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Avoir un enfant qui présente un trouble du spectre de l’autisme (TSA) est une réalité complexe, qui concerne aujourd’hui plus d’une famille sur cent[1]. Au cours des dernières années, de nombreuses études ont documenté le stress, la détresse et les problèmes de santé vécus par les parents d’enfant présentant un TSA (Bromley et al., 2004; Courcy et des Rivières-Pigeon, 2013; Eisenhower et al., 2005; Weiss, 2002), mais l’origine de leurs difficultés demeure paradoxalement assez peu étudiée. Dans les milieux d’intervention, une vision centrée sur le « deuil » de l’enfant typique ou « rêvé » a eu tendance à s’imposer : les parents sont incités à faire ce processus afin de « s’adapter » à leur nouvelle réalité (Courcy, 2014). Pourtant, l’analyse de leurs conditions matérielles d’existence suggère qu’au-delà des inquiétudes, légitimes, pour l’avenir de l’enfant, les parents sont confrontés à une vie quotidienne complexifiée par un ensemble de difficultés liées notamment à des problèmes financiers, à un accès limité aux services spécialisés ou encore à des tensions dans l’articulation de leurs responsabilités familiales et professionnelles (des Rivières-Pigeon et Courcy, 2014). La charge de travail requise pour s’occuper de ces enfants semble donc constituer une caractéristique centrale de la vie de ces familles qu’il convient de mieux documenter.

Jusqu’à présent, peu d’études ont analysé de façon approfondie le « travail domestique de santé » (Cresson, 2006) réalisé par les parents d’enfant ayant un TSA. Les ressources professionnelles étant souvent peu accessibles (Protecteur du Citoyen, 2015), certains de ces parents sont appelés à effectuer eux-mêmes une partie du travail de soin et d’intervention spécialisée, ce qui nécessite de déployer une somme importante d’énergie et de ressources, notamment en termes de temps. Bien que de plus en plus de recherches se développent en ce sens (p. ex., Nicholas et al., 2016; Singh, 2016), la connaissance du travail requis pour répondre aux besoins particuliers de ces enfants demeure partielle. En effet, elle se limite le plus souvent aux tâches effectuées dans le contexte précis de l’implication des parents dans les interventions spécialisées de l’enfant. Pourtant, les soins ainsi que les tâches liées à l’éducation qui sont effectués au quotidien dépassent largement le contexte des programmes d’intervention, peu importe les orientations de ceux-ci. Outre le fait connu que ce sont les mères qui en effectuent la plus grande proportion (Courcy, 2014; Courcy et des Rivières-Pigeon, 2013; Gray, 2003; Home, 2002), les caractéristiques spécifiques de ce « prendre soin » et son caractère complexe et spécialisé demeurent peu connues et ont rarement été examinées dans la perspective des membres de la famille qui sont mobilisés. Le présent article entend exposer l’expérience de parents d’enfant ayant un TSA, au-delà des représentations habituelles – lesquelles les montrent souvent comme des personnes vulnérables et démunies –, et ce, en révélant le travail complexe qu’ils réalisent pour répondre aux besoins spéciaux de leur enfant.

L’autisme au Québec

Le nombre d’enfants dans le monde recevant un diagnostic de trouble du spectre de l’autisme a fortement augmenté au cours des dernières années (Noiseux, 2012; Weintraub, 2011). La vision de ce trouble, et des capacités intellectuelles des personnes diagnostiquées, a subi d’importantes transformations et beaucoup d’inconnues subsistent en ce qui a trait, notamment, aux facteurs à l’origine de son développement (Poirier et des Rivières-Pigeon, 2013). En Amérique du Nord, il fait toutefois consensus qu’il s’agit d’un trouble neurodéveloppemental qui se caractérise par des déficits persistants dans la communication et les interactions sociales, et par des intérêts répétitifs et restreints (American Psychiatric Association, 2013). La notion de spectre est mise de l’avant pour souligner la diversité des « profils » des enfants qui reçoivent ce diagnostic : certains ne sont pas en mesure de s’exprimer verbalement alors d’autres suivent avec succès et sans soutien particulier le cursus scolaire régulier. Au Québec, l’immense majorité des enfants ayant un TSA vivent avec leurs parents et sont scolarisés, soit dans une classe ordinaire, soit en classe spéciale ou en école spécialisée (Noiseux, 2012).

Durant la petite enfance, les interventions éducatives, souvent basées sur les principes de l’analyse appliquée du comportement (AAC), sont préconisées. L’essor des interventions de type béhavioriste, qui ont fait la démonstration du développement des capacités chez certains enfants au point que certains d’entre eux « perdent » leur diagnostic (Lovaas, 1987), a participé à une valorisation sans précédent de l’implication des parents dans les interventions (Macvarish et al., 2014). D’abord encouragée, celle-ci est désormais posée comme nécessaire au développement optimal des capacités de l’enfant par de nombreux intervenants (Levy et al., 2006; Matson et al., 2009). Dans le prolongement des rôles traditionnels de genre liés à l’éducation lors de la prime enfance, ce travail demeure en très grande partie assumé par les mères (Courcy, 2014; Gray, 2003; Home, 2002; Pelchat et al., 2005; Tétreault et al., 2002). L’implication des parents dans les programmes d’intervention précoce peut prendre différentes formes, comme le fait d’effectuer des séances d’intervention en endossant le rôle de « co-thérapeute », ou de faire en sorte que l’enfant apprenne à « généraliser ses acquis » en contexte plus naturel et quotidien. Les parents sont aussi appelés à se rendre aux multiples rendez-vous de l’enfant, par exemple en orthophonie ou en ergothérapie, et doivent y jouer un rôle actif afin d’être en mesure d’aider l’enfant à faire ses exercices à la maison (Goin-Kochel et al., 2006; Granger et al., 2010; Tsai et al., 2008). En milieu scolaire, les parents s’impliquent de façon variée, qu’il s’agisse de rencontrer les professionnels pour les sensibiliser aux besoins spéciaux de l’enfant, de revendiquer des services adaptés ou encore d’accompagner l’enfant lors de sorties ou d’activités scolaires afin qu’il puisse y participer (Boucher-Gagnon et des Rivières, 2015). Les parents se mobilisent aussi fréquemment dans la défense des droits de leur enfant et sont parfois appelés à sensibiliser l’entourage aux besoins particuliers de celui-ci (McKeever et Miller, 2004; Woodgate et al., 2008). Les connaissances actuelles sur les familles d’enfant ayant un TSA montrent que les parents sont appelés à jouer un rôle particulièrement actif dans l’éducation de leurs enfants et que la charge de travail requise pour effectuer ce travail est lourde. Cependant, à la lumière des travaux développés sur le travail domestique, le travail de soin ou dit « de care », il apparaît important d’approfondir notre connaissance de ce travail parental, non seulement pour en décrire l’ensemble des tâches (de stimulation, d’éducation, de soin et de santé), mais aussi pour analyser les multiples caractéristiques et contextes de sa réalisation.

La famille productrice de travail domestique de santé

Il n’est plus à démontrer que plusieurs des tâches réalisées au sein de la famille concourent directement ou indirectement à assurer le bien-être, la bonne santé, la guérison ou le développement des individus. Bien que sa prise en compte par les sciences sociales soit, selon Geneviève Cresson, « tardive » et « inachevée », il fait généralement consensus que la famille est un lieu privilégié de production de soins et de santé (Cresson, 2006, 7). Les activités du travail domestique de santé regroupent le ménager, le sanitaire, le soin et l’éducatif. Il s’agit d’un travail dans lequel sont mobilisés et développés des savoirs et des habiletés à « prendre soin », dont les configurations dépendent des besoins et de la personne qui en bénéficie (Damamme et Paperman, 2009). Les travaux en études féministes ont soulevé le caractère socialement invisible et « gratuit » du travail domestique produit par les femmes au sein de la famille (Corbeil et Descarries, 2002; Delphy, 2003). Ces travaux ont également participé à mettre au jour les aspects matériels, cognitifs, relationnels et normatifs de la production et de l’« élevage » des enfants (Chabaud-Rychter et al., 1985). Les récents articles sur le travail de care mettent de l’avant les dimensions morale, émotive (Hochschild, 2004) et genrée du « prendre soin » (voir entre autres les ouvrages collectifs dirigés par Bourgault et Perreault, 2015; Garrau et Le Goff, 2012). Comme pour le travail domestique de santé effectué dans le contexte de la maternité, l’expérience du care en situation familiale se fait comprendre en termes de temps : « [l]es récits du care au quotidien sont des histoires longues, des histoires de cycles de vie, de relations qui ne s’arrêtent pas ni ne se laissent aisément interrompre » (Damamme et Paperman, 2009, p. 99). Par ailleurs, dans le contexte où le premier bénéficiaire est un enfant d’âge mineur, l’analyse du travail domestique de santé est complexifiée par le fait que ce travail est souvent naturalisé comme un « rôle de mère » dans le discours des politiques publiques et par les personnes qui l’effectuent.

Au Québec, plusieurs recherches sur l’expérience des personnes prestataires de travail domestique de santé ont été initiées dans la foulée des transformations sociales engendrées par la désinstitutionalisation. La famille s’est alors vue octroyer le rôle de « pivot » autour duquel sont articulées les politiques et les programmes de maintien à domicile des personnes handicapées, des personnes âgées et des personnes souffrant de trouble mentaux (Guberman et al., 1991). Ce changement dans la prise en charge des personnes en perte d’autonomie comme de celles présentant un problème de santé mentale a également touché les personnes autistes et leur famille. Aujourd’hui, la très grande majorité des enfants, dont plusieurs ayant atteint l’âge de la majorité, résident au domicile parental (Sénéchal et des Rivières-Pigeon, 2009). Les tâches qui constituent le « prendre soin » quotidien de l’enfant ayant un TSA sont décrites par celles et ceux qui le réalisent comme un travail continu et épuisant (Courcy et des Rivières-Pigeon, 2013; Home, 2008; Koydemir et Tosun, 2009; Tsai et al., 2008). Toutefois, peu de recherches visant spécifiquement à documenter le travail de soin ont été effectuées dans le contexte où l’enfant, d’âge mineur, présentait un TSA. Ce travail a donc rarement été analysé de façon approfondie, en tenant compte de ses différentes dimensions. En effet, certaines tâches éducatives, dans ces familles comme dans celles d’enfants « tout-venant », peuvent être source de plaisir et constituer des moments d’échange privilégiés. D’autres sont sans doute plus difficiles et la lourdeur du travail paraît susceptible de varier de façon importante en fonction des ressources familiales disponibles et des caractéristiques et besoins de l’enfant.

Cet article présente une analyse exhaustive et approfondie du travail domestique et de soin réalisé par des parents d’enfant ayant un TSA et vivant au Québec. Il vise à répondre à la question suivante : quelles tâches ces parents sont-ils appelés à effectuer pour répondre aux besoins spéciaux de leur enfant ?

Méthodologie

Dans le cadre de cette recherche, nous avons développé un dispositif méthodologique original adapté à l’analyse du travail domestique et de soin réalisé par les parents d’enfant présentant un TSA. Ce dispositif est décrit en détail dans un article qui en présente les caractéristiques et souligne ses avantages pour mesurer les dimensions émotive et cognitive de tâches parentales pouvant être qualifiées « d’invisibles » (Courcy et al., 2016). Il se composait de trois étapes. Tout d’abord, une entrevue individuelle était réalisée avec le père ou la mère de l’enfant afin de documenter la situation familiale. Ensuite, la personne interviewée (père ou mère) recevait un iPod Touch[2], qu’elle était invitée à garder avec elle durant une semaine afin de prendre en photo ou en enregistrement audio ou vidéo chacune des tâches qu’elle identifiait comme étant du travail (domestique de santé, de soin, d’éducation) lié directement ou indirectement à l’enfant. À la fin de la semaine, la personne était invitée à raconter les photos, les enregistrements et les notes collectés dans le cadre d’une deuxième entrevue. Ces trois étapes étaient effectuées à nouveau avec l’autre parent. Les données qui ont fait l’objet d’analyse sont les propos des parents recueillis lors des entretiens, et non le matériel (photos, enregistrements audio et vidéo) collecté par ceux-ci. L’un des apports majeurs de ce dispositif est de permettre d’appréhender le travail domestique en tenant compte de ses composantes (matérielle, cognitive et émotive), du sens qu’il revêt pour les parents et du contexte dans lequel il est réalisé (Courcy et al., 2016). Toutefois, dans le cadre de cette recherche, l’utilisation du dispositif par le parent pour documenter son travail ne permettait pas de documenter le travail indirect pouvant résulter de celui-ci, notamment celui qui réalisé par la fratrie de l’enfant ayant un TSA ou encore par des membres de la famille élargie.

Les familles participantes devaient résider au Québec et avoir un enfant âgé de 2 à 12 ans ayant reçu un diagnostic de trouble du spectre de l’autisme (TSA) ou de trouble envahissant du développement (TED). Les parents devaient vivre avec l’enfant ayant un TSA au moins une semaine sur deux. Le recrutement a été effectué via les réseaux sociaux et grâce à la diffusion d’une annonce sur les sites Web d’organismes communautaires et gouvernementaux. Au total, 62 familles ont pris contact avec nous, par courriel ou par téléphone, pour participer à l’étude. De ces familles, nous en avons retenu quinze qui présentaient les caractéristiques souhaitées en termes d’hétérogénéité. La sélection des participantes et participants a été effectuée de façon à avoir des familles issues de différents milieux socio-économiques, des personnes immigrantes ou issues de l’immigration ainsi que différents profils familiaux (familles intactes, monoparentales ou recomposées). Nous avons également choisi des familles dont les enfants présentant un TSA avaient des caractéristiques variées (enfants s’exprimant verbalement ou non, présence ou non de diagnostics associés). Cette démarche de sélection, menant à ce que Miles et Huberman (2003) décrivent comme étant un échantillon orienté, fait en sorte que l’échantillon se compose de mères et de pères qui présentent des situations familiales diversifiées mais ne vise pas à effectuer des comparaisons en fonction des profils des répondantes et répondants. Nous avons rencontré 13 femmes et 9 hommes (8 pères et un conjoint) entre les mois de mai 2013 et de février 2014, pour un total de 42 entrevues. Les entrevues ont été transcrites puis traitées dans le logiciel NVivo10. Une analyse thématique des données, avec technique de codage dite ouverte, a été effectuée (Braun et Clarke, 2006). La présentation des résultats suit les différentes dimensions qui ont émergé de l’analyse, effectuée de manière inductive (ibid.).

Profil des participants

Le profil des familles participantes est présenté dans le tableau 1. Parmi ces familles, huit résidaient en banlieue de Montréal (Rive-Nord et Rive-Sud), deux sur l’île de Montréal, deux en Montérégie et deux dans les régions de l’Estrie et de la Capitale-Nationale. Neuf parents avaient complété des études universitaires et 10 détenaient un diplôme d’études collégiales. Leur revenu familial brut variait entre 35 000 $ et plus de 80 000 $ par année. Cinq mères et un père étaient sans emploi au moment de l’étude, les autres occupant un emploi rémunéré. Tel qu’en fait état le tableau 1, le nombre d’enfants par famille, leur âge ainsi que le type de diagnostic posé étaient diversifiés. Toutes les familles participantes avaient reçu des services pour l’enfant provenant des réseaux de services public ou privé.

Tableau 1. Profil détaillé des familles [3][4][5][6]

Tableau 1. Profil détaillé des familles 3456

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Résultats

S’occuper de l’enfant : un travail constant, effectué « tout le temps »

Le premier constat que l’analyse a permis de révéler concerne l’ampleur du travail réalisé. Certains parents, des mères principalement, ont décrit leurs journées comme étant constituées d’une suite ininterrompue de tâches visant à assurer le bien-être et le développement de leurs enfants. Ce travail sans fin se révélait dans les centaines de photos et de vidéos qu’elles avaient collectées. Certaines avaient un horaire si chargé qu’elles pouvaient difficilement s’arrêter, même pour manger. S’il existait, évidemment, d’importantes variations dans l’expérience des parents participant à l’étude, le caractère particulièrement lourd du travail requis pour s’occuper des enfants constituait une caractéristique commune à toutes les familles que nous avons rencontrées.

Une partie de ce travail était lié aux rencontres fréquentes entre les parents et les différents professionnels chargés d’aider leur enfant, qu’il s’agisse de professionnels spécialisés, comme des médecins, psychologues ou orthophonistes, ou de professionnels de l’enfance, comme des enseignantes, directrices d’école ou éducatrices en garderie. Si ces rencontres pouvaient être perçues comme aidantes, et si l’accès à des services spécialisés était généralement vivement recherché, elles nécessitaient toutefois l’investissement d’une somme importante d’énergie et de temps, comme le souligne cette mère :

J’avais au moins quatre rendez-vous par semaine : j’en avais deux en ergothérapie, deux en physiothérapie et l’orthophonie en plus […] Parfois, j’avais deux rendez-vous dans la même journée et des rendez-vous avec le médecin deux ou trois fois par semaine. (Mère d’Enzo, 10 ans.)

En plus de se rendre à ces rendez-vous et d’y participer, souvent activement, dans le but d’acquérir les compétences requises pour poursuivre l’intervention, les parents, surtout des mères, étaient appelés à faire de nombreuses tâches pour assurer le suivi et la communication auprès de ces intervenantes et intervenants.

J’ai écrit deux courriels à son enseignant pour lui expliquer que mon fils avait fait une crise par rapport à ce qui s’était passé à l’école. Puis, dimanche soir, quand il s’est endormi, j’ai écrit un autre courriel pour dire qu’il était très anxieux. Pour les avertir. Ça me demande beaucoup de temps d’écrire et de réécrire des courriels à l’école pour expliquer ce qui se passe. (Mère de Cédric, 8 ans.)

Dans certains cas, ces tâches de transmission de l’information s’apparentaient à un véritable travail de formation, de la part du parent, auprès de certains professionnels, afin qu’ils et elles puissent utiliser les techniques adéquates pour aider leur enfant.

À deux ans, trois ans, il parlait en signes. Alors c’était quelque chose d’aller à la garderie, où personne ne le comprenait. Il fallait que j’enseigne un peu, le minimum de ce qu’il était capable de dire en signes pour que les éducatrices comprennent au moins ces mots-là. […] Je forme les enseignants de l’école aussi pour qu’ils soient capables de s’en occuper […] parce qu’au début de l’année, le nouveau professeur ne sait pas comment le comprendre. Même chose pour le camp d’été. (Mère d’Enzo, 10 ans.)

Le fait d’être responsable de transmettre les informations entre les divers professionnels, un travail que les mères associaient souvent au rôle « d’intervenante pivot », était non seulement vécu comme une tâche lourde et parfois stressante, mais avait aussi pour effet de les placer dans une situation où il devenait difficile de s’absenter et de ne pas être constamment au centre de la gestion des soins et de l’intervention.

Un travail « spécialisé » et spécifique à l’enfant

Un autre constat de cette recherche concerne le caractère fréquemment « spécialisé » du travail réalisé par les parents, c’est-à-dire effectué en suivant les règles et recommandations de professionnels de l’intervention. Qu’ils soient ou non en contact avec de tels professionnels, les parents étaient appelés à effectuer eux-mêmes de multiples interventions organisées et structurées comme le feraient des professionnels de la santé ou de l’éducation. Si la composition de ce travail variait d’une famille à l’autre en fonction des particularités, de l’âge, des forces et des difficultés de l’enfant, le quotidien de toutes les familles rencontrées était fortement marqué par ces tâches d’intervention.

Comme le TSA affecte les sphères du langage et de la communication, plusieurs des interventions décrites par les parents visaient spécifiquement à apprendre à l’enfant à s’exprimer. Ce travail nécessitait beaucoup plus qu’une présence attentive : il était généralement soigneusement planifié et organisé et se fondait sur l’acquisition de connaissances précises et complexes, souvent transmises par des professionnels. « Il n’apprend rien tout seul. Il faut vraiment prendre chaque petite chose individuelle et lui apprendre », précisait la mère d’Alexis, 4 ans. Dans l’extrait suivant, une mère décrit comment elle s’y est prise pour apprendre à son enfant à dire « maman » :

C’est avec les lettres que je lui ai montré à parler. Dans le fond, il a appris à lire avant d’apprendre à parler. C’est le A, et là, il disait « a ». C’est le M et, après ça, il disait « m ». Et à un moment donné, on a mis les deux lettres ensemble, « ma ». Il a fini par dire « ma » et, après ça, c’était un ou deux de suite et ça a fait « maman ». (Mère d’Enzo, 10 ans.)

La capacité de comprendre et de décoder les émotions et les codes de la vie en société nécessitant un apprentissage chez les enfants ayant un TSA, plusieurs moments investis auprès d’eux par les parents visaient à travailler ces aspects.

Hier, ça a duré une heure et demie. […] On a travaillé le mensonge. Pour lui, quand une personne se trompe, il pense qu’elle est en train de mentir. Mais si on lui explique, il va comprendre. Mon travail le plus lourd, c’est ça, c’est d’expliquer les choses. […] Ça demande beaucoup de tact, de l’énergie et de la patience. (Mère de Cédric, 8 ans.)

Cette tâche était qualifiée d’ardue par de nombreux parents et pouvait nécessiter le développement ou l’utilisation d’une panoplie d’outils et de techniques (pictogrammes, images, logiciels adaptés, etc.) dont la maîtrise exigeait du temps et un travail cognitif important.

Bien qu’il soit souvent effectué de façon très spécialisée, en suivant de façon rigoureuse les techniques proposées par les professionnels, ce travail qui consiste à intervenir auprès de l’enfant n’était pas réservé à des périodes précises de la journée : chaque activité familiale était décrite comme une occasion de favoriser les apprentissages de l’enfant. Même les périodes de jeu étaient perçues comme des moments privilégiés pour « travailler ».

Il ne travaille pas toujours avec ses deux mains, on travaille beaucoup ça en ergothérapie. Donc [ce jeu] l’oblige à tenir le jouet d’une main et à tourner la manivelle de l’autre. […] Pour mon fils, ce n’est pas un jouet, c’est un outil de travail. (Père d’Alexis, 4 ans.)

Quand les frontières se brouillent entre travail usuel et travail spécialisé

Un autre constat que l’analyse a permis de révéler est le caractère intimement imbriqué, dans ces familles, du travail « spécialisé », recommandé ou inspiré par des professionnels de l’intervention, et du travail « usuel », qui consiste à faire ce que font la plupart des parents, comme donner le bain, faire le ménage ou les repas de l’enfant. En effet, si les tâches spécialisées, comme celle qui consiste à intervenir pour enseigner le langage, étaient souvent effectuées dans le cadre d’activités quotidiennes, le travail « usuel » de parent se transformait quant à lui en un travail hautement spécialisé car il était souvent complexifié par les particularités de l’enfant.

Par exemple, selon plusieurs mères que nous avons rencontrées, le travail requis pour que leur maison demeure propre et rangée prenait une ampleur toute particulière, notamment parce que l’enfant était décrit comme salissant davantage que les autres enfants du même âge. Dans certaines familles, la maison devait toujours être parfaitement en ordre car l’enfant devenait anxieux et pouvait faire des crises de colère si les objets de la maison n’étaient pas posés exactement à leur place habituelle. Pour d’autres, ce sont les appareils électriques bruyants qui posaient problème, comme l’explique une mère dans l’extrait suivant :

Quand il était petit, la balayeuse ou faire ses purées, c’était l’enfer. Il fallait qu’on aille dans sa chambre, qu’on lui mette les mains sur les oreilles, qu’on le berce avec une chanson… C’était l’enfer. (Mère de Clément, 7 ans.)

La situation d’entraînement à la propreté, qui s’étalait sur une longue période dans les familles rencontrées, menait également à une surcharge de travail. Certaines mères ont dit devoir nettoyer sans arrêt. Faire la lessive, dans ce contexte, pouvait prendre des proportions considérables : « En ce moment, c’est 10-12 lessives par semaine [puisque j’essaie de le rendre propre]. » (Mère de Félix, 4 ans.)

Dans certaines familles, le moment du bain nécessitait un important travail de préparation visant à éviter les crises et la désorganisation :

Le lavage de cheveux, c’est terrible. Il a un petit pictogramme. Il se prépare psychologiquement. J’amène la débarbouillette pour [lui] cacher les yeux. […]. Il tient la débarbouillette. […] Dès que je sais que ça va être la crise, je sors le petit pictogramme. (Mère de Félix, 4 ans.)

L’ensemble des tâches effectuées avec l’enfant pouvait nécessiter un travail colossal d’organisation et de préparation. Une expertise parentale particulière était souvent requise pour que tous puissent dormir durant la nuit : mettre l’enfant au lit pouvait être une tâche des plus complexes, chaque petit détail devant être conforme à la routine quotidienne. La préparation des repas, la prise de médicaments, le transport en voiture : toute activité quotidienne pouvait nécessiter une intervention parentale ciblée et structurée. Dans l’exemple qui suit, un père explique comment il s’y prend pour aider son enfant à l’heure des repas.

Je mange en même temps que lui puis, souvent, je dois lui toucher le bras parce qu’il veut prendre une bouchée et il veut partir. Donc, faut qu’il comprenne qu’il faut finir de manger. […] Ces temps-ci, je prends mon ordinateur et je lui montre des vidéos pendant qu’il mange. Des choses tranquilles. Ça l’aide à se concentrer. (Père de Charles, 7 ans.)

Le caractère hautement spécialisé du travail « usuel » de parent explique en grande partie la lourdeur du travail domestique et de soin réalisé dans ces familles ainsi que l’épuisement ressenti par plusieurs parents.

La composante émotive du travail réalisé auprès de l’enfant

Un autre constat que l’analyse a permis de faire émerger concerne la composante émotive de nombreuses tâches réalisées par les parents. En effet, plusieurs tâches nécessitaient, selon les parents, une forme de « contrôle sur soi » décrite comme étant particulièrement difficile sur le plan émotif. Les parents que nous avons rencontrés ont indiqué devoir déployer des trésors de patience pour aider leurs enfants dans l’acquisition de certaines habiletés (motrices, langagières ou d’autonomie) car celles-ci s’acquièrent généralement à un rythme beaucoup plus lent que celui des enfants « tout venant ». Dans ce contexte, les parents devaient éviter de faire les choses « à la place » de l’enfant et devaient expliquer et répéter les consignes à de nombreuses reprises, tout en évitant de perdre leur calme dans les cas, fréquents, où l’enfant ne comprenait pas bien ce qu’on attendait de lui.

La dimension émotive du travail de parent était particulièrement visible lorsque les parents étaient contraints d’effectuer certaines tâches d’une façon moins usuelle, transformant celle-ci en un travail d’intervention spécialisé. Souvent, les techniques d’intervention proposées nécessitaient que les parents contrôlent et évitent d’afficher leurs émotions, ce qui était souvent difficile, comme l’explique une mère dans l’extrait suivant :

Ce sont les moments les plus difficiles, ceux de la mise en propreté. Émotionnellement, c’est quelque chose. […] Parce que... on ne sait pas comment. Ce n’est pas comme les autres. Il ne faut pas lui dire : « Mets ta culotte. » Il faut se taire. Se mettre derrière lui. Le guider pour qu’il le fasse. […] S’il est en crise, je suis censée me retourner et l’ignorer. Attendre qu’il ait fini sa crise pour lui donner de l’attention. […] Il ne faut pas entrer dans l’émotion, donc pas de colère, pas de larmes. Des fois, on a envie de rigoler, c’est nerveux. (Mère de Félix, 4 ans.)

Ce type de contrôle des émotions était également requis lors des crises de colère de l’enfant. Les parents devaient rester calmes même si ces colères, qui faisaient partie de quotidien de la plupart des familles rencontrées, étaient parfois si violentes que l’enfant pouvait se blesser ou blesser quelqu’un. Intervenir de façon à ce que l’enfant arrive à se calmer rapidement constituait un travail difficile et très prenant pour les parents, qui impliquait souvent de rechercher les causes de la crise, une tâche ardue lorsque l’enfant n’arrive pas à communiquer :

Quand il fait une crise, il faut lui demander ce qu’il a. Il arrive à dire des mots et il essaie de se faire comprendre, mais c’est difficile. On cherche pour savoir ce qu’il veut dire. Par exemple, il va dire : « Pousse bouton » pour ouvrir la lumière. Souvent on ne comprend pas, on ne sait pas de quoi il parle. (Mère d’Alexis, 4 ans.)

Lorsque la crise de colère avait lieu dans un endroit public, le travail des parents devenait encore plus complexe, car ceux-ci devaient composer avec les regards et propos désapprobateurs des passants. Les enfants en crise pouvaient facilement être perçus comme des enfants gâtés ou capricieux, et les parents comme des personnes incapables de se faire respecter ou d’offrir une certaine discipline à l’enfant :

Au comptoir du restaurant, j’ai la pizza dans les mains, mais il ne comprend pas qu’il faut que je paye, alors il se couche par terre et il braille. Là, tout le monde me regarde en voulant dire : « Pourquoi il braille ? » Mais lui, il ne comprend pas qu’il faut attendre pour payer ! (Mère de Florian, 3 ans.)

Une fois la crise terminée, venaient s’ajouter les tâches liées à « l’après-crise ». Les parents ont rapporté notamment devoir soigner l’enfant, ramasser les dégâts, réparer des objets, ou débourser d’importantes sommes d’argent pour remplacer des objets endommagés :

Il a un lit superposé avec des tiroirs en dessous. Pendant qu’il était en crise, il a sauté tellement fort qu’il a brisé les barreaux. […] C’est une autre chose à acheter. […] Il a tellement frappé que son tiroir a arraché. Je ne l’ai pas réparé, ça ne servait à rien. […] Dans la même crise, il a aussi brisé la porte de sa chambre. » (Mère de James, 8 ans.)

Prévenir les comportements dangereux

Parmi les tâches « invisibles » que la recherche a permis de révéler, on retrouve celles visant à s’assurer que l’enfant est en sécurité et qu’il ne met ni sa vie ni sa santé en danger. Ces tâches, rarement documentées jusqu’à présent, sont décrites comme particulièrement difficiles en raison de leurs composantes cognitive et émotive spécifiques. Dans les familles que nous avons rencontrées, certains enfants nécessitaient une surveillance constante ainsi qu’un travail intense de planification visant à éviter les accidents. S’assurer que l’enfant ne se sauve pas ou ne s’élance pas dans la rue constituait un travail non seulement lourd mais particulièrement éprouvant :

Il fait des fugues dès que tu ne l’as pas à l’œil. Il n’a pas conscience du danger. […] Il s’est sauvé ce matin. J’étais stressée, il y avait des autos qui passaient dans la rue. J’ai essayé de le rattraper. […] Les fugues dans la rue, c’est un danger qui nous guette tout le temps. […] Il faut toujours être là. (Mère d’Alexis, 4 ans.)

D’autres enfants avaient tendance à mettre différents objets non comestibles dans leur bouche, ce qui nécessitait une grande vigilance de la part des parents :

Il faut que tu le surveilles pour pas qu’il mange toutes sortes d’affaires dehors. […] Il mange les vieilles pommes, il mange les vieux Kleenex. Une fois, il est passé par-dessus la clôture […]. Il faut vraiment que je le surveille. […] (Mère d’Adam, 10 ans, et d’Elliot, 8 ans.)

Cette surveillance était encore plus difficile et stressante lorsque l’enfant se retrouvait dans un nouvel environnement, comme lors de sorties scolaires ou familiales, par exemple. Plusieurs parents, comme la mère qui s’exprime dans l’extrait suivant, ont vécu un jour l’expérience terrifiante de « perdre » leur enfant pour un court moment :

Je me retourne et il n’est plus là. Je l’appelle, je ne le vois pas, il ne se manifeste pas. Là, j’ai l’anxiété qui commence à monter. Il fait souvent ça dans les lieux publics. Il m’a fait la même chose au parc Safari cet été. Il était parti dans la piscine. Tu sais, tu te retournes et : « Voyons ! Où est-il ? » Il faut tout le temps qu’on l’ait proche. (Mère de Clément, 7 ans.)

En raison de la lourdeur de la tâche qui consiste à surveiller les enfants, des parents en sont venus à limiter leurs sorties dans des lieux publics et même à éviter d’aller chez des amis. Plusieurs choisissaient plutôt de recevoir à la maison, ce qui impliquait une charge de travail supplémentaire mais constituait un environnement plus sécuritaire pour l’enfant :

On ne sort pas le soir, on ne va plus vraiment en visite chez des amis, on ne va plus au restaurant. Souvent, on reçoit pour voir nos amis. Si je vais à l’extérieur, souvent il ne comprend pas les règles. Peu importe ce qu’on lui dit, il ne comprend pas. Chez nous, au moins, je peux mettre une barrière. À l’extérieur, il ne dort pas, à la table c’est plus facile avec sa chaise. […] Dans le fond, on est tout le temps à la maison. Je suis fatiguée, j’aimerais ça être reçue. (Mère d’Alexis, 4 ans.)

L’expertise des parents et le travail « en amont »

Une autre composante du travail que l’analyse a permis de révéler est le fait que chacune des tâches effectuées auprès de l’enfant était généralement précédée d’une ou plusieurs tâches préparatoires, que nous avons qualifié de travail « en amont ». Ces tâches, essentielles à la réalisation du travail auprès de l’enfant, consistaient à planifier, organiser ou simplifier le travail domestique et de soin.

Une partie de ce travail en amont consistait à tenter d’accéder à des services pour l’enfant. Loin de constituer une tâche ponctuelle, ce travail était décrit comme un processus continu, nécessitant énormément de temps et d’énergie, qui n’était malheureusement pas toujours couronné de succès. Ces démarches pouvaient prendre de multiples formes : se renseigner sur les interventions pertinentes, compléter des formulaires administratifs, s’engager dans un processus de discussion et de négociation avec les organismes susceptibles d’offrir des services, effectuer les démarches requises pour embaucher du personnel en privé et, au besoin, s’engager dans le processus difficile qui consiste à formuler des plaintes auprès de différentes instances. Trouver et obtenir des services était décrit comme un véritable combat, nécessitant de la persévérance, comme l’indique une mère dans l’extrait suivant :

Ça fait un an et demi que je suis en attente et je n’ai pas de nouvelles. Je ne sais pas si ça s’en vient ou pas. […] Je dois rappeler la travailleuse sociale des enfants une fois de temps en temps pour lui demander si mon dossier s’en vient. (Mère d’Ariane, 8 ans, et de Juliette, 6 ans.)

L’intervention auprès de l’enfant nécessitait également beaucoup de travail en amont. Selon plusieurs parents, il était important, avant de savoir comment s’y prendre pour aider l’enfant, d’apprendre à connaître sa pensée ou son « mode de fonctionnement ». Une mère soulignait à cet effet : « C’est toujours à réapprendre. Le fait de comprendre pourquoi mon fils fait telle ou telle chose […]. » (Mère d’Adam, 10 ans, et d’Elliot, 8 ans.) Le fait d’acquérir les compétences nécessaires pour intervenir auprès de l’enfant nécessite donc un travail cognitif important pouvant s’effectuer lors d’échanges avec des professionnels, dans le cadre de rendez-vous, de conférences ou de formations, mais aussi par un processus d’essai-erreurs, en observant l’enfant ou en échangeant auprès d’autres parents, notamment à travers les réseaux sociaux. Un tel travail en amont semble également nécessaire pour trouver le matériel pour intervenir auprès de l’enfant, ou pour apprendre à élaborer des outils adaptés. Comme une mère le mentionne : « Des pictogrammes, on en fait très souvent. C’est une de nos grosses tâches d’être capables de mettre toute notre vie en deux dimensions sur des images. » (Mère d’Alexis, 4 ans.)

Enfin, une grande proportion du travail en amont vise à prévenir les crises de colères ou l’émission de comportements dangereux. Les parents rencontrés devaient apprendre à être « aux aguets » et chercher constamment les éléments susceptibles de déclencher une crise de colère ou d’anxiété chez l’enfant. Ces parents devaient aussi apprendre à prévoir ce qui pourrait être dangereux pour l’enfant et à anticiper ce que ce dernier pourrait faire afin d’éviter qu’il ne se mette dans une situation pouvant menacer sa sécurité. Deux pères expliquent :

[…] On traite en amont aussi. On sait ce qui cause les crises, on marche toujours sur des œufs, il faut faire très attention. (Père d’Alexis, 4 ans.)

Il ne reconnaît pas le danger. […] Faut qu’on prévoie pour lui. Un peu comme quand on conduit sur la route et qu’il faut prévoir pour les autres conducteurs. Il faut que je prévoie tous les gestes qu’il pourrait faire. (Père de Mathieu, 6 ans.)

Afin de créer un environnement sécuritaire pour l’enfant, plusieurs familles ont été graduellement amenées à aménager la maison en fonction des particularités de l’enfant. Dans certains cas, cet aménagement a nécessité un travail et des ressources importantes de la part des parents :

Mon fils s’évade parfois le soir. Il se sauvait par la fenêtre. C’était devenu dangereux. On a mis des vis aux fenêtres. On a posé une serrure spéciale. Le serrurier nous a dit que c’était pour les personnes vivant avec l’Alzheimer. C’est environ 100 $. (Mère de James, 8 ans.)

La surveillance de l’enfant pouvant se révéler particulièrement prenante lors des sorties en famille, celles-ci nécessitent souvent un ensemble de tâches de « préparation ». Par exemple, une mère décrit comment l’activité qui consiste à sortir pour marcher avec son enfant doit être préparée et structurée. Plus qu’une sortie en famille, il s’agit d’abord d’un travail visant à assurer la sécurité de l’enfant :

S’il fait beau, on va se balader. Il faut que ce soit hyper structuré, car il n’a aucune conscience du danger. Juste d’aller marcher, c’est un travail, car il traverse la rue n’importe quand. On est en apprentissage, il faut lui montrer qu’il faut marcher à côté de maman. (Mère d’Alexis, 4 ans.)

Clairement, si le travail domestique de santé effectué par les parents est d’une ampleur peu commune, c’est en partie en raison de ce travail en amont, qui nécessite un important investissement en énergie, en temps et qui fait souvent appel à des connaissances et des stratégies spécialisées. Ce travail en amont a une composante cognitive particulière car il nécessite de penser, de réfléchir, d’apprendre : il ne s’agit d’un travail ni facile, ni routinier. Il est difficile pour les parents de déléguer certaines tâches aux autres membres de la famille, comme aux frères et sœurs de l’enfant ou à la famille élargie. Seules les personnes ayant acquis l’expertise requise pour le travail domestique au sein de ces familles sont en mesure de l’effectuer.

Organiser la vie familiale : le « liant » du travail en amont

Notre analyse a enfin permis de révéler le caractère central, dans ces familles, du travail visant à « organiser la vie familiale ». Planifier l’ensemble des activités de l’horaire familial est ressorti comme étant un travail cognitif constant. Dans presque toutes les familles rencontrées, ce travail en amont était effectué le plus souvent par les mères. L’une d’elles a comparé son rôle à celui d’un « chef d’orchestre » :

Dans le quotidien, mon rôle dans la famille, c’est le chef d’orchestre. […]. Moi, c’est l’organisation […]. La planification du congélateur, les viandes, le fromage, les légumes, tout ce qu’il faut pour la diète de mon garçon, les médicaments, la mélatonine, etc. […] Tout ça, c’est dans ma tête et je passe mes journées à gérer ça. […] Tous les services, les rendez-vous, que ce soit pour ses orthèses, ses médicaments et leurs renouvellement, même le permis de conduire [de mon conjoint]. (Mère de Charles, 7 ans.)

Qu’il s’agisse de planifier et de prendre les nombreux rendez-vous de l’enfant avec différents spécialistes, de dresser le budget en fonction des achats à faire ou de prévoir les activités familiales comme les sorties, les vacances, les rencontres avec l’enseignant, les cours de musique ou les pratiques de sport des enfants, les mères ont toutes soulevé leur préoccupation constante de ne rien oublier et de faire en sorte que tout fonctionne comme prévu. L’extrait suivant montre bien la prégnance des tâches de planification dans le quotidien de cette participante :

Je pense tout le temps… ça travaille fort, là-haut. […] Je regarde mon agenda trois ou quatre fois par jour. Et encore plus lorsqu’il y a des moments où je sais que c’est plus condensé et qu’il ne faut pas que je perde le nord. (Mère de Félix, 4 ans.)

Ce travail visant à organiser l’horaire des tâches et des activités est souvent marqué par la nécessité de tout prévoir à l’avance, non seulement pour préparer l’enfant dans le but d’éviter les crises et l’anxiété, mais aussi pour s’assurer du bon déroulement de la vie familiale. Les mères emploient une foule de stratégies afin d’optimiser leur travail de planification. Plusieurs participantes ressentaient le besoin de rédiger des listes de « choses à faire » pour ne rien oublier :

Je fais même la liste d’épicerie dans ma tête pendant la nuit : il nous manque du miel, il nous manque de ça, de ça, des Q-tips, etc. Il ne faut pas que j’oublie, je me lève le matin tout de suite pour prendre un crayon et l’écrire sur un bout de papier. […] Je fais des listes à la folie, j’ai la « liste-dépendance »! (Mère de Charles, 7 ans.)

Les tâches liées à la gestion de l’argent au sein de la famille constituent également un travail cognitif important. Ce travail consiste par exemple à effectuer le paiement des factures, une tâche qui, dans le contexte où l’enfant présente des besoins particuliers, s’avère souvent très lourde. Une participante expliquait à quel point, pour un seul service mensuel, ce travail de gestion pouvait nécessiter du temps :

C’est quelque chose, il faut que je prenne le chèque d’assurance et que je vérifie parce qu’ils ne me couvrent pas à 100 %. Je vérifie le pourcentage qu’ils couvrent par rapport à la facture et je paye la portion que l’assurance m’a donnée. Je rembourse, je fais le transit d’argent et le CRDI doit payer [sa] portion. Là, je dois vérifier parce que je crois qu’ils ne l’ont pas encore fait. (Mère d’Ariane, 8 ans et de Juliette, 6 ans.)

Par ailleurs, le travail que suscite le fait de débourser des sommes substantielles pour les interventions et l’éducation de l’enfant ayant un TSA dépasse largement le fait de payer des factures. Il impliquait, pour toutes les familles rencontrées, de nombreuses tâches visant à trouver davantage de ressources financières et, souvent, une réorganisation du budget familial pour limiter les autres dépenses en fonction de cette réalité. En effet, toutes ces familles ont rapporté vivre d’importantes contraintes financières découlant des coûts associés à la prise en charge de l’enfant ayant un TSA, qu’il s’agisse de services d’intervention offerts par le réseau privé, de matériel ou de gardiennage spécialisé. De plus, le fait d’avoir quitté leur emploi pour prendre soin de l’enfant était nommé par plusieurs mères comme une cause importante d’appauvrissement. Une mère affirme à ce sujet :

Au niveau budgétaire, c’est difficile. C’est rare, dans une famille où il y a deux parents, que les deux continuent de travailler à temps plein […]. Il y en a toujours un des deux qui abdique et qui travaille de la maison ou qui reste à la maison pour les enfants. (Mère d’Ariane, 8 ans, et de Juliette, 6 ans.)

L’hospitalisation de certains enfants, sur une période plus ou moins longue, est également source d’appauvrissement. À titre d’exemple, un père raconte comment cette situation a eu des répercussions importantes sur les ressources financières de sa famille :

On s’est beaucoup endetté, d’ailleurs, à ce moment-là […] Ça a pris plusieurs mois avant que je recommence à travailler. […] Et puis aussi, on n’avait plus le temps de cuisiner, de rien faire à la maison. À l’hôpital, ça coûte cher. Plus les taxis et l’autobus pour s’y rendre deux fois par jour chacun. (Père de Charles, 7 ans.)

Dans le contexte où la vie familiale est complexifiée par la multitude des tâches, à la fois lourdes et complexes, requises pour prendre soin d’un enfant, celles-ci doivent être planifiées et organisées afin de rendre possible leur réalisation. Il en résulte un décuplement de la charge de travail car les tâches ne s’additionnent pas simplement les unes aux autres mais appellent un surtravail cognitif important pour qu’elles s’articulent entre elles et puissent se faire de façon concomitante. Là encore, notre analyse révèle à la fois l’expertise acquise par les parents, et surtout les mères, pour permettre cette organisation familiale complexe et le caractère épuisant de la charge de travail qui la sous-tend.

Discussion

Dans cet article, nous voulions montrer, par une analyse approfondie du travail domestique de santé réalisé par des parents d’enfant ayant un TSA au Québec, des aspects souvent invisibles et peu connus des tâches domestiques de santé que réalisent les parents afin d’assurer la sécurité, le bien-être et le développement de leur enfant. L’examen du travail effectué par ces parents, notamment ses dimensions matérielle, émotive et cognitive, soulève l’ampleur ainsi que le caractère spécialisé et foncièrement intriqué de ce travail quotidien.

Dans la foulée des travaux de Danielle Chabaud-Rychter et de ses collaborateurs (1985), nous avons d’abord pu constater que le caractère exigeant de ce travail est lié à sa constance et son exigence d’une disponibilité de tout les instants. Il n’est pas circonscrit dans le temps : comme il s’avère quotidien, ce travail n’est jamais terminé. Les soucis liés à la surveillance de l’enfant et à la préoccupation de faire de chacun des moments passés auprès de lui un moment d’apprentissage et de développement de son autonomie ont notamment révélé l’ampleur de la charge cognitive sous-jacente à ce travail « qui n’arrête jamais ». Ce constat rejoint celui d’Aurélie Damamme et de Patricia Paperman (2009), qui soulignent que l’expérience du care est une histoire vécue et racontée en termes de temps. Un temps qui, par ailleurs, ne peut pas être complètement objectivé puisque que le travail domestique de santé effectué auprès de l’enfant ne peut être compris en tenant compte uniquement du temps de son exécution. En effet, l’imbrication des différentes tâches les unes dans les autres, notamment mise en valeur par ce travail en amont qui favorise le bon déroulement des autres tâches, explique que ce travail ne peut être réalisé, projeté ou décrit simplement comme la somme de ces différentes tâches (Cresson, 2006). On peut difficilement les désarticuler les unes des autres sans perdre de vue leur efficience et leur objectif commun : celui d’assurer le bien-être et le développement de l’enfant. Entre en jeu ici l’idée de la « nécessité » de ce travail accompli au sein de la famille, qui est notamment mobilisée dans de nombreux travaux sur le care (Bourgault et Perreault, 2015).

Par ailleurs, au-delà de cette responsabilité « morale » de prendre soin, qui tend à être socialement naturalisée dans le contexte de la parentalité, les résultats de la présente recherche démontrent que la démarche des parents suit également une logique d’efficience. En effet, si la réalisation de ce travail complexe, intriqué et spécialisé n’est que peu remis en cause par les parents, c’est qu’elle permet, à terme, d’éviter une surcharge de travail et d’espérer une vie familiale plus agréable et moins exigeante. Par exemple, si le fait de trouver une routine efficace pour mettre l’enfant au lit permet à toute la famille de mieux dormir, il s’agit d’une économie de temps et de travail à long terme pour les parents dont toute la famille bénéficie. Il en est de même pour le travail qui consiste à enseigner à l’enfant à s’exprimer ou pour celui qui veut prévenir les crises de colères. La vie avec un enfant qui, enfin, assimile le langage, reconnaît le danger, supporte les endroits bruyants et acquiert la propreté, est une vie qui, non seulement, offre de plus grandes possibilités d’intégration sociale pour l’enfant, mais pèse aussi moins lourd sur les parents. Dans un contexte où les enfants ayant un TSA sont fréquemment considérés comme ayant un grand potentiel intellectuel et où plusieurs adultes s’exprimant facilement, occupant un emploi et ayant une vie sociale active parlent publiquement du diagnostic de leur enfant et militent pour une ouverture à la neurodiversité (Kapp et al. 2013), nous comprenons que les parents souhaitent investir le temps et les ressources nécessaires pour que leur enfant puisse « développer son plein potentiel » et atteindre un tel niveau de fonctionnement.

Si une partie du travail parental de soin à leur enfant s’inscrit dans le contexte de la valorisation par les professionnels de leur implication dans l’intervention (Levy et al., 2006; Matson et al., 2009), notre analyse en profondeur des tâches effectuées par les parents rencontrés démontre que cette lecture n’éclaire qu’en partie leur situation et leurs motivations. En effet, une grande proportion du travail réalisé, même s’il est complexe, touche des dimensions de base des responsabilités parentales, comme le fait de s’assurer que l’enfant soit propre, nourri et en sécurité. Un parent qui choisirait de ne pas effectuer ce travail, en ne fournissant pas, par exemple, la surveillance requise pour la sécurité de l’enfant, ou en ne s’assurant pas qu’il mange suffisamment, pourrait s’exposer à des conséquences légales (Loi sur la protection de la jeunesse, L.R.Q., P-34.1). Sans dire que les parents qui effectuent ce travail le font principalement pour répondre aux exigences de la loi, les résultats de cette recherche invitent à revoir le cadre dans lequel l’implication parentale est pensée. Si les parents s’investissent dans un travail de grande ampleur et s’ils dépensent autant de temps, d’argent et d’énergie pour prendre soin de leur enfant, c’est en partie parce que ce travail ne peut être évité. Dans de nombreux cas, ne pas surveiller l’enfant constamment expose celui-ci à des risques graves de fugue ou de blessure. Ne pas planifier et organiser minutieusement les sorties risque de provoquer des crises de colère ou d’automutilation pouvant mettre l’enfant en danger. Dans ce contexte, le fait de travailler de façon continue ne constitue pas seulement une des façons possibles d’exercer son rôle de parent. Cet investissement intensif est une réalité incontournable pour de nombreux parents, car ne pas s’y prêter risque d’engendrer des conséquences dramatiques à court, moyen ou long terme.

Les résultats de la présente recherche soulèvent enfin la pertinence de poursuivre d’autres recherches visant à révéler l’ampleur du travail invisible réalisé par les parents. Nos analyses pourraient être complétées par d’autres enquêtes, notamment effectuées dans une perspective quantitative, visant à analyser le rôle des conditions sociales, culturelles et résidentielles des familles sur le travail réalisé par les parents. D’autres recherches pourraient également viser d’autres types de travail invisible, comme celui qui est sans doute entrepris par les parents afin d’entretenir et de restaurer les liens familiaux fragilisés par cette situation familiale complexe. Toutes ces composantes invisibles du travail parental gagneraient à être mieux connues et reconnues de la société, notamment pour que les différents professionnels avec lesquels ces familles sont appelées à échanger puissent tenir compte de cette réalité. Dans une démarche de mise en valeur du savoir expérientiel, il est important de souligner l’expertise acquise par les parents, et surtout les mères, alors que celles-ci sont souvent présentées dans les écrits comme des personnes vulnérables et démunies, notamment parce qu’elles courent un risque élevé de vivre de la détresse ou des états dépressifs. Tout en reconnaissant l’expertise des parents, les professionnels ainsi que les organismes chargés d’offrir des services à ces familles devraient tenir compte de la lourdeur du travail requis pour prendre soin de l’enfant et s’adapter à cette réalité. Mettre en place des services accessibles, mieux coordonnés, avec des horaires flexibles et respectueux des responsabilités professionnelles des parents aurait un effet direct sur ce travail parental en réduisant notamment les tâches d’organisation et celles liées aux contraintes financières avec lesquelles les familles doivent jongler. Avec le développement d’un réseau de services adéquat, accessible et moins coûteux, les tâches d’éducation de ces enfants ne reposeraient plus exclusivement sur les épaules des parents.