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S’il y a quelque chose d’irréductible dans la vie de l’être vivant, dans l’âme, dans la psychè […], et si cette chose irréductible dans la vie de l’être animé est bien la possibilité de la cruauté (la pulsion, si vous voulez, du mal pour le mal, d’une souffrance qui jouerait à jouir de souffrir d’un faire-souffrir ou d’un se faire-souffrir pour le plaisir), alors aucun autre discours — théologique, métaphysique, génétique, physicaliste, cognitiviste, etc. — ne saurait s’ouvrir à cette hypothèse. Ils seraient tous faits pour la réduire, l’exclure, la priver de sens. Le seul discours qui puisse aujourd’hui revendiquer la chose de la cruauté psychique comme son affaire propre, ce serait bien ce qui s’appelle, depuis un siècle à peu près, la psychanalyse.

Derrida 2000, 17

homo, si sit perfectus virtute, est optimum animalium ; sic, si sit separatus a lege et iustitia, est pessimum omnium ; quia homo habet arma rationis ad explendas concupiscentias et saevitias, quae non habent alia animalia.

Thomas d’Aquin, Summa theologiae, IaIIae, q. 95, a. 1 c.[1]

L’homme est une maladie mortelle de l’animal.

Kojève 1980, 554

1. Introduction

Les philosophes traitent beaucoup des animaux, de leurs droits. Le temps des animaux-machines semble révolu à moins que les humains n’y aient été réduits. Les rapports entre les humains et les animaux sont explorés à nouveaux frais et cela donne lieu à des arguments et des discussions fascinants, parfois âpres et difficiles, mais qui permettent de mieux définir les enjeux liés à l’éthique, certes, mais aussi à la « nature » humaine[2]. Pourtant, très souvent la nouveauté du traitement de ces questions me semble encore trop marquée par les options du xviie siècle : la conscience et une certaine idée de la raison, de l’esprit, demeurent la porte d’entrée privilégiée dans une certaine idée de l’humanité[3]. Au fil du temps, l’éthologie a prospéré depuis K. Lorenz (voir Burkhardt 2005 ; Dewsbury 1992 ; Archer 1995). Le renouveau des études sur la nature et les diverses voix de la psychanalyse mériteraient aussi d’être intégrés à la discussion. La présentation des différentes problématiques en circulation n’est pas le but de cet article. Dans ces diverses conversations, la notion de cruauté est utilisée, qu’il s’agisse de cruauté envers les animaux ou envers les humains. Là encore la littérature abonde[4].

J’opte ici pour relire Thomas d’Aquin et pour penser ces question à partir de certaines de ses propositions. Cet article exploratoire entend signaler une voie médiévale qui pourra, éventuellement, par la suite, intégrer la conversation contemporaine[5]. Aucune nécessité ne force ce « détour » médiéval, sinon le choix de ne jamais se laisser enfermer dans une conversation et, pour ce faire, d’en explorer les marges et les pans souvent oblitérés. De plus, le traitement de la cruauté dans la Summa theologiae n’a pas été travaillé pour lui-même ni dans cette perspective[6].

L’exploration strictement exégétique, ici, procédera en deux temps. Le premier cartographiera la Summa theologiae à la recherche des points de communion et de différenciation entre les animaux en général et l’animal humain en particulier. Le second explorera une syncope dans les structures dynamiques mises en lumière dans le premier temps à ce sujet : la possibilité de la cruauté et de la férocité bestiale de l’animal humain et ce que ces possibilités signifient quant à la compréhension de l’animalité de l’animal humain[7].

Thomas d’Aquin n’avait guère pratiqué Ésope. Les styles d’écriture universitaires médiévaux se prêtaient mal à la fable ! Pourtant le recours à certains traits prêtés traditionnellement à des animaux pour décrire des attitudes humaines n’étaient pas impensable au Moyen âge (voir Wheatley 2000 ; Voisenet 1996 ; Pastoureau 2011). Et ce geste n’est pas absent, complètement, de la production thomasienne. On en trouve un bel exemple dans le Commentaire de l’Évangile selon saint Matthieu par Thomas d’Aquin :

Et primo in generali ; secundo in speciali. Quia isti sunt simplices, possent credere quod mittebat eos in medio luporum, ita quod hoc diceret ad litteram ; ideo exponit cavete ab hominibus. Unumquodque enim debet denominari ab eo, quod principalius inest ei. Unde videndum quid principalius movet in homine : si ratio, homo est ; si ira, ursus vel leo est ; si concupiscentia, tunc non est homo, sed potius porcus, vel canis. Unde licet sint homines per naturam, tamen lupi sunt per affectionem ; in Ps. XLVIII, 13 : homo autem cum in honore esset, non intellexit ; comparatus est iumentis insipientibus, et similis factus est illis et cetera. Et alibi Ps. XXXI, 9 : nolite fieri sicut equus et mulus, in quibus non est intellectus. Tradent enim vos et cetera.

Thomas d’Aquin, Commentaire sur l’Évangile de saint Matthieu, chapitre 7, lect 2

Puis, au fil des évocations bibliques vétérotestamentaires ou néotestamentaires, Thomas d’Aquin se sert des traits attribués — souvent de manière métaphorique — à divers animaux pour traiter de dispositions, de tendances et de vices humains : renards, serpents, colombes, loups, ours y apparaissent[8]. Mais cet usage métaphorique de l’animalité est ancré dans un recours à des traits animaux tirés, eux-mêmes, d’une certaine herméneutique de l’humanité elle-même. On pourrait presque proposer que l’animalité relève du palimpseste dans l’humain ! Pourtant, ces usages permettent déjà d’envisager ce que nous allons développer au cours des pages qui suivent. Premièrement, il existe une différence profonde entre l’animalité brute et la « brutalité » des humains ; deuxièmement, dans cette différence, certains gestes, certaines dispositions humaines déclassent les humains et les dégradent bien en deçà de l’animalité brute des animaux. En effet, l’animalité a trait à l’animation, à une certaine vitalité, à des capacités spécifiques de mouvement, de sensation, de sensibilité. L’aspect brut désigne proprement l’absence de raison, une certaine lourdeur, un aveuglement, une insensibilité, éventuellement, une certaine incapacité à bouger (stupiditas). L’aspect « brutal » signale la lourdeur du coup donné au hasard, sans raison, sans délibération, sans entraîner de sensibilité à ce qui advient à qui ou à ce qui est ainsi frappé.

Pour les besoins de cet article, la Summa theologiae sera le texte fondamental, quitte à en corroborer les propositions par des passages du commentaire que Thomas d’Aquin propose du De anima d’Aristote[9] et en prenant occasion pour désigner des pistes de recherche.

Ne nous retiendront longuement ni les rapports des animaux aux humains (pour la nourriture, les sacrifices religieux, pour la divination superstitieuse), ni leur hiérarchie telle qu’elle apparaît dans les sections sur la création du monde. Nous ne nous en tiendrons pas, non plus, seulement aux structures des aspects « animaux » de l’humanité telles qu’elles peuvent être exposées à partir de la Prima Pars ou la Prima Secundae sinon pour signaler une ou l’autre anomalie structurelle stimulante pour notre propos. En effet, une focalisation sur ces structures pourrait renforcer certaines interprétations insistant sur l’intellectualisme de Thomas d’Aquin et sur son personnalisme ou, encore, elles pourraient inciter à croire qu’il suffit de mettre de l’avant le « contrôle » de la part animale (passionnelle) de la vie humaine par la raison en vue de la béatitude pour rendre compte de tous les enjeux de la vie éthique.

Nous nous intéresserons surtout à des dynamiques moins explorées que nous retrouvons dans la Secunda Secundae, à l’occasion d’actes humains vertueux ou vicieux. Là, en effet, Thomas d’Aquin développe, parfois de manière quasi phénoménologique, un film de la vie humaine où l’animalité n’est pas quelque chose à contrôler despotiquement ou une couche inférieure de la vie humaine à oublier, à réprimer ou à dépasser. Là, la complexité de la temporalité de l’agir humain, réfléchie dynamiquement à partir de l’inclination vers le bonheur et la jouissance, donne lieu à des développements qui peuvent étonner et être l’occasion d’une reproblématisation du questionnement contemporain ! Mais pour le bien faire ressortir, il importe de donner à lire certaines options théologiques structurelles qui travaillent l’approche thomasienne.

2. Une animalité palimpseste

Proposons, rapidement, une cartographie du travail thomasien. L’animalité humaine n’apparaît pas comme telle dans les « prologues » qui assurent les transitions dans la Summa theologiae, ni sous sa forme « animale » ni sous sa forme « brutale ». Ainsi, au prologue de la question 2, Dieu occupe tout l’espace et en lui (in Deum) toutes les choses sont tendues dynamiquement de leur principe à leur fin : Dieu est l’espace dans lequel la temporalité des créatures se donne à voir avec les fêlures et tensions possibles entre une origine et un accomplissement. Parmi les choses créées, les créatures rationnelles sont distinguées des autres choses créées : un statut théologique spécial leur est réservé (« specialiter rationalis creaturae… de motu rationalis creaturae »). Au moment de présenter ce qui procède de Dieu, les créatures, comme un tout indistinct, sont invoquées (« consideretur de productione creaturarum »). Les créatures rationnelles resurgissent en Ia q. 45 a. 7 en tant que n’étant pas que vestige mais surtout images de Dieu par leur activité de connaissance et d’amour volontaire. Une première inscription d’un rapport aux animaux a lieu en Ia q. 47, a. 2 à propos de l’origine divine de l’inégalité entre les choses : là une différenciation due à la sagesse de Dieu est marquée entre les minéraux, les plantes, les animaux et les humains. Puis au prologue de la question 50, les créatures sont divisées en deux groupes principaux : les créatures « corporelles » et les « spirituelles ». Ces dernières seront traitées en premier (les créatures angéliques), les corporelles en second. Pourtant, un troisième groupe existe, un groupe mixte, un groupe de créatures où le corporel et le spirituel forment un composé. Et ce groupe est désigné « homo ». L’animalité, en tant que telle n’y apparaît donc pas mais « homo » désigne un mixte, un régime d’existence qui n’a pas la pureté d’un corps, d’une chose, ni celle d’un esprit. Le corps est un « mixte » informé par une âme intellectuelle pour donner lieu à un être vivant[10].

À propos du régime des créatures corporelles, il est signifié comme produit et voulu bon par Dieu même et son traitement théologique est construit comme une reprise herméneutique des « jours » de la création selon Genèse 1. Pourtant quelques surprises attendent alors le lecteur. Lors de l’arrivée à la question 72 traitant de l’oeuvre du sixième jour, le lecteur s’attend à lire des propos sur la créature humaine. Pourtant, pas un mot dans la réponse, comme si les versets de Genèse sur ce sixième jour ne comportaient alors rien sur l’humain. Il y a là un choix théologique : il s’agit de décrocher l’humain d’un discours sur les êtres « corporels » qui sont des ornements du monde car l’humain ne se laisse pas réduire théologiquement à cela. Aborder l’humain comme « corporel » et, dans la corporéité, via l’animalité, ne convient pas théologiquement… à ce point-ci du type de discours théologique pour lequel Thomas d’Aquin opte.

Dans les reprises des objections de la question 72 cependant, l’humain n’est plus totalement oblitéré et ce qui en est écrit accentue la mise à part. Premièrement, il est écrit que le type de vie le plus parfait réside dans l’humain et que, du coup, il n’est tiré ni de l’eau ni de la terre comme les autres animaux mentionnés dans le texte biblique (S.T., Ia, q. 72, ad 1). Puis, en réponse à la troisième objection, le décrochage quant au mode de production est justifié par le verset biblique selon lequel l’humain est formé « ad imaginem et similitudinem Dei ». Dans la réponse à la quatrième objection, il est souligné que l’humain n’est pas béni de la même manière car là même, dans la multiplication de l’espèce, la raison invoquée n’est pas la même. Pour les animaux, il ne s’agit que de peupler la terre et d’assurer la survie de l’espèce. Dans le cas des humains le décrochage est strictement théologique et l’herméneutique qui le permet n’a rien de « physique » ou de « biblique », — elle est augustinienne en lien avec le péché et le salut anticipé selon la logique de Ephésiens 1 : les humains, à l’image et à la ressemblance de Dieu, ne se multiplient, bénis par Dieu, que pour compléter le nombre des élus (« propter complendum numerum electorum », S.T., Ia, q. 72, ad 4). Puis comme pour sceller cette construction théologique qui n’est ni rivée sur une biologie ni sur une simple exégèse, la réplique à la sixième objection, dans le sillage de la réponse à la quatrième objection, présente l’humain comme ayant eu deux états : avant et après le péché. Avant le péché, l’humain était immunisé contre le venin de certains animaux ; après le péché, ce ne sera plus le cas. Autre manière de signaler un rapport spécifique à la vie divine, au salut, à la grâce jusque dans la manière d’envisager l’humain sous l’angle de son corps, de ses rapports avec des animaux.

Puis, comme si le travail théologique sur les sept jours de la création n’avait pas fait miroiter de l’humain, comme s’il n’avait été oblitéré, il apparaît comme un composé qui doit être traité à part et en deux temps (sa nature et sa production). Ici aussi, le geste théologique est exposé, énoncé pour lui-même : « Naturam autem hominis considerare pertinet ad theologum ex parte animae, non autem ex parte corporis, nisi secundum habitudinem quam habet corpus ad animam. » L’humain, ici, n’est pas traité à la manière dont le ferait un philosophe ; le théologien le considère déjà toujours sous la mouvance de Dieu, porté par lui vers une jouissance qui dépasse ses capacités propres tout en s’y inscrivant pleinement[11].

L’animalité ne semble pas avoir de place dans cet écart entre l’âme et le corps et le rapport admis du corps à l’âme. Pourtant, penser ainsi reviendrait à porter un regard étranger au texte qui sera donné à lire. Car, tant à propos de cette « nature humaine » envisagée à partir de l’âme que dans le traitement de la production humaine aux questions 90 à 101, l’animalité fera surface à plusieurs reprises pour signaler des fonctions partagées, des décrochages, certes, mais partiels, des similitudes profondes (référence ?). Nous ne retenons qu’un élément important pour la suite de l’article et pour déjouer des effets de lecture liés aux discours modernes sur l’âme, la raison ou la conscience.

Afin de bien faire apparaître l’importance de l’animalité au coeur de l’âme humaine, les questions 75 à 89 sont utiles. Ces questions, patiemment, en tranchant des noeuds et des conflits théologiques grecs et médiévaux, anticipant aussi sur des problématiques modernes, finiront par clairement faire apparaître deux régimes d’êtres « animés » : il y aura les animaux « bruts » (brutorum animalium[12]) et l’animal humain. Dans un premier temps, la construction de l’« anima » humaine est polarisée, dans les questions 75 et 76, par le couple corruptible/incorruptible où est inscrite la catégorie de la « subsistance ». Elle cherche à rendre compte, au minimum, d’une phénoménologie de la vie en tant que croissance, mouvement, reproduction, certes, mais aussi et surtout par la possibilité pour un homme de s’attribuer sa vision, sa santé et, ultimement, sa pensée. L’animation est au coeur des débats sur l’union de l’âme vers le corps, son inscription dans la matière corruptible en tant que la constituant ce corps-ci où se joue et d’où s’énonce en vérité — tant en première personne que dans l’adresse à la seconde et la troisième — non plus un simple « ça pense » (dans sa panse ou dans le ciel des idées) ou un « j’ai des pensées en moi » mais bien « je pense à ceci, je suis fait pour parvenir à penser ceci, dans ce monde-ci, que je perçois et que j’imagine et qui m’excite ou m’angoisse ».

L’animalité en tant que manifestée de manière intermittente chez les humains, est apparue une première fois lors du traitement des anges. Mais c’était pour signaler un contraste avec les anges[13]. Mais dans les questions 77 et suivantes, lentement cette idée est élaborée, énoncée. Il y a la sensibilité où les animaux bruts et les humains « communient » (S.T., IaIIae, q. 3, a.3) et font une expérience pourtant très différente de la création (voir Martin 2009). Mais parce que la sensibilité humaine, l’ouverture au monde senti, n’est pas repliée sur le hic et nunc de la sensation ou rivée aux associations passées mémorisées ou inclinée par un instinct, l’animalité humaine est portée déjà par de la rationalité, finalisée par elle : en d’autres mots, là où l’animalité brute et l’animalité humaine communient, nous restons dans le « préambule » (S.T., Ia, q. 78, prologue) de la connaissance qui décroche du singulier, qui peut articuler des séries finalisées et penser une fin « ultime ». Mais il est clair que tous les animaux humains ne décrochent pas toujours de l’instantanéité des sensations, qu’ils peuvent s’en tenir à des associations d’idées et de sensations singulières et qu’ils peuvent peiner à inscrire la rationalité dans cette première dynamique[14]. Cependant, la sensibilité n’est pas simplement cognitive. Elle est aussi affectivité. D’ailleurs, contrairement à certaines attentes épistémologiques modernes, c’est par elle que Thomas, après avoir traité des diverses formes de l’intellectualité humaine (question 79), entreprend de traité de l’humain, avant même de déployer les modalités proprement humaines de la connaissance du monde. Autrement dit, l’expérience sensible — voire sensuelle — du monde précède structurellement et phénoménologiquement l’entrée dans le connaître proprement humain. Ceci n’est pas à penser comme deux régimes d’activité séparés : le connaître proprement, les questions 84 à 89 s’acharnent à le montrer, s’enracine dans l’expérience sensible commune aux animaux, travaille sur et à partir de celle-ci. Car le connaître proprement humain est le connaître qui adapte l’expérience humaine au monde sensible alors même qu’il est capable de mathématiques et de métaphysique[15].

Si la communion dans la sensibilité et le type de connaissance primaire que cela permet avait, semblait-il, une frontière stricte, ici il s’agira moins de frontière que de déportement et de dédoublement pour marquer des parallélismes, des rapprochements, des seuils (des préambules), des syncopes, des intermittences possibles. Tout cela en prépare la reprise lors du traitement de l’animal humain sous l’angle éthique, l’éthique étant considérée comme l’analyse réfléchie et critique des agissements proprement humains et humanisants de l’animal humain : il y aura l’appétit sensible (la sensualité) et l’appétit intellectuel ; il y aura le concupiscible et l’irascible ; il y aura enfin leurs rapports à la raison en tant qu’instance de mise en rapport, de décrochage temporel, et la complexe inscription du volontaire au coeur de cela (S.T., Ia, q. 82)[16].

L’animalité en tant que telle est marquée par l’être-toujours/ou la plupart du temps incliné et entraîné sur la pente de l’instinct. Elle est marquée par cette détermination dans les limites de sa connaissance, dans ses réactions affectives. L’humanité est foncièrement inscrite dans le même régime. Cependant, l’art du théologien — en vue de signaler la trace de l’offre d’une béatitude salvifique particulière à l’être qu’il est cru et confessé avoir créé à son image et en vue de sa société — est de marquer, dans l’expérience même de ce régime animal des écarts, de l’indétermination, une complexification pensée, énoncée et vécue sur des modes affectifs marqués par l’intermittence et, aussi, par le combat contre le régime de ce qui a lieu habituellement, instinctivement, pour faire advenir une temporalité de l’expérience différente. Là où bien des théologiens tranchent au couteau entre deux régimes séparés, incommunicables, Thomas préfère signaler les lieux de passages, les ressemblances, les possibilités de choisir d’en rester au régime instinctuel, brut, du présent de la jouissance et de sa quête[17]. Il signale la difficulté de faire servir ce régime à une autre « fin ».

La différence est mince entre l’agir animal instinctif et l’agir humain délibéré. Elle est pourtant fondamentale car elle ouvre à la responsabilité éthique[18]. Mais il faudra aussi, ne l’oublions pas, tout le travail sur l’estime de soi, toute la réflexivité prudente, l’apprentissage des jugements justes et du courage pour maintenir cette différence et éviter de déchoir en deçà de l’animalité même brutale ! Autrement dit, sans l’engagement délibéré, réitéré, dans l’éthique qui a à voir avec tous les actes de l’animal humain, jusque dans ses possibilités abrutissantes, l’animalité ET l’humanité de l’animal humain demeurent instables, à venir, simplement possibles.

Cette différence est aussi renforcée par l’expérience « commune » de la passion. Mais là encore, il y a une manière de présenter les passions comme relevant de l’animalité à « contrôler », à harnacher — éventuellement — comme énergie au service d’une jouissance proprement humaine qui manque le sens profond de la dynamique et de l’économie de la réflexion thomasienne. Les passions humaines, loin de n’être qu’un épiphénomène de l’inclination animale instinctuelle au bonheur ou une simple complexification de l’expérience animale, sont à comprendre en tant que réel débrayage par rapport à celle-ci : autrement dit, la peur est déjà humanisée lorsque vécue par l’animal humain, mais elle demeure pleinement animale et son caractère brut est même partiellement transféré dans le registre théologal (voir S.T., IIaIIae, q. 19 sur la crainte de Dieu). En effet, le régime passionnel mis de l’avant dans les questions 22 à 40 de la Prima Secundae témoigne d’un rapport à l’universel, à des contorsions complexes de la temporalité, sans compter les effets complexes des interactions proprement humaines. Autant d’éléments qui suggèrent plus qu’un simple ajout par rapport à l’animalité et la force brutale qui demeure le lieu même de l’émergence possible de complexifications rationnelles !

Il n’est pas possible ici de faire le tour de ces partages et décrochages. Cependant, nous proposons aux lecteurs une hypothèse herméneutique en trois temps pour les parcourir :

  1. Il existerait deux régimes de l’animalité (le brut et le raisonnable) mais cette dualité de régimes ne donne pas lieu à deux mondes séparés incommensurables (les animaux et l’humain).

  2. La construction de cette dualité de régimes a lieu dans un but précis : permettre une description de la complexité du sentir et de l’agir humain délibéré dans son rapport à autrui.

  3. Cette description a lieu dans un espace tendu entre deux pôles où Thomas fait apparaître premièrement le caractère toujours déjà ajusté des animaux bruts à leur environnement et à leur fin (satisfaction, plaisir) et le travail complexe sur soi requis des animaux rationnels pour s’ajuster de manière précaire à leurs milieux, à leurs conditions d’interaction. Ainsi l’inscription ajustée, juste et béatifiante des animaux rationnels n’est jamais déjà donnée. Elle est de l’ordre d’un agir, d’interactions, et cet ajustement peut ne pas avoir lieu. Dans ce cas, les animaux rationnels doivent être décrits comme moins que des animaux !

Pour notre part, dans cet article, nous vérifions cette hypothèse sur un lieu étrange et limite : celui de la cruauté et de la férocité bestiale (S.T., IIaIIae, q. 159).

3. Cruauté inhumaine et brutalité infra-animale

Mais en fait, ce qui nous retiendra plus longuement sera le traitement de la cruauté et de l’abîme de la férocité car il est symptomatique d’un rapport très réfléchi à l’animalité humaine et à l’animalité « brute » ainsi qu’aux possibilité de déchéances de l’animal humain loin de l’animalité des animaux non dégrossis par de la rationalité !

Dans la Summa theologiae, la cruauté est l’occasion d’une analyse fine de la dynamique affective dans l’évaluation éthique d’un geste isolé ou d’une posture humaine, car seul l’humain peut être cruel ou bestialement féroce. Il y est question de dégoût, des plaisirs et des hontes autrement que ne le font plusieurs discours éthiques contemporains (voir Nussbaum 2003 ; 2004 ; 2010). Tout ceci sur fond de mal présent, difficilement évité ou évitable, avec la part de tristesse qui s’y love. De plus, il s’agit de marquer à la fois, dans cette négociation médiévale, l’écart et le rapprochement entre le comportement humain et celui des animaux. Cela est d’autant plus remarquable qu’il ne s’agit pas de cruauté en temps de guerre mais d’un discours aux confins de la justice : il prend comme lieu principe d’exploration la personne qui doit rendre justice ou qui, pour la faire, possède l’autorité et le pouvoir reconnu de « punir », c’est-à-dire, pour tenter d’amender, de corriger, quasi médicinalement[19].

4. Situer le questionnement sur la cruauté

Le prologue à la question 155 annonce trois parties potentielles à la vertu cardinale de tempérance : la continence, la clémence et la modestie. Le prologue à la question 157 sur la clémence et la mansuétude annonce des vices contre ces deux vertus très proches l’une de l’autre. Le prologue à la question 158 répartit les vices : la colère s’oppose à la mansuétude et est négociée à la question 158, la cruauté s’oppose à la clémence et est traitée par la question 159, en deux articles. Le questionnement est rapide. Deux articles suffisent : le premier pour rattacher la cruauté à la clémence et un second, inattendu du point de vue des prologues, pour la distinguer de la férocité ou de la sauvagerie. Il semblerait donc que de l’animalité n’arriverait qu’en fin de parcours. Mais déjà l’ad 3 de l’article premier de la question 157 aura évoqué et différencié cette férocité bestiale de la simple (sic) cruauté :

à la mansuétude, qui concerne directement les colères, s’oppose proprement le vice d’« irascibilité », qui implique un excès de colère. La « cruauté », elle, implique un excès dans la punition. C’est pourquoi Sénèque dit que « sont appelés cruels ceux qui ont un motif de punir, mais ne gardent pas la mesure ». Quant à ceux qui prennent plaisir aux peines des hommes en elles-mêmes, même sans qu’elles aient de motif, on peut les appeler « sauvages » ou « féroces », comme n’ayant pas les sentiments humains qui font que l’homme aime naturellement l’homme.

S.T., IIaIIae, q. 157, a. 1, ad 3

Ce texte, l’article 2 de la question 159 en déploiera les tenants et aboutissants.

Approchée ainsi, la séquence des questions semble normale, habituelle. À une vertu succède un ou plusieurs vices, selon les types d’excès possibles dans ce cas. Pourtant, une certaine anomalie structurelle est présente et symptomatique pour la question de l’animalité. Il importe de la signaler car elle a un impact sur l’encadrement du traitement du vice qu’est la cruauté et la forme de violence qu’est la férocité\sauvagerie.

Avec la question sur la mansuétude et la clémence, l’orbite de la justice entre en scène. Dès le respondeo de l’article premier de la question 157, il s’agit des « peines » à appliquer. Or ces peines sont évoquées après que la justice ait servi d’exemple. La clémence et la mansuétude sont des adjuvants à la justice, comme la libéralité. Elles modèrent la passion — la colère dans le cas présent — en lien avec l’acte de justice et le geste qui peut découler de la justice dans la punition même qui risque toujours déjà, semble-t-il, si et lorsque laissée à elle-même, de déborder de ce que requiert la justice. Comme si punir, de manière constitutive, était porteur d’une propension à l’accentuation, à l’accroissement, au débordement. Comme s’il y avait là quelque chose qu’on prenait plaisir à faire et à vouloir faire durer au-delà des limites de la justice rendue. Comme si, aussi raisonnables et institués, légalisés, que soient les actes de la justice, les animaux humains qui posent ces gestes étaient — devant un tort causé ou une nuisance avérée — toujours excités par le frisson et la peur que ce tort leur soit fait à eux, personnellement et que ce frisson ne pouvait se calmer que dans une tentation d’excéder la juste « punition[20] ». Cette situation, me semble-t-il, est liée au fait que la « justice » dont il s’agit est à la fois la vertu cardinale de justice et l’élément de justice relié à la vertu de « vengeance » (vindicta) invoquée dans la réponse à la première objection de l’article premier de la question 157. Cette extension permet de mieux faire ressortir l’aspect thymique présent par ailleurs au coeur de la suite de la justice stricte rendue avec la peine/punition. D’ailleurs cela est confirmé avec le ad 1 de l’article second de la même question où un traitement des vices opposés à la mansuétude et à la clémence a lieu. Comme si, pour ces gestes et les postures thymiques qu’ils requièrent, il était difficile d’établir clairement les oppositions. Ceci est d’autant plus frappant que pour les autres parties potentielles comme pour les parties intégrantes de la tempérance et même pour les autres vertus cardinales et les constellations les entourant, ce genre de problème ne semblait pas s’être posé. Ceci devrait alerter le lecteur, ralentir l’acte de lecture.

Un autre élément retient l’attention et force à freiner le désir d’entrer précipitamment dans la lecture de la question 159. C’est la « colère » envisagée par la question 158. Il s’agit de la seule passion comme telle reprise dans le traitement de la tempérance. Les seuls équivalents se trouvent à propos de la charité avec l’amour et la joie et avec la section sur le courage où la crainte et l’audace sont traitées de nouveau. Mais là le traitement est bref et porte exclusivement sur le caractère peccamineux ou non de cette passion dans la situation du danger de mort (S.T., IIaIIae, q. 125, a. 1-2 ; q. 127, a. 1-2). Pour la colère, huit articles sont alignés dont trois seulement portent sur son caractère peccamineux (S.T., IIaIIae, q. 158, a. 2, 3, 4). Ces cinq articles, semble-t-il, auraient tout aussi bien pu figurer dans une question sur la moralité de la colère dans la PrimaSecundae (S.T., IaIIae, qq. 46-48). L’apparition de la colère comme « vice » est ici fortement marquée par la théologie et la méditation de l’Écriture : d’une part, la colère est fustigée bibliquement et dans l’Ancien Testament, dans les objections, via un détour par la haine (Lévitique 19,17 ; Deutéronome 32,35) ou directement (Sagesse 12,18 ; Psaume 4,5 ; Proverbes 29,22) et dans le Nouveau (Éphésiens 4,31), surtout au coeur du « Discours sur la montagne » (Matthieu 5,22s). De plus, dans l’Évangile selon saint Matthieu, la colère apparaît très liée à la pratique de la justice et de la syncope radicale de la justice dite du « Royaume »[21].

Du coup, ce qui surprend, pour une question qui devrait traiter d’un vice opposé à une vertu, c’est l’intitulé du premier article : être en colère, est-ce licite (utrumirascipossitesselicitum) ? Plusieurs fois lorsque ce genre de question est soulevé dans la Summa theologiae il est question de violence : la question est soulevée, par exemple, à propos de la vindicta (IIaIIae, q. 108[22]) et, à chaque fois, les injections théologiques en provenance de la Bible jouent un rôle majeur qui force à creuser par-delà des options éthiques classiques chez les autorités non-chrétiennes.

Le gros du travail sur la colère, ici, devient donc un traitement pour faire apparaître la possibilité d’une colère licite, en lien avec la raison et sa juste mesure. Un tel espace et une posture éthique adéquate préservée, il est alors possible de faire ressortir le caractère d’autant plus vicieux d’un geste de colère qui outrepasserait les justes limites de la raison pratique jusqu’à faire apparaître subrepticement la cruauté (S.T., IIaIIae, q. 158, a. 4). Si on ne porte pas attention à cette structure de la question 158 et à ses enjeux, on ne comprendra ni les enjeux de la cruauté et l’importance de sa contre-distinction d’avec la férocité/sauvagerie ni sa différence avec la sévérité.

Pourtant, il y a une différence majeure : la question de la licéité de la cruauté n’est pas soulevée ! La cruauté est toujours déjà éthiquement illicite, viciée, vicieuse. La cruauté est une colère qui n’est pas calmée par la punition juste. Elle produit une inflation de punitions/peines dans l’espérance d’une complète extinction de la colère… comme si la punition devait (pouvait) suffire à faire oublier le mal subi. Mais la cruauté entretient le souvenir et avive le mal subi plutôt. Elle est contre-performative.

5. Analyser le traitement de la cruauté à l’article premier de la question 159

5.1 Cartographie de la mise en scène

La mise en rapport de la cruauté à la clémence est transformée en problème en quatre temps. Selon les trois objections, le rapport serait plus aisément pensable avec la justice selon Sénèque (objection 1), avec la miséricorde (objection 2), avec la suppression des bienfaits (objection 3), ces deux dernières objections étant mises de l’avant à partir de la Bible. Il y a donc une gradation : dans le premier temps, il y a des peines justes qui sont pourtant dépassées ; dans le second, il n’y a pas mitigation miséricordieuse mais alors on est en dehors du contexte de la justice ; dans le troisième temps, enfin, il y va presque du harcèlement. À chaque fois, le type de rapport est transformé : un rapport institué et institutionnalisé, un rapport national, un rapport de proximité, de familiarité. Dans les deux premiers cas, il peut certes demeurer quelque chose de la justice et du châtiment pour des fautes ou des actes antérieurs de la part des gens envers qui la cruauté peut être tournée. Cela semble complètement évacué de la relation avec les proches où il y va de bienfaits soustraits, retirés, donc moins un dépassement dans l’application d’un châtiment édicté ou pensable qu’un arrachement injustifié de bienfaits attendus. Comme si, d’une objection à l’autre, le degré de cruauté augmentait. À chaque fois, le rapport à la clémence devient plus problématique.

Le sed contra, quatrième temps de la mise en scène du questionnement, enracine dans l’âme même, dans une attitude de l’âme, dans une posture, la cruauté (atrocitas animi[23]) où il y va d’exiger des peines, d’un désir, d’un réquisitoire de peine et non pas simplement d’une exagération dans la modalité de l’application de celles-ci. Ainsi l’autorité de Sénèque sert à marquer le lien avec une certaine affectivité qui est en retrait, réservée quant aux peines, à la pénalisation pourtant nécessaire de la justice[24]. Autrement dit, là où les objections semblaient se tenir du côté de la mesure et des attentes à jauger, à négocier, soit sur le registre de la rationalité stratégique qui fragiliserait la justice, le sed contra oriente la réflexion vers un principe animant lové au plus profond de qui est impliqué dans ces gestes.

5.2 Une proposition de réponse

Sur cette scène où se croisent excès dans la requête de peine et dans le châtiment, où se croisent aussi, pour s’opposer à la cruauté, justice, miséricorde et familiarité, la cruauté devient l’occasion de déjouer toutes les stratégies et options pour rendre possibles des liens justes et aimables dans une communauté humaine ou entre des communautés, pour en rappeler la fragilité.

Le respondeo est bref. Il argumente à partir d’une étymologie et d’une analogie avec la nourriture. Il y va de la différence entre le cru et le cuit :

Le nom « cruauté » semble provenir de « crudité ». Ainsi alors que les choses cuites et digestibles, ont une saveur suave et douce, les choses crues pour leur part ont une saveur horrible et rude. Ci-dessus, il fut dit que la clémence avait trait à une certaine tendresse ou douceur de l’âme par laquelle quelqu’un est porté à une diminution des peines. Ainsi la cruauté est opposée à la clémence[25].

S.T., IIaIIae, q. 159, a. 1

Le cru s’oppose ici au cuit ; le doux/suave est opposé à l’horrible/rude. Ainsi la cruauté à la clémence. Le doux/suave réjouit, l’horrible/rude attriste, contriste. Mais il importe de signaler ici que, comme la clémence est une qualité de l’âme, il y va certes de la douceur ressentie par qui est clément et du coup du plaisir qu’il y prend. Mais il y va aussi, dans la clémence, d’une posture envers autrui, comme déjà la scène des objections le souligne fortement et d’un rapport thymique entre les acteurs impliqués.

La métaphore culinaire agit aussi sur le mode de ce qui est offert à autrui : du cru peut lui être offert et donc l’attriste car c’est indigeste, cela ne permet pas de refaire des forces pour vivre ; du cuit pourrait par contre lui être offert et ainsi le réjouir, le revivifier. Dans la cruauté, le cruel prend plaisir à offrir du « cru » qui attriste celui à qui cela est offert. Il importe de radicaliser un peu : nous avons mentionné qu’il y a offre. Une différence passe ici, sous-entendue : dans la cruauté il y a moins offre qu’imposition forcée, violente, alors que la clémence relève, elle, de l’offrande.

Un autre tour d’écrou est possible pour déplier et faire travailler l’analogie. Ce dernier est préparé par le sed contra. Dans le passage et l’opposition entre la cruauté et la clémence, il y va du passage d’une situation où quelqu’un requiert et demande des peines à imposer à une autre situation où une personne travaille à ce que la peine soit diminuée, afflige au minimum, si nécessaire.

Cette option est encore accentuée par l’ad 1. Déjà, sur le registre rationnel de la justice existe une vertu qui tempère les peines. Il s’agit de l’épikie (S.T., IIaIIae, q. 120). Mais la rationalité de ce geste requiert un apport, une inclination thymique (dulcedoaffectus) qui, elle aussi, doit être modulée rationnellement, c’est le lieu de la clémence. Il y a donc et désir de diminuer et argumentation rationnelle de la diminution. Mais cela est opposé à l’âme assombrie qui rend prompt à augmenter les peines. Cette « austérité » est le lieu de la cruauté[26].

Cette douceur de l’âme qu’est la clémence fait fuir et abhorrer la misère d’autrui, selon la réponse à la seconde objection. En un sens, la clémence est un geste qui tente d’immuniser autrui contre un surcroît de misère mais qui aussi, dans la fuite de la misère d’autrui qu’elle implique, est une stratégie d’auto-immunisation contre la présence à la misère, à l’exposition à la misère d’autrui. La clémence apparaît alors comme l’envers de la miséricorde : là où la miséricorde tente activement de faire disparaître la misère d’autrui en accumulant des gestes de bienfaisance, la clémence s’affaire à la diminuer. La cruauté, marquée par une logique de la surabondance dans les peines requises et appliquées est exactement contraire de la clémence. L’ad 3 complètera cette idée : la suppression active, décidée, réclamée de bienfaits relève déjà de la requête de l’augmentation de la peine car cela cause de la tristesse à autrui et entre dans la logique de la compensation[27].

À la fin du premier article sur la cruauté, l’animal, comme tel n’est pas apparu. Mais le discours est déjà situé au plus proche de la vie, des interactions qui soutiennent ou non la vie, presqu’à son degré zéro : la nourriture. Presque ? Parce qu’il y est question déjà du plaisir pris aux saveurs adoucies. Mis dans le contexte général de ce questionnement, il s’agit donc de voir comment des animaux humains peuvent s’adoucir mutuellement la vie, comment la justice y contribue. Mais aussi, déjà avec cet article, il y va de cerner la possibilité pour un animal humain de rendre difficile, souffrante, dégoûtante la vie à autrui.

5.3 Territoire et limites de la cruauté ou la féroce apparition de la bestialité brute : une lecture de l’article 2 de la question 159

Atrocité (atrocitas), austérité (austeritas), rugosité (asperum), horreur (horribile) : ces mots marquent la cruauté, désignent son territoire. De plus, l’article premier oscille entre l’exagération, l’excès, la surabondance tant de la requête et l’exigence de la peine que dans l’application de celle-ci une fois prononcée. L’article second en affine les contours, marque les limites et signale la dynamique en contre-distinguant la cruauté de la férocité/sauvagerie qui fait basculer hors même des requêtes pour excéder la justice et les peines qu’elle requiert contre qui a fait souffrir un membre de la communauté humaine. Là une certaine mise en question de l’animalité devient centrale.

Les objections entendent persuader que la cruauté est la même chose que la férocité. Elles le font en signalant a) la similitude entre la férocité et la cruauté en fonction de l’excès semblable qui les caractérise (obj. 1), en raison du rapprochement entre sévérité et sévice féroce en latin (severus dicitur quasi saevus et verus) ; b) le refus de rémission des peines (obj. 2), en raison de la logique d’un système structurant les oppositions à la vertu à partir d’une interprétation d’un texte de Grégoire le Grand (obj. 3). Ces objections sont de l’ordre du déni soutenu par la logique de l’équilibre rationnel de l’édifice éthique entre vertus et vices : la férocité/sauvagerie ne fait pas partie des possibilités réelles de l’animal humain décrochée de la cruauté. La cruauté suffit au sens où l’animal humain y fait déjà assez de mal et a déjà assez de mal à se tempérer.

Le sed contra ouvre une autre voie[28]. Il creuse une différence entre cruauté et férocité sauvage. Le cruel est irrité et lésé par un pécheur et, à cause de cela, lors même qu’il est prêt à jouer le jeu de la justice, il requerra des peines exagérées. Pour sa part, le féroce ou le sauvage est celui qui n’étant pas lésé ou irrité par un pécheur requiert tout de même des peines excessives contre quelqu’un. Dans le premier cas, celui de la cruauté, il y a encore de la justice, même si elle est de plus en plus teintée d’un caractère d’injustice ; mais le second cas fait sortir de l’orbite de la justice. Autrement dit, ceci suppose une idée de la reddition de la justice où on peut comprendre — et vouloir tempérer — la personne qui demande justice parce qu’elle a elle-même subi un tort de la part de quelqu’un qui a voulu lui faire mal. Un « mal » étant naturellement souffert comme une passion, on comprend le mouvement réactif qui fait passer les bornes et résiste à la justice rendue. Par contre, on ne comprend pas et on n’accepte pas qu’un tiers, quelqu’un qui ne souffre pas du mal commis, puisse, de sang-froid, réclamer à cor et à cri des peines dépassant ce que la justice requiert. Cela soulève la question suivante : quelle devrait être la disposition humaine permettant ceci ? Qu’est-ce qui peut animer un animal humain à désirer faire souffrir autrui sans souffrir lui-même aucunement ?

Pour marquer la différence, après le vocabulaire du cru et du cuit en lien avec l’offre de nourriture mis en place au premier article, celui de l’animalité et de certaines pratiques animales, elles aussi liées avec la prise de nourriture, est ici convié par Thomas d’Aquin. Sans détour, il situe la férocité en lien avec la jouissance liée à la consommation de la chair humaine par les animaux, qui sont sans raison — qui sont bruts, des brutes —, sans que ce soit en guise de peine pour un forfait commis et jugé[29]. Jouir de la chair de l’autre sans raison, voilà la férocité animale. La férocité humaine est le plaisir pris à la souffrance humaine, à la crucifixion (cruciatus) d’autrui, un plaisir complètement dégagé de toute considération de justice ou du caractère raisonnable d’une peine.

Ainsi la cruauté, comme telle, conserve encore quelque rapport avec la rationalité de la peine requise ou de l’acte d’appliquer la peine décrétée en justice, mais elle tend à l’excéder, à en demander plus, du coup, à fournir des raisons pour justifier, légitimer cette requête. Elle pourrait être dite le faire à cause d’une malice (malitia : volonté mauvaise[30]) qui n’est pas la « malice » naturelle aux animaux, ni celle des démons, mais qui s’en rapprocherait (S.T., Ia, q. 63, a. 4, ad 3). La férocité court-circuite cette demande de légitimité, de validation rationnelle ; elle n’est préoccupée que du plaisir pris à la souffrance, à personnellement faire souffrir autrui ou à le voir souffrant. Tout a désormais l’air clair. L’animal humain à qui on attribue des gestes féroces est réduit à l’animalité de l’animal. Le féroce est l’être sans culture, sans raison. Sans plus.

Pourtant voilà, cette distinction mise en place, le respondeo n’est pas complet. Il faut poursuivre sa lecture. Car il opère d’autres distinctions. La férocité fait sortir de l’ordre humain. Une telle habitude ou une corruption de la nature excède les limites de l’humain, de l’animalité humaine. La férocité est inhumaine. Son geste relève de la « bestialité ».

Cependant ici, il importe de bien faire attention pour ne pas commettre de contre-sens. La bestialité est ici définie comme un décrochage de la raison, une démence qui devient le foyer d’où partent pourtant encore des actes désirés, choisis, délibérés. La bestialité est certes une mise en suspens de la rationalité là où de la rationalité aurait pu être attendue mais en ce sens les animaux bruts ne sont pas des bêtes vicieuses : chez eux, il n’y a pas de suspension de la raison, pas d’attente de rationalité. Autrement dit, l’animal brut en mange un autre cru ; mais il n’est pas question de le cuire car cette possibilité ne lui est pas donnée. Il mange pour vivre. Précisément, le texte dit : « animalia nocent hominibus ut ex eorum corporibus pascantur ». Soit : « les animaux font du tort, nuisent, font mal, aux humains, pour être nourris de leurs corps ». Autrement dit, les animaux bruts font du mal pour vivre, pour être repus. Les animaux humains, dans la férocité et la brutalité bestiale, sont occupés à se nourrir analogiquement de leurs semblables comme si ce mal infligé leur était nécessaire pour vivre[31]. On voit aisément la différence. Si la cruauté signalait, sur son versant passionné, l’animal irrité, prêt tout de même à entrer dans le registre de la justice rationnelle, même si elle lui paraissait frustrante, donc partiellement mauvaise, au sens où le mal subi subsistait encore vif dans sa mémoire ; le féroce brutal, bestial, sans raison autre que son désir de vivre et du plaisir lié à l’oralité infantile qui ne s’est pas laissé cultiver et modérer par la raison, lui, cherche à faire mal, utilise sa raison pour infliger de la souffrance pour son seul plaisir. Cela est « pire » pour Thomas d’Aquin que divers actes sexuels où la raison ne pourrait pas modérer l’intensité de la concupiscence[32].

Ainsi la férocité des animaux bruts n’est pas la férocité humaine. La férocité humaine ouvre un abîme dans lequel l’humanité de l’animal humain se tord et défigure, se perd, se dénature en s’isolant, en se coupant de la culture[33]. Mais son animalité aussi s’y défait. Là où le cruel a encore le désir d’argumenter pour faire entendre sa requête de peines plus grandes, de peines excédant la justice, le bestial sauvage choisit de s’engager sur la voie où les cris et torsions de ses victimes le mènent à la jouissance et à ses cris de joie à lui. La phonè prend toute la place, le logos a été instrumentalisé pour affiner la phonè ; la volonté de jouir l’isole de la vie d’autrui qu’il a réduit à de la viande (carne) à consommer sans manière : il s’arroge le titre de bourreau (carnifex). Il y a bestialité aussi en ce sens que le féroce sauvage se méprend sur la nature humaine et sur la communauté humaine comme lieu de civilité et de perfectionnement, sur l’humanité de la chair de qui il fait souffrir alors qu’il devrait naturellement l’aimer et la trouver attirante, aimable (ce qui, du coup, devrait diminuer sa férocité ; S.T., IaIIae, q. 107, a. 4, ad 2).

Il importe de faire un pas de plus pour faire travailler les métaphores du texte. Ce pas permettra de croiser les enjeux de ce repaître féroce en jouissant de la chair crue par les animaux et ceux de la douceur humaine qui apprécie la chair cuite, apprêtée, passée par un travail de la raison, appréciée comme suave et succulente. L’être humain pourrait être clément, pas la bête. Mais il n’est pas simplement question ici de ce qui relèverait ou non de l’ordre de la raison. À lire ce passage ainsi, on risquerait de biaiser le rapport. Il y va d’une dégénérescence de l’affectivité en tant qu’elle peut être l’occasion d’une humanisation : c’est la délectation qui est en cause. Se réjouir du mal pour un animal humain est problématique en soi. Se réjouir de ce qui devrait être haï, craint, ce qui devrait entraîner de la répulsion, au moins déjà en tant que voir la souffrance d’autrui pourrait me faire craindre pour moi-même et me rendre triste (S.T., IaIIae, q. 35, a. 8), signale une méconnaissance de la vulnérabilité de sa propre chair, une surestimation orgueilleuse de qui je suis comme animal rationnel. Cette mésestime de soi, cette dépravation n’est pas animale. En ce sens, la férocité sauvage est entièrement impudique. Car l’attirance respectueuse du semblable est le mouvement premier de l’ébranlement passionnel humain, mais en tant que manifestation d’un principe ontologique fondamental (S.T., IaIIae, q. 27, a.3). Autrement dit, la férocité sauvage de l’homme-bête est la défiguration de ce qui pourrait être un des lieux propres à la communion entre les animaux bruts et les animaux humains.

6. Conclusion

6.1 Cartographier les intensités mouvantes de l’agir humain

Comment donc insérer la cruauté et son excès bestial et sauvage sur une carte de l’agir humain ? L’être humain peut bien agir. En tentant déjà toujours — dans une communauté de reconnaissance et de justice instituée — de mitiger les peines justement requises envers un acteur m’ayant déjà fait mal, je puis, malgré la tristesse qui accompagne le tort qui m’a été fait et le colore, faire le bien, je puis le choisir, m’y engager volontairement, délibérément, calmement, confiant dans les institutions, réalistement, c’est-à-dire en sachant que je devrai travailler sur moi-même pour que le tort passé et sa tristesse passent véritablement et ne m’obsèdent plus : car la justice rendue n’est qu’un moment dans un processus plus large qui me fait tendre vers de la jouissance et des actes bons me la procurant. Mais un désir — marqué par la haine et la répulsion pour le mal — peut entrer en jeu : la joie intellectuelle devant la sentence juste est aussi à l’oeuvre dans l’exécution de la sentence. Une certaine tristesse à faire souffrir pourrait prendre place là. De cette possibilité désirable, la clémence et la douceur sont le nom car faire mal même pour le bien à un semblable aimé par ailleurs attriste ! Pourtant l’amour, l’attraction pour ce semblable est ici possiblement, potentiellement, court-circuitée par la répulsion causée par l’acte mauvais. C’est alors comme si, attristé par cette répulsion, l’acteur ayant à appliquer une peine juste serait tenté de se procurer du plaisir — en contre-distinction de la joie intellectuelle de la justice — dans ce faire mal même, un plaisir d’autant plus calculé qu’il s’applique à aller aux limites de ce que requérait la justice et que la loi rend possible. Dans ce cas, l’idée même de mitiger la peine par la clémence et la mansuétude devient attristante. Le cruel, ici, est calculateur, casuiste, technicien pour rationaliser son plaisir, pour le masquer, le voiler pudiquement encore des ors de la justice.

Le sauvage ne fait plus de tels calculs. Il en fait d’un autre type : il calcule son plaisir qui n’aura jamais été assez grand car il l’a dégagé délibérément de la mesure de la rationalité, débrayé des aunes qui marquent la possibilité de calculer rationnellement dans le cadre civilisant de la législation et des institutions de justice. Dégagé de ces marqueurs, la satisfaction est quasi impossible tant qu’il reste de l’autre qui n’est pas puni, qui n’a pas souffert. Le sauvage féroce, à la limite, n’attend même plus la répulsion devant le mal commis pour se faire jouir de l’autre souffrant, de l’impuissance de l’autre à se sauver de ses rets. Il tente de s’en repaître : mais alors que l’animal avait son estomac limité pour être repu, le sauvage bestial n’a pas cet espace limité, sa satisfaction sera désignée par son fantasme mouvant.

Pourtant, il importe de remarquer, sur cette carte d’intensité, que le bestial, est non seulement du côté de la malice mais à ses limites, presque déjà prêt à sombrer par-delà le mal et sa possibilité : bestial, il n’est presque plus humain, sa nature est corrompue, plus tout à fait animale non plus. Pourtant, la mise en discours de la Summa theologiae résiste à faire tomber l’humain corrompu par-delà la limite de la malice. Pourquoi ce maintien dans l’ordre humain malgré tout ? C’est qu’il doit y avoir quelque chose de volontaire encore dans la corruption même et, surtout, plastiticité et temporalité humaine obligeant, de la réforme demeure pensable, un choix hors de cette posture est envisageable jusqu’au seuil de la mort[34].

Ainsi, le cruel ne croit ni en la vertu de la parole et de l’acte de justice — il y manquera toujours, selon lui, un retour complet à la jouissance d’avant le tort qu’il a subi — ni n’espère une transformation volontaire, conversion ou pénitence possible : le malfaiteur a fait mal, il doit avoir mal, ce sera partie de la « réparation » que de jouir de sa souffrance et du supplément de souffrance infligé. Le cruel soigne sa tristesse en prenant plaisir à la tristesse d’autrui, en désirant que soit augmentée la tristesse/douleur d’autrui. Comme si le spectacle de la douleur d’autrui gratuite (en tant qu’ornement supplémentaire à la justice), comme si la contemplation du mal advenant et la part prise à l’advenir de ce mal représenté permettait de mitiger une tristesse en la couvrant du plaisir pris à l’acte. En ce sens, ce « remède » immoral à la tristesse est le contraire de ce que pouvait faire la compassion d’autrui. En ce sens, le cruel a encore quelque chose de l’animal blessé qui panse ses plaies en demandant un surcroît qui fasse mal à autrui qui lui a fait du tort et il le fait pour refaire ses forces.

Le féroce, lui, est « désanimalisé ». Il ne se soigne pas puisqu’il n’est ni lésé ni irrité par un pécheur à qui il désirerait rendre la monnaie de sa pièce. Autrement dit, il ne réagit pas pour se protéger. Il fait mal à qui n’a pas fait mal. Sur la scène de la mise en spectacle des peines de justice, non seulement il fantasme d’être le bourreau et le tortionnaire mais, hors de cette scène, il s’organise pour l’être plaisamment, comme à loisir. Le bestial féroce est non seulement triste parce qu’il n’y a pas assez de mal subi dans le monde, mais il est triste de ne pas pouvoir participer davantage à la production de souffrance ! Cette logique n’est pas animale. Elle a quelque chose de démoniaque (S.T., Ia 64, a. 3).

6.2 Suites de ces explorations

Au cours de cet article, nous avons pris « animal brut » comme un tout, sans questionner cette catégorie. Mais il serait possible de construire un spectre de l’animalité brute elle-même. Exégétiquement, d’abord, on pourrait déceler divers registres de l’animalité brute dans le corpus thomasien. Cela permettrait de compléter la grille heuristique qui peut en être tirée : une huître, une fourmi, une abeille, un agneau, un lion, un loup, un renard et un serpent ne sont pas des animaux bruts de la même manière. Ce spectre permettrait de cerner l’animalité des animaux humains de manière plus fine et ainsi mieux cerner les plis et replis de l’inscription de la rationalité dans la chair, lui offrant de devenir proprement humaine tout en gardant la possibilité de sa dégénérescence dans la bestialité infra-animale et, théologiquement, de sa glorification dans la résurrection de la chair. Ainsi, par exemple, pour reprendre l’image du palimpseste utilisée en introduction, l’animal humain dans la tristesse acédique peut presque régresser au niveau de l’huître pour se protéger et, pourtant, dans la tristesse envieuse devenir rapace mais d’une rapacité à faire pâlir et frémir de jalousie tous les loups et lions de la nature… s’ils pouvaient être soumis et entretenir en eux ces postures ! Autrement dit, l’animal humain s’humanisant humanise certaines dispositions de certains animaux bruts de ces spectres et ce même animal humain se déshumanisant transforme certaines dispositions d’autres animaux bruts de ce même spectre ! Voire un individu peut être un loup et un agneau pour lui-même tout à la fois !

De plus, pour compléter ce que nous avons commencé à cartographier, il faudrait reprendre ces analyses pour faire apparaître au coeur de ces régimes animaux bruts et animaux humains raisonnables, l’aspect végétatif en jeu, soit le premier degré de l’animation, de la vitalité dans la tradition aristotélicienne. Cet enracinement dans le manger et le se reproduire, antérieurement aux possibilités ouvertes par le mouvement et le redéploiement des passions que cela entraîne, pourrait aussi contribuer à approfondir l’humanité et l’animalité de l’animal humain.

Enfin, les parcours exégétiques de cet article demanderaient — herméneutiquement — à être mis en rapport avec les travaux contemporains sur les animaux et le comportement animal. La littérature abonde et le travail serait fascinant. Mais il faudra, pour rendre ceci possible et fructueux, négocier le passage du registre théologique de la discussion thomasienne vers les registres contemporains peu informés des spécificités théologiques.