgrâce, un mauvais coup du sort, l’absence de porte de sortie, bref, l’horreur de l’immobilité, la Sibylle se consume de vouloir mourir — « Je veux mourir/Mais je ne mourais pas » (R, p. 47). C’est de l’existence même que la Sibylle veut s’évader. οθανεῖν θέλω. Partir pour partir, comme pour les vrais voyageurs de Baudelaire, sans itinéraire, sans fin, sans avoir rien à perdre — se noyer, se perdre, être brûlée, et le plus vite possible : « Ô mort ! Ouvre la gueule ! Engloutis-moi ! Dans le lac noir noie-moi ! » (R, p. 48).

Et toute l’oeuvre de Pascal Quignard de s’appuyer, ainsi, sur la base d’une échappée, d’une expérience des limites où il s’agit d’étreindre cette « liberté interne que personne ne peut contraindre » (R, 55). Et de s’y tenir à travers les années. De rester, par cela même, en accord avec l’affirmation fondamentale de l’indépendance, non seulement dans le choix radical de la bifurcation, de la rupture avec le poids social, familial, linguistique, non seulement dans l’inévitable élan, mais aussi dans la revendication du droit à la mort.

Et le fait est que la conception de la mort pour Pascal Quignard est autre chose qu’une pensée impassible. C’est une pensée indépendante, radicale, politique, émancipante. C’est la pensée possible de l’interruption, de l’intervalle, de « l’état dans lequel un individu se trouve au terme de ses métamorphoses » (BS, p. 95) : « Le suicide est certainement la ligne ultime sur laquelle peut venir s’écrire la liberté humaine » (BS, p. 91).

Et force nous est de constater que les suicides augmentent à mesure de l’oeuvre : Marie-José dans L’occupation américaine, Simon dans Les solidarités mystérieuses ; Marcus Porcius Latro, Albucius, Gaius Petronius Arbiter, Marcus Aemilius Scaurus Mamercus ; Unica Zürn par la fenêtre, Caton par l’épée ; le plongeon de Boutès, le plongeon d’Égée, le plongeon de Sapho, le plongeon en arrière de l’homme de Lascaux, le plongeur de Paestum.

J’écris ces noms, mais je ne serais pas autrement étonnée qu’après tout il y en ait bien d’autres ! Il est vrai qu’il ne faut pas oublier Emily Brontë, citée, à propos du suicide, dans La barque silencieuse, aux côtés de Mishima, Kafka, Kleist et Proust. Et puis le suicide de Celan, de Pascin, de Pierre Frilay, de Bruno Bettelheim, de Primo Levi, de Rothko. Ces suicides sont dans toutes les mémoires.

Inoubliables, en effet, ils brûlent la page, comme brûle la chandelle des morts, la lampe ardente du sépulcre, celle sur laquelle il faut sans cesse remettre de l’huile. Avec cela, la présence de Bruno Bettelheim dans les notes du Requiem affirme la mort comme limite interne et comme mesure de la vie. La certitude de la mort — Ultima linea rerum est — permet, paradoxalement, de vivre, d’exister, de témoigner. Ce faisant, elle fait, par contrecoup, en répercussion, entendre cette part maudite de l’art, ce désir brusque d’en finir, cette part suicidaire de l’oeuvre.

Reste que, si la Sibylle du Requiem contribue à faire apparaître le fond obscur de l’existence, c’est qu’au terme il y a une adresse brûlante d’aller là où la liberté opère. À rebours. Contre l’obligation à la vie, le droit de recourir à la mort, d’en avoir la possibilité. Cette pensée du possible qui est au coeur de l’oeuvre, n’est pas seulement constatée, mais assumée dans toutes ses conséquences.

Ainsi, si la parole consume, reprend sans cesse le désir de mourir, le dressant à nouveau, le renvoyant indéfiniment, c’est pour mieux marquer le « point d’Archimède d’une liberté interne » (R, p. 55). C’est à cet embrasement où le feu consomme l’être qu’il faut envisager l’oeuvre quignardienne dont la Sybille est une des voix : « le suicide comme oeuvre, comme accomplissement de l’oeuvre, comme marque de son achèvement, comme point » (BS, p. 92).

Boutès

La raison qui me pousse à enchaîner sur Boutès ? Il n’y aurait en effet aucune raison a priori de lier un livre tout entier fait d’eau et de musique à un requiem. Mais il y a lier et lier. Inutile de préciser que les textes de Pascal Quignard font partie de ceux qui nous enveloppent de leurs mailles invisibles. Et qu’il y a des liens de tout ordre et de toute nature qui font des textes de Pascal Quignard la plus extraordinaire toile que je connaisse.

Certes, je ne néglige pas les faits, et un requiem est un requiem. J’observe seulement que les faits nous embrouillent, ou pourraient nous faire négliger de compter ce Requiem que nous offre Pascal Quignard, comme partie prenante de la gigantesque toile qu’il tisse jour après jour, livre après livre, fidèle en cela à la pratique du fil et de l’aiguille. Disons que je ne néglige pas que l’eau puisse être l’élément le plus important de Boutès, élément au demeurant extrêmement proche de la musique. Mais force m’est de constater qu’il y a de Boutès au Requiem, qu’il y a entre Boutès et le Requiem quelque chose. Il y a entre eux un lien. Et, sans doute, le lien dont je vous parle n’a-t-il d’abord aucune part dans le fait que les deux textes soient rattachés à la musique. En revanche, il nous devient très difficile de résister à la tentation de rapprocher deux personnages — Boutès, la Sibylle — qu’a priori tout oppose. Jusqu’à ce que, inévitable, s’impose à nous que c’est autour de ce qui les sépare, chacun de leur côté, qu’ils se rejoignent. Ou, pour centrer ce lien autour d’un mot qui tisserait comme subrepticement cette parenté invisible, disons qu’il y a entre eux un même verbe : brûler.

Car si Boutès plonge et quitte le bateau d’Orphée, ce n’est pas seulement qu’il a l’oreille possédée, c’est qu’il brûle de rejoindre l’Abîme des oiseaux : Boutès « nage vigoureusement tant son coeur brûle d’entendre les voix aiguës des oiselles[19] ». « Brûle d’entendre » est en italique dans le texte de Pascal Quignard, qui souligne ainsi les mots d’Apollonios. Qui insiste sur cette brûlure capitale, initiale, qui fait que Boutès répond à la flamme impulsive de l’appel.

La Sibylle, quant à elle, brûle de rejoindre l’abîme des morts. En ce sens, la Sibylle serait le pendant féminin de Boutès. C’est-à-dire que tous deux, la Sibylle, comme Boutès, ont cette brûlure intérieure qui leur fait préférer la mort. Cette même mort à laquelle Orphée, Ulysse ou encore le roi David veulent échapper : « David : “évite-moi de brûler dans le feu éternel” »/« Sybille : “brûle-moi” » (R, p. 25), « ouvre pour moi les portes de la mort » (R, p. 45). Car, en somme, la Sibylle elle aussi souhaite plonger. Pour lors, c’est l’appel le plus vertigineux, le plus désespéré, à l’abîme, à l’irréversible.

C’est ainsi que la Sibylle, rejoint la cohorte des personnages quignardiens, des peintres, des écrivains, des dieux, des revenants qui se brûlent à la flamme. Par exemple, et des exemples parmi tant d’autres : Ann Hidden dans Villa Amalia qui brûle tout pour partir, Boutès qui saute, Georges de La Tour qui peint à la chandelle en tête-à-tête avec la flamme, Cupidon brûlé par Psyché, Bruno Bettelheim à Buchenwald, face aux fournaises des camps de la mort, au monde infernal des vivants.

Mais cela n’est pas tout. Dans les neuf chutes du manuscrit de Boutès, l’une d’entre elle a retenu plus particulièrement mon attention. La chute numéro 5, intitulée Apollonie : « Lettre de Françoise Wilder : Sainte Apollonie est comme un reste de plongeur. Eusèbe de Césarée écrit dans Hist. Ecclésiast. que quand sainte Apollonie arriva sur la place où était dressé le bûcher elle s’immobilisa puis, s’étant un peu reculée, elle s’élança vivement et fut consumée[20]. » Rien de troublant comme ces choses, d’autant plus qu’elles semblent choses sans usage, parce que chues, retirées, fragments voués à la disparition. Mais, nous dit Irène Fenoglio, il est possible que ces chutes « réapparaissent, liées à une autre texture prises dans un autre lien[21] ». À moins qu’elles ne soient depuis toujours déjà partie prenante de la trame. Toujours est-il que l’écrivain choisit l’éclat du verbe à dessein, comme le peintre laisse voir sur la toile ses coups de pinceau. C’est que, d’une manière, il entend que l’imaginaire s’y dépense, que l’oreille se tende à la musique des mots, extrême, fascinante — ce chant de perdition où l’âme se quitte.

D’où suit que dans la suite des « chutes » dont il dresse la liste[22], à « l’homme qui se jette à l’eau (Paestum) », nous pouvons rajouter : la femme qui se jette au feu. Ne s’agit-il pas avec obstination d’essaimer la brûlure de l’appel irrésistible ?

Au reste, n’est-ce pas ce feu intérieur qui est dans le geste d’écrire ? « Je brûle[23] », écrit Pascal Quignard. C’est l’urgence brûlante qui emporte le moindre signe, c’est cette brûlure qui fait l’art. Pour l’écrivain, tout est toujours en feu, il s’agit, toujours, d’être au plus près de la flamme, de brûler d’écrire, de sauter, de mourir, d’aimer, de faire sien cette phrase de Massillon Crucior in hac flamma, de brûler « à l’aube de découvrir », « avec ce mot qui se tient à jamais sur le bout de la langue, […] avec l’ensemble du langage qui fuit sous les doigts[24] ». Il est question en littérature de ce qui brûle. Il est question, dans l’oeuvre de Pascal Quignard, de l’incendie intérieur qui dévore et met le feu aux poudres. Écrire c’est ainsi donner voix à tout ce qui brûle. À tous ceux qui brûlent.

Alors, si la lettre de Pascal Quignard est ressassante, c’est aussi que toujours résonne en son coeur cette question qui l’inspire et qu’elle hèle à longueur de pages : « Où est l’enfer ? Où est la rive obscure au fond de soi où tout ce qui a souffle expire[25] ? »

Lagrasse

En 2007, à Lagrasse, tous les exemplaires de La nuit sexuelle furent couverts d’huile de vidange et de fuel. La mise à feu par les prêtres rata. Tous mes livres mais aussi ceux de Bataille, ceux de saint Augustin, ceux de Damaskios, ceux de Rousseau, furent saccagés. Dix mille livres, sur trente mille livres furent perdus. […] C’est le livre en personne qui posait un problème aux religieux intégristes qui avaient voulu rendre leur jugement, élever un bûcher, souhaité procéder à un acte de foi (CJ, p. 79).

De l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie en – 47 où brûlent quarante mille volumes (Critique), à l’incendie de la Bibliothèque évangélique où le Smyrnaeus qui datait du xviie siècle a été détruit (Les Septante), de l’incendie du palais de Corinthe, à Créuse, qui brûle comme une torche (Medea), des autodafés de livres, de saintes, de sorcières, de cathares, de juifs, de marranes, de protestants, aux juifs que l’on brûle avec, sous leurs pieds, leurs livres (Critique). De Titus Labienus, dont les livres furent condamnés au feu (Préface — Sentences divisions couleurs), à Hiroshima (Les désarçonnés). L’incendie de Lunéville (Georges de La Tour). Le bûcher de livres brûlés par l’enfant pour faire rôtir ses côtelettes (L’énigme). Publius Ovidius Naso qui brûle de brûler à la place de son livre, Metamorphoseon, qu’il met au feu (Pour trouver les enfers). Le bûcher de livres et d’images sur le Campo dei Fiori de mai 1664 (Terrasse à Rome). L’incendie, au mois de février 881, de l’abbaye de Saint-Riquier et de sa bibliothèque où disparaît le premier livre en langue française (Les larmes). La grande scène de l’incendie que l’oeuvre ressasse sans en épuiser jamais ni la force ni le sens, cette scène extraordinaire à laquelle peut-être seule l’abbaye de Lagrasse était digne de prêter un théâtre, va chercher son éclairage dans les lueurs rougeoyantes du foyer où le feu prend sa flamme. Rouge est la nuit, rouge est la lampe. Linea rerum rubescente.

De même qu’il faut à la peinture des vanités une bougie qui l’accompagne, de même il faut, pour inaugurer l’événement de l’écriture, un départ inflammatoire. Que de fois n’a-t-on pas lu ou entendu Pascal Quignard répéter à l’envie qu’il brûlait tous ses manuscrits ? C’est le feu qui consume la feuille. Et tant est obsessionnelle sa préoccupation du feu, qu’il ira jusqu’à en faire la démonstration éclatante dans le film de Jacques Malaterre À mi-mots[26]. C’est la mise au feu mise en scène : « à la campagne au bord de l’Yonne, je brûle tout ce que j’ai écrit et tout ce que j’écris, une fois mêlé aux bois et aux feuilles des lierres dans les menthes de la rive[27] » ; « J’ai beaucoup composé adolescent. […] J’ai tout brûlé presque aussitôt[28] » ; « Qu’est-ce que la cheminée du petit ermitage où je vis à Sens n’a pas vu brûler ? Manuscrits, lettres, photographies, livres, partitions, dessins, articles, tout s’y enflamme du jour au lendemain tout à trac. C’est si beau quand c’est vous qui brûlez[29] » ; « toutes les feuilles de tous les manuscrits que j’ai publiés dans l’année, auxquels je mets le feu dans l’air glacé[30]. »

Or, comment l’ignorer, pour que le feu soit sans équivoque, il importait de le mettre en scène. D’en faire la démonstration : écarter les rideaux du théâtre incandescent. Certes, c’est une épreuve, sur laquelle s’appuie le mythe de l’écriture, mais qui ne semble que vouloir préparer la sauvagerie qui se prépare en sous-main. Si le récit se poursuit, c’est à coupler d’un trouble, de ce que le feu protège, en douce, dans l’obscurité.

Du manuscrit, on attend donc qu’il brûle, jusqu’à nous aveugler, les yeux écarquillés et fasse que l’on n’y voie que du feu — « Pourquoi faut-il brûler ? Je ne sais pas. Ce sont des bouffées de destruction[31] ».

Car le feu introduit le secret irréductible en ce qu’en brûlant, le secret de la lettre, du texte, de ses ramifications, de ses écheveaux, de ses alternances, de ses échappées, de ses mailles, est idéalement consumé. Que se garde la vie secrète de l’oeuvre. On dira donc que chez Pascal Quignard le feu habite le principe de l’écriture depuis le début. On entend bien qu’il modifie, au reste, le mode de la transparence dans lequel l’écrivain entend s’expliquer, en exposant le geste à la lumière de tous.

Reste qu’à suivre les différents récits qu’en fait Pascal Quignard et les différentes mises en scène qu’il met en place, il faudrait aussi comprendre que le texte ne commence véritablement que lorsque le manuscrit brûle. Comme si, oeuvrant en tous sens à la brûlure, motivant l’écheveau des récits dont il attise le feu, l’écrivain ne faisait autre chose que de donner le spectacle réglé de ce protocole : brûler est en fait une condition de la possibilité d’écrire. De lire. Tout ressort à sa flamme, relève de sa dynamique fulgurante.

L’écrivain, ainsi, pousse à bout l’acte de lire, comme celui d’écrire. Qui toujours implique brûler. Sans qu’il nous soit toujours facile, d’ailleurs, de discerner si le livre est la flamme ou s’il est le combustible.

Car brûler, c’est aussi copier les mots de l’autre — traduire —, être brûlé des mots de l’autre — ce qui reste et passe dans le corpus —, faire un travail de deuil — cet inextricable palpitant sur la façon dont l’autre brûle en moi —, se mettre dans l’ombre du voleur de feu qu’est Prométhée.

Trimalchio

Il y a des choses qui sont insupportables.

Dans La haine de la musique Pascal Quignard rapporte la croyance selon laquelle « Saint Pierre vieillissant ne supportait plus les coqs. Même les grives domestiques, les petites cailles, les pigeons, les colverts et les merles qu’aucun homme n’apeure — tout ce qui pouvait chanter, dans la cour de son palais basilical de Rome, il le faisait mettre à mort » (HM, p. 86).

Il raconte encore que, dans le texte de Pétrone Le Satiricon, et très précisément le fragment lxxiv[32], Trimalchio non plus ne supportait pas d’entendre le chant du coq (HM, p. 94). C’est une autre scène. Mais qui s’unit à la première par un lien qui s’affirme dans le son. L’extraordinaire chant du coq : « … un coq chanta » — « Trimalchio est aussitôt bouleversé par ce chant, confusus » (HM, p. 93). Et sans doute ce cri du coq occupe toute la scène où peu à peu il se matérialise, où peu à peu il révèle le lieu de l’affrontement entre l’homme et le coq.

Le coq, c’est ainsi qu’il faut le comprendre, c’est l’oiseau de la « secousse sonore » (HM, p. 90). Secousse terrifiante, comme est la terrificatio du chant des oiseaux, qui vibre du plus loin, qui se fait entendre du plus reculé[33]. Le cri sort de l’ombre, tombe à pic, hypsos, coupant court à la nuit, aux rêves, à la scène, à la bouche ouverte en train de parler, en train de manger. Et si l’accent est surtout mis par Pascal Quignard sur cette déchirure « logée dans le gosier d’un volatile » (HM, p. 100), ce n’est pas tant pour en narrer les conséquences — terreur de Trimalchio ; larmes amères de Pierre qui a trahi — c’est que c’est ce son de terreur qui est le théâtre de l’épreuve. À quoi renvoie, en effet, cette phrase saisissante : « tout est couvert de sang lié au son » (HM, p. 49). En amont des lettres (litterae), il y a la pulsion sauvage, archaïque, animale. Sous ce rapport, il est juste de convenir que l’oreille est, elle aussi, à sa manière, une porte de l’enfer. Puisque les oreilles, en effet, « n’ont pas de paupières », il n’y a « pas de sommeil pour l’audition » (HM, p. 100). Oreilles toujours ouvertes, sans écart possible, qui entendent l’intolérable.

D’où vient qu’il faut à tout prix faire taire la voix : alors, « on apporte le coq 6. Trimalchio ordonne qu’on le sacrifie illico (on le passe à la casserole) 7. Le coq est mangé, le sacrifice est consommé, le signe englouti et le sort conjuré (Trimalchio a mangé la voix sinistre) » (HM, p. 94 ; je souligne).

Or, que nous dit exactement le texte de Pétrone que traduit Pascal Quignard ?

La scène est alors extrêmement rapide […] 2. Trimalchio fait arroser la lampe à huile pour écarter le risque d’incendie. […] 4. Trimalchio déclare : Non sine causa hic bucinus signum dedit… ce n’est pas sans raison que cette trompette a fait sonner son signe. Un incendie quelque part a lieu. Un homme rend l’âme dans le voisinage. Loin de nous ! Loin de nous !

HM, p. 93

L’on ne pouvait, certes, imaginer de scène plus propice à susciter la rêverie de l’écrivain en ce que le coq est brûlé par les flammes mêmes dont il était l’annonciateur. Sous le signe du coq, la scène ne pouvait être que rouge. D’un incendie l’autre, qui ajoute au brasier de l’oeuvre monumentale, qui la nourrit, la tisonne, confirmant ainsi que « chaque oeuvre bâtit toujours dans l’horizon animal du sacrifice sanglant[34] ».

Et confirmant encore que l’oeuvre de Pascal Quignard cède toujours plus ou moins aux appels du gouffre, et que le sens de l’ouïe flirte bien souvent avec l’abîme. De même que « l’âme qui prête l’oreille à la voix de l’oiseau […] est transportée dans l’autre monde[35] ». Entendons par là que le cri déchirant qui se fait entendre d’un livre à l’autre est comme l’appel abyssal, originel. Qui entend l’appel pur des oiseaux ?

C’est dire, en même temps, que Quignard développe ainsi une des perspectives esthétiques qui sont les siennes ; l’idée, notamment, que l’écriture, la littérature, se font l’écho d’un cri. L’idée, encore, liée à la première (« C’est pour leur cri que j’aime les feux » (HM, p. 276), que lire, écrire, traduire sont des activités brûlantes, que les flammes se divisent en plusieurs langues, comme elles consument les corps qu’elles touchent.

L’idée, enfin, et l’on se demande si l’on doit bien en croire nos oreilles, qu’écrire ne peut se faire que d’une main ensanglantée, avec une plume arrachée au corps du coq lorsque saint Pierre a pleuré. D’une déchirure au sein de l’écriture quignardienne liée au cri de l’oiseau qu’on égorge — ce quelque chose d’égorgé dans l’écrit qui crie sur la page. Une idée folle, comme sont folles bien des idées en ce domaine, mais idée fixe, qui revient de façon répétitive dans l’oeuvre, chaque fois qu’un coq chante, chaque fois que l’aube pointe son nez, chaque fois qu’un soudain fait jaillir un sanglot, chaque fois qu’une voix mue et fait entendre un son rauque.

*

Et Sibylle, pourtant…

On a repéré, au passage, le nom de la chamane. Car, c’est lui, le même Trimalchio, celui qui mange le coq du remords, qui fait « revenir la revenante et son désir de ne pas revenir » (R, p. 54) et raconte l’histoire de la Sybille qu’il entendit, enfant, dans le temple d’Apollon de Cumes. C’est Trimalchio qui parle : « J’ai vu la Sibylle, affirme-t-il. Je l’ai vue de mes yeux vue, à Cumes, dans son antre, dans les flammes du volcan, aux portes de l’enfer. Elle était si vieille, elle était si rétrécie qu’elle vivait dans une ampoule maintenue dans les airs. Quand nous autres enfants nous lui demandions : Sibylle, que veux-tu ? Elle nous répondait : Je veux mourir[36] » (R, p. 53). Ce n’est que dans la stricte mesure où la mort exalte la pensée que l’écrivain peut trouver, au coeur de cette déchirure, la cause finale de sa poésie. Comprenons aussi, rétrospectivement, que ce n’est pas seulement le gouffre que la Sibylle appelle de toutes ses forces, mais que c’est le gouffre qui remonte ainsi, par sa voix, par les langues réunies en cette Tour de Babel qu’est le Requiem, par la main de Pascal Quignard qui fait renaître la Sibylle de ses cendres, jusqu’à nous.

Jamais je n’ai vu ma main écrire, écrit Pascal Quignard dans Vie secrète. Sûrement, tout tient du principe d’éloignement — la scène d’écriture ne peut être que détachement, solitude et écart du monde, retranchement pour dire le plus loin. S’entendent, sur fond de silence, becquées, pépiements, prises de bec et combats de coqs, s’entend le chant qui s’élève et qui monte, s’entend le battement du coeur, s’entendent les murmures de ceux qui sont dans l’ombre, s’entend la plainte sibylline Apothanein thelô, s’entend le grésillement des chandelles.

Pour l’essentiel, alors, écrire se ferait comme dans un tableau de La Tour, avec une table en bois, une chandelle, un briquet à amadou, une plume de coq ensanglantée, sur fond de sarments de vignes qui brûlent au son des craquèlements des cigales, le corps lisant-écrivant refermé sur lui-même, discrètement « recoquillé[37] ».

Vivant Denon

En 1776 Vivant Denon visite l’antre à échos de la Sibylle et note dans son journal de voyage : « Il n’y a pas de retentissement plus sensible. C’est peut-être le plus beau corps sonore qui existe » (HM, p. 151).

Marcheschi

Alors Énée se tourna vers la Sibylle.
Il lui demanda :
— Mais où est Marcheschi ?
— Le peintre ? l’interrogea la Sibylle.
— Oui. Le peintre, répondit Énée.
Là, lui dit-elle en poussant un cri d’effroi.
Elle lui montra des deux mains la part la plus obscure des Enfers.
— Pourquoi voudriez-vous le voir ? demanda-t-elle alors prise de peur. Énée répondit :
— Parce que je l’ai aimé. Les ports, les portiques, les quais, les caves nous ont vus souvent tous les deux, l’un près de l’autre. Entre nous il y eut toujours plus d’amour qu’entre le descendant d’Éaque et le petit-fils d’Actor[38].

Tel est le dialogue que Pascal Quignard ajoute à L’Énéide.

En transportant Jean-Paul Marcheschi dans « la part la plus obscure des Enfers », Pascal Quignard passe par le détour de la fiction qui est une double ruse : le détour par les figures croisées (comme on parle des rimes croisées d’un poème), toutes ressemblantes en leurs dissemblances ; le détour par l’arabesque — et ce que j’appellerai arabesque quignardienne, qui est tout à la fois entrelacs des différents champs de l’écriture, ligne dansante de la pensée où toute parole se fait toujours l’écho d’une autre, où la structure répétitive des motifs est la figuration d’une démultiplication d’un texte que fascine une antériorité incessamment reculante — sachant qu’il n’est d’autre issue, pour l’écriture, que cette porte des songes, qui est d’ivoire et non de corne, comme toutes celles qui s’ouvrent dans l’oeuvre.

Reste que l’affinité des imaginations entre elles réunit les conditions d’une rencontre, attise les feux de l’un, les phrases de l’autre. Il y a appel, dit en effet Marcheschi. « C’est ainsi qu’on peut voir une lampe allumée à une autre lampe et porteuse d’une lumière dont elle n’a pas privé la source : sa mèche a seulement été allumée à ce feu[39] », écrit Pascal Quignard qui reprend à son compte Numenius. « Ses livres semblent avoir été composés pour moi, écrit Marcheschi, ils m’attendaient[40]. » Et de fait, ils font plus que l’attendre, ils l’ont incorporé. Et son nom, dans cette petite fable que lui dédit Pascal Quignard, est désormais indéfectiblement attaché à celui de Sibylle. Ce sont dorénavant des noms qui, entre feu et cendres, « brûlent par-delà le temps comme des braises[41] ».

Or, le face à face vint confirmer que toutes les conditions de cette rencontre étaient déjà réunies depuis le début. Qui nous contraignent à reconnaître cette ciselure qui s’inscrit en filigrane. En la circonstance, elle se passa en 1997, à l’occasion d’un colloque, dans un château du Gers. Et l’on ne peut faire que l’événement ne soit autre chose que ce qu’il fut : le sujet en était « La flamme ».

Emmanuel L.

Seul le chant fait remonter des morts leur soleil démonique.

pascal quignard[42]

Qu’est-ce que l’essence du son ? demande Emmanuel Levinas. C’est un « instant de mélodie qui n’est là que pour mourir[43] ». C’est là que la Sibylle du Requiem de Pascal Quignard rejoint la pensée d’Emmanuel Levinas qui fut un jour son professeur. Levinas, avant Pascal Quignard, aura pensé cette relation entre la mélodie et la mort en proposant une analyse conceptuelle du son et opérant ainsi une ouverture radicale.

Il s’agit des instants de la mélodie, nous dit Emmanuel Levinas, qui « n’existent que dans la mesure où ils s’immolent à la durée, qui, dans la mélodie est essentiellement continuité ». Aussi, ajoute-t-il, « chaque instant ne compte pas[44] ». C’est-à-dire que l’essence même du musical c’est un son qui est au-delà du sonore, qui transcende sa matérialité sonore dans sa mort, qui n’est mélodie — inspirante, expirante — que dans l’acceptation de sa mortalité. Dans cet instant de mélodie qui n’est là que pour mourir, il y a donc un savoir mourir du son. D’où suivent, par exemple, l’essoufflement, l’expiration.

À l’écriture quignardienne de réussir ce paradoxe de fixer l’insaisissable évanescence, d’inscrire cette fêlure du son dans un temps où se donne à entendre comme un sifflement. Cas extrême de cette littérature, de cette « écriture qui se veut déchirante[45] », qui fait de la mélodie mortelle l’instrument d’une ouverture, en laquelle les mots s’engouffrent, vibrent en expansions vertigineuses, faisant entendre « l’inouï scellé à la langue[46] ».

Il y a dans la cadence de la langue, dans le mot qui dit l’approche de la mort, le vouloir mourir, comme un sifflement (sibulus) crépusculaire. C’est l’heure sibiline[47] qui fuse, au moment où le jour se retire, où les ombres « affluent sur les crêtes innombrables des vagues » (R, p. 48).

Substantiellement, l’écriture de Pascal Quignard rend compte du « lien qui va du son à l’ombre[48] ». C’est un ultime sifflement qui peut être aussi l’instant de l’adieu, qui siffle la répercussion des ombres qui passent. C’est le bruire d’un syrinx. C’est le sifflement des roseaux, des cannes, des joncs, sur le bord des rives, dans le noir.

À force d’écrire, à force d’alimenter l’incendie, l’écrivain, ce faisant, aura pavé de braises la distance qui le sépare des portes devant lesquelles la Sibylle se consume.

Disons, pour l’exprimer autrement, avec plus de prosaïsme, et donc en renonçant aux licences poétiques que s’autorise cette langue de pyromane qu’est la langue quignardienne, que Pascal Quignard aura enfin offert un mausolée digne d’elle à la Sibylle, la revenante chamane qui hèle, la gorge déchirée, basse, caverneuse, et que c’est à ce soupir même que le texte « prend sa flamme[49] » : « La littérature, écrit Pascal Quignard, est cette voix non seulement impossible, mais vaine » (CJ, p. 217).

*

Or, lire le Requiem de Pascal Quignard est autre chose que lire un livret de requiem publié puisqu’il est donné à re-lire. C’est donc, comme pourrait le dire Derrida, un autre don, ou encore la nouvelle donne d’une première fois[50]. Nouvelle donne que l’on voit, par exemple, dans le jeu des deux parties qui constituent le Requiem, requiem puis notes, apparemment si distantes, si distinctes[51], mais qui donnent, ensemble, toutes les variations possibles d’un ton. Là où se donne à lire toute la tension entre l’écriture, le chant et la parole. Et dans toutes les variations possibles : repons, fragments, citations, anecdotes, réflexions, morceaux de lettres.

C’est donc là, par l’écriture (et la réécriture), et dans cette re-lecture, que se marque la liberté de l’écrivain de marquer le rythme, de faire varier le ton. De laisser passage à ces voix qui sont toujours plus qu’une, et plus que deux, et qui travaillent au corps l’écriture.

Aussi l’heure sibylline porte-t-elle en elle le fantôme de Sibylle au fond du mot. Quoique Pascal Quignard ait voulu faire disparaître le y, que je remarque. Car à l’oreille filtrent tous les possibles. De même s’entend dans le mot « adieu » plus d’un mot, un « monde imaginaire » (R, p. 59), la survie. De même, cette « heure sibiline » peut potentiellement être voix de l’autre, ou sibylline. Elle est feu Sibylle, mais qui fait entendre dans ce reste comme une percée du sensible où se nouent et se dénouent des ondes, des pulsions tonales qui portent en elles le lointain, la vibration d’un moment unique qui n’est là que pour mourir, mais qui fraye, cependant, le passage à la vivante et singulière portée d’une voix.

Aussi écrire est-ce peut-être, pour Pascal Quignard, chercher ce qui résonne aux cordes de la langue. Cet angulum obscur, sifflant et fragile, où tout est fuyant, cette durée où l’instant ne se possède pas, ne s’arrête pas, mais où l’écriture fuse.

Car, nous dit Pascal Quignard dans Requiem, « il n’y a pas que de la mort dans la mort. Un monde imaginaire se rêve, dans la mort, qui procède des morts eux-mêmes » (R, p. 59). Et de fait, perce dans le Requiem du vivant, du vivace, car « tant que le vivant survit », il y a un « revoir nocturne » (R, p. 59). À tout moment peut se faire une rencontre, à tout moment, comme les fleurs poussent sur des cadavres, peut resurgir la vie. « Puis je traversais les fleurs », écrit Pascal Quignard dans les toutes dernières lignes des « notes » du Requiem. Phrase qui relance la méditation continue du passage. Traverser dit le déplacement. Comme un voyageur qui traverse les mers, un pays, une ville, ou un homme qui traverse une chambre, un jardin, une forêt, comme Orphée ou la Sibylle qui traversent les enfers et le royaume des morts, Pascal Quignard traverse les fleurs pour aller contempler le jardin de Messiaen, avec lequel, confie-t-il, il partage les mêmes merles.

Pour conclure alors : pour dire ces jeux combinatoires de l’écriture, ses « directions mouvantes[52] », « la sibylinité de l’énigme[53] », le côté obscur de la parole, pour dire l’écriture pyrotechnicienne qui feint de jouer avec les mots comme on joue avec le feu, on peut ainsi, comme Pascal Quignard au demeurant nous y invite, utiliser une métaphore et penser l’oeuvre par la métaphore. Et terminer, donc, avec le mot que Pascal Quignard nous donne, ailleurs, en langue étrangère, comme signe de salut : fire[54]. Feu, qui dit le pouvoir de métamorphose et de variété de l’oeuvre, qu’on ne peut en aucun cas contraindre, et dont l’écrivain fait la flamme, toujours fusante, toujours dansante, toujours vivante, de son écriture.