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À Alain Michel, magister sublimis

Il se trouve que le livre fondamental de la rhétorique spéculative est plus ancien que la déclaration de guerre que Fronton a lancée à l’encontre de la philosophie : un siècle les sépare. C’est le Peri hypsous du pseudo-Longin. […] C’est un traité du tonos, de la tension, de l’intonatio propre au langage pour peu qu’il devienne quête de la profondeur et des limites supérieures ou inférieures (sublimes ou sordidissimes) de l’expérience humaine.

Pascal Quignard[1]

Tout comme la rhétorique, coeur de la poïétique quignardienne, le sublime — entendu comme acmé et asymptote du rhétorique —, est à la fois thème et praxis d’une oeuvre que caractérise l’incessante oscillation entre fable (narratio) et essai (assertio). Or une pratique, en rhétorique, cela s’appelle un style ; et en matière de sublime, ce style est energeia de la tension et de la condensation. Pour le désigner, Boileau, premier traducteur en français du Peri hypsous, disait « la petitesse énergique des paroles[2] ». Tension et concision, ascèse discursive et scripturale : dans l’histoire des styles oratoires, ce style qui tend au sublime porte un nom — le laconisme, forme la plus resserrée de l’atticisme, lui-même le plus sobre des styles oratoires antiques. Parole au seuil du silence.

Longuement explicitée au fil des pages de Rhétorique spéculative, une amitié stellaire lie Pascal Quignard au pseudo-Longin, rhéteur du premier siècle apr. J. C.[3] Entre eux, une topique commune — rhétorique, esthétique, spirituelle — par laquelle l’un fait écho à l’autre — et qui sera notre premier objet d’étude. Consécutivement, sous le signe du laconisme, nous examinerons la tension poïétique du stylus quignardien, qui fait tenir au bord de l’abîme — entre extase et enstase, euphorie et dysphorie, saltus avant et arrière. Enfin, la leçon du laconisme sera l’occasion de revenir in fine sur la ligature de l’essai et du conte dans l’oeuvre quignardienne.

S’il est indéniable que l’inflexion de la rhétorique par le Peri hypsous se révèle décisive, comme dépassement de la rhétorique aristotélicienne du persuader au profit du ravir, s’il est de même incontestable que la traduction du Peri hypsous en 1674 constitue une date-pivot dans l’histoire de l’esthétique de la modernité européenne, ni Boileau ni Longin ne circonscrivent la question du sublime[4]. Ou pour le dire autrement, si l’on admet que le Peri hypsous problématise de manière décisive la question esthétique du seuil et de la frontière, cette question — celle d’un en-deçà et d’un au-delà de la parole et de la raison — précède Longin et excède Boileau.

Le sublime avant Longin se fait déjà entendre avec insistance dans la rhétorique romaine, chez Cicéron notamment. Singulièrement, c’est à propos du grand Démosthène que Cicéron avoue éprouver un sentiment de manque, qu’Alain Michel identifie comme l’un des traits du sublime cicéronien :

Premièrement il implique une tension extrême de l’orateur. Il est dépassement, il est grandeur. L’on ne saurait se borner à la mesure, à la discrétion. Il faut le studium, l’amour, la douleur, peut-être. Démosthène lui-même ne monte pas toujours assez haut. Notre Idéal, dit Cicéron, est aliquid immensum infinitumque. L’élan de notre esprit n’est peut-être pas capable d’être jamais satisfait. Du meilleur des orateurs que nous offre l’histoire, Cicéron ne dit, en fin de compte, qu’un mot, tamen non semper implet aures meas[5].

« Cependant, [Démosthène lui-même] ne satisfait pas toujours totalement mes oreilles »… Pour mieux comprendre ce défaut de l’oraison, reportons-nous à L’Orateur : « Il n’y a en effet, dans aucun genre, aucune des qualités de l’orateur dont il n’y ait dans nos discours, sinon la perfection, du moins un essai [conatus] et comme l’ébauche [adumbratio]. Nous ne touchons pas le but, mais nous voyons ce qu’il convient de viser[6] ». Viser sans toucher au but : c’est définir, bien avant la flèche nietzschéenne du désir, par l’inaccompli et la tension — conatus — l’appel du sublime. Vers lequel tracer dans l’ombre une esquisse — adumbratio. C’est alors qu’advient le jugement précité sur Démosthène :

C’est que nous ne parlons pas en ce moment de nous, mais du principe. Tant s’en faut que nous admirions nos propres réalisations : nous sommes tellement difficile et pointilleux que Démosthène lui-même ne nous satisfait pas. Quoiqu’il domine au milieu de tous dans tous les genres de styles, il ne comble pourtant pas toujours l’attente de mes oreilles, tellement elles sont exigeantes et insatiables et réclament toujours quelque chose d’immense et d’infini[7].

L’idéalisme de Cicéron, nourri de platonisme, s’énonce ici comme un envers : il ne s’agit pas de trouver un modèle d’orateur idéal, mais de poser une exigence. Exigence significativement formulée en termes de sensorialité, celle des oreilles, caractérisées comme des rapaces — avidae et capaces — que ne contente aucune proie. Placé sous le double signe de l’inaccompli et de l’infini, l’appel au sublime cicéronien trouvera chez Quignard son pendant dans l’appel de l’origine et du jadis.

À l’autre extrémité, moderne, de notre temps, Jean-Luc Nancy, tout en rappelant l’histoire de longue durée du sublime dont nous sommes consécutivement les héritiers, définit le sublime non pas comme renouveau ou rupture esthétiques, mais comme questionnement :

Nous ne revenons pas au sublime, nous en provenons plutôt. Depuis la traduction et le commentaire de Longin par Boileau, l’esthétique ou la pensée de l’art — mais aussi, la pensée, en tant que l’art la provoque — n’ont pas cessé de nourrir une interrogation explicite ou implicite sur le sublime. […] Le sublime constitue proprement notre tradition […]. Ce qu’elle nous transmet sous le nom de « sublime » n’est pas une esthétique (et surtout pas telle ou telle esthétique du grandiose, du monumental ou de l’extatique, avec quoi souvent le sublime est confondu […]). La tradition nous transmet l’esthétique comme question. Ce qui ne veut pas dire autre chose que : la présentation sensible comme question[8].

Provenir du sublime et non pas y revenir : c’est définir celui-ci comme source d’une question dédoublée, celle que l’art s’adresse à soi-même dans sa praxis, celle que la pensée adresse à l’art comme sa glose — philosophique ou esthétique. L’oscillation de l’oeuvre quignardienne entre essai et fiction est ainsi en analogie avec cette interrogation duelle propre au sublime.

Surtout pas telle ou telle esthétique du grandiose… Nancy reformule l’opposition déjà présente dans la pensée antique entre style sublime (la grandi-loquence au sens neutre de ce terme) et sublime : Longin, on le sait, affixe à ce dernier le défaut et le simple[9] — dont l’équivalent chez Quignard est le sordidissime[10].

La présentation sensible comme question : Nancy l’explicite en ce que le sublime altère la distinction sensible/non sensible par laquelle le sujet de la connaissance s’identifie en objectivant le monde, c’est-à-dire en le représentant — opération qui constitue l’acte de la connaissance en philosophie[11]. Inversement, la nature phénoménologique de la sublimité — le sublime comme présentation, c’est-à-dire « événement et éclat d’un paraître ou d’un disparaître qui, considérés en eux-mêmes, ne peuvent être conformes à rien, ni signifiants de rien » —, déstabilise le socle non sensible de la connaissance par représentation : « Lorsque la représentation se connaît comme telle et lorsqu’elle en vient à se présenter comme telle (c’est-à-dire aussi à se critiquer, à se distancier, à se déconstruire ou à se détruire), ce qui forme l’histoire de l’art et de la pensée modernes, elle engage à nouveaux frais, une question, à la fois traditionnelle et inédite, de la présentation[12] ».

Une question à la fois traditionnelle et inédite : telle est précisément le statut du sublime dans l’oeuvre de Pascal Quignard. Question nourrie de la méditation du traité longinien, mais également inscrite dans l’interrogation moderne de l’acte poïétique. En témoigne — en convergence avec l’analyse de Nancy — la féroce dérision de la connaissance philosophique dans Rhétorique spéculative : « [les arguments des philosophes] ne sont que des claquements de langue parce qu’ils démontrent sans images » ; inversement, le rhéteur « montre » (RS, p. 13) — c’est-à-dire présente.

Irriguée par la pensée antique du sublime, l’oeuvre quignardienne dialogue conjointement avec l’interrogation de la (re-) présentation dans notre modernité esthétique. L’oeuvre procède ainsi d’une translatio continuée. S’il provient bien d’une Antiquité sans cesse revisitée par une empathique et infinie érudition, le sublime quignardien, tant pratique que spéculatif, n’y est nullement circonscrit, mais interpelle notre modernité. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre son empathie avec le Peri hypsous.

Longin/Quignard, une affinité stellaire

La lecture et l’écriture quignardiennes n’ont pas pour enjeu le savoir au sens cumulatif de ce terme : « Puis-je ajouter quelque chose sur le mot “érudition” ? C’est tout le contraire de mon dessein. […] Je cherche encore à m’é-érudir. Je ne suis pas encore assez rude[13] ». Cette rudesse est un trait du laconisme, lequel fait signe vers la « violence originaire ». Telle est la quête, placée sous le signe de l’ascèse, au fondement de la lecture qui répond à une pulsion de retrait du monde : « tous les lecteurs vivent dans des angles[14] ». Le sublime correspond pour Quignard à cet arrachement vital qui rend possible le passage de la lecture anachorétique à l’écriture. Une écriture qui ne vise pas à consacrer l’Écrivain, mais permet au littéraire de survivre, c’est-à-dire de tenir[15]. Tension sublime du style, minimalisme de l’écriture qui procède d’une poïétique exemplairement laconique :

C’est la simplicité du mot. Un seul pli pour dire lire, écrire, penser fragmentairement, vivre individuellement : le petit adjectif littéraire. J’ai été ébloui soudain par la simplicité absolue de la définition qui, par là, était entraînée. […] Je suis un littéraire. Qu’est-ce que vous faites ? Je mets des lettres bout à bout pour faire des mots qui aient un peu de sens[16].

Lecture, écriture et herméneutique en un même pli réflexif : tout comme maints personnages des fictions quignardiennes — Latron, Sainte Colombe, Ann Hidden — sont des êtres rudes et solitaires, de même la glose d’une oeuvre avec laquelle Quignard se sent en affinité, devient le miroir d’une poïétique qui s’énonce dans un autre soi-même : portrait de Quignard en La Bruyère, en Marc-Aurèle, ou en Longin… Cette lecture emphatique fait de l’oeuvre lue et glosée, un miroir qui livre le chiffre de l’écriture quignardienne. Une réflexivité qui définit l’amitié stellaire entre Quignard et Longin par le partage d’une esthétique et d’une topique, qui se déclinent en trois composantes majeures :

  • Energeia de l’envol pathétique (transport longinien, plongeon quignardien) ;

  • Court-circuit de la raison (ravir longinien, sidération quignardienne) ;

  • Emprise impérieuse du sensible sans logos (présentation et non représentation).

Trois traits qui procèdent chez Longin de la définition inaugurale de l’hypsos :

Il ne persuade pas proprement, mais il ravit, il transporte, et produit en nous une certaine admiration mêlée d’étonnement et de surprise, qui est toute autre chose que de plaire seulement, ou de persuader. Nous pouvons dire à l’égard de la persuasion, que pour l’ordinaire elle n’a sur nous qu’autant de puissance que nous voulons. Il n’en est pas ainsi du Sublime. Il donne au Discours, une certaine vigueur noble, une force invincible qui enlève l’âme de quiconque nous écoute. […] Quand le sublime vient à éclater où il faut, il renverse tout comme un foudre, et présente d’abord toutes les forces de l’Orateur ramassées ensemble

TS, dans BOC, p. 341-342

Au premier livre de ses Techniques rhétoriques, Aristote définit la persuasion par la ligature de trois preuves : deux preuves subjectives, éthique (plaire) et pathétique (émouvoir) ; et une preuve objective ou logique (argumenter, par suite instruire). Cette dernière preuve noue la rhétorique au logos, notamment par l’enthymème, coeur syllogistique d’une rhétorique philosophique qui vise à placer sous le contrôle de la raison une rhétorique plus ancienne, prédatrice et sauvage, celle des grands sophistes[17].

Cette rhétorique de la ligature syllogistique, précisément, est déliée par le sublime longinien qui écarte èthos et logos au profit exclusif du pathos. Parallèlement, au plan psycho-cognitif, des deux étapes de la connaissance par représentation qu’analyse Aristote au chapitre 4 de sa Poétique — surprendre/reconnaître , Longin ne retient que la première : une certaine admiration mêlée d’étonnement et de surprise. Aristote veillait à ce que l’activité cognitive, par la seconde étape la reconnaissance , ne se perde pas dans l’immersion sensorielle de l’opsis[18]. Inversement, Longin assimile l’effet sublime au foudroiement sensoriel, au suspens de la raison, au raptus spirituel. Impression foudroyante, le sublime longinien déconstruit la représentation au profit de l’expérience immersive de la présentation sensible.

En assignant de même au transport pathétique une place centrale dans le fonctionnement du langage, Pascal Quignard fait sienne cette inflexion du rhétorique par l’élan sublime : « Tout le langage est métaphore, transport, pathos. […] Telle est la violence propre au logos : la violence décontextualisante du langage. Le langage est le sorcier de la pensée, répètent les sophistes de la Grèce. […] Par la metaphora (le transport), l’être s’arrache à lui-même » (RS, p. 23-24). Consécutivement, la définition du sublime quignardien prend la forme impérieuse et cinglante de l’aphorisme :

Le fond ensorcelant de la rhétorique n’est pas difficile à démêler : c’est que le langage rend esclave. […]
Le style doit sidérer le lecteur comme le mulot est fasciné par la vipère dont la tête se dresse en s’approchant de lui et qui siffle

RS, p. 79 et 171

Style et pensée se modèlent l’un l’autre à l’aune du laconisme. Dans l’univers quignardien, le raptus longinien devient une forme-sens qui fait signe vers la prédation originelle, l’arrachement à soi par une altérité potentiellement létale : violence inhérente au monde antélangagier dont le mot même de sublimis garde l’empreinte, comme en attestent les philologues[19].

Le dialogue fictionnel est semblablement régi par cette forme-sens laconique. Lorsqu’elle rompt avec son compagnon infidèle, Ann Hidden est foudroyante, et de la réplique impérieuse au silence tranchant, elle met en jeu les deux formes, — verbale et spéculaire — du sublime longinien : « Il prit ses mains et lui dit brusquement : / – Je t’aime… / – Arrête. N’emploie pas ce mot, s’il te plaît, ou je me lève. / – Au fond de moi… / – Alors il répéta ce mot, elle se leva, elle quitta le restaurant[20] ».

Enfin, Longin et Quignard souscrivent tous deux à la déliaison de l’impression sensible et de la raison. Dans le chapitre 5 du traité, relatif à l’irrésistibilité sensorielle du sublime, la traduction de Boileau semble même esquisser la célèbre formule de l’esthétique kantienne : « En un mot, figurez-vous qu’une chose est véritablement sublime quand vous voyez qu’elle plaît universellement et dans toutes ses parties » (TS, dans BOC, p. 349 ; nous soulignons). Quignard pour sa part, glosant Marc-Aurèle à propos de l’attractivité inattendue des choses, parle de beauté sans logos :

La beauté, dit Marcus, sépare l’intempestif du tempestif. Sur la tête du vieillard comme sur le fendillement de la figue très mûre, comme sur la craquelure du pain, comme sur la grande gueule ouverte des fauves, des sangliers, des lions, la mort est tempestive, tentante. Cette beauté sans logos est une hôra, une propriété de la saison. […] Le sordidissime qui émeut ajoute à la beauté et la sacre : c’est une trace propre à la nature

RS, p. 53

Pour les deux auteurs, ce plaire-universellement procède de la nature, source première du sublime. Longin oppose ainsi l’art du « rapport et de la ressemblance » qui régit la statuaire, au sublime de la nature qui touche au divin en s’accommodant du défaut :

On me dira peut-être qu’un colosse qui a quelque défaut n’est pas plus à estimer qu’une petite statue achevée comme par exemple le Soldat de Polyclète. À cela, je réponds, que dans les ouvrages de l’Art c’est le travail et l’achèvement que l’on considère : au lieu que dans les ouvrages de la Nature c’est le Sublime et le prodigieux

TS, dans BOC, xxx, p. 391

Colossal, le sublime de nature force l’admiration par-delà ses défauts, en s’affranchissant des arts mimétiques — il ouvre la fenêtre sur une grandeur qui fait sortir de soi. Cette expérience des limites — divine, surnaturelle, ineffable — est au fondement d’une nouvelle donne anthropologique : alors que l’homme aristotélicien a, par nature, une tendance à représenter et en tire plaisir (Poétique, chap. 4, 48b, 5-10), l’homme longinien est à l’inverse et par nature, spectateur et admirateur de la grandeur qui se présente à ses yeux :

La Nature n’a point regardé l’homme comme un animal de basse et vile condition : mais elle lui a donné la vie, et l’a fait venir au monde comme dans une grande assemblée, pour être spectateur de toutes les choses qui s’y passent […]. C’est pourquoi elle a engendré d’abord en nos âmes une passion invincible, pour tout ce qui paraît grand et divin. Aussi voyons-nous que le monde entier ne suffit pas à la vaste étendue de l’esprit de l’homme

TS, dans BOC, xxix, p. 389

L’aspiration au sublime place ainsi l’homme en spectateur surplombant. Une perspective que Quignard corrobore par cette remarque philologique : sublimis, déclare-t-il, traduit imparfaitement hypsos, parce que l’élevé en grec postule un spectateur en surplomb là où sublimis place le spectateur en-dessous-du-seuil : « Hypsi, c’est le en-haut, la haute mer, l’éminence » (RS, p. 63).

Un tableau de Caspar David Friedrich, Le promeneur au-dessus de la mer des nuages[21], illustre cette perspective théâtrale du regard surplombant : le promeneur, vu de dos, ombre noire sur fond blanc, contemple, depuis le bord extrême de la cime rocheuse, une immense étendue nuageuse. Le choix par Friedrich du format vertical accentue encore la position éminente de ce singulier spectateur, dont l’appui léger sur sa canne traduit l’indifférence au danger — nulle peur ici, mais la pure jouissance spéculaire de la Grandeur. Dans La nuit sexuelle, Quignard glose un autre tableau de Friedrich, Le brouillard, et quoique le brouillard soit associé à l’avancée menaçante, ombreuse et prédatrice, des forces originelles, sa manifestation suscite en l’auteur un enthousiasme empreint de sublime : « Plus que la nuit, plus que les miroirs, le brouillard fut l’émerveillement de mon enfance[22] ».

Au demeurant, un même sentiment d’émerveillement saisit Longin et Quignard dans l’évocation des scènes les plus sombres de la grandeur. Orage, tempête et feu des volcans en constituent la topique, convergente et récurrente :

Nous n’admirons pas naturellement de petits ruisseaux, bien que l’eau en soit claire et transparente, et utile même pour notre usage : mais nous sommes véritablement surpris quand nous regardons le Danube, le Nil, le Rhin, et l’Océan surtout. Nous ne sommes pas fort étonnés de voir une petite flamme que nous avons allumée, conserver longtemps sa lumière pure ; mais nous sommes frappés d’admiration, quand nous contemplons ces feux qui s’allument quelquefois dans le ciel, bien que pour l’ordinaire ils s’évanouissent en naissant : et nous ne trouvons rien de plus étonnant dans la Nature que ces fournaises du mont Etna, qui quelquefois jette du profond de ses abîmes, / Des pierres, des rochers, et des fleuves de flammes

TS, dans BOC, xxix, p. 390 — vers final : Pindare, Pythiques, i

Pour Latron, l’orateur laconique de La raison, la chasse, activité prédatrice originelle, ouvre la porte d’une extase aussi violente que primitive :

Avant chaque battue, au crépuscule, la veille de la chasse, avant de préparer les épieux et de prendre soin des chevaux, il allait dans la forêt écouter le brame. Les longs cris de désir, les longs cris de douleur à force de désir, très caverneux et très rauques, et qui surgissaient aussi imprévisiblement qu’ils s’interrompaient net, descendaient des collines, glissaient dans la vallée et le plongeaient dans un état qu’il comparait à celui que cause l’orage avant qu’il explose[23].

Cette topique de l’energeia, sombre ou lumineuse, euphorique ou dysphorique, s’arrime, nous l’avons vu, au laconisme qui est une forme-sens, c’est-à-dire un style. C’est de ce style qu’il faut à présent traiter.

Laconisme et stylus

Dans La raison, Latron rappelle la leçon de son maître Marullus en une séquence d’aphorismes lapidaires :

Marullus prescrivait qu’on fût sec, qu’on fût rude, qu’on fût brusque et qu’on fût court. Il exigeait que tout soit articulé jusqu’à la sécheresse dans le ton, précis jusqu’à la rudesse dans le vocabulaire, surprenant jusqu’à la brusquerie dans la construction de la phrase et, dans la durée, prompt jusqu’à être tranchant et presque trop court. Sec afin qu’on saisisse l’oreille. Rude afin qu’on touche l’esprit. Brusque afin qu’on retienne l’attention et qu’on inquiète le rythme du coeur. Court afin qu’on reste sur sa faim plutôt que de verser dans l’ennui

LR, p. 11 ; nous soulignons

Sec, rude, brusque, court — illustration et définition du laconisme : quatre traits monosyllabiques pour s’emparer de l’oreille et de l’esprit, inquiéter le coeur et l’âme par un sentiment d’infini. Dans la typologie longinienne du sublime, le laconisme ressortit au sublime verbal qu’illustre la repartie foudroyante d’Alexandre :

Voyez, par exemple, ce que répondit Alexandre quand Darius lui offrit la moitié de l’Asie avec sa fille en mariage. « Pour moi, lui disait Parménion, si j’étais Alexandre, j’accepterais ces offres. – Et moi aussi, répliqua ce prince, si j’étais Parménion. » N’est-il pas vrai qu’il fallait être Alexandre pour faire cette réponse ? »

TS, dans BOC, chap. 7, p. 351

Notons que Longin, par son commentaire, assigne l’effet sublime moins à l’art de parler qu’à la grandeur de caractère d’Alexandre (son èthos). Le laconisme est le rayonnement d’une nature dont la parole laconique manifeste l’ascendant d’Alexandre sur Parménion.

Dans sa Préface au traité, qu’il ne cesse de remanier, Boileau prolonge la leçon du laconisme par ses propres exemples[24]. En 1701, il conclut sa préface par une réplique empruntée à Horace de Corneille.

Dans cette Tragédie, […] une Femme qui avait été présente au combat des trois Horaces, mais qui s’était retirée un peu trop tôt, et n’en avait pas vu la fin, vient mal à propos annoncer au vieil Horace leur Père, que deux de ses Fils ont été tués, et que le troisième, ne se voyant plus en état de résister, s’est enfui. Alors ce vieux Romain possédé de l’amour de sa patrie sans s’amuser à pleurer la perte de ses deux Fils morts si glorieusement, ne s’afflige que de la fuite honteuse du dernier, qui a, dit-il, par une si lâche action, imprimé un opprobre éternel au nom d’Horace : et leur Soeur, qui était là présente lui ayant dit, Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ? Il répond brusquement Qu’il mourût. Voilà de fort petites paroles. Cependant il n’y a personne qui ne sente la grandeur héroïque qui est renfermée dans ce mot, Qu’il mourût, qui est d’autant plus sublime, qu’il est simple et naturel, et que par là on voit que c’est du fond du coeur que parle ce vieux Héros, et dans les transports d’une colère vraiment romaine

BOC, p. 339-340

Il est frappant de constater que la réplique force le sens du mourir, que le vieil Horace entend non comme ce que l’on subit, mais comme l’acte héroïque ultime — la mort volontaire, sur laquelle Quignard médite dans La barque silencieuse. Boileau, pour sa part, énonce les traits formels de la parole sublime : petite, simple, naturelle, elle est le véhicule par excellence — le transport — du pathos héroïque, c’est-à-dire de la grandeur. Ultérieurement, glosant à nouveau la réplique cornélienne, il caractérise le [q]u’il mourût encore plus brièvement — « voilà des termes fort simples » —, intégrant ainsi, sous l’égide de la simplicité, le laconisme sublime dans l’esthétique atticiste propre au second xviie siècle[25]. Mais cette réflexion sur le bref et le simple du style s’accentue encore, formellement, par l’adjonction d’un ultime exemple, empruntée cette fois à la Médée de Corneille où l’héroïne réplique à sa confidente :

NÉRINE : Contre tant d’ennemis que vous reste-t-il ?
MÉDÉE : Moi.
Moi, dis-je, et c’est assez. [Médée, i, 5]

« Peut-on nier qu’il n’y ait du Sublime et du Sublime le plus relevé dans ce monosyllabe Moi ? », s’exclame Boileau, qui oppose alors la grandiloquence du style sublime au Sublime que portent les mots les plus simples et même les plus humbles : « Les grands mots, selon les habiles connaisseurs, font en effet si peu l’essence entière du Sublime, qu’il y a même dans les bons Écrivains des endroits sublimes, dont la grandeur vient toute entière de la petitesse énergique des paroles[26] ». En passant ainsi au monosyllabe, Boileau infléchit la parole sublime vers la version radicale et minimaliste de la simplicité — le laconisme entendu comme la pratique délibérée de l’ascétisme lexical. La petitesse énergique des paroles est la signature d’un laconisme qui élève l’âme à proportion qu’il soustrait à la langue.

Pascal Quignard médite et pratique cette leçon longinienne, transmise par Boileau et illustrée par Corneille. Corneille, précisément, « le seul grand disciple de Silus Albucius, le seul auteur français à s’être ressaisi de toutes les ressources véhémentes que ces dialogues des déclamateurs avaient thésaurisées », déclare Quignard dans Albucius, citant à l’appui un fragment d’une Controverse de Sénèque le Rhéteur qui préfigure le dialogue d’Horace : « “[la bru] : Quemadmodum tibi vis satisfaciam. (Comment veux-tu que je répare ma faute ?)/[le père] : Morere ! (Meurs !)” [27] ».

Dans La raison, c’est l’écriture narrative qui est touchée par ce laconisme :

Ils étaient quatre Espagnols qui s’étaient juré amitié : Clodius Turrinus le Père, Annaeus Seneca, L. Junius Gallion et Porcius Latron. Seuls les trois derniers firent le voyage de Rome. Seuls les deux derniers y passèrent l’essentiel de leur vie. Seul le dernier ne désira jamais revoir la terre rouge de l’Espagne

LR, p. 7

Le style soustractif oppose ainsi cursus honorum et néant : « Lucius Junius Gallion devint sénateur. Porcius Latron ne devint rien » (LR, p. 31). La lecture des Icônes de Marc-Aurèle prolonge de même la leçon du laconisme monosyllabique, style et phrase s’étrécissant jusqu’à devenir « point », lieu exemplaire de la petitesse énergique de la parole sublime :

L’image se fait de plus en plus dense au point de tirer sa force d’arrachement de son ellipse : la metaphora se transforme en un court-circuit de deux forces. « È Asia, è Eurôpa, gôniai tou kosmou… L’Asie, l’Europe : coins du monde. L’Athos : une motte de terre. Le temps présent tout entier : un point. Tout est petit (Panta mikra) »

RS, p. 56

Cette soustractivité n’est pas un choix de style arbitraire ; elle caractérise une écriture qui traque un langage qui se dérobe : « J’aurai passé ma vie à chercher des mots qui me faisaient défaut[28] ». Elle définit de même le rapport à l’art d’un personnage aussi emblématique qu’Ann Hidden : « Le plus souvent elle ne composait pas. / Elle simplifiait jusqu’au dénuement les partitions qu’elle exhumait ou leurs souvenirs. Elle résumait, désornait, taillait, amenuisait, condensait jusqu’à ce qu’elle fût bouleversée par ce qu’elle avait obtenu » (VA, p. 75). Art de la compositio pianistique fait de réduction, soustraction, interruption jusqu’au silence[29]. À cet art soustractif correspond une existence placée sous le signe du défaut : « sa vie ? la mancanza » (VA, p. 114).

Cette dernière formule fait sentence : forme-sens qui articule la question du style à une topique quignardienne nodale, sur le versant dysphorique du sublime ; expérience du manque et de l’aphasie, de la perte et de la mort — qui définit a contrario le style comme art de survivre. Fonction vitale du stylus tragiquement évoquée dans le récit du suicide de Bruno Bettelheim. Un terrifiant prélude à cette mort se joue déjà dans le congé aussi cruellement que brutalement signifié par l’épouse de Bettelheim, alors que celui-ci s’est précipité chez elle à peine débarqué à New York du paquebot qui le ramenait des camps :

À l’entrée du port, il monte dans un taxi, il sonne à la porte de l’appartement de sa femme — son épouse était parvenue à quitter l’Allemagne en 1937 — elle ouvre la porte, l’épouse voit l’époux sur le pas de la porte ; il s’apprête à rentrer, son épouse est effrayée, elle pousse un cri, elle dit aussitôt : « fiche le camp ! ». Il la regarde sans comprendre, il avance son pied au-dessus du paillasson comme s’il allait entrer chez lui. – « Non, crie-t-elle, va-t’en, va-t’en ! – « Pourquoi ? » demande tout bas son époux. – « J’aime quelqu’un d’autre » / – « Ah ! » / – « Je vis avec quelqu’un d’autre » / – « Ah ! » / – « Je ne veux plus vivre avec toi, dit-elle, laisse-nous en paix, va-t’en ! ». Il n’a même plus le temps de dire « Ah ! ». Elle lui a claqué la porte au nez. Bettelheim reste un long moment immobile, les yeux baissés sur ses magnifiques chaussures bien cirées, noires sur le paillasson. Alors ses épaules s’affaissèrent. Parfois on se dit « il vaudrait mieux ne pas survivre »[30].

Scène d’une violence inouïe, que scande, le monosyllabe « Ah ! », réitéré puis frappé d’aphasie, préfiguration de l’asphyxie par laquelle Bettelheim mettra fin à ses jours. Vient ensuite la cause du suicide, singulièrement inscrite dans la perte du stylus :

À la fin de sa vie, Bruno Bettelheim fut atteint de la maladie de Parkinson. Sa main tremblait tellement qu’elle ne parvenait plus à former les lettres de façon distincte. Bettelheim, dans une lettre à peu près illisible qui date de dix jours avant sa mort, en 1990, a écrit : « j’ai toujours remarqué que je comprenais mieux un problème quand je commençais à écrire dessus… or je ne peux plus le faire, donc… »
Tous les écrivains savent cela par coeur : avant tout, écrire c’est tenir, c’est à cause de ce crayon qu’on tient, de ce stylo qu’on tient, de ce feutre qu’on tient, de cette plume d’oiseau qu’on tient, de ce stylus d’acier qu’on tient — qu’on écrit. On tient quelque chose, on se tient quelque chose, on tient le coup. En plus, si on ne met pas à l’extérieur de soi ce dont on souffre, si on ne s’en sépare pas, de sa détresse sur une page, dans une bouteille, dans un livre, la mort s’engouffre dans l’âme, stagne, pourrit, croupit, fermente, se décompose, désordonne tout. / Alors parce que sa main ne savait plus tenir un stylo bille, alors parce que Bettelheim ne pouvait plus expulser hors de son corps sur un bout de papier ce qu’il pensait, ce qu’il sentait, il se suicide

PTM ; nous soulignons

Le style est une arme de survie ; médium cathartique et exutoire, c’est une pointe qui s’avance à tâtons vers les confins ombreux ; c’est une tension qui fait tenir, à l’instar du « Qu’il mourût » du vieil Horace qui convertit défaite et déshonneur en mort volontaire et station héroïque. Issue de l’expérience catastrophique des désarçonnés, la leçon du laconisme mène à la barque silencieuse, à l’appel ultime auquel répond Latron le rhéteur[31].

Sententia et narratio — la ligature discrète

Forme-sens, le sublime laconique est bivalent dans l’oeuvre quignardienne et s’inscrit avec la même aisance dans l’essai et la fiction. Tout particulièrement comme sentence. Étymologiquement parole et pensée, jugement et énonciation — procédant d’une double condensation langagière et cognitive —, la sentence est la basse continue des traités mais aussi la forme spécifique de la parole des « taciturnes » qui hantent les romans. Le sublime sentencieux offre aux deux versants de l’oeuvre un soubassement rhétorique, esthétique et philosophique. La question demeure cependant : celle de la ligature de cette forme soustractive à la forme par nature extensive de la narration. Double question du lien, stylistique entre forme brève et forme longue, rhétorique entre ce qui dans l’écrire, relève du penser et du conter.

Tentons deux réponses.

La première est aisée : entre conte et traité, le thème fait ligature. À l’instar du Nom sur le bout de la langue et du Petit traité sur Méduse qui suit le récit. Ou de La leçon de musique qui annonce et glose par avance Tous les matins du monde. Jeu de répons entre essai et fable qui se complexifie à mesure que l’oeuvre se déploie ; et parcours herméneutique qui s’allonge de même à proportion que croît chez le lecteur sa connaissance de l’oeuvre.

La seconde réponse est plus délicate, parce qu’elle requiert de déchiffrer la logique macrostructurelle inhérente aux textes ; du moins à certains d’entre eux. Ainsi de Boutès à l’écriture triplement sublime par la rudesse et brusquerie de son incipit, « Ils rament, ils rament[32] » ; par son raptus narratif, quasi-déceptif, qui substitue au thème familier d’Ulysse et les sirènes, celui méconnu de Boutès et Orphée[33] ; par son thème enfin — le saut sublime ou plongeon de Boutès. Ce récit initial en mode sublime, amplification et réécriture du texte d’Apollonios, constitue le prélude à « un dernier petit livre voué à la musique[34] ». La glose succède ainsi au conte. Toutefois il faut attendre la vingt-troisième page pour que soit qualifié ce dispositif textuel : « La musique touche beaucoup plus que l’“audition” dans le corps de l’auditeur. / Telle est la thèse que je souhaite défendre dans ces ultimes pages où Boutès me conduit appelé par une rive où il ne parvient pas[35]. » Thèse doit s’entendre ici au sens rhétorique de proposition — celle qu’énonce précisément la sentence qui précède. Non pas une démonstration, mais une exploration selon les termes mêmes de la rhétorique spéculative, elle-même sous l’égide du laconisme sublime : est thèse la tension argumentative d’un langage qui cherche le perdu et non la vérité. La forme assertive est jaculation pensante, exploratoire, problématique — son effet est la surprise ; sa visée, le raptus — et non la connaissance.

Mais ce statut an-épistémique de la thèse dans l’écriture quignardienne n’efface pas sa fonction de ligature. La thèse requalifie le récit qui la précède en inscrivant ce dernier dans un dispositif argumentatif où le conte devient l’argument qui défend la thèse : le conte est le stylus. Ou pour le dire dans les termes de l’ancienne rhétorique : la fable défend l’apologue, la narration soutient la sentence. Boutès ne fait pas se succéder récit puis glose, mais les articule dans la structure de l’argumentation paradigmatique[36].

Il faut donc se garder d’associer trop vite la forme brève — et apparemment close — de la sentence laconique à un isolat textuel, à un fragment issu d’une dislocation de l’écriture. Si la déliaison est au principe de l’écriture quignardienne, qui se garde ainsi des effets d’accumulation cognitive propre au savoir érudit, la ligature structurelle est en revanche au principe de sa rhétorique profonde : une argumentativité, sous-jacente mais insistante, relie narration et assertion. Ligature par deux fois discrète — parce que rarement affichée comme dans Boutès, et parce qu’elle est à la charge d’un lecteur invité à relire le texte à rebours — convié à partir de la thèse pour déchiffrer l’argument dans le conte[37].

Ligature essentielle, parce qu’elle génère une dynamique de lecture spécifique des textes quignardiens. Nous en donnerons pour conclure deux exemples. Le premier, extrait de La barque silencieuse, est la mise en relation potentielle d’un chapitre sentencieux (chap. xxv. Extase et Enstase) et d’un chapitre narratif (chap. xxiii. Comtesse de Hornoc). Le conte rapporte les caprices sexuels de la comtesse et sa rencontre, érotique et mortelle, avec un mystérieux Monsieur de Hel. L’essai sur extase et enstase constitue a priori l’un des textes les plus ardus du recueil. Mais pour peu que l’on procède à une rétrolecture, l’essai devient la « thèse » qu’illustre par avance le conte-argument. On rapproche alors cet aphorisme sentencieux,

Deux fragments du temps polarisent tout à coup entre eux mais l’extase ne se voit jamais tomber en arrière[38].

du récit de la mort orgasmique de la comtesse :

Elle ne parvint même pas à crier./Elle ne parvint même pas à reprendre souffle. / Elle tomba tout à coup en arrière dans la nuit noire[39].

Par ce rapprochement (« sullogismos ») d’une glose et d’une expérience fictionnelle, toutes deux focalisées sur un sublime dysphorique, inhérent au saltus arrière dont le paradigme se trouve sur les parois de Lascaux, les deux textes s’éclairent l’un l’autre, collaborent ou « produisent » un sens proposé dans le texte mais dont la « trouvaille » est à la charge du lecteur.

Le second exemple est le deuxième conte de Princesse vieille Reine, dont le texte transcrit une performance en trois séquences. La première séquence est théâtrale et chorégraphique :

Danse lente dans le silence de l’habillage et du déshabillage. Danse très lente de l’à-reculons devant le miroir vide[40].

La seconde, assertive, est un aphorisme énigmatique : « Parfois la mort se retire dans le fond du miroir qu’on contemple » (PVR, p. 21). La troisième, narrative, est le conte proprement dit, esthétiquement proche des récits cruels du premier xviie siècle qu’affectionne Pascal Quignard. Le duc Huan, conquérant du royaume de Shu, extermine toute la famille royale, à l’exception d’une petite fille, « dont il f[a]it violemment sa petite concubine » (PVR, p. 21). Singulièrement, le duc s’en éprend au point d’exciter la jalousie meurtrière de la première épouse, laquelle, armée d’une épée et entourée de la troupe de ses suivantes, s’apprête à tuer l’enfant qui se coiffe dans l’attente de la visite nocturne du duc :

L’enfant les voit paraître dans l’eau de son miroir. / Elle ne se retourne pas. […] / Sans rien changer à l’expression de son visage, regardant toujours l’eau de son miroir, examinant toujours les reflets des femmes qui progressent, la lame de l’épée qui brille dans la nuit, l’enfant ouvre la bouche et dit sans hausser la voix : – Mon royaume est détruit, ma mère est morte, mon père et mes frères ont été assassinés, je suis violée chaque nuit par votre époux, tuez-moi, vous me rendrez heureuse. / Alors l’épouse lâcha l’épée qu’elle tenait dans la main. Le fer rebondit sur le pavement. Le son s’éteignit. Elle se retira en silence, à reculons, avec toutes ses femmes, au fond du miroir de bronze

PVR, p. 23-24 ; l’auteur souligne

Croisement des mythes de Méduse et d’Orphée, le conte en conjure le dénouement fatal par le double concours d’un miroir (le face-à-face eut été létal, là où le reflet s’avère apotropaïque), et d’une parole désarmante, équivalent strict d’un stylus à effet sublime. Confrontée à une agression nocturne et silencieuse, la princesse repartit d’une phrase, séquence de brusques propositions que conclut un syllogisme foudroyant : vous voulez me tuer, or tous les malheurs du monde m’accablent, ainsi me rendrez-vous heureuse. Violence d’un langage — qui conjure paradoxalement une mort souhaitée — dont le laconisme renoue avec la rhétorique sauvage des premiers sophistes : « Il y a une violence de la pensée, qui est une violence du langage, qui est une violence de l’imaginaire, qui est une violence de la nature. Tel est le sorite qui commande ce que Longin appelle tour à tour le grand art, le grand jeu de l’art, reprenant cette icône à Gorgias de Léontium » (RS, p. 64-65). Le dénouement du conte, toutefois, n’est pas verbal mais mutique, réitérant la séquence chorégraphique de la danse à reculons. Par sa retraite silencieuse, l’impératrice relie le récit aux deux séquences qui le précèdent : reprise de la danse annonciatrice du péril de mort, et argument narratif de l’aphorisme initial. Aphorisme dont le sens et le lien au récit apparaissent in fine dans l’interaction herméneutique de la fable et d’un apologue — antéposé pour mieux surprendre l’esprit et les sens. La ligature paradigmatique, d’autant plus efficace qu’elle est ici masquée, confère valeur d’exemple et d’argument à ce dispositif textuel où la triple articulation de la théâtralité chorégraphique, de la rhétoricité de la sentence et de la narrativité de la fable, produit et illustre l’effet de sublime en sa double polarité, spéculaire et verbale. En cette ligature de la narration à l’assertion se déploie, discrète mais récurrente, la leçon du laconisme.