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Au xviiie siècle, l’abbé Laugier décrit ainsi la toile de Chardin exposée au Salon de 1753, sur laquelle figure un philosophe occupé à sa lecture[1] :

On voit un homme en habit et en bonnet fourré appuyé sur une table, et lisant très attentivement un gros volume relié en parchemin. Le peintre lui a donné un air d’esprit, de rêverie et de négligence qui plaît infiniment. C’est un lecteur vraiment philosophe qui ne se contente point de lire, qui médite et qui approfondit, et qui paraît si bien absorbé dans sa méditation qu’il semble qu’on aurait peine à le distraire[2].

L’intensité qui émane de cette scène provient du complet retrait de soi et du monde qui caractérise ce lecteur plongé dans le silence : pour lui, rien ne semble plus exister en dehors de son livre. Son regard est fixé sur une page qui déplie tout un monde intérieur sans qu’aucune émotion ne s’imprime sur son corps ; le temps est ici étale, à jamais suspendu. Si la peinture capte ainsi particulièrement bien le saisissement du lecteur, l’effet de contemplation extatique bouleverse à son tour le spectateur[3].

Une telle pratique de la lecture innerve l’oeuvre de Pascal Quignard, où les personnages qui surgissent au fil des pages tiennent bien souvent un livre à la main[4], semblant y défier le temps. Un jeu de miroir offre alors au lecteur un reflet de lui-même, permettant à ce dernier de s’interroger sur son propre statut.

Lire suppose tout d’abord une traversée, un passage, comme le rappelle le narrateur de Vie secrète :

J’ai souvent éprouvé une sensation extraordinaire de porte qui s’ouvre, de seuil franchi soudain, de promontoire soudain vertigineux dans ma vie, d’expérience plus rude, plus crue, plus lucide, plus profonde, plus vive et qui se doublait d’accession au langage […]. Les pages sont les vantaux d’une fenêtre brusquement ouverte. La sortie d’une grotte à la suite d’une réclusion[5].

Ici bien sûr, la « porte », le « seuil » et la « fenêtre » rappellent le thème récurrent, dans l’oeuvre de Pascal Quignard, de la frontière[6]. Le battement de temps qui fait passer du cloisonnement à l’ouverture débouche sur le monde du foudroiement comme l’indique la multiplication des adjectifs et des comparatifs. Ouvrir le livre, c’est sortir de la caverne platonicienne, sortir de la « non vie[7] ». Cette séparation est également évoquée dans les Ombres errantes où, lisant, « elle [l’Allemande qui s’occupe du narrateur alors tout jeune] séjournait dans un autre royaume[8] ». Ce sera donc l’accès à cet « autre royaume » que nous proposons d’envisager ainsi que l’impact de la lecture sur les oeuvres de Pascal Quignard, en gardant bien à l’esprit qu’un important écart réside entre lire et écrire[9].

La crypte de la lecture

Plusieurs oeuvres témoignent de la réflexion de Pascal Quignard sur cette pratique, et tout particulièrement : Le lecteur[10] et L’enfant au visage couleur de la mort[11], un conte considéré comme une allégorie de la lecture. Ces deux ouvrages se répondent et peuvent se lire en diptyque.

Dans le premier, composé de différents fragments, le mystère plane dès la première phrase : « L’idée selon laquelle sa disparition serait due à quelque échange sans doute monstrueux avec le corps péri d’une âme relativement ancienne constitue l’hypothèse, si prestigieuse qu’elle puisse paraître, à laquelle si j’étais vous je me rangerais pourtant sans hésiter » (L, p. 13 ; nous soulignons). Il semble tout d’abord difficile d’identifier le disparu en question : un portrait en est brossé mais il ne fait état que de quelques traits vagues. Le passage est surtout caractérisé par l’absence de référent attribuable au pronom « il », souvent associé à des verbes d’action : « Il écrivit peu. Il lut beaucoup » (L, p. 13), et aux pronoms possessifs. Un important éclaircissement est néanmoins proposé peu après : « En 1492, en 1519, en 1531, criant : “Terre !” aux rivages d’Amérique, du Mexique, du Pérou, c’était lui » (L, p. 14) — celui qui est au coeur de l’ouvrage est donc un découvreur de mondes, de terra incognita. Progressivement, les références aux livres se multipliant, il devient évident que le personnage inassignable, sans corps ni nom, ni vivant, ni mort, que le narrateur tente d’appréhender, est le lecteur. Son essence est sa perpétuelle évanescence, d’où son insaisissabilité. Il apparaît comme celui qui traverse les livres, prenant sans cesse des formes multiples : il est l’éternel errant, l’éternel passant, ne trouvant jamais de port d’attache. Et en effet,

[s]’il fut tous les livres qu’il lut, s’il fut le temps de chaque livre de doctrine la prosopopée soit exaltée soit courroucée de l’idée magistrale qui y était défendue, si de tous les romans il fut le héros du roman, alors il est ce défaut que requiert pour préalable de semblables métamorphoses ; il est cette défection qui préside à l’échange

L, p. 17 ; nous soulignons

La construction du dialogue Je/Vous, qui caractérise ce texte, permet d’interpeler le lecteur en l’engageant immédiatement dans ce qui s’avèrera être une quête de lui-même. Cependant, malgré le tressage des textes et traces référentiels (sont évoqués Claude de Marolles, Hugues de Saint-Victor, etc.), ainsi que la multiplication des interrogations, le centre ne laisse percevoir que la rémanence du secret. Nous retrouvons ici l’évidement, l’aporie caractéristique des oeuvres de l’auteur[12], d’où l’absence de réponse définitive évoquée à la toute fin du livre : « Comme on disait jadis, le témoignage le plus vérace ignore le plus ce dont il témoigne. Que faisais-je alors ? J’ai écrit ce livre. J’ai regardé croître les pierres » (L, p. 139). Pascal Quignard spécule, il guette l’imprévisible jaillissement, mais au final, seuls apparaissent le non-savoir, l’énigme[13]. Et c’est justement à cet éternel secret de la littérature que Jacques Derrida consacre plusieurs pages dans Passions : « mais si […] j’aime quelque chose en elle [la littérature] qui ne se réduise surtout pas à quelque qualité esthétique, à quelque source de jouissance formelle, ce serait au lieu du secret. Au lieu d’un secret absolu. Là serait la passion[14]. » Le philosophe ajoute qu’il y a là une « chance de tout dire sans toucher au secret[15] » et c’est en ce sens que Quignard se demande pourquoi brûler un livre et non pas un lecteur.

Répondre à cette question lèverait le secret de sa disparition.
À la place de quel livre a-t-il brûlé ?
Cette question est proche de l’énigme. Elle n’est pas l’énigme. Cette énigme, je la pressens, je ne la comprends toujours pas.
Reste que le feu prend, a pris, bruit, et brûle

L, p. 47

Le secret est ici lié à l’incroyable force d’attraction que possède le livre, d’où le prêche de Claude de Marolles montrant les dangers de la lecture, et décrivant celle-ci comme un « rapt de l’âme[16] ». Une scission du « je » a effectivement lieu, fondée sur un jeu de présence/absence puisque, malgré la présence physique de celui qui lit, la lecture engendre une dépossession de soi, une perte d’identité, et provoque une « absence » au monde. Cette dévoration par les livres évoquée dans Le lecteur (p. 15) est également au coeur de L’enfant au visage couleur de la mort, où le même thème est illustré par le biais d’une expansion fabulaire. Dans cette oeuvre, la structure du conte est utilisée pour valoriser le changement physique du lecteur entraîné littéralement vers la mort. Ici, le père, avant de disparaître à jamais, convoque son fils et lui donne l’ordre suivant : « […] que jamais tu ne lises les livres. Je te donne en dépôt cette interdiction. À elle seule, elle est un trésor » (EVCM, p. 19). Si nulle précision n’est donnée, la suite du texte constituera cependant un éclaircissement quant à cette prescription initiale. Après quelques années en effet, l’enfant, transgressant l’interdiction, se plonge dans la lecture :

Or, au fur et à mesure qu’il s’abandonnait à ses lectures incessantes, au fur et à mesure qu’il eût déroulé ces volumes infatigablement, qu’à partir d’eux il développât un espace qui s’étendît plus loin que la mer troisième, qui excédât l’immensité du monde connu, au fur et à mesure qu’il les rangeait sans doute dans les cavités superposées et creuses, au mur, comme le sont les tombes, l’enfant se serait encore transformé. Rien de très ensorcelé ni de très prodigieux, pourtant. Tous tombent d’accord pour dire qu’il devint maigre ; que ses os semblèrent se rétrécir, parurent extrêmement chétifs ; que son souffle se fit haletant, et inégal ; sa voix hâtive et rauque ; que ses yeux perdirent de leur éclat : mais surtout, ils affirment que son visage, quand la métamorphose fut complètement achevée, prit la couleur du visage de la mort[17]

EVCM, p. 26-28

Le récit fantastique est utilisé dans ce passage pour mettre en évidence le progressif transfert de vie car plus l’enfant lit, plus il dépérit. Les étapes menant à sa disparition complète sont alors relatées : il demande à sa mère de lui choisir une épouse et, en chemin, la jeune fille qui se rend vers le domaine pour célébrer ses noces, repousse une vieille femme, répondant arrogamment à ses questions et lui demandant de s’écarter de la voie. La nuit, elle se déshabille, rejoint son nouvel époux et meurt. Conformément à la structure cyclique traditionnellement associée à ce genre, la scène se répète une deuxième fois, l’enfant demandant une seconde épouse et la soeur de la défunte acceptant la proposition. Cette dernière n’est pas plus complaisante avec la vieille femme que son aînée, et meurt de même. Une variante est alors introduite la troisième fois puisque la plus jeune des trois soeurs accepte à son tour d’épouser l’enfant, mais elle s’arrête et raconte ses peines à la vieille femme. Celle-ci lui donne en retour un conseil salvateur : elle mettra trois robes différentes le soir des noces et chaque fois que l’enfant lui dira de se déshabiller, elle lui demandera de se dévêtir en premier. La scène du dénudement commence : à trois reprises l’enfant est donc sommé de retirer ses vêtements, ôtant tout d’abord sa peau couleur de mort, puis « sa chair chétive et ses yeux sans éclat » et finalement, son corps disparaît, « faisant place à la page d’un livre enluminée » (EVCM, p. 61-62). Et cette page, qui seule reste et a remplacé le corps décharné de l’enfant, représente le « dessein d’un homme plus beau que n’est le jour. Au regard plus vivant que ne battait son coeur. Au visage plus lumineux que le soleil mêlé aux vagues d’un rivage de mer. Ils racontent que, soudain, elle [la nouvelle épouse] aima cette tête, la tête de l’enfant vivant des couleurs les plus vives » (EVCM, p. 62). Le souffle a donc fini par se déposer sur la page. La transformation est mise en relief grâce aux très nombreux comparatifs (l’homme est « plus beau », son regard « plus vivant », son visage « plus lumineux ») dont le but est de montrer qu’il ne s’agit pas d’une page de livre ordinaire, mais d’une page qui emprisonne un lecteur. Par ailleurs, si, dans l’espace de la chambre, le corps était « couleur de mort », celui qui est désormais inscrit sur la page est caractérisé par la vivacité des couleurs et donc par son paradoxal élan de vie. C’est maintenant seulement qu’il est vivant, maintenant qu’il n’a plus de corps, que son image est éclatante. Bien entendu, le narrateur tente de trouver des explications rationnelles (la mort a peut-être été volontairement dissimulée, etc.) mais tout est en réalité « indéchiffrable » (EVCM, p. 68) ; le secret ne peut être percé.

À la fin du conte, lorsque l’épouse meurt à son tour, la mère jette au feu le papier qu’elle tenait en main et qui n’est autre que la page restée après la disparition de l’enfant. Cependant,

soudain au contact du feu
la page
sous l’effet de la chaleur
s’est dépliée brusquement
contorsion brève dans la braise et la flamme, juste le temps qu’elle développe l’image
dans la lumière rouge
puissante
en un bref incendie
de la tête enluminée sur la page du livre

EVCM, p. 75-76

Le caractère extraordinaire de cet événement apparaît à travers la fragmentation de cette phrase sur la page[18]. La force irradiante du feu, dont le motif imprègne l’oeuvre de Pascal Quignard[19], ravive, ranime le corps de l’enfant-lecteur pendant quelques secondes et celui-ci a tout juste le temps de poser son regard sur la mère qui meurt à son tour, comme si elle avait été pétrifiée par le regard de Méduse évoquée dans le conte. Et la page et le lecteur finissent donc brûlés par une même flamme.

Dans ce récit, comme dans toutes légendes, de nombreux indices suggèrent qu’il s’agit de propos rapportés, telles les multiples répétitions de « ils disent » ou de « ils racontent », mais le narrateur est parfois plus catégorique, insistant par exemple : « Que la mère soit morte : c’est vrai » (EVCM, p. 69 ; nous soulignons). Cette façon d’attester de l’authenticité des faits doit, en théorie, garantir l’adhésion du lecteur, ce qui est renforcée par la simplicité du récit et l’universalité du conte, où les personnages ne sont pas nommés, mais désignés uniquement par leur fonction : « la mère », « l’enfant » ou « la bru ».

Comme le confirme l’allégorie, la lecture est donc liée à l’ek-stase car, comme s’il était sous le charme, comme s’il entendait le chant des sirènes de Boutès, le lecteur fasciné est soudainement entraîné hors de lui-même. Sur un plan biographique, cette expérience de la perte semble avoir été ce qui a motivé Pascal Quignard à quitter le poste qu’il occupait chez Gallimard. Dans Critique du jugement, il définit ainsi deux types de lecture et explique avoir opté pour la seconde, celle qui permettait d’être frappé par le « il arrive » : « Yeux fermés. Étrange attention inattentive qui va jusqu’à franchir la limite de la contemplation elle-même dans l’extase. […] Je quittais la lecture appliquée, consciente, jugeante pour la lecture inconsciente, oeuvrante, voyageante[20]. » Il est donc nécessaire, pour l’auteur, de dépasser les seuils, de « franchir les limites », sub-limitis. Il s’interroge alors sur la raison profonde du saisissement. Puisque la lecture a une energeia, elle peut être rapprochée de la puissance de l’image, d’où l’intérêt des propos de Jean-Luc Nancy : « L’image me touche, et ainsi touché et tiré par elle, en elle, je me mêle à elle[21] ». Selon lui, ce transport est permis par le fait que « l’intime s’y exprime[22] », ce qui va dans le sens des considérations de Pascal Quignard : « Ce qui est en amont du dialogue de la cité erre dans la pensée qu’elle redéchire. Le guttur interne, le guttural intime, le barbaros psychique, c’est cela que lève la lecture (la lecture est l’expérience la plus intime que puisse faire un humain). La littérature consiste tout entière dans le mystère de cette oralité silencieuse[23]. » La « rupture du tissu temporel[24] » qu’engendre la lecture est liée au fait que le lecteur se laisse soudain envahir par un présent brûlant, foudroyant, rejoignant alors l’infancia, le temps d’avant la langue (CJ, p. 34) et le Perdu. En effet, à la toute fin du recueil de contes Princesse vieille Reine, la dernière voix de femme à se faire entendre est celle de George Sand et le récit se termine ainsi :

Toute sa vie on cherche le lieu d’origine, le lieu d’avant le monde, c’est-à-dire le lieu où le moi peut être absent, où le corps s’oublie.
Elle lisait.
C’est ainsi qu’elle était heureuse.
Elle tient toujours un livre imaginaire ouvert qui n’est que ses deux mains.
Elle lit en silence.
Noir[25].

Le livre matériel finit en quelque sorte par se dissoudre. Dans Le lecteur déjà, l’auteur avait souligné que même lorsque le livre tombait, parfois, « le monde n’[était] pas de retour » (L, p. 117).

Finalement, comme la lecture est une activité solitaire, lieu du retrait et du repli par excellence, elle est inséparable d’une éthique de vie. En effet, elle marginalise progressivement un sujet qui doit s’intégrer dans une nouvelle « communauté », une communauté d’êtres dénués de soi comme le proposait Nicole[26], d’êtres qui font un voeu de solitude et de silence. Ils doivent alors renoncer à la langue et à l’espace social, séparation que matérialisait, auparavant, le coupe-papier :

Jadis lire, avant de s’introduire dans le monde immatériel où erre la lecture, consistait à couper, avec la lame d’un coupe-papier ou d’un canif des pages jusque-là vierges du regard. Dans le même temps, alors qu’on accomplissait ce petit geste, on coupait le monde en deux. Imaginaire et réel se scindaient tout d’un coup. Intime et social se séparaient sous la lame brillante[27].

De la lecture à la (re)création

Les réflexions de l’auteur sur la lecture, qui ouvre sur l’imaginaire et sur l’inconnu, se doublent d’une réflexion sur son propre travail d’écriture :

Ce front qui se resserre, ces sourcils qui se rapprochent, ce silence qui se fait, cette main qui se suspend, tous se concentrent vers une unité mystérieuse.
Dans tous les cas envisagés, dans le plus complet mutisme, cette extase qui n’a pas encore ses mots, cette spéculation les yeux vides, cette oniromancie qui enquête et qui cherche cette énigme sont délivrées ou engendrées ailleurs que chez les vivants.
Elles sont tournées vers un autre monde que le monde[28].

Lecture et écriture ont ainsi incontestablement des caractéristiques communes : le silence, le mystère, le mutisme, l’extase et bien entendu l’énigme. De même, à la dépossession du lecteur correspond celle de l’auteur : « Écrire est une course à perdre son nom, à perdre son souffle, à quitter son cri, où l’esprit se détache de tout, où l’identité se décompose » (CJ, p. 188). Une fois l’oeuvre publiée, le dessaisissement est complet : « Il l’est devenu [auteur], après l’oeuvre. Mais quand l’oeuvre est là, il est mort » (CJ, p. 163 ; nous soulignons).

Selon Pascal Quignard, il est nécessaire de lire un stylo à la main, comme l’avait déjà préconisé Érasme, et il souligne « que le premier auteur ne l’était qu’à la condition d’avoir lu » (L, p. 46). Son univers se construit donc à partir de la reprise de sources qui sont à la fois revalorisées et déplacées. Si « [t]oute lecture est une chimère, un mixte de soi et d’autre[29] », cette altérité se trouve au fondement même de son esthétique. Les écrits quignardiens sont effectivement caractérisés par leur extraordinaire puissance d’accueil puisqu’ils sont des réceptacles de traditions et de langues diverses, et ils deviennent, par là même, des forces de transmission.

Ces créations peuvent se concevoir comme un palimpseste, comme une sorte de creuset de voix et d’oeuvres, d’où une réactivation permanente de l’archive. L’inscription des références peut prendre diverses formes : il peut par exemple s’agir de citations ou de jeu d’échos qui traversent les ouvrages, comme la phrase « J’espère être lu en 1640[30] » qui revient inlassablement et évoque, à rebours, des propos de Stendhal. De même, les textes de Bataille[31], Benjamin[32], Levinas, Lacan ou Lévi-Strauss pour ne donner que quelques exemples, surgissent souvent au milieu d’un récit ou d’un fragment et ces croisements multiples mettent en évidence la richesse de l’oeuvre de Quignard.

L’auteur a également commenté plus particulièrement certains textes, comme en témoignent ses analyses sur la nouveauté formelle des Caractères, regroupées dans Une gêne technique à l’égard des fragments[33]. Même si le sous-titre indique : « sur Jean de La Bruyère », cette oeuvre est toutefois réversible, puisque le questionnement sur le pas effectué vers « l’absence d’oeuvre[34] » nous renseigne aussi sur l’esthétique quignardienne. L’auteur traite en effet de l’importance que prennent les blancs, le discontinu et le silence dans le fragment, considéré comme un « morceau, débris d’un livre qui est perdu[35] », et tous ces éléments renvoient bien sûr directement à son travail. Les mêmes conclusions peuvent être formulées à partir d’un autre métatexte car, dans Le voeu de silence, l’auteur fait ressortir quelques lignes de force de l’oeuvre de Louis-René des Forêts, montrant en particulier l’importance du silence : « L’épreuve expresse et invariable à laquelle les personnages qui peuplent les récits de Louis-René des Forêts sont confrontés, et au cours de laquelle ils prennent puis perdent vie, est l’épreuve du silence. Ainsi dit le Bavard : “Je suis le silence même”[36]. »

Enfin, au niveau du processus créatif, le traitement des sources varie. Souvent, Pascal Quignard tente de redonner une voix aux oubliés de l’histoire, qu’il s’agisse d’oeuvres ou de personnages. Il recrée des éclats de vie afin de faire ressurgir des ombres, réinvestissant les marges et décrivant ainsi la matière qu’il aime à travailler : « Ce sont de grandes oeuvres dont le désir ne s’est pas soumis ; ce sont des individus qui ne parurent pas intégrables et dont le pouvoir a si justement craint l’aspect corrosif qu’il l’a empêché ou qu’il l’a contenu[37]. » L’analyse des sources a fait l’objet de plusieurs articles critiques[38] dont la confrontation permet de mettre au jour une poétique de la création quignardienne. Dans son travail, l’auteur procède en effet à un tressage de textes, créant chaque fois une hybridité du vrai et du faux. Tout n’est donc que voyage, transport, déport, d’où le jeu d’altérités/altérations[39]. Quelques-unes des stratégies auxquelles il recourt peuvent être rapidement envisagées dans trois textes : Albucius[40], Les tablettes de buis d’Apronenia Avitia[41] et Terrasse à Rome[42].

Le personnage d’Albucius, dont il ne reste aucun écrit, est évoqué dans deux ouvrages : le De grammaticis et rhetoribus de Suétone et surtout dans les Controverses de Sénèque le Père, ouvrage qui a principalement inspiré Quignard. Dans l’introduction qu’il a écrite à la traduction de Bornecque, il indique clairement l’importance de ses lectures : « J’ai déjà tenté dans deux livres[43] de faire revivre deux de ces déclamateurs. Alors j’ai pillé Sénèque le Vieux. J’aime m’endetter de dettes infinies » (CS, p. 14 ; nous soulignons). La comparaison avec Sénèque, qui rapporte uniquement quelques propos d’Albucius, montre la liberté prise par l’auteur par rapport à l’hypotexte, ce dernier choisissant de procéder à une expansion. Si, dans l’introduction, il signale, au sujet du personnage : « Voici le vrai » (CS, p. 15 ; nous soulignons), à rebours, il précise, dans l’avertissement du récit fictif :

Ce qui fut vrai protège mieux le faux et les désirs auxquels le faux cède le passage qu’une simple intrigue anachronique qu’on rapièce et qu’on tire par les cheveux. Caius Albucius Silus a existé. Ses déclamations aussi. J’ai inventé le nid où je l’ai fourré et où il a pris un peu de tiédeur, de petite vie, de rhumatismes, de salade, de tristesse. Ce fantôme y a peut-être gagné quelques couleurs et des plaisirs, et peut-être même de la mort. J’ai aimé ce monde ou les romans que son défaut invente.

AL, p. 9

Dans ce contexte, le fréquent retour du verbe « inventer » n’étonne guère. Pascal Quignard clarifie par exemple : « J’invente cette page. Pas un témoignage antique ne la fonde » (Al, p. 138). Il multiplie les détails et donne ainsi plus de vie à Albucius, plus de présence, ce qui contribue à créer un effet d’authenticité. De même, il ajoute de nombreux éléments permettant d’ancrer son personnage dans un contexte historique précis et reprend parfois exactement, en français ou en latin, les propos que Sénèque lui attribue, même si ceux-ci sont parfois détachés de leur contexte. Ces citations, qui permettent de « faire parler l’absent. S’effacer devant le mort[44] », assurent, comme dans d’autres oeuvres, le passage des langues.

Ce récit présente également d’importants enjeux car, à partir de la fiction qu’il élabore, l’auteur s’interroge à la fois sur la langue et sur le genre ; nous sommes donc loin d’un simple exercice de réécriture. En ce sens, l’intérêt porté précisément au personnage d’Albucius est lié au travail particulier effectué par les rhéteurs de cette époque :

Ils [les rhéteurs de cette époque] parodièrent. Ils acculèrent le langage dans la totalité de son retranchement. Ils divisèrent le langage propre, essayèrent ses styles, creusèrent l’abîme entre la nudité du réel et sa robe linguistique, objectivèrent sa nature propre. […] ils replongèrent l’emphase dans son ordure la vie glorieuse dans la contingence

CS, p. 15

L’intérêt réside alors dans l’écart creusé avec Sénèque le Père, qui selon Quignard « était plein de répugnance à l’égard de la mollesse, plein de pudeur devant les traits obscènes, qu’il ne censure pourtant jamais, plein de hontes devant les calculs, les intérêts et la veulerie par lesquels la république désira périr » (CS, p. 10). Même si, chez l’auteur romain, toutes les scènes obscènes sont relatées, les propos tenus par Albucius ne sont toutefois généralement pas impudiques. Ceci tranche avec la présentation que fait Sénèque lui-même du style d’Albucius qui est, selon lui, « souillé par les expressions triviales qu’il y mêlait » (CS, p. 232). Il lui reproche à la fois l’utilisation de mots vulgaires et l’insertion des sordes : « il ne fallait pas s’étonner de trouver en lui du disparate : il était très brillant et en même temps il nommait les choses les plus communes : vinaigre, pouliot, daim, rhinocéros, latrines, éponges, il prouvait que tout pouvait être nommé dans une déclamation » (CS, p. 232). Il y a, dans Albucius, un écho évident à l’ensemble de ces propos : « il aimait les mots bas, les détails […], une phrase qui procure de l’embarras […]. Tel est le critère du sordide : un sentiment de gêne nous avertit de sa présence » (AL, p. 23). Quignard reforge donc une langue beaucoup plus crue pour son personnage et Bénédicte Gorrillot[45] suggère qu’il s’est inspiré pour ce faire d’ouvrages d’auteurs postérieurs, comme Pétrone et Apulée. Cette façon de retravailler les sources permet d’avoir sous les yeux une image d’Albucius qui est sans doute plus conforme à la tradition que la lecture de Sénèque ne le laisse entrevoir. Ainsi, à partir de la description d’Albucius établie à l’origine par Sénèque, et de l’ensemble des fragments dont l’auteur dispose, il lui est possible de réinventer et de revitaliser la langue.

Par ailleurs, lorsqu’il lui est demandé ce qui a généré la création de cette oeuvre, Pascal Quignard répond : « Le besoin de donner à ce nom une monographie. Le désir secret aussi d’un non-genre. L’ivresse en moi irrésistible de mêler méditation et fiction[46] ». Il précise, de même, dans « La déprogrammation de la littérature » : « Le détour par le passé est une chasse aux formes[47] ». C’est ainsi que la « satura », mentionnée dans le récit et décrite comme un « pot-pourri » (AL, p. 20), nous renseigne, car il y a bien, dans Albucius, un mélange des genres, des langues et des tons. Ce qui caractérise cette oeuvre plus que tout, c’est son hybridité même, et celle-ci est liée notamment au croisement effectué entre la lecture des textes relatant la vie du personnage éponyme et celle d’autres textes latins, qu’ils datent ou non de la même époque.

Si, dans l’exemple précédent, l’importance de l’oeuvre de Sénèque est soulignée dès l’« Avertissement », dans Les tablettes et Terrasse à Rome, les sources utilisées pour constituer ses oeuvres sont masquées, rendant apparemment plus complexe le processus de création. Le premier ouvrage retrace la vie d’une patricienne fictive, dont l’existence serait attestée par une source tout aussi fictive. À la fin de sa vie, celle-ci aurait rédigé un ensemble de fragments[48] et un journal oublié par la postérité. L’oeuvre est ainsi composée de ce qui est présenté comme les « epistolae et buxi » (TBAA, p. 11) d’Apronenia et d’une importante notice où l’auteur réinscrit, là encore, son personnage dans le contexte historique, soulignant dès la première phrase : « Apronenia Avitia naquit en 343. Constant gouvernait l’empire. Elle vécut soixante et onze ans » (TBAA, p. 11)[49]. Il y a donc ici une double dynamique : à la narration des faits qui apparaissent dans la notice s’oppose l’extrême brièveté des fragments ciselés des Tablettes, comme s’il y avait bien deux auteurs. L’apparent paratexte prend également une dimension particulière dans la mesure où il permet d’encadrer le déplacement des sources. En effet, l’auteur y dévoile, semble-t-il, un hypotexte : une seule édition de l’oeuvre existerait, celle de François Juret : Quinti Aurelii Symachi, datant de 1604. Si ce livre existe bel et bien, il contient, comme l’indique d’ailleurs assez clairement le titre, la Correspondance de Symmaque, dont sont extraites plusieurs citations en latin. Les propos rapportés sont ainsi pris en charge par un énonciateur fictif et le contexte est transformé. À noter également que, comme pour Albucius, cette oeuvre présente un enjeu réflexif puisque Pascal Quignard, interrogé sur les raisons qui ont motivé l’écriture des Tablettes, répond : « Parce que l’indécence et la crudité d’expression des Romains m’enchantent bien plus que le roman psychologique du 19e siècle[50]. » Enfin, Terrasse à Rome retrace la vie de Meaume le graveur, un personnage fictif qui croise des artistes réels comme le Lorrain ou Callot. Aucune source n’est livrée pour la composition de ce texte, mais un détail est éclairant : comme le précise Gilles Declercq[51], le biographe du graveur Callot s’appelait Édouard Meaume et la lecture de son ouvrage montre que la description des gravures faites par cet historien de l’art peut être rapprochée de celles qui apparaissent dans le récit de Quignard. Ainsi, que les hypotextes soient explicitement mentionnés ou non, écriture et lecture se mêlent inlassablement.

Pour conclure, lire est bien une traversée, un voyage, qui suppose de se mettre à l’écart, d’être hors de soi et du monde, d’où la question posée dans Le lecteur : « est-ce folie ? » (L, p. 41). Car un tel voyage n’est pas sans danger et le lecteur risque de se perdre à tous moments, d’être brûlé par le livre. Ainsi isolé, séparé, il entre dans une nouvelle communauté qui lui permet de se ressaisir.

La réflexion sur la lecture se double d’une interrogation sur l’écriture et, même si ces deux pratiques diffèrent, des rapprochements sont possibles car les extases du lecteur font écho à la volonté de l’auteur souhaitant écrire une oeuvre qui « rivalis[e] avec la foudre et la falaise » (CJ, p. 192). Les allusions à ses lectures sont fort nombreuses, mais Quignard procède bien souvent à d’importants déplacements. Il effectue alors de nouveaux croisements génériques et réinvente, pour certains de ses personnages, une langue plus crue, une langue qui intègre les sordes, mais aussi une langue plus brève, plus tranchante.

Finalement, l’oeuvre de Pascal Quignard garde une part d’énigme, et ne lève pas son illisibilité, son obscurité. Elle est effectivement créée pour être subie et non pas jugée : « L’oeuvre d’art n’est pas candidate au jugement. Elle l’ignore » (CJ, p. 174).