Corps de l’article

Nous nous proposons de nous intéresser aux effets de la professionnalisation en France de l’accueil familial d’enfants sur les personnes qui s’y engagent, en particulier les hommes. Si cette pratique devenue professionnelle est, majoritairement encore, assurée par des femmes, le nombre d’hommes en exercice s’accroit. Depuis la fin des années 1980, de nombreux travaux[1] en psychologie ont étudié les effets du placement familial pour les enfants concernés. L’ouvrage de Myriam David (1989), pédiatre et psychanalyste française, fait référence en la matière et pose les bases de la théorisation du placement familial. Son travail a permis de guider les professionnels dans la mise en œuvre de leur activité dans l’intérêt de l’enfant. À sa suite, l’intérêt des chercheurs, en psychologie notamment, s’est principalement focalisé sur les effets du placement familial pour l’enfant concerné ; les recherches centrées sur les accueillants eux-mêmes, et non plus sur leurs fonctions, sont plus récentes. Celles-ci se sont tout d’abord interrogées sur les effets de la professionnalisation[2] dans l’accueil familial (Cébula, 2010 ; De Chassey et al., 2012 ; Thevenot et al., 2011 ; Turbiaux, 2010). Les auteurs constatent que l’encadrement de la profession tend vers une uniformisation des pratiques qui n’est pas sans effet sur le positionnement subjectif des assistants familiaux, qui sont en l’occurrence des femmes. Lorsque le rôle des hommes est pris en compte, c’est en tant que mari ou compagnon de l’assistante familiale, et par rapport à leur fonction paternelle (Chapon-Crouzet, 2010). L’originalité de notre travail est qu’il porte précisément sur l’articulation entre les effets de la professionnalisation et l’augmentation du nombre d’hommes exerçant ce métier. Notre objectif est de montrer que cette ouverture aux hommes signale une évolution de ce métier en lien avec les transformations sociales et familiales engagées depuis la fin du 20e siècle. Dans un second temps nous envisagerons – et c’est là notre hypothèse centrale – que l’entrée des hommes, bien que minoritaires, contribue progressivement à modifier la pratique de l’accueil familial.

Contextualisation de notre questionnement dans les évolutions règlementaires

De tout temps, des adultes ont été amenés à prendre en charge des enfants qui n’étaient pas les leurs : du relais occasionnel en famille ou en institution jusqu’à la substitution complète aux parents d’origine comme dans l’adoption, toutes les positions intermédiaires existent. La formalisation de cet accueil au niveau social porte les traces de l’histoire de chaque État. Penser aujourd’hui les enjeux de l’accueil d’enfants ne peut se faire sans situer l’évolution de la plus ou moins grande ingérence de l’État dans cette activité, elle-même directement liée aux politiques publiques de protection de l’enfance de chaque pays. Celles-ci ont à voir avec la manière dont chaque société définit la notion d’enfance en danger et les acteurs sociaux qui en sont responsables. En France, le début du 20e siècle a vu s’élargir la catégorie de l’enfance en danger. Des orphelins et enfants abandonnés aux enfants victimes de maltraitance (Potin, 2012), les situations dans lesquelles l’État s’autorise à intervenir se sont multipliées avec comme point d’orgue les décrets-lois du 30 octobre 1935[3] instituant un contrôle de la puissance paternelle et la possibilité d’un retrait et d’un placement d’enfant(s) par l’État (ibid.). Les politiques publiques de protection de l’enfance ont permis de développer des réponses d’accueil largement assumées par l’État français qui, en retour, s’est posé comme régulateur des pratiques des personnes impliquées (Neyrand, 2011). En France, la loi 2007-293 réformant la protection de l’enfance a redéfini ses modalités d’intervention. Cette dernière a été modifiée en 2016[4] en remettant l’enfant au centre des pratiques de protection. Toutefois, il peut être important de souligner ici que subsiste encore un écart entre les préconisations européennes et les principes orientant l’intervention de l’État français. Plusieurs États européens[5] prennent appui sur la notion de subsidiarité pour introduire en matière de protection de l’enfance une progressivité dans les réponses, en accordant une priorité au soutien des aidants naturels que sont la famille élargie et le réseau social de proximité. Dans le même sens, nous pouvons citer le Québec[6], qui a promulgué une loi qui, dans l’intérêt de l’enfant, prône la recherche d’un projet de vie stable et intensifie le travail avec les familles d’origine. C’est pourquoi Grevot souligne que les pratiques françaises ont tendance à diriger « l’action d’aide et de soutien vers les services professionnels ayant mission officielle de protection de l’enfance » (2010 : 61).

Dans cette logique, l’une de ces actions se traduit par le placement d’enfants à temps complet en familles d’accueil, que la France a choisi d’encadrer depuis une trentaine d’années par une législation spécifique qui prévoit la professionnalisation de l’adulte accueillant. La loi de 2005[7] est un moment-clé sur le plan législatif de formalisation de la professionnalisation de ces adultes appelés dès lors assistants familiaux.

Afin de dégager les enjeux de ce processus, nous nous centrerons dans un premier temps sur l’évolution de la législation et de l’encadrement de la pratique de l’accueil familial d’enfants, et nous envisagerons leurs effets sur les représentations de l’activité d’accueil. Cette approche nous permettra de poser le contexte dans lequel s’est déployée une deuxième étape de notre travail : une enquête auprès d’hommes assistants familiaux. Nous présenterons les principaux résultats issus de l’analyse des entretiens réalisés dans la seconde partie de ce texte.

L’accueil familial : d’une pratique ancestrale centrée sur les femmes à une profession réglementée

Dans le dispositif d’accueil d’enfants à temps complet en France, une place particulière est faite au placement familial organisé autour d’un assistant familial. C’est l’appellation retenue depuis 2005 par le législateur français pour désigner l’adulte recruté pour mettre son cadre de vie ordinaire, incluant sa vie familiale quotidienne, à la disposition d’un enfant en difficulté. L’assistant familial offre ainsi une suppléance parentale à un enfant à travers l’exercice de fonctions éducatives, affectives et symboliques. Ce sont d’ailleurs ces fonctions à l’égard des enfants accueillis qui ont suscité l’intérêt des chercheurs, à commencer par David (1989) qui a insisté sur l’ensemble des fonctions parentales quotidiennes assurées par la famille d’accueil afin que l’enfant accueilli poursuive son développement physique et psychique. Quant à lui, Berger (1992) interroge les effets thérapeutiques pour les enfants placés des séparations avec leur famille d’origine. Ce sont ainsi les fonctions de suppléance attendues de l’accueil familial qui font l’objet de publications.

Au fil des siècles, différentes dénominations se sont succédé pour désigner l’adulte accueillant : « nourrice », « gardienne », « assistante maternelle » ; celles-ci soulignent bien à la fois la prégnance de la fonction maternelle et la relation de suppléance vis-à-vis de l’enfant et de sa famille d’origine. Ces appellations témoignent de l’évolution des représentations et de l’imaginaire social qui organisent aujourd’hui encore cette fonction. Celle-ci était jusque très récemment encore exercée exclusivement par des femmes, presque toutes déjà mères de famille. Historiquement, les femmes recrutées pour suppléer, surtout et presque exclusivement à la fonction maternelle de la famille naturelle, l’étaient au nom de leur propre maternité. C’était au nom de ce « savoir-là » qu’elles étaient reconnues comme pouvant s’occuper de ces enfants (Turbiaux, 2010).

Or l’introduction en 1977 d’heures de formation pour exercer cette fonction vient signaler que dès lors, l’expérience de mère ne suffit plus. Ce « savoir y faire », qui constituait jusqu’alors le socle et le garant de la compétence pour exercer cette activité, deviendra même au fil du temps de la professionnalisation, sinon dangereux, au moins suspect pour les services sociaux, instances régulatrices de ces pratiques. En témoignent par exemple les fréquents rappels des travailleurs sociaux aux assistants familiaux de garder une « bonne distance » à l’égard des enfants accueillis[8]. Cette évolution se matérialise jusque dans la recommandation du ministère de la Santé et de l’Action sociale aux services de l’ASE d’élaborer un guide de bonnes pratiques[9] et relève d’une tendance plus générale d’objectivation dans le secteur médico-social pouvant aboutir à une posture de désengagement subjectif des membres du personnel (Ansermet, 1999). Les orientations actuelles du secteur médico-social français sont infiltrées par des valeurs issues du monde de l’entreprise telles que la démarche qualité, l’évaluation des compétences visant une mise aux normes et l’uniformisation des pratiques en vue de renforcer le contrôle et la régulation des activités. Ceci induit d’autres façons de décrire la réalité institutionnelle et les rapports de travail (Renault et al., 2014). Ce mouvement non seulement crée un clivage entre exigences institutionnelles et réalité du travail, mais va jusqu’à modifier l’exercice même de l’accueil familial en dévalorisant ce qui le fonde : l’engagement subjectif (Thevenot et al., 2005).

Ainsi, plus l’activité implique cet engagement, plus la question de la « bonne » prise de distance est aujourd’hui brandie comme supposée garante d’une bonne pratique professionnelle, voire d’un bon professionnel. L’évolution du métier d’assistant familial s’inscrit de ce fait dans un mouvement de plus grande formalisation de l’activité d’accueil, laquelle tente d’expurger de la fonction d’accueil les références au savoir de mère. Elle a par ailleurs eu pour effet de minorer l’ancrage de cette activité professionnalisée « dans le lieu de la vie familiale, au plus près de l’intimité de la vie privée » (De Chassey et al., 2012 : 54)..

Si de tout temps l’accueil d’enfants à temps complet a mis en jeu un nouage spécifique de deux sphères différentes (l’étranger et le familier, le public et le privé), s’y substitue aujourd’hui la rencontre de deux registres exclusifs l’un de l’autre : le professionnel et le personnel. Cette nouvelle distinction complique grandement le nouage des différents registres en prescrivant à l’assistant familial de réguler ce qui est de l’ordre des affects. Il ne s’agit pas d’évacuer les affects en jeu dans la relation d’accueil, mais d’accepter de les soumettre à l’évaluation des travailleurs sociaux. Lorsque ceux-ci ne sont pas conscients de la tension induite par cette demande paradoxale d’agir dans leur vie familiale quotidienne avec des « affects de professionnel », leur regard peut être générateur de souffrance pour les assistants familiaux et pour les enfants. « Pourtant, je ne suis pas sa mère », répétera souvent Gabrielle au cours de l’entretien qui a suivi l’accueil d’un bébé qui lui a été confié. Il s’agissait d’un premier accueil, et Gabrielle se trouvait bouleversée par le comportement d’Enzo. Ce bébé de six mois, auparavant peu porté par une mère déprimée, souvent laissé seul dans son berceau, s’était mis, pendant l’été, à lui téter l’épaule. Gabrielle était très troublée par le fait qu’Enzo ait un comportement identique à celui de son fils au même âge, du fait de la perception d’une discordance entre le plaisir partagé de l’intimité corporelle et l’idée que le laisser faire entretiendrait une dangereuse confusion pour Enzo.

Le mouvement d’évacuation de la dimension maternelle concomitant à cette tentative de régulation de l’implication affective nous apparaît comme un effet du processus de professionnalisation. Notons toutefois que les services en charge du recrutement des assistants familiaux continuent à privilégier l’embauche de femmes ou d’hommes ayant déjà exercé des fonctions parentales, comme si les connaissances acquises par la formation ne pouvaient prendre sens que dans une expérience vécue. C’est probablement pour ces mêmes motifs que les heures de formation des assistants familiaux se déroulent pour l’essentiel en cours d’emploi, afin de nouer la formation à la réalité du vécu.

Si l’ambivalence des travailleurs sociaux vis-à-vis de l’implication subjective des accueillants peut être génératrice de malaise et de difficultés pour celles qui sont engagées au plus près des enfants, le processus de professionnalisation a contribué à rendre cette pratique possible et attrayante pour les hommes. C’est en tout cas l’hypothèse que nous étayons sur les trois éléments suivants :

1- Cette profession s’inscrit plus largement dans l’évolution de l’activité et de la fonction d’élevage des enfants dans notre société. Brizais (2004) rappelle qu’historiquement, seul l’allaitement maternel pouvait assurer la survie d’un nouveau-né, ou alors il fallait « louer » les services d’une autre femme lactante. La découverte de l’asepsie et des substituts du lait maternel sans danger pour le nourrisson ont permis que la survie (et par conséquent également l’éducation) des enfants puissent désormais être assurées sans devoir recourir à cette fonction naturelle, spécifiquement féminine. Aujourd’hui, différents adultes, y compris des hommes, peuvent assurer cette tâche ; les assistants familiaux en font partie.

2- Les transformations de la famille et l’augmentation du salariat des femmes à l’extérieur du domicile ont nécessité l’externalisation de certaines tâches domestiques qui leur incombaient jusqu’alors. Ce mouvement a rendu visibles ces activités domestiques auxquelles il fallait suppléer et a soulevé la question de leur reconnaissance sociale, qui peut notamment passer par leur reconnaissance financière. Si ce processus a permis l’ouverture d’un champ nouveau d’emplois, il nous faut toutefois constater que cette suppléance a été massivement assurée par d’autres femmes auxquelles cela ouvrait une opportunité d’emploi salarié. Ces emplois avaient pour particularité de ne requérir aucune qualification professionnelle particulière, dans la mesure où la qualité de femme devait donner (naturellement) les compétences pour les accomplir[10]. La naturalité des compétences professionnelles s’est ici substituée à celle des compétences domestiques.

3- Comme toute reconnaissance sociale, la professionnalisation de l’accueil familial répond à des enjeux politiques de contrôle social – ce sera le troisième élément que nous pointerons. Comme l’a développé Neyrand (2011) à propos de l’émergence du concept de parentalité, la professionnalisation de l’accueil familial s’inscrit dans une volonté politique de réglementer l’activité d’accueil. Dans un premier temps, il s’agissait surtout, à travers la professionnalisation des assistantes maternelles (accueil à la journée), de développer les emplois féminins tout en contrôlant la qualité des lieux d’accueil et en diminuant les coûts pour la collectivité. Les assistants familiaux, qui accueillent des enfants à temps plein, ont été pris dans ce mouvement d’objectivation de leur activité. Par ailleurs, la professionnalisation de l’accueil familial est concomitante de l’apparition de la notion de compétences parentales qui détermineraient la capacité à être parent. Au titre des savoirs accumulés sur les besoins fondamentaux de l’enfant, sa socialisation et son développement, des « experts » repèrent des compétences, un savoir-faire et un savoir-être, et contribuent à dessiner un modèle normatif du parent et des fonctions parentales (Martin, 2014 ; Spiess, 2009). Les pratiques parentales mises en œuvre dans le soin et l’éducation des enfants sont ainsi évaluées par les politiques publiques sous la forme de dispositifs de prévention, de soutien ou de répression (Neyrand, 2011).

La formation qualifiante des assistants familiaux prend place dans ce vaste mouvement qui s’est notamment traduit par un diplôme spécifique (le DEAF[11]), une définition de leurs conditions de travail[12], le développement des organisations professionnelles et l’élaboration de références communes. Ce processus s’est effectué au travers de différentes lois, depuis 1977 jusqu’en 2007, qui ont fait de cette activité une profession à part entière. Cela se traduit notamment en 2005[13] par la volonté du législateur de distinguer explicitement l’activité d’accueil d’enfants à la journée de l’accueil familial à temps complet. Cette opération se double d’un effacement du genre des professionnel(le)s qui exercent ces deux activités : assistants maternels pour l’accueil à la journée et assistants familiaux pour l’accueil à temps complet.

Toutefois si cette distinction grammaticale introduit une prise de distance avec la référence exclusivement féminine associée à ces fonctions sociales et favorise une ouverture de son exercice aux hommes, elle ne suffit pas à en faire une vraie profession et à la rendre attrayante. Il faudra attendre la valorisation soutenue par un diplôme d’État et un véritable salaire.

Nous venons d’esquisser à grands traits l’évolution de l’activité d’accueil familial vers une profession reconnue par un diplôme d’État, ce qui a contribué à la rendre visible et plus attrayante, y compris pour les hommes, qui restent toutefois minoritaires (7,2 % en 2014). Dans cette recherche, nous nous sommes intéressées à la manière dont ces hommes se situent dans un travail qui est toujours fortement ancré dans les représentations sociales comme un métier exercé par des femmes.

Aspects méthodologiques

Notre propos prend appui sur des travaux de recherche menés par un groupe de psychologues de l’Aide sociale à l’enfance[14] et d’enseignantes-chercheures en psychologie[15] de l’université de Strasbourg en France.

Plus précisément, l’expérience clinique s’inscrit dans les pratiques de deux d’entre nous, qui pendant une trentaine d’années avons reçu des assistantes et assistants familiaux invités à venir parler de l’enfant accueilli lors d’entretiens d’accompagnement de leur pratique professionnelle.

Notre intérêt s’est porté, dans un premier temps, sur les enjeux du premier accueil comme moment inaugural et structurant du positionnement subjectif de l’assistante ou assistant familial dans son lien avec les enfants accueillis. Ces éléments nous ont conduites à réfléchir aux effets de la professionnalisation visée par l’encadrement de cette pratique dans les politiques de protection de l’enfance (De Chassey et al., 2012). Nous nous sommes plus particulièrement intéressées aux conditions à créer ou à maintenir pour que les pratiques des assistantes familiales que ces politiques induisent restent compatibles avec la visée du placement, à savoir de répondre aux besoins fondamentaux des enfants accueillis.

Afin de mettre à l’épreuve nos hypothèses sur les enjeux spécifiques à l’œuvre d’un premier accueil, nous avions mis en place un protocole de recherche permettant de rencontrer des assistants familiaux avec lesquels nous n’étions pas en lien de travail. Nous avions pris contact avec les autorités départementales compétentes de la région du nord-est de la France pour avoir accès aux assistants familiaux qu’ils employaient. Dix entretiens avaient finalement été menés avec un enseignant-chercheur de notre groupe afin de préserver au mieux leur liberté de parole. À cette époque, seules des assistantes familiales avaient répondu à nos sollicitations, bien que la réalité du terrain révélait déjà une entrée progressive des hommes dans cette activité. Ce constat nous a amenées à prolonger nos travaux et à nous interroger sur la façon, spécifique ou non, qu’ont les hommes de s’engager dans l’accueil familial ; question implicitement sous-tendue par celle de leur légitimité. Notre hypothèse était que leur entrée dans cette activité était facilitée par le processus de professionnalisation.

Pour cette seconde enquête, nous avons sollicité une vingtaine d’assistants familiaux salariés de l’Aide sociale à l’enfance de trois départements français : le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et la Meurthe-et-Moselle. Ces hommes ont été contactés par le biais de l’instance départementale compétente qui leur a adressé de notre part un courrier leur proposant de témoigner de leur expérience professionnelle dans l’accueil d’enfants ou d’adolescents. Très intéressés à ce que la parole leur soit donnée, ces hommes ont tous répondu de manière positive à notre proposition de rencontre. En 2013, nous avons pu entendre 14 assistants familiaux[16] qui se sont saisis de la proposition qui leur était faite de parler d’eux, et ont mis à profit ce temps de parole et d’écoute pour donner du sens à leur histoire. Comme pour les femmes de l’enquête précédente, les entretiens ont été réalisés pour la plupart[17] à leur domicile.

Les entretiens semi-directifs ont été enregistrés et retranscrits en un texte sur lequel a porté l’analyse. Celle-ci s’est faite selon une double visée : un repérage des thématiques abordées en lien avec une étude des modalités énonciatives telles que les associations, les répétitions, les lapsus, les procédés défensifs utilisés, les affects, etc. Ces différents niveaux permettent de mettre en lien, en termes d’hypothèses, la problématique psychique d’un sujet avec la forme de son récit.

Dans l’objectif de situer la représentativité de notre échantillon par rapport à la population des assistants familiaux sur l’ensemble du territoire français, nous avons adressé un questionnaire aux services départementaux[18] qui agréent et recrutent les assistants familiaux, avec un taux de réponse de 42 %. Les résultats de cette enquête effectuée en 2014 auprès des conseils départementaux montrent que, selon les départements français, la proportion d’hommes actuellement en exercice varie entre 0,4 % (Haute-Marne) et 20 % (Lozère). Pour ce qui est des départements de notre échantillon, le Bas-Rhin en compte 8,6 %, le Haut-Rhin 7,5 % et la Meurthe-et-Moselle 2,5 %. Cette grande diversité est notamment liée à la liberté laissée aux conseils départementaux dans la mise en œuvre des dispositifs de protection de l’enfance comme le souligne l’Observatoire national de l’enfance en danger (ONED) dans son rapport 2015 (Oui et al., 2015).

Un positionnement professionnel différencié

Des assistants familiaux dotés d’une première vie professionnelle

Si nous considérons la répartition géographique des assistants familiaux sur l’ensemble du territoire, nous remarquons que ce métier peut être désormais envisagé comme une alternative possible dans les bassins[19] d’emplois sinistrés. L’ouverture aux hommes de cette profession est donc progressive et très variable.

Un premier élément notable, mais non spécifique à notre échantillon (Olivier et Weil, 2011 ; Chapon-Crouzet, 2010), est que le métier d’assistant familial s’inscrit pour les hommes dans une seconde vie professionnelle, à la différence de ce qui est le cas pour une majorité de femmes[20], qui ont accédé à ce métier afin de pouvoir rester à domicile pour élever leurs propres enfants (et pour certaines dans un mouvement perpétuant une tradition familiale). Ainsi, tous les hommes rencontrés dans le cadre de cette recherche sont en reconversion professionnelle. Ils ont tous plus de 40 ans et ont exercé auparavant des professions variées dans d’autres secteurs d’activités que celui de l’aide à la personne[21].

Nous avons pu retrouver une très grande proximité dans les parcours de ces hommes. Tous, sauf un, identifient dans leur parcours un moment de bascule lié à leur impossibilité à poursuivre leur carrière professionnelle. Le « point de bascule » a été pour Denis le décès de sa fille, qui l’a conduit à ne plus supporter d’accepter des missions l’éloignant de sa famille. Il a quitté l’armée et a trouvé un emploi de chauffagiste puis de chauffeur-livreur. Cependant « il [me] manquait une flamme », à ses yeux indice de l’exercice d’un métier « valeureux » (il est issu d’une famille de militaires particulièrement décorés). Cette flamme, il la trouvera dans le désir de « rentrer à la maison et s’occuper des gosses ».

Que leur reconversion soit liée à des éléments familiaux (perte d’un enfant, maladie) ou strictement professionnels (risque de licenciement par exemple), elle est pour eux l’occasion de ce qu’ils présentent comme un véritable moment d’introspection, duquel ressort la nécessité de « donner du sens à leur vie ». Loin de le présenter comme un évènement négatif, ces hommes évoquent ce moment d’introspection comme une ressource qui s’arrime à l’intime de leur histoire personnelle. Ils décrivent une insatisfaction à laquelle ils disent avoir trouvé le remède dans une activité professionnelle tournée vers l’autre : « Parce que… le fait de vendre un quatorzième frigo à quelqu’un qui en a déjà treize ce n’est pas très motivant, donc je voulais servir à quelque chose ». L’ironie amère avec laquelle Roger qualifie son activité de cadre commercial nous laisse percevoir l’intensité de ce moment. Il poursuit :

j’ai toujours été assez motivé par les problèmes de l’enfance, parce que cette personne avec laquelle j’étais marié avait des gros gros gros problèmes dans sa famille et donc j’avais essayé de l’aider [...] puis voilà bon elle est partie et ça m’a laissé un grand vide et… ça m’a motivé spécialement pour essayer de trouver des solutions avec des enfants.

Le décès brutal de sa femme, le laissant seul avec leurs deux garçons, l’a aussi amené à revoir ses choix de vie. Nous retrouvons ici l’influence déterminante de la singularité des parcours de vie, que Bretin et Philippe (2013) ont repérée à propos des hommes conseillers conjugaux en reconversion professionnelle.

Cependant, si leur choix se porte vers le métier d’assistant familial, c’est souvent parce qu’ils l’ont rencontré comme membre de la famille d’accueil, au travers de l’exercice de leur épouse. Beaucoup de ces hommes mariés à une assistante familiale avaient déjà fait l’expérience des difficultés et des satisfactions apportées par l’accueil familial au point d’envisager d’en faire leur métier : 59 % au niveau national, 88 % de notre échantillon[22]. On peut alors s’interroger sur l’effet de rencontre entre ce qui peut être repéré comme une difficulté dans un parcours de vie (et l’aspiration à des projets altruistes pour s’en dégager) et l’exercice professionnel de leur épouse. Pour la plupart, cette quête de sens à un moment particulier de leur vie les amène à prendre conscience de leur implication auprès des enfants accueillis dans leur famille à travers leur rôle d’époux et leur expérience de vie quotidienne avec des enfants accueillis. Il nous a semblé que ces hommes avaient procédé après coup à une relecture de leur histoire conjugale et parentale pour inscrire leur décision dans une continuité de sens.

La dimension de valorisation d’une activité qui donne un nouveau sens, altruiste, à leur vie est en effet souvent évoquée comme moteur dans le choix de cette profession en même temps que le constat d’une évidence « je faisais déjà le boulot [en tant qu’époux d’assistante familiale] alors autant me faire payer pour ça ». Demander un agrément et être recruté offrent alors l’opportunité d’une reconnaissance dont la valeur sociale, sous forme de salaire et de statut, dépasse le cadre intra-familial. Ils sont d’ailleurs nombreux à souligner que leur nouvelle activité suscite l’admiration de leur entourage. Ainsi, Albert relève que « les gens de l’extérieur [rire] ils nous admirent tous ». Michel quant à lui note qu’« il y a des amis qui nous ont respectés, qui disent “aujourd’hui, ben voilà vous pouvez être fiers quand même, de ce que vous avez fait” ».

Cependant, si leur connaissance en tant que mari d’assistante familiale de cette activité valorisée a pu influencer le choix de leur reconversion dans ce domaine, le changement de statut professionnel avec ce qu’il engage comme représentations sociales n’est pas pour autant simple à assumer : « après bien sûr quand on change de métier comme ça n’est pas… ce n’est pas facile pour un homme », convient Raoul.

Ces propos de Raoul nous introduisent à la dimension paradoxale à laquelle ils sont confrontés : une reconversion qui les valorise auprès de leurs proches, mais qui peut les mettre en porte à faux dans un cercle professionnel ou relationnel. Lors des entretiens, plusieurs d’entre eux nous disent que seuls leurs proches (famille et amis) sont au courant de leur nouvelle activité professionnelle, les anciens collègues ou voisins, eux, ne sont pas informés. Hervé, ancien ouvrier qualifié, rapporte : « Ils ne savaient pas ce que j’allais faire je leur avais pas dit, non non je leur ai pas dit parce que j’estimais ça me regardait moi et puis je ne voulais pas non plus faire des étincelles je leur ai dit que je partais ». Quant à Raoul, ancien chauffeur routier : « le regard des autres, bon ma chef elle m’a déjà demandé ce que je disais aux copains quand j’allais boire un verre au bistrot. Je leur dis rien, j’y vais pas au bistrot ». La suite de son propos montre que le regard des autres n’est pas toujours facile ni complaisant : « j’ai bien quelques copains qui rigolent, qui disent que j’étais nounou… des trucs comme ça, bon ça reste dans l’humour quoi, bon y en a bien un qui m’a déjà demandé, à part garder les enfants qu’est-ce que tu fais… [rire] mais bon y en a qui comprennent pas ».

Il semble que l’enjeu pour les assistants familiaux hommes serait justement de pouvoir se modeler une identité professionnelle dans laquelle ils puissent se reconnaître en tant qu’hommes au-delà des représentations maternelles et féminines fortement arrimées à cette activité.

Une absence de rivalité avec les mères des enfants accueillis

Pour se dessiner une place spécifique, la plupart de ces hommes prennent appui sur une réalité du placement familial : dans une majorité de situations, les enfants ont peu ou pas de relations avec leur père et les assistants familiaux sont amenés à rencontrer, de manière variable selon les situations, les mères des enfants qu’ils accueillent. Les registres du professionnel et du masculin voire du paternel sont utilisés ici par Roger afin d’éviter d’entrer en rivalité avec les mères :

Ben moi je m’entends très bien avec les mamans, c’est souvent des femmes, qui ont des problèmes de père, qui sont partis, ils sont absents, le fait que je sois un homme ça les rassure beaucoup, elles m’ont toujours confié leur enfant avec, manifestement, une certaine complicité.

L’absence dans la vie quotidienne des pères des enfants accueillis a contribué à leur ouvrir des opportunités auprès des services sociaux, cela leur permet également de se situer autrement dans leur lien aux enfants accueillis : « ça peut être plus facile pour un enfant... d’être avec un homme parce qu’il y a pas ce conflit de loyauté entre sa maman et... et l’autre maman ». Si Louis situe le conflit de loyauté du côté de l’enfant, il déplace habilement la question en se situant en homme et non en père, ce qu’il ne semble pas envisager du côté de l’assistante familiale : celle-ci est une autre maman. Cette même dimension est reprise autrement par Roger :

Souvent [avec mes collègues femmes] ça se passait moins bien parce que c’est « tu vas me prendre mon enfant, une autre femme va essayer de me remplacer », moi je suis le père qui est un peu complémentaire par rapport à elles, donc je suis pas en concurrence par rapport à elles [...] souvent dans ces familles c’est le père qui manque donc… moi je suis là, j’ai qu’à me poser là et puis ça se passe très bien.

Cette place, d’emblée « autre » par rapport aux mères des enfants accueillis, pourrait participer à un accueil plus pacifié, comme le suggèrent Olivier et Weil (2011). Ceci permet aux assistants familiaux de se situer dans un rapport de suppléance et peut-être d’éviter un sentiment de culpabilité de s’être approprié l’enfant d’une autre, sentiment que l’on pouvait retrouver chez certaines assistantes familiales, comme en témoignaient les propos de ces femmes. Ainsi Gisèle :

Y’a des fois 2-3 fois par jour, ou des fois j’l’habille il m’serre très fort dans les bras « j’t’aime tata ». Alors on le sent quand même qu’y’a quelque chose de fort, mais bon je sais que c’est pas le mien alors j’me dis que, voilà ne montre pas trop non plus.

Ou encore Suzanne :

J’essaye d’être tolérante, j’pense que je suis très tolérante donc ça se passe relativement bien, donc je sais qu’un jour ils vont m’accuser de m’approprier Coralie, « elle a dit une fois que c’était sa fille », enfin des conneries enfin, qui me foutent en colère des fois, autant sur le coup ça m’fait rigoler autant après ça m’fout en colère.

Les mouvements projectifs, sur le vécu des enfants et des mères, semble contribuer à ouvrir une place spécifique aux hommes, selon eux différente de celle de leurs collègues femmes : non seulement ils n’ont pas pris la place des mères des enfants accueillis, mais ils se situent à une place autre, complémentaire de celle de la mère. C’est ce qu’affirme Jules :

On voit bien les différences entre l’assistante familiale avec toute sa meilleure volonté et toutes ses compétences, le rapport est beaucoup plus compliqué qu’avec moi. La mère ou la maman… le fait qu’il y a déjà ça qui est écarté, il y a pas le même rapport, il y a pas la même relation.

Ce sentiment est légitimé par une représentation qu’ils ont de leur fonction, à savoir celle de représenter l’autorité supposée manquante en raison de l’absence du père au quotidien pour ces enfants. Notons d’ailleurs que dans le discours des hommes rencontrés, les pères n’existent qu’à travers leur absence. On pourrait par ailleurs se demander comment cette représentation peut être alimentée par des discours tenus dans les services de l’ASE. Jules poursuit :

L’absence de père, l’absence d’autorité, un enfant qui n’avait pas du tout intériorisé la loi, les règles, et l’idée d’avoir un homme ça lui permettait peut-être aussi de lui redonner des repères, une image masculine plus positive que celle qu’il avait peu ou pas connue. [...] C’est pour ça aussi que j’ai été retenu.

 Investissement d’une fonction éducative

La référence à l’autorité nous permet d’aller au-delà de la justification avancée par ces assistants familiaux concernant leur investissement professionnel de cette activité. Si, comme nous l’avons vu, ces hommes mettent en avant avoir pris conscience de leur participation dans la vie quotidienne des enfants accueillis par leur épouse, ils se reconnaissent rarement dans une place de père auprès d’eux. L’autorité présentée comme une qualité masculine leur permet d’occuper une place de figure d’autorité pour ces enfants jugés en manque de repères.

Une valeur sociale reconnue

L’autorité fonctionne comme une valeur sociale qu’ils retrouvent d’abord dans les attentes qu’ils ont perçues au niveau des recruteurs, services départementaux en tête : ceux-ci seraient à la recherche d’hommes pour faire figure d’autorité, ce qui leur vaut d’être sollicités et tout particulièrement attendus pour l’accueil d’adolescents « remuants ». William rapporte : « Quand j’suis arrivé à l’ASE en tant qu’homme ils m’ont plutôt déployé un tapis rouge hein. » De même pour Roger : « La dame du Conseil général a demandé à une de ses collègues : “ah, j’aurais besoin d’une famille avec un père”. » Ou encore Louis : « Les services sur certains placements sont assez friands d’avoir pour les enfants le regard paternel qui n’existe pas… qui n’existait déjà pas forcément dans leur famille. » Pour Jules : « Très vite on m’a dit : “mais vous faites un boulot d’éduc”. Vous voyez, c’est ce qui m’a permis de faire ces formations-là [D.E. d’assistant familial]sans difficulté aucune. »

Si ces hommes pensent pouvoir se substituer au père absent, ils légitiment toujours leur position par la référence à l’autorité paternelle. Ainsi, comme le soulignent Buscato et Fuselier (2013) l’autorité est une qualité socialement reconnue comme « masculine », et dans le cadre familial elle a longtemps été soutenue par la loi[23]. Nous pensons que cette référence masculine et paternelle permet à ces assistants familiaux de trouver une place non seulement différenciée, mais aussi spécifique et valorisante dans cet univers traditionnellement occupé par les femmes. C’est sur cette qualité d’autorité que semble s’étayer une posture professionnelle véritablement organisatrice pour ces hommes : la posture éducative. En effet, c’est souvent par le biais de la dimension éducative qu’ils donnent à leur métier que les hommes rencontrés parlent de la spécificité de leur place auprès des enfants accueillis. La place prise par cette dimension viendrait presque effacer dans leur discours la dimension parentale et familiale de leur fonction.

La mise à distance des enjeux affectifs

Alors que la dimension affective de leur métier semblait tout à fait centrale et organisatrice pour les femmes assistantes familiales (Thevenot et al., 2005), nous pouvons noter que rares sont les hommes qui la mettent en avant, préférant la réserver à leurs collègues féminines. Ainsi pour Louis :

Peut-être les femmes sont plus... dans l’affectif... je sais pas [...] la plupart des assistants familiaux que je connais ont ce recul... on part souvent, quand on se rencontre, dans de longues discussions… la plupart des collègues hommes... on a tous un certain recul, une propension à... ne pas avaler tout ce qu’on nous... [dit].

Louis met ici en avant un positionnement distancé et rationnel, que ce soit avec les enfants ou avec l’ensemble des collègues. On peut entendre cette différence comme étant le résultat d’une manière différente d’envisager le métier pour les hommes et les femmes, mais on pourrait aussi y voir la trace de l’évolution des représentations sociales d’une part et des effets de la professionnalisation et de ses exigences d’autre part.

Si l’âge des enfants confiés, la plupart adolescents, y a contribué, ce qu’ils décrivent comme un positionnement plus éducatif dans leur lien aux enfants accueillis pourrait leur permettre d’éviter d’évoquer une dimension plus intime de la relation. Cela se traduit dans les appellations et dans la répartition des tâches dans le couple. Par exemple Raoul souhaite être appelé « par mon prénom, c’est plus simple je ne suis pas leur père je n’suis pas leur Tonton quand on entend “Tonton” ça veut dire qu’on est de la famille proche, [alors que son épouse]elle c’est “Tatie” ». Dans le couple, chacun ferait selon ses compétences : « tous les autres travaux ménagers on se les partage », mais l’affectif (« elle les pouponne ») et les soins en rapport au corps sont de son registre à elle (« cuisine et tâches ménagères bon repassage je laisse à mon épouse [...] “Tatie on doit aller chez le médecin” elle y va à ma place »). Cette répartition des tâches se repère que l’épouse soit assistante familiale, comme l’épouse de Raoul, ou non, comme l’épouse de Roger : « elle fait tout son travail de mère parce que, c’est elle beaucoup qui s’occupe des enfants, tout ce qui est habits, nourriture ». On peut se demander si l’insistance sur cette répartition genrée des tâches ne viendrait servir qu’une simple reproduction d’un modèle familial somme toute des plus traditionnels ou si elle pourrait prendre une autre dimension en lien avec la question de la professionnalisation.

Segmentation et légitimation de leur activité

Nous proposons d’entendre l’importance qu’ils accordent à l’autorité qui leur est attribuée parce qu’ils sont hommes et pères comme une façon d’introduire une « segmentation[24] » valorisante (Charrier, 2013) leur permettant de se situer dans leur exercice professionnel. En effet, ils se comparent souvent à des travailleurs sociaux et laissent de ce fait le champ du « prendre soin » mettant en jeu l’intime du corps (maladie, propreté, vêtement) aux compétences de leur épouse, qu’elle soit assistante familiale ou pas. Le recours à cette segmentation valorisante pour se situer ailleurs que leur compagne dans leur activité d’accueil se traduit parfois même en dévalorisant ce qu’elle fait. Ainsi Jules nous fait-il part de certaines de ses représentations concernant les préoccupations propres à son épouse : « Quand le pantalon il est sale : “Oh ! T’as sali ton pantalon”, et elles ruminent dessus et machin truc. Un homme va peut-être moins attacher d’importance à ça. »

On retrouve ici les observations faites par Hughes (1997 [1985]) dans son étude sur le personnel hospitalier sur la division morale du travail et la délégation du « sale boulot » aux professions moins prestigieuses, les tâches déléguées jugées les moins gratifiantes touchant justement les soins du corps et la sphère de l’intime. Là où la segmentation s’organise dans l’étude de Hughes autour du prestige, c’est la division genrée des tâches domestiques qui sert ici d’organisateur.

Dans un couple d’assistants familiaux, cette segmentation des pratiques professionnelles introduirait une complémentarité, plutôt qu’une interchangeabilité, ce qui aurait pour effet de permettre à ces hommes de s’approprier la profession d’une façon différenciée de celle de leurs épouses.

Non seulement ils n’empruntent pas les mêmes codes, mais la mise en avant et l’insistance sur la fonction éducative qui devient centrale pour eux résonne parfois comme une tentative d’accrochage à quelque chose qui ferait repère. Repère peut-être face à une activité jusqu’à il y a peu exclusivement féminine, mais peut-être aussi repère face à un sentiment de danger d’être débordé par ses émotions face à une trop grande proximité avec l’enfant, comme on peut l’entendre également dans leur tentative de mise à distance de « l’affectif ». Notons également que la sensibilité actuelle de la société à la problématique des abus sexuels n’est pas sans effet sur les pratiques professionnelles d’hommes auprès d’enfants (par exemple hésitations à toucher, ne jamais rester seul avec un enfant ou alors laisser la porte ouverte) et contribuer à tenir sous silence celles qui pourraient les mettre en danger.

Professionnalisation de l’affect

Or, et nous l’avons montré dans la première partie de cet article, la capacité de mise à distance des affects dans l’activité d’accueil à temps complet serait indicative pour les hommes comme pour les femmes d’une professionnalité accomplie. Selon Albert, les psychologues ou assistants sociaux du service ont pour fonction de veiller à ce qu’il n’y ait pas trop d’affectif « pour nous protéger un petit peu, c’est à eux de déterminer si l’affectif a pris le dessus ». Il préfère s’en remettre à d’autres professionnels jugés spécialistes pour cette question complexe, voire dangereuse. On peut se demander si c’est pour lui une manière d’éviter cette question. Toutefois, il reconnaît : « bon si c’est pour ne pas avoir d’affectif avec eux… donc euh… ça sert à rien de les mettre dans des familles d’accueil ». Cette réflexion a surgi au cours de l’entretien au moment où il mentionnait le possible départ des enfants accueillis : « si on fait trop d’affectif c’est pas bien non plus hein, parce que après, les ruptures ou les retours chez les parents euh… ça peut très mal se passer ». Il ne précisera pas s’il pense aux enfants ou à lui-même. Peut-on alors entendre ces singularités de leur engagement, telles que la survalorisation des aspects professionnels dans l’éducatif et l’évitement de la sphère affective, comme autant de tentatives de se défendre par une mise à distance d’un engagement trop intime pour eux ? La logique professionnelle qui s’intensifie dans cette pratique ouvrirait donc une voie de positionnement possible pour ces hommes.

Rapport à l’institution, à l’équipe

Nous l’avons souligné, la plupart des hommes rencontrés ne se limitent pas à mettre l’accent sur la dimension éducative dans leur lien aux enfants, certains s’assimilent aux travailleurs sociaux[25]. Ils prennent appui sur la loi de 2005 qui reconnaît que « l’assistant familial fait partie de l’équipe socio-éducative impliquée dans l’accompagnement des enfants qu’il accueille » (Oui et al., 2015). Se définir, avec plus ou moins d’insistance, comme un travailleur social contribue à faire l’impasse sur ce qui les différencie des autres travailleurs sociaux de l’équipe : être les seuls membres de l’équipe quotidiennement impliqués auprès de l’enfant, à éprouver cette proximité familière avec lui. Or c’est justement cette familiarité quotidienne qui se trouve être l’objet d’un intérêt, voire d’un encadrement, d’une prescription par l’équipe de professionnels des services de l’Aide sociale à l’enfance. Ainsi, il nous a semblé que Jules prenait appui sur les partenaires extérieurs afin de se différencier du maternel et de se situer davantage du côté du travailleur social :

Vous êtes appelé à être très disponible pour les amener [...] auprès de partenaires extérieurs [...] du coup vous vous dites et ben là je suis carrément dans le métier du social… je ne suis pas l’assistant maternel, il était temps qu’on change aussi l’appellation et qu’on devienne des assistants familiaux. Je pense que ça colle plus… et ce qui était intéressant aussi c’était de… d’être reconnu en tant que travailleur social. L’assistant familial est un travailleur social.

Les femmes que nous avions rencontrées en 2002 témoignaient de la difficulté, voire parfois de la souffrance liée à l’écart ressenti par elles entre le travail et les bonnes pratiques prescrites par leur employeur et la réalité de leur quotidien. On touche là à ce que Dejours (2003) nomme le travail réel, qui se distingue de la tâche prescrite par l’employeur ; l’activité réelle s’éprouve dans l’activité du travailleur. La réalité du travail est ce qui résiste à la maîtrise, aux « bonnes pratiques professionnelles ».

La recherche menée auprès des femmes assistantes familiales a pu être l’occasion pour elles de faire exister, dans leur discours, cette réalité de leur travail et de témoigner de la difficulté, du paradoxe parfois, auxquels elles doivent faire face dans ces temps de travail institutionnel que sont les rencontres avec les travailleurs sociaux impliqués dans la prise en charge de l’enfant. Elles se trouvent alors dans l’impossibilité la plus complète de faire exister un discours sur la réalité de leur travail dans un temps placé sous la logique des bonnes pratiques professionnelles. Ceci pourrait être renforcé par le fait que l’expression de l’engagement subjectif inhérent à ce type de pratiques professionnelles est tout à fait évacuée, voire bannie de ces temps de travail organisés par l’employeur.

Pourtant ce dispositif institutionnalisé qui propose la vie familiale comme support à l’exercice professionnel de l’accueil d’enfants implique pour l’assistant familial un recouvrement important des sphères professionnelle et privée. Ce qui n’échappe pas aux hommes : « C’est le seul métier qui existe où on parle d’intrication... le professionnel et le privé qui sont complètement imbriqués l’un dans l’autre, un métier où l’employeur a plus ou moins un regard dans votre intimité... il faut supporter ça aussi », souligne Louis. « C’est pas un foyer, c’est une famille d’accueil, c’est vingt-quatre heures sur vingt-quatre que tu es présent », insiste Michel.

Les femmes rencontrées dans le cadre de la précédente recherche, qui avaient vécu les différentes étapes du processus de professionnalisation, ont vite ressenti qu’il était difficilement conciliable avec leur engagement affectif auprès de l’enfant accueilli. Désirable du point de vue de la reconnaissance sociale, la professionnalisation venait en même temps interroger leurs éprouvés dans la réalité du travail. De plus, l’introduction dans la vie familiale d’un enfant qui vient d’ailleurs met en jeu des émotions et des représentations conscientes et inconscientes déterminant de manière importante la façon de prendre position vis-à-vis de cet enfant et de sa famille. Les assistants familiaux se trouvent placés face à une injonction paradoxale qui leur commande de professionnaliser une pratique de l’intime (Renault et al., 2014). Face à ce paradoxe souvent bien repéré par les femmes, ces dernières mettent en place des stratégies pour tenter de trouver un compromis, plus ou moins satisfaisant. Elles passent par le silence et même parfois par le mensonge, dans des temps institutionnels où une trop grande place faite aux affects risquerait de faire douter de leurs compétences de professionnelles. Ainsi, un des enjeux du processus de professionnalisation a été pour ces femmes de conquérir une place de professionnelle au sein de l’équipe pluridisciplinaire, peut-être avant tout pour elles-mêmes. Or il semble que les hommes rencontrés aujourd’hui se situent d’emblée comme professionnels, sans se sentir pris dans le paradoxe suscité par le partage de la vie privée avec l’enfant. S’ils doivent lutter pour faire reconnaître leur professionnalité, c’est plutôt au sein de l’équipe que pour eux-mêmes.

Quand les hommes remarquent que les femmes prennent peu la parole dans les réunions, ils posent comme hypothèse qu’il s’agit là d’un manque d’assurance de leur part. Ils ne perçoivent pas la position paradoxale dans laquelle elles se sentent prises et leur attribuent un manque d’assurance lié à leur genre, ce que certains jugent assez préjudiciable pour la reconnaissance et la valorisation de leur métier. Pour Jules :

Le plus important c’est de se reconnaître soi, parce que j’ai cru comprendre qu’il y a quand même des assistantes familiales [...] qui sont peut-être un petit peu dans la crainte, qui n’osent pas aller de l’avant [...] qui n’osent pas aller sur les bancs de l’école, qui n’osent pas passer à l’écriture. [...] pour moi c’est à force d’efforts [...] que je me suis dit « pourquoi je serais moins entendu qu’un autre » [...] c’est important de pouvoir dire que l’autre travailleur social est un collègue. C’est pas mon responsable.

Les femmes antérieurement rencontrées se plaignaient du manque de considération de leur parole dans les prises de décision de l’équipe. Bien que l’une des principales motivations de la loi de 2005 vise le renforcement de la place des assistants familiaux dans les équipes, le rapport de l’ONED (Oui et al., 2015) révèle encore aujourd’hui une difficulté à les intégrer pleinement. Là où les femmes ne se sentaient pas reconnues et considérées comme professionnelles par les équipes, les hommes ne se sentent pas remis en question du côté de leurs compétences et valeurs professionnelles. Les hommes se pensent bien considérés car ils sont des hommes, alors que les femmes se sentaient déconsidérées car elles (ne) sont (qu’)assistantes familiales. Cependant, il nous semble que l’intrication du métier dans la sphère privée fait « oublier » aux unes et aux autres qu’ils ne l’exercent pas seulement à partir de leur identité de genre, mais aussi à partir de représentations professionnelles. Nous faisons l’hypothèse que ces hommes ne se sentent pas touchés dans leur identité professionnelle, car ils peuvent se soutenir de l’acquisition d’une posture professionnelle antérieure, il s’agit pour eux d’un second métier. Dans leur recherche, Olivier et Weil (2011) constatent également que ces hommes importent des modèles d’autonomie, de responsabilité et de collaboration qui leur permettent de se positionner d’emblée dans un rapport professionnel avec leur hiérarchie et leurs collègues. Ils ne sont pas dans la nécessité de vérifier dans leur rapport aux collègues leur valeur en tant que professionnel, alors que cela semblait particulièrement en jeu pour les femmes dont c’était l’unique expérience professionnelle[26]. Nous assistons aujourd’hui à une modification des trajectoires professionnelles des femmes qui, elles aussi, peuvent avoir eu une pratique antérieure très différente sur laquelle elles peuvent prendre appui dans leurs relations avec le collectif de travail. Ce point serait à vérifier.

Cependant, ces positionnements professionnels différents font également écho à la manière dont chacun engage une part de lui-même dans la réalité du travail. En effet, l’éprouvé de la réalité du travail dans ce que l’on peut en appréhender dans les entretiens ne semble pas le même pour les hommes et les femmes. Les femmes personnalisaient leur discours avec des anecdotes, des récits incarnés mettant en jeu l’investissement de la dimension corporelle dans leur rapport à l’enfant accueilli. C’est avec émotion que Suzanne évoque ses sentiments pour Coralie :

J’étais pas du tout préparée, parce que vos sentiments y sont mêlés et parce que vous la voyez, moi j’étais bouleversée mais plusieurs fois, dans les nuits là quand elle vous cramponne, elle sanglote, elle a le cœur qui mais euh, rien que de vous en parler j’en ai des frissons.

L’affection est aussi présente dans les propos de Géraldine : « on les aime quand même pour soi, c’est vrai, je mentirais si je vous disais que c’était pas vrai, et c’est vrai que je les aime mes gosses… elle va avoir des gros câlins et des fois elle me le dit, qu’elle m’aime ». La plupart des hommes sont dans un descriptif beaucoup plus général de leur activité. S’ils sont amenés à évoquer une anecdote particulière vis-à-vis d’un des enfants accueillis, c’est plus dans une visée illustrative de leur discours que comme incarnation de la réalité éprouvée de leur travail[27]. Dans les entretiens, ils évoquent peu ce qui les engagerait intimement dans leur lien à l’enfant et ce qui ferait difficulté pour eux. Or Dejours (2003) précise que l’écart entre le travail prescrit par l’employeur et le travail réel est générateur de souffrance professionnelle. Nous pouvons postuler que pour les hommes, il y aurait moins d’écart entre le réel du travail et le travail prescrit, ce qui contribuerait à un positionnement professionnel plus assuré.

Conclusion

L’activité d’accueil familial à temps complet est en pleine évolution. Si le mouvement de professionnalisation auquel il est soumis depuis 2005 a pour effet de dénaturaliser l’accueil familial en le dématernalisant, il accentue le paradoxe pour les femmes qui l’exerçaient déjà, en leur demandant d’évacuer ce sur quoi reposait et prenait souvent sens toute leur activité.

L’arrivée des hommes dans l’accueil d’enfant à temps complet apparaît comme un révélateur de l’évolution de ce métier, à moins peut-être qu’il n’y participe, et nous invite à repenser ce que nous avons jusqu’ici désigné comme paradoxal. L’activité d’accueil familial revêt quelque chose de tout à fait original et singulier dans le nouage qu’elle implique entre deux sphères souvent pensées comme organisatrices des rapports de genre : la sphère professionnelle et la sphère familiale. Repenser la dimension paradoxale en termes de nouage permet d’envisager des voies possibles de dégagement pour ces professionnelles et professionnels : l’enjeu devient alors la façon dont chacun se situe dans l’articulation de ces deux sphères. C’est peut-être aussi parce que l’articulation de ces deux sphères est au cœur de cette activité que les hommes peuvent y trouver leur place, tout comme que les femmes qui souhaitent exercer un métier.

La recherche que nous avons menée auprès des femmes ayant exercé avant la loi de 2005 et celle menée actuellement auprès des hommes nous permettent, dans une approche comparative, de révéler la façon dont ces derniers investissent l’accueil d’enfants à temps complet : ils prennent appui sur le renforcement de la sphère publique introduit par le processus de professionnalisation. Nous avons pu voir que le recours aux stéréotypes sociaux de genre permet à ces hommes de trouver une place, voire une fonction, et d’exercer cette activité de façon satisfaisante pour eux. Ainsi, là où la naturalisation de la qualité maternante des femmes permettait de garantir leur compétence, c’est, nous semble-t-il, sur ce même processus de naturalisation de leur « autorité » que s’appuient les hommes pour prouver leur valeur professionnelle. Le recours à la naturalisation d’une compétence professionnelle serait-il alors inévitablement lié à l’exercice dans (et de) la sphère privée ?