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Au moment de la parution de Tuer Vélasquez[1] en 2009, les commentateurs ont souligné l’importance, dans ce roman graphique[2] en noir et blanc, des renvois effectués par Philippe Girard à son histoire personnelle. Si un dispositif autobiographique structure manifestement cet ouvrage qui relate une situation d’abus sexuel par un prêtre dont est témoin en 1983 le jeune Philippe, ce dispositif ne revêt toutefois pas le même caractère que dans la production d’autres bédéistes québécois contemporains, Jimmy Beaulieu, par exemple, où il apparaît comme l’objectif et la matière même d’une narration mise sous le signe du quotidien et de l’ordinaire[3]. Dans Tuer Vélasquez, le discours autobiographique semble moins autotélique : bien qu’il occupe une place centrale dans le déploiement du récit, il attire relativement peu l’attention sur lui-même et présente la subjectivité de Philippe de manière plutôt indirecte, par le truchement d’un réseau de références qui viennent enrichir une matière narrative dont la trame est relativement simple. Si, au moyen de l’autoreprésentation, procédé central de la bande dessinée à caractère autobiographique[4], Girard se projette graphiquement dans le récit, il ne fait cependant pas entendre sa voix comme narrateur, contrairement à d’autres auteurs d’ouvrages de ce type, qui exploitent les effets qu’autorise la présence à la fois visuelle et discursive de la figure auctoriale. En l’absence de cartouches narratifs[5] ou de récitatifs, l’écriture de soi se manifeste discrètement dans Tuer Vélasquez ; on a l’impression que, à rebours de l’employé de la télévision qui, au début de l’ouvrage, enjoint à son collègue de ne pas hésiter « à jouer la carte de l’histoire vécue » (TV, 16, c. 2) en donnant la parole à l’une des victimes du prêtre pédophile, l’auteur a refusé de s’engager à fond dans la veine autobiographique. Ce récit de jeunesse affiche donc une certaine retenue dans le traitement de la subjectivité, qui s’exprime de manière oblique par la mise en réseau de renvois à l’art (grâce aux références à Vélasquez et à Picasso), au folklore (par le rappel de la légende de la chasse-galerie) et à l’influence des livres (à travers les romans d’aventures pour adolescents). Cette matière délicate à traiter[6], Girard l’a ancrée dans un cadre autoréférentiel[7] crédible, mais l’efficacité et la force de son livre résident surtout dans la façon dont la situation décrite s’enrichit de résonances complexes, que le présent article s’attachera à situer dans l’économie narrative de l’ouvrage.

ÉVOQUER SON PASSÉ

Soulignant les qualités de construction de Tuer Vélasquez, les auteurs de comptes rendus ont généralement considéré la dimension autoréférentielle comme la clé de voûte du livre. Ils répondaient ainsi tant à l’invitation de la quatrième de couverture, qui présente Tuer Vélasquez comme un « récit autobiographique », qu’aux affirmations de l’auteur à ce propos sur son blogue ou dans les médias[8]. Ainsi François Cloutier inscrit-il ce livre dans une série d’ouvrages de Girard (entre Les ravins et La mauvaise fille[9]) qu’il qualifie d’autobiographiques ou d’autofictionnels, sans expliquer pourquoi Tuer Vélasquez reçoit l’une ou l’autre de ces désignations[10]. La nature du compte rendu ne permet évidemment pas des précisions de cet ordre, d’autant que ce champ conceptuel, loin de relever de l’évidence, se prête volontiers à des discussions sur les distinctions entre autobiographie, autofiction, figuration de soi et autoréflexivité[11]. Dans le cas qui nous intéresse, la correspondance entre l’auteur et le personnage que propose le paratexte suffit certes à mettre en place un contrat de lecture autobiographique comme on le définit depuis Philippe Lejeune[12], mais ce cadre, bien éloigné des effets ostentatoires de mise en scène de soi que l’on trouve chez certains des auteurs de L’Association[13], semble surtout servir de support à la remémoration, par l’auteur, d’un épisode de sa jeunesse marqué par la séparation des parents, la perte des amis en raison d’un déménagement et le début des études secondaires au collège : « Ça fait beaucoup de changement en même temps » (TV, 25, c. 1), comme le dit le personnage de Philippe. En quête de nouveaux repères, entouré de sa mère et de sa grand-mère, sans modèle masculin au sein de la famille, Philippe croise le chemin d’un prêtre, Benoît Grand’Maison, dont le livre s’attache à montrer les manoeuvres visant à abuser de la confiance des jeunes placés sous sa responsabilité.

Le récit de cette tranche de vie ne comporte guère d’indications confirmant la concordance entre l’auteur et le personnage, à l’exception de la case où le garçon montre au conducteur d’autobus la carte au nom de Philippe Girard (TV, 157, c. 2) et du passage où le prêtre présente Philippe aux jeunes de son groupe en le désignant comme un « dessinateur de BD » (TV, 64, c. 6), référence aux activités de l’auteur dans ce domaine. En l’absence de dispositifs donnant une voix au narrateur, la portée autobiographique du livre repose donc, en grande partie, sur la façon stylisée dont l’auteur se représente au moyen du dessin. De fait, chez Girard, en dépit de petites différences d’un ouvrage autoréférentiel à l’autre quant à la manière de se dessiner[14], on peut percevoir une certaine constance qui assure une partie du rôle signalétique que joue, selon Fabrice Neaud, l’autofiguration comme manifestation tangible de l’engagement auctorial en bande dessinée autobiographique[15]. Mais il faut bien reconnaître que l’absence de marques identitaires sur le plan narratif donne finalement au récit l’impression d’une autoréférentialité discrète, qui ne cherche ni à accentuer ni à gommer le clivage que propose habituellement l’autobiographie en bande dessinée, en raison de « la double temporalité découlant de la double énonciation verbale et visuelle » propre au médium[16] et faisant du narrateur à la fois celui qui montre (sur le plan iconique) et celui qui raconte (sur le plan textuel)[17]. Ce dédoublement autorise parfois une démultiplication des postures de mise en scène de soi, laquelle, selon Catherine Mao, ne permet pas à ce type de récit de proposer une perspective d’autoreprésentation rendant tout à fait homogène une « quête identitaire [qui] se présente à la fois comme contrariée et plurielle[18] ». Quant à lui, Girard privilégie moins les miroitements identitaires qui se donnent à voir notamment chez plusieurs auteurs de L’Association[19] qu’un travail de mémoire où la quête de soi du jeune Philippe est présentée pour elle-même, presque sans rapport avec le fragment de vie d’adulte qui, au début de l’ouvrage, ne sert qu’à engager le souvenir.

LA FORCE DU SOUVENIR

En effet, c’est la mise en scène de la remémoration qui détermine l’orientation de l’ouvrage et sa disposition tripartite. La relation des événements de l’automne 1983, qui occupe le volet central du récit, se trouve encadrée par deux courtes séquences se situant en 2000 et ayant pour fonction de montrer comment ce passé trouble revient à la mémoire du personnage de Philippe. Lorsque, au travail, il apprend que Benoît Grand’Maison est condamné en France pour des crimes analogues à ceux commis au Québec quinze ans plus tôt, Philippe est plongé dans un passé manifestement douloureux, comme le montrent la violence du coup qu’il donne à la paroi de la cabine de toilette (TV, 14, c. 5 ; et 15, c. 1) et son silence lorsque ses collègues parlent du prêtre pédophile. C’est précisément ce silence que vient combler le récit rétrospectif qui s’amorce par la suite et dont on comprend qu’il correspond au souvenir de Philippe. Ces planches liminaires montrent, dans plusieurs cases, le miroir des toilettes, renvoyant à Philippe sa propre image ou celle de ses collègues. Les seuls mots significatifs que prononce Philippe sont par ailleurs « Me regarder dans un miroir… » (TV, 15, c. 4), formule qui revient à trois reprises (TV, 180, c. 6 ; 183, c. 1 ; et 186, c. 3) dans la séquence de la fin se déroulant également en 2000. Évidemment — nous le verrons plus loin —, ces paroles renvoient surtout au dilemme moral du personnage quant à la nécessité de dévoiler ce qu’il sait des agissements de Grand’Maison, mais elles suggèrent aussi la mise en rapport spéculaire du passé et du présent qui se réalise à travers le travail de remémoration. C’est sans nul doute l’importance du souvenir qui confère au livre le caractère introspectif que relève Fabien Deglise[20], caractère qui s’exprime plus dans l’atmosphère du récit qu’à travers une prise en charge autoréférentielle, qu’aucune narration à la première personne ne vient soutenir.

UN RÉCIT SANS VOIX NARRATIVE

Comme nous l’avons déjà souligné, Girard a décidé de conduire son récit sans cartouches narratifs ou autres procédés servant à faire de Philippe adulte le commentateur de cet épisode de sa jeunesse. On ne trouve donc aucune intervention narratoriale dans Tuer Vélasquez, à part quatre indications temporelles (TV, 9, 11, 19 et 180) permettant de distinguer le noyau formé par le récit de ce qui s’est passé en 1983 des deux brefs épisodes de 2000 se trouvant au début et à la fin. Ce sont les procédés de cadrage et les effets de mise en pages qui permettent au lecteur d’accompagner le personnage, mais sans qu’il ait l’impression d’épouser tout à fait sa perspective, sauf dans les quelques cases où le point de vue adopté semble correspondre à celui de Philippe (par exemple, TV, 12, c. 1 ; 17, c. 2 ; et 39, c. 6), surtout lorsqu’il lit un livre (TV, 31, c. 4 ; 59, c. 3-4 ; 157, c. 6 ; entre autres). Autrement, c’est par le discours direct que s’expriment les idées et les paroles, puisqu’on ne trouve des pensées rapportées ou des discours intérieurs qu’à quatre occasions (TV, 32, c. 2 ; 65, c. 4 ; 75, c. 2 ; et 183, c. 1).

Cette façon de faire ne constitue pas forcément un trait de la signature graphique de Girard, puisque son ouvrage suivant, La visite des morts[21], sans visée autoréférentielle, repose sur une voix narrative omniprésente, et que Lovapocalypse[22] propose une narration autodiégétique, mais non autoréférentielle, faisant usage de récitatifs. Par contre, dans La mauvaise fille, qui renvoie au Philippe de 1991, on ne trouve aucun discours narratif[23]. Manifestement, Girard, dans les deux ouvrages autobiographiques renvoyant à sa jeunesse, choisit de ne pas se faire l’interprète de son passé. Certes, l’autobiographie bédéistique n’exige pas un récit à la première personne pour fonctionner : il importe simplement qu’il y ait correspondance entre le personnage et la figure auctoriale par la référentialité picturale[24]. On peut toutefois constater que, dans bon nombre de récits qui renvoient à la jeunesse d’un auteur, la tendance semble plutôt être de bien mettre en évidence la narration autodiégétique, de façon à exploiter l’écart qui existe forcément entre l’expérience de l’enfant et la perspective du narrateur adulte. Pensons, par exemple, à la façon dont L’ascension du haut mal, chronique familiale que signe David B.[25], propose des cartouches narratifs dans presque toutes les cases, établissant un rapport assez étroit entre ce que dit le narrateur au présent et ce que montre l’image. Certes, cette voix narrative a des inflexions parfois polyphoniques[26], mais il n’en reste pas moins qu’elle traduit essentiellement la perspective du narrateur sur l’épilepsie de son frère et ses conséquences sur la famille. Autre exemple, qui témoigne cette fois de l’histoire de toute une collectivité : Persepolis de Marjane Satrapi, où la voix de la narratrice adulte met en relief, dès le début du récit, la distance qui la sépare de l’enfant qu’elle était[27]. Rien de tel dans Tuer Vélasquez, où, une fois établie dans le paratexte la convention de lecture autobiographique, c’est par d’autres effets de resserrement de la matière narrative que le récit réussit à déployer son autoréférentialité.

LE CHEVAUCHEMENT DES VOIX

En l’absence d’articulations narratives assumées par le personnage-auteur, Girard a développé, avec Tuer Vélasquez, un procédé de transition qui fait glisser d’une séquence vers une autre, en associant, l’espace de quelques vignettes, les images de la séquence qui se termine aux paroles prononcées dans celle qui suit. Le procédé, repérable par l’usage de phylactères au fond noir, joue un rôle un peu semblable à celui des cartouches ; mais, en superposant des éléments étrangers l’un à l’autre, il crée un effet de décalage et d’étrangeté qui permet de faire résonner des voix différentes et d’assurer une transition vers d’autres lieux et d’autres temps, toujours à travers la perception de Philippe. Ces transitions n’ont pas toutes la même portée : l’étrangeté la plus nette est produite au moment où les mots des phylactères semblent sans rapport avec la situation (TV, 17). On comprend que le procédé permet surtout d’engager le lecteur vers la partie consacrée aux événements de 1983. Au contraire, un rapprochement analogique est établi lorsqu’une dame âgée dans l’autobus devient la porte-parole de la grand-mère de Philippe (TV, 51). Ailleurs, c’est plutôt une mise en contraste qui est réalisée : ainsi, la transition qui confond la chanson entonnée par les scouts avec des paroles tirées de l’Art poétique de Boileau (TV, 30) permet de passer d’une scène mise sous le signe de la familiarité et de l’appartenance au groupe à une autre où le discours professoral remplace la parole collective (ill. 1).

Ill. 1

Philippe Girard, Tuer Vélasquez, p. 30.

© Glénat Québec, 2009

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Le choc des réalités et des discours est évident, d’autant que l’isolement de Philippe dans sa nouvelle vie est souligné par une absence au moment présent, lorsque, pendant le cours, il lit subrepticement le roman que lui a donné son ami Stephan : Panique à la Manic de Harry Barnes, dans la série tout à fait imaginaire des Jack Bowmore, bien que l’allusion faite aux Bob Morane d’Henri Vernes soit manifeste[28]. Le liant à un passé qu’il regrette et le coupant d’un présent qui ne semble pas susciter son intérêt, le passage de ce roman évoque une menace, un danger et, en réaction, la nécessité d’agir, qui deviendra un motif récurrent dont nous parlerons plus loin.

Ce procédé de transition n’est pas propre à Tuer Vélasquez ; Girard le reprend dans Lovapocalypse — récit d’apprentissage, lui aussi lié à des questions religieuses —, mais sans l’amplitude qu’il lui donne dans son ouvrage de 2009, où il est utilisé douze fois. Il est clair que l’auteur cherche de cette façon à resserrer la trame narrative par un chevauchement ponctuel des séquences, qui amoindrit les distances et les écarts temporels en suggérant des liens entre certaines situations. Ce souci d’économie narrative contraste avec l’importance accordée aux diverses séquences consacrées à des déplacements ou à des déambulations, parfois bien longues pour ce qu’elles semblent apporter au récit. Si quatre de ces déplacements, en voiture avec sa mère ou le prêtre, servent simplement de cadre à des conversations utiles, les six autres s’attardent à montrer Philippe dans l’autobus, absorbé par la lecture des Jack Bowmore[29]. Visant respectivement à contracter et à distendre la trame narrative, les passages de transition et les scènes de déplacement représentent des éléments syntaxiques de la grammaire narrative qui donne au récit sa couleur distinctive[30]. Cette grammaire est principalement formée par la mise en rapport de discours et de modèles qui se présentent au jeune garçon et avec lesquels il doit composer afin de trouver sa voie, sur le plan identitaire. Quatre réseaux référentiels forment, par paires, la toile intertextuelle qui nourrit l’ensemble du récit : la légende de la chasse-galerie se trouve, dès le premier épisode de 1983, mise en tension avec l’univers romanesque des Bowmore. À la matière légendaire et à la tradition orale répond ainsi le roman d’aventures pour adolescents. Cet axe référentiel en croise un autre, formé quant à lui par l’opposition de l’imaginaire de Picasso et de celui de Vélasquez, dont les propositions esthétiques respectives sont doublées d’enjeux éthiques par rapport auxquels Philippe est sommé de se situer. Deux univers à caractère narratif se juxtaposent ainsi à deux univers picturaux, avant de se retrouver associés dans les deux rêves que Philippe fait lors du séjour à Donnacona (TV, 117-127, puis 141-144).

LA CHASSE-GALERIE

L’évocation de la chasse-galerie par le chef des scouts ouvre la partie du récit se déroulant en 1983. Cette légende est présentée de manière tronquée puisque ce n’est pas du pacte conclu avec le diable qu’il est question, mais de la scène finale du vol du canot en présence de Satan. Probablement parce que l’histoire est bien connue, l’auteur ne prend pas la peine de la relater dans son entier, et insiste surtout sur l’effet qu’elle produit sur Philippe : « C’est pas mal épeurant » (TV, 22, c. 3), affirme-t-il. Cette inquiétude est durable puisque, un peu plus loin, le personnage exprime le même sentiment : « J’arrête pas de penser à la chasse-galerie, pis j’ai super peur. » (TV, 23, c. 5)

Si cette peur est susceptible d’être atténuée par l’appartenance au groupe (« Les scouts du Canada n’ont peur de rien ! Surtout pas ceux de la 112e meute du Château d’Eau », clame le chef [TV, 22, c. 4]), l’amitié de Stephan apporte à Philippe un réel réconfort, lorsqu’il offre à ce dernier un roman d’aventures : « Je connais un truc pour te donner du courage » (TV, 23, c. 6), dit-il en désignant Panique à la Manic. Il n’est donc pas étonnant que cet épisode inaugural soit aussi long : il souligne à la fois l’appartenance au groupe et la nécessité de le quitter, que met en relief la scène nocturne de quatre planches, où est représenté l’adieu du groupe à Philippe. C’est dans cette atmosphère, à la fois inquiétante et réconfortante, que s’amorce la remémoration. À la chasse-galerie est associé un sentiment de menace et de peur, dont l’antidote, la lecture des Bowmore, se révélera d’une grande efficacité — en dépit de la résistance initiale de Philippe à la suggestion de son ami (TV, 24, c. 2) — pour combler le vide créé par le déménagement, mais aussi pour affronter les peurs qui sont associées à Grand’Maison. En effet, la perplexité qu’éprouve Philippe devant les manières de ce prêtre décontracté s’exprime d’abord par une certaine méfiance : « Il m’a fait un clin d’oeil. J’aime pas trop ça », dit-il à sa mère (TV, 48, c. 3). Puis un peu plus loin, à sa grand-mère, il confie : « Ce prêtre, il est différent de ceux de l’école. Je crois qu’il me fait peur. » (TV, 53, c. 2) Dans les faits, il y a bel et bien une menace qui se profile à l’horizon, mais elle est dissimulée sous des questions d’ordre esthétique.

LES FAUX-SEMBLANTS DE LA LIBERTÉ

D’emblée, la liberté de conduite de Grand’Maison à l’égard des jeunes garçons qui forment le groupe des « Oies blanches » (nom dérisoire pour désigner des victimes potentielles d’abus sexuel) frappe Philippe. Mais ce malaise ne peut s’exprimer puisque le secret est impératif au sein du groupe. Ainsi Grand’Maison recommande-t-il à ses jeunes, dans une case se centrant sur son visage : « Comme d’habitude, je vous demande d’être discrets au sujet de ce que je vais vous montrer. […] Vos parents risqueraient de mal interpréter ces photos. » (TV, 107, c. 3-4) Ce type de cadrage est un autre élément de la grammaire de l’ouvrage ; contextuellement, il semble souligner le caractère prédateur du regard du pédophile. Ainsi, à un moment, le prêtre regarde furtivement Philippe s’éloigner de son lieu d’habitation (TV, 68, c. 3). On ne s’étonnera donc pas que, pendant le séjour des « Oies blanches » à Donnacona, le premier rêve que fait Philippe, enfermé avec Fred dans une chambre, utilise ce cadrage pour montrer Grand’Maison dans une position menaçante en association avec, dans la case de gauche, une scène de dévoration (TV, 121, c. 5-6 ; ill. 5).

Le danger est de plus en plus explicite à mesure que le récit avance, mais il est masqué par les discours du prêtre, qui fait passer ses inconvenances pour l’expression d’une « philosophie » de liberté et d’émancipation (TV, 61, c. 2). Lors d’un trajet en voiture, Grand’Maison explicite sa pensée en opposant deux esthétiques : celle de Picasso, qui « par son art […] a réinventé le monde », et celle de Vélasquez, « une grenouille de bénitier inféodé[e] à l’Église » (TV, 80, c. 1-2). Mais, à travers ces esthétiques, ce sont à vrai dire des considérations éthiques qui sont en jeu. Il est particulièrement intéressant que Girard ait opté pour cette façon de figurer les voies s’offrant au jeune homme, invité par Grand’Maison à privilégier la liberté plutôt que le conformisme : « Ce que j’essaie de te dire, c’est que tu dois tuer Vélasquez pour laisser la place à Picasso, tu me comprends ? […] C’est à toi de choisir. » (TV, 81, c. 3-4) Ce passage précise le sens du titre plutôt sibyllin — et peu autoréférentiel — de l’ouvrage en l’inscrivant dans un rapport d’opposition qui alimente une bonne partie du récit. Le fait de privilégier des modèles esthétiques permet à Girard bon nombre de références à l’univers pictural de chacun de ces peintres, références qui trouvent tout naturellement leur place dans un médium à caractère graphique. La mise en rapport de ces artistes est manifeste lorsque la consultation par Philippe d’ouvrages de référence donne lieu à une double planche (TV, 84-85 ; ill. 2 et 3), dont la partie de gauche se rapporte à Picasso et celle de droite à Vélasquez. La composition est tout à fait symétrique : dans les deux cas, la première case montre Philippe et la deuxième, le livre qu’il tient et que l’on voit selon sa perspective, tandis que les quatre autres cases proposent des détails provenant d’oeuvres de chacun des artistes.

Ill. 2

Philippe Girard, Tuer Vélasquez, p. 84.

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Ill. 3

Philippe Girard, Tuer Vélasquez, p. 85.

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Le traitement équivalent de ces références montre bien qu’elles sont d’importance égale, matérialisant le dilemme du choix que doit effectuer Philippe, même si, dans les faits, c’est l’univers de Picasso qui interpelle plus directement le jeune homme, au point de le hanter plus loin dans le récit. Cela n’est guère surprenant quand on considère le fait que ce modèle n’est, de la part de Grand’Maison, qu’un faux-semblant, un leurre, visant à convaincre les jeunes de se prêter à des pratiques douteuses, ce dont se rend d’ailleurs compte Philippe lorsqu’il demande au prêtre : « Tu dois te cacher pour exprimer ton affection ? » (TV, 81, c. 1) Le malaise qui est perceptible dans l’imprécision de la réponse (« Euh. Oui… Enfin, parfois… ») ainsi que le désir de ramener la discussion à des considérations abstraites (« De toute façon, là n’est pas la question. Ce que j’essaie de te dire, c’est que tu dois tuer Vélasquez » [TV, 81, c. 2-3]) confirment les soupçons du lecteur. Figure du manipulateur, Grand’Maison donne à l’univers de Picasso une couleur inquiétante. Rien d’étonnant, donc, à ce que, au moment le plus fort du récit, lors de la longue séquence onirique (TV, 117-127) où se concrétise visuellement la menace qui plane sur Philippe et Fred, s’imposent des images provenant de l’imaginaire de Picasso.

UN CAUCHEMAR PICASSIEN

Cette portion du récit mérite qu’on s’y arrête en raison de sa richesse visuelle : ces planches abandonnent la mise en pages généralement régulière de l’ouvrage au profit d’une liberté de composition qui a une valeur éminemment expressive. Elles font converger plusieurs des motifs de l’ouvrage, en liant la chasse-galerie à Picasso, et Grand’Maison au Diable.

Dans ce rêve, Fred et Philippe, à l’invitation du prêtre, prennent place dans un canot volant, assailli par des créatures monstrueuses issues de Guernica (1937) et rendant tangible le danger caché sous les propositions esthétiques du prêtre. Une composition tabulaire souligne la façon dont ces créatures se rapprochent progressivement du canot (TV, 120 ; ill. 4). Mais c’est à la page suivante (TV, 121 ; ill. 5), construite de manière tout à fait différente (permettant une lecture aussi bien par bandes que par colonnes), que le danger atteint son paroxysme, selon une logique de la dévoration qui conduit à associer Grand’Maison au Diable par le jeu d’assemblage des bandes horizontales (TV, 122 ; ill. 6). L’image est parlante, mais notons que Girard, s’il a manifestement voulu associer le pouvoir de manipulation du prêtre à celui de Satan, a curieusement choisi de privilégier une légende qui, à tout le moins dans la version la mieux connue, que l’on doit à Honoré Beaugrand, ne met pas en relief la tromperie et le mensonge du Diable, puisque c’est de manière délibérée que les bûcherons y font appel à Satan[31].

Ill. 4

Philippe Girard, Tuer Vélasquez, p. 120.

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Ill. 5

Philippe Girard, Tuer Vélasquez, p. 121.

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Ill. 6

Philippe Girard, Tuer Vélasquez, p. 122.

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À l’issue de ce songe, c’est une image de Vélasquez qui permet le retour à l’état d’éveil (TV, 127), annonçant la scène où, une trentaine de pages plus loin, l’abbé Taillon s’emploie à déconstruire l’opposition entre Picasso et Vélasquez. Durant cette conversation, Philippe lie pour la première fois Bowmore à son dilemme : « Jack Bowmore, c’est trop Vélasquez et pas assez Picasso. Moi, j’essaie de tuer Vélasquez. » (TV, 164, c. 5-6) Refusant cette lecture, l’abbé Taillon met plutôt en valeur la filiation entre les deux peintres espagnols : « Rien ne sert de les opposer ! Au contraire, il faut les juxtaposer ! Tuer Vélasquez, c’est tuer Picasso ! » (TV, 165, c. 5) Philippe ne se fie pas aux seuls dires de l’abbé (et on peut comprendre qu’il soit méfiant, même si Taillon représente l’antithèse de Grand’Maison par sa relative absence de dogmatisme[32]) : il va vérifier par lui-même dans un livre que Picasso a bien réalisé les variantes des Ménines de Vélasquez dont lui a parlé l’enseignant et qui montrent le peintre cubiste en « dialogue avec le passé ». Comme le suggèrent la division en trois vignettes horizontales et l’usage des gros plans (TV, 167), ce constat représente un moment décisif, ce que viennent confirmer, à la page suivante, les paroles de Philippe : « Je viens de recevoir toute l’aide dont j’avais besoin » (TV, 170, c. 2)[33], prononcées avec une détermination qui annonce la résolution définitive du conflit intérieur, un peu plus loin, après un épisode de lecture de Bowmore qui engage Philippe à tout dire à sa mère (TV, 179). Un livre conduit à un autre, et leur effet conjugué met en valeur le rôle crucial qu’ils jouent dans l’existence de Philippe.

L’IMPORTANCE DES LIVRES

Plusieurs commentateurs ont insisté, avec raison, sur la fonction salvatrice des Bowmore dans l’ouvrage[34], mais il ne faut pas oublier pour autant le rôle que jouent les livres en général dans son intrigue[35]. Il n’est pas fortuit que la grand-mère de Philippe, en évoquant avec fierté son frère bibliophile, rappelle que ce dernier disait « qu’un vieux livre peut sauver une vie » (TV, 54, c. 6) ; plus loin, elle affirme par ailleurs : « On a toujours rendez-vous avec les livres. Ils nous tombent entre les mains au bon moment. » (TV, 55, c. 4) Philippe lui-même reconnaît ce rôle salutaire au roman pour jeunes : « … Et pour d’autres, c’est avec Jack Bowmore. » (TV, 55, c. 6) En effet, les Bowmore, legs d’un ami et lien avec sa vie d’antan, tiennent compagnie à Philippe dans la solitude des autobus. Mais ils sont aussi en concurrence avec le monde extérieur : à l’école et à l’église, où Philippe lit plutôt que d’être attentif à ce qui se déroule. Cela indique bien évidemment que ces romans ne servent pas qu’à passer le temps, mais qu’ils pénètrent dans l’existence même de Philippe en l’accompagnant tout au long du récit, dans le cadre de dix passages où le jeune garçon est en contact direct avec leur matériau narratif. Dans deux situations, la lecture des Bowmore est simplement évoquée par le dessin, sans qu’on ait accès au contenu du récit (TV, 36, 51). Dans un autre passage (TV, 59), on peut lire directement le roman comme si on était à la place de Philippe. Dans tous les autres cas (au nombre de sept), répartis dans l’ensemble de l’ouvrage, on a droit à une mise en format bédéistique du fragment que le jeune garçon a sous les yeux, avec une typographie et un dessin différents du reste. À part le premier extrait (TV, 32), où une voix narrative décrit Bowmore, les autres insistent plus sur les discours directs des personnages que sur leur action, comme si ce qui importait était la mise en scène du processus délibératif menant à l’action et permettant de souligner la solidarité entre camarades. Ces passages forment une chaîne discontinue, puisqu’ils ne proviennent pas du même Bowmore, mais ils expriment généralement l’idée d’une menace (TV, 102-103) et d’un emprisonnement (TV, 70-71 et 134-137), ou encore la nécessité de se battre (TV, 103) et d’intervenir pour mettre fin à un abus de pouvoir (TV, 43-45). Ces situations, qui se trouvent en résonance indirecte avec les expériences du garçon, sont généralement traitées sur un mode qui dédramatise la situation, comme le montre bien l’esprit de dérision dont font preuve Bowmore et son compère Glen Glenlivet face à leur geôlier (TV, 70-71). La dimension ludique est particulièrement perceptible dans la scène où Bowmore pousse Glen à se libérer en le traitant de « gros plein de soupe » (TV, 135, c. 6). Cet épisode, qui se trouve au coeur du récit, peu avant le rêve de la chasse-galerie, fait écho à la solidarité dans l’épreuve qui se tisse avec Fred, lorsque les deux jeunes s’enferment dans la chambre pour échapper à Grand’Maison. Mais, surtout, la fin de cet extrait laisse entrevoir la possibilité d’une délivrance par la référence (grâce à la technique des phylactères noirs) aux paroles d’une chanson de Bob Dylan : « There must be some kind of way out of here[36]. » (TV, 137-138)

Il est clair que l’influence des Bowmore a une part déterminante dans la décision de Philippe de témoigner des agissements de Grand’Maison. Cette influence est notamment perceptible dans les efforts du jeune garçon pour s’identifier au héros qu’est Bowmore. Dans l’univers sans figure paternelle de Philippe, Bowmore devient un modèle masculin qui met en pratique une droiture s’opposant à la mauvaise foi du pédophile. Dès le début du récit, Stephan suggère une similarité avec Philippe en soulignant que « Jack Bowmore vient d’une famille éclatée » (TV, 25, c. 5). Par la suite, Philippe cherche à imiter le héros par sa coiffure (TV, 59 et 64) et reprend à son compte certaines des tournures de celui-ci, comme lorsqu’il rétorque à Grand’Maison : « Il y a longtemps que j’ai rangé mon uniforme de louveteau[37]. » (TV, 46) Ces notations indiquent la part que joue le personnage romanesque dans l’esprit et la conduite de Philippe, au point même de venir figurer dans le deuxième rêve que fait le jeune homme à Donnacona : il se voit alors avec Bowmore dans une embarcation en feu et menacée par des vagues monstrueuses. La parenté de ce rêve avec celui de la chasse-galerie, quelques pages plus tôt, est manifeste : alors que, dans le premier cas, l’embarcation tombe du ciel, ici elle coule. La situation est tout aussi désespérée, comme le montrent bien le caractère sombre du décor et la présence de l’océan tumultueux, qui renvoient évidemment à l’atmosphère oppressante et menaçante du huis clos. Bowmore formule alors une exhortation à la résistance (« Tu dois tenir bon Philippe, c’est ta seule chance de survie. » [TV, 142, c. 3]), laquelle prépare le terrain pour le dénouement du récit. En effet, trente pages plus loin, le dernier extrait de roman — et le plus long, avec ses six pages — pousse résolument Philippe vers l’engagement et l’intervention. On y voit Bowmore se sortir d’une maison en feu et envisager l’éventualité d’y retourner pour sauver un adversaire qu’il croyait déjà mort. Un bref monologue présente un dilemme : d’un côté, risquer la mort ; de l’autre, s’il ne va pas le chercher, « ne plus jamais [être] capable de [se] regarder dans un miroir » (TV, 176). Cette formule, qui sera reprise (TV, 180, 183 et 186), établit clairement la nécessité d’agir. Il n’est pas indifférent qu’elle conduise à l’action aussi bien Bowmore que Philippe qui, deux pages plus loin, parle à sa mère dans le but de dénoncer les agissements du prêtre. Si la réinterprétation de l’axe Picasso-Vélasquez qu’a opérée l’abbé Taillon un peu plus tôt constitue le premier pas vers la résolution du dilemme dans une perspective esthétique et philosophique, c’est le miroir que Bowmore tend à Philippe qui montre au jeune garçon la conduite à adopter. Dans ce sens, le livre sauve certes, mais son influence, pour déterminante qu’elle soit, doit se saisir dans son interaction avec d’autres éléments du récit.

TÉMOIGNAGE ET COMMÉMORATION

Dans Tuer Vélasquez, la remémoration s’exprime donc au moyen de référents qui confèrent une plus grande densité à la matière narrative. Girard a refusé d’exploiter les possibilités du récitatif, de même que les manifestations les plus ostentatoires de l’ethos et du pathos habituellement associées à la prise en charge du discours. L’expérience de l’adolescent n’est donc pas médiatisée ou relayée par le regard de l’adulte, contrairement aux ouvrages de Satrapi, de David B., ou, plus récemment, de Sattouf dans L’Arabe du futur[38]. L’autobiographie y est donnée d’emblée comme une évidence, mais elle se déploie en fin de compte avec circonspection. Parmi toutes les possibilités offertes dans le champ de l’autobiographie en bande dessinée[39], Girard n’a pas opté pour un traitement qui favorise l’expression directe de la subjectivité. Sous cet éclairage, il y a lieu de remettre en question le postulat, formulé par certains lecteurs, selon lequel, dans cet ouvrage, la mise en scène de la pédophilie gagne en authenticité à être présentée sur le mode personnel[40]. L’autobiographie se présente simplement comme un véhicule, qui attire peu l’attention sur sa « vérité existentielle[41] ». Notons d’ailleurs que Philippe n’est ni la victime ni le témoin direct des abus sexuels du prêtre ; ceux-ci lui sont rapportés par Fred (TV, 148). L’inscription du témoignage dans le témoignage rend l’événement plus distant, en donnant au récit une portée plus commémorative[42]. Dans cette perspective, le personnage de Philippe pourrait être purement fictif que le récit ne perdrait pas entièrement son intérêt. Cela nous engage bien évidemment à réfléchir au caractère poreux des frontières entre autobiographie authentique et fiction à caractère autobiographique. Ainsi, Apnée, dont Zviane nous assure qu’il ne s’agit pas d’un récit autobiographique[43], donne à voir une subjectivité très marquée (par l’usage d’une voix — intérieure ? — s’adressant constamment au personnage de Sophie pour filtrer et orienter sa perception des événements), tandis que Tuer Vélasquez, ouvertement autobiographique, renonce aux procédés les plus subjectifs de ce type de récit. La finalité didactique qui donne au livre une fonction d’avertissement (Girard dit à ce propos : « C’est l’idée de l’oeuvre utile, qui peut rendre service à quelqu’un[44]. ») expliquerait-elle en partie cette façon de ne pas trop attirer l’attention sur les effets de l’autoréférentialité au profit de la matière même du récit ? Retenons surtout que, dans Tuer Vélasquez, le témoignage vient simplement authentifier un matériel narratif dont la richesse et la complexité font probablement de cet ouvrage la réalisation la plus achevée de Girard.