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« La lutte féministe consiste autant à découvrir les oppressions inconnues, à voir l’oppression là où on ne la voyait pas, qu’à lutter contre les oppressions connues »

Delphy 1997, 30

Cet article a pour but de mettre en lien la notion de zakat, principe islamique de redistribution des ressources, et l’approche de Nancy Fraser de la justice sociale. Face à la misère croissante, il est difficile de s’expliquer comment les programmes de politiques publiques, tels que ceux initiés par la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale (adoptée en 2002), nécessitent, encore, la poursuite « d’efforts [pour] trouver des solutions appropriées » (Ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale 2014, 58).

Cette démarche est sous-tendue par deux autres questions fondamentales. La première part d’un constat, celui de la présomption de l’égalité atteinte, et se demande comment il se fait qu’il y ait autant d’écart de richesses au sein de la société. Nicolas Zorn (2015), analyste auprès de l’Institut du Nouveau Monde (IMM), en donne un aperçu. Il cite des chiffres inquiétants : 20 % des personnes riches au Québec détiennent 70 % des richesses de la province. Et ces décalages se creusent encore plus avec les délocalisations des entreprises, les pertes d’emploi, l’affaiblissement du pouvoir syndical, l’envolée des rémunérations au sommet de l’échelle salariale, et l’austérité comme mode de gestion des politiques budgétaires. Il ressort de ce constat que l’inégalité économique (en biens) entre citoyens contredit l’égalité politique (en droits) de ces mêmes citoyens ; au point que leur coexistence évoque ce « déchirement de la démocratie » (Rosanvallon 2011, 11) dérivé de l’ampleur des inégalités des richesses et des cultures et entraînant le délitement de la solidarité sociale. Dès lors, les paradoxes de la société contemporaine appellent à chercher des solutions dans plusieurs directions. Et pourquoi pas du côté des traditions religieuses ? Mais cette quête incite, préalablement, à transcender l’antagonisme qui les oppose à la modernité. On aura sûrement compris que cette invitation à une réflexion intégrant l’approche de la justice sociale par le sacré ne constitue nullement un encouragement à son afflux et, par conséquent, un reflux du processus de sécularisation. Cette éventualité se veut une exploration du champ des possibles.

C’est à cet aspect que s’intéresse la seconde question. Elle se demande si les inégalités sociales ne mettent pas au défi les traditions religieuses, en l’occurrence l’islam dans le présent travail. Spécifiquement, chacune des traditions monothéistes favorise une organisation sociale et économique centrée sur la justice sociale. La manifestation de celle-ci soutient des gestes d’entraide, que ce soit à travers la tzedakah (judaïsme), la charité (christianisme) ou la zakat (islam). Ces moyens censés édifier un ordre social juste participent insuffisamment à la réduction des inégalités économiques, qui s’étendent, entre autres, à l’origine sociale, à la race, au sexe, à l’orientation sexuelle et à la religion. L’accroissement de cet ensemble d’inégalités s’observe, avec indignation, dans un système étatique libéral orienté, de plus en plus, vers un modèle néolibéral homogène. Son idéologie dominante s’appuie sur un discours axiologique qui promeut la propriété individuelle et l’égalité formelle, sans réserve quant aux inégalités d’avoir et de savoir qu’elle engendre. Ce qui génère une perception d’un ordre érigé sur une matrice des inégalités structurant un dysfonctionnement politico-social.

En réponse à ces inégalités, l’État met en avant des efforts de réduction des écarts par la mise en place de mécanismes verticaux (fiscalité selon des seuils imposables) et horizontaux (cotisations sociales et impôts). Leur concrétisation passe par l’implantation de structures territoriales, régionales et locales chargées de pallier l’écart des ressources entre les membres de la société et de consolider les fondements du commun. Ces institutions participent ainsi à la redistribution des ressources sous forme d’allocations (assurance-chômage) ou de prestations (régime québécois d’assurance parentale) avec l’ambition (ou l’intention) d’instaurer un équilibre et une cohésion sociale. Toutefois, ces soutiens financiers demeurent insuffisants au point de se demander si les inégalités ne structurent pas le modèle social ? En d’autres termes, notre hypothèse suppose que ces inégalités se forment en dehors de l’individu — elles ne relèvent pas de lui — mais au centre de la pensée libérale produit des Lumières.

Dès lors, comment les individus — en l’occurrence des personnes croyantes — peuvent-ils contribuer à la mise en place d’une justice sociale ? Dans quelle mesure la prise en compte de l’action individuelle, portée par une vision religieuse, constituerait-elle une alternative complémentaire ? De manière particulière, comment le principe de la zakat, d’essence coranique, pourrait-il prendre sens dans le quotidien individuel ?

Préalablement à l’exposé de l’approche conceptuelle à partir de laquelle ces questions seront abordées, certaines clarifications s’imposent par rapport au choix de la thématique de la zakat en tant que réponse probable à une justice sociale. À cette étape, deux facteurs peuvent être avancés. Le premier est que les expériences de la zakat dans les sociétés à majorité islamique permettent d’appréhender ce paradigme comme une possibilité, tant à l’échelle micro que macro, afin de retisser le lien social, la solidarité réciproque et l’entraide concrète. Le second facteur touche à la dimension intrinsèque de la zakat qui sert de moyen de lutte contre la pauvreté et l’inégalité.

La mise en évidence de ces deux facteurs conduit à retenir la notion de justice sociale développée par la féministe Nancy Fraser, notamment à travers son projet d’articulation des principes de redistribution et de reconnaissance comme dimensions de la justice et leurs lieux d’expression dans des espaces de « contre-discours subalterne », c’est-à-dire un lieu d’« élargissement du discours contestataire » (Fraser 2001, 139).

Dans cet objectif, le présent article souhaite parcourir, dans une première partie, l’entendement de la justice sociale selon Fraser. La seconde partie examinera le défi individuel et social posé par le principe religieux de la zakat. L’article se clôturera sur une proposition d’intégration de la zakat parmi les instruments possibles de justice sociale.

1. Redistribution et reconnaissance : une conception de la justice sociale

Pour Friedrich Hayek, la justice sociale n’a pas sa place dans un ordre de marché parce que celui-ci est spontané et seul garant de la liberté (Hayek 1995). Ce qui présume que toute revendication en ce sens, dans un ordre dominé par le marché, serait liberticide. Par conséquent la défense de la liberté porte le risque de l’exclusion de la justice sociale.

Dans une conjoncture contemporaine de diffusion mondiale de la pensée néolibérale, Fraser se démarque par une réhabilitation de la justice sociale. Sa démarche met, d’abord, en évidence le « dilemme redistribution/reconnaissance » dans lequel se trouvent les personnes qui subissent la double injustice économique et culturelle et qui sont soucieuses de reconnaissance et de redistribution. Cette situation les place dans l’état « à la fois de revendiquer et de nier leur spécificité » (Fraser 2011, 21). En mettant l’accent sur ces deux dimensions de la justice, l’auteure insiste sur leur insécabilité, leur enchevêtrement, et leur corrélation avec l’injustice socio-économique (exclusion, marginalisation, exploitation) pour l’une et symbolique (domination culturelle) pour l’autre.

À partir de cette optique, les différents concepts évoqués précédemment sont mis en corrélation avec l’espace public, mais pas n’importe quel espace public. Comme l’auteure inscrit sa contribution dans le domaine de la théorie critique, son argumentaire se construit en opposition à celui de trois théoriciens : Jürgen Habermas, Axel Honneth et Charles Taylor. C’est ainsi qu’elle réfute la définition d’espace public avancée par Habermas. En effet, pour lui, l’espace public est d’abord un « espace de relations discursives », c’est-à-dire un « espace public de participation politique […, de débat] des affaires communes […, ] arène d’interaction du discours » (Fraser 2001, 129). Or, selon Fraser, une telle définition réfère à un modèle normatif libéral d’espace public (bourgeois), qui présuppose une égalité des participants à la discussion, une unicité de l’espace public, une dichotomie spatiale public/privé et une circonscription des questions en débats. Or, la réalité met en exergue une exclusion factuelle de certaines catégories de personnes (dont les femmes et les immigrant.e.s) d’une participation politique. Et Fraser, ainsi qu’il sera ultérieurement exposé, milite, quant à elle, pour la théorie du « prendre part » (Fraser 2015) des individus à toutes les interactions sociales.

Par ailleurs, le reproche fait à Habermas est celui d’avoir omis de prendre en considération la dimension économique dans les manifestations des relations commerciales ; ce qui en soi est déjà insuffisant parce qu’il en résulte une lacune dans la saisie de l’interprétation des transformations structurelles de cet espace. Dès lors, et à partir de l’historiographie récente, l’auteure jette l’éclairage sur les espaces publics concurrents ou « contre-publics subalternes ». Cette expression correspond aux « arènes discursives parallèles dans lesquelles les membres des groupes sociaux subordonnés élaborent et diffusent des contre-discours, afin de formuler leur propre interprétation de leurs identités, leurs intérêts et leurs besoins » (Fraser 2001, 126). Ce lieu d’expression se conçoit comme un procédé d’émancipation, c’est-à-dire de participation, sans pour autant l’affranchir des jeux de pouvoirs. En revanche, son élaboration en espace « autre » favorise l’expression des torts qui autrement n’auraient pu trouver d’écho.

Ainsi que le présente Fraser, cet espace est occupé par un sujet subalterne qui est un sujet éminemment politique. Dans le sens où il ne vit pas en retrait du monde par repli ou abstention. Il s’implique et « prend part » à sa co-construction, à ses valeurs, à ses cultures, à ses normes, etc. Et Fraser de rajouter que la lutte contre les inégalités sociales nécessite de penser à l’intégration de la redistribution et de la reconnaissance en tant que composantes de la justice sociale. Ce qui l’amène à porter un regard critique sur la théorie de la reconnaissance axée sur l’identité et la différence culturelle.

À cet égard, Fraser se met en porte-à-faux des thèses sur la reconnaissance, défendues par Taylor et par Honneth. La posture des deux auteurs place cette notion au niveau du bien, pour le premier, et de la réalisation de soi, pour le second. Or, ce déni de la reconnaissance dépasse ce réductionnisme et formule une « subordination statutaire » qui plonge ses racines dans les « modèles institutionnalisés d’interprétation ». Dit autrement, la reconnaissance ne manifeste pas un besoin humain, per se, mais elle incarne un « remède à l’injustice » (Fraser 2011, 55). C’est pourquoi la reconnaissance se situe dans le registre de la justice. Ce qui signifie que tout individu a « un droit égal à rechercher l’estime sociale dans des conditions équitables d’égalité des chances » (Fraser 2011, 51). En ce sens, la reconnaissance se dissocie de l’identité individuelle ou de groupe. Elle se comprend comme la reconnaissance d’un statut de partenaire — à part entière — de l’interaction sociale, ce qui la revêt d’un caractère normatif universaliste. Elle représente, en effet, « une norme de la parité de la participation » (Fraser 2011, 5 ; 2004, 162) laquelle intègre également la redistribution comprise à travers les rapports sociaux de classe, les féminismes et toutes les formes d’anti-racisme, autrement dit, à travers toutes les revendications visant « les transformations ou les réformes socio-économiques, un remède aux injustices relatives au genre, à l’ethnie ou à la race » (Fraser 2004, 154).

Par conséquent, l’articulation des deux notions de reconnaissance et de distribution au centre du projet de justice sociale de Fraser tend à leur conférer un caractère « bidimensionnel » au sein de la justice. Ce qui collabore à leur formulation en tant qu’outil de compréhension de la complexité de la réalité politique et à leur prise en compte, concomitante, pour l’analyse des injustices économiques et culturelles. Dès lors, la reconnaissance et la redistribution doivent s’appréhender comme des alternatives inclusives plutôt qu’exclusives, fédérées autour de l’axe de la « parité de la participation » (Fraser 2004, 164). Laquelle ne se réalise qu’à travers des dispositifs sociaux et politiques établis selon trois paramètres : le fait que tout membre adulte de la société soit partenaire à part entière dans l’interaction sociale ; la distribution des ressources matérielles assurant l’autonomie et la capacité d’expression de chacun des participants (condition objective) ; et l’instauration de « modèles d’interprétation et d’évaluation » favorables à un égal respect de tous les membres de la société et à une reconnaissance de leur « humanité commune » (Fraser 2004, 163).

Le projet de justice sociale avancée par Fraser se construit autour des pôles de reconnaissance et de distribution. Il ne se contente pas d’être une critique de la théorie de la reconnaissance. Bien plus, il se révèle être un apport original à l’étude de la justice. Plutôt que de les opposer, Fraser les combine pour souligner l’injustice accompagnant le déni de reconnaissance, que ce soit par l’exclusion, le mépris ou la discrimination. Son inscription dans les mémoires nécessite une justice comme forme de réparation pour permettre l’audibilité nécessaire afin de « prendre part » à la vie citoyenne et faire émerger le sujet politique. Car la reconnaissance exprime un « besoin humain vital » (Fraser 2005, 42). La réduire à une question culturelle occulte, voire « dissimule son intrication avec l’injustice distributive » (Fraser 2005, 76). De notre point de vue, cette problématisation de la justice renvoie à une compréhension largement partagée de la zakat.

2. Zakat : une action en faveur de la justice sociale

Albert Camus soutenait que « mal nommer les choses peut ajouter au malheur du monde » (Camus 2006, 908). Dans cette démarche aspirant à en réduire quelques-uns, il convient de procéder de manière propédeutique à l’identification de la zakât, avant de la définir.

Ainsi, le fait de savoir si la notion relève de la morale ou de l’éthique (coranique) renvoie à la perception que les personnes concernées en ont. La distinction établie par Paul Ricoeur s’avère éclairante. Le philosophe avance l’idée que la distinction entre les deux notions ne signifie pas pour autant, qu’elles soient opposées. Bien au contraire, cette distinction permet de s’émanciper d’une herméneutique orientée vers la contrainte et le devoir (Ricoeur 1999, 199-236). D’une part, parce que la morale s’adresse à tous. Elle consigne un ensemble de normes de comportements individuels et sociaux autorisés et dont le respect ou la transgression permet la qualification ou non d’acte moral. La morale est ainsi renvoyée à un registre normatif, à une règle formulée en devoir. Les impératifs et les interdictions font état d’une dimension de contrainte. Toutefois, tous n’appliquent pas la morale. D’autre part, l’éthique se conçoit comme la recherche d’« une vie bonne avec et pour les autres dans des institutions justes » (Ricoeur 1992, 204). Une telle définition manifeste l’absence d’impératif par rapport au souci de soi et au souci des autres. Elle interpelle un sujet soucieux d’une justice structurelle et autonome qui exerce son libre arbitre sans obéissance à une norme externe en dehors de la sienne. Dès lors, la dissociation entre morale et éthique s’acheminerait vers la compréhension de l’agir de l’individu résolu entre le devoir imposé par une logique exogène et la visée d’une vie bonne insufflée par une logique endogène.

Une telle liberté d’action se retrouve au sein de la zakât (Talbi 2011, 127). En accord avec Mohammed Talbi, nous convenons que la zakat renferme une éthique coranique. Elle ne correspond nullement au devoir oppressif conçu par le fiqh qui l’enferme dans une vision morale de contrainte. Cette perspective se déduit de la récurrence et de la concomitance dans le texte coranique, des termes salat (la prière) et zakat. Leur citation couplée dans un agencement constant dépeint la salat comme une relation verticale de l’individu à son Créateur. Alors que la zakât se rapporte à la relation horizontale avec ses pairs. Le binôme formé par l’un et l’autre indique que le culte de la prière envers Dieu ne peut trouver sens que dans un agir envers Ses créatures. Cette idée se retrouve d’ailleurs dans le verset coranique définissant le « vrai pieux ». Celui-ci se caractérise par une action fondamentale : « donne[r] de son bien, quelque amour qu’il en ait, aux proches, aux orphelins, aux orphelines, aux nécessiteux, aux voyageurs indigents, à ceux qui demandent l’aide, les personnes endettées, et dans le but d’affranchir des esclaves […] » (2, 177). Par conséquent, la zakat se définit en des termes éloignés de l’aumône, de la charité, de l’impôt ou encore de la cotisation aléatoire, comme le soutiennent les herméneutes juristes fondateurs du fiqh[1]. Ces derniers lui confèrent une dimension injonctive et un caractère normatif avec une grille des biens concernés et les taux d’imposition respectifs. Leurs interprétations réfèrent à la conduite de Abu Bakr, désigné comme premier calife lors du décès du prophète. Le premier acte d’autorité de ce compagnon est d’assortir la transgression de l’obligation de zakat d’une sanction d’apostasie ; une interprétation qui demeure, même si le prélèvement de la zakat a disparu depuis l’abolition du dernier califat ottoman (1924), et même si aucun fondement coranique ne l’appuie.

La lecture du texte coranique fait plutôt ressortir l’évocation de la zakat comme une prise de conscience des privilèges des personnes nanties face aux personnes démunies. Cela en raison du fait que la zakat se déploie dans une interaction sociale et sur des personnes choisies de manière exhaustive sur des critères de vulnérabilités économiques. Ces prédispositions à son application la désigneraient comme un droit (haqq) imprescriptible et inaliénable des personnes dépourvues sur la fortune des nantis. En ce sens seulement, il serait possible de concevoir la zakat comme une obligation morale et non juridique. Elle se trouve à la charge de la personne disposant de biens, qui se doit alors de les partager avec les ayants droit désignés, ce qui a pour conséquence l’instauration d’une assistance mutuelle entre les humains unis dans une fraternité universelle. De notre point de vue, cela répond à l’impératif coranique d’être « bienfaisant » (muhsin) tout comme Dieu l’a été envers les mortels.

La solidarité et le partage engagent, alors, vers une vie bonne, c’est-à-dire dans une inclination à appliquer la commanderie du bien et le rejet du mal (amr bi l-ma’rûf wa l-nahy ‘an al-munkar). Cette « formule axiale » (Arkoun 2010, 39) située en amont de la zakat contribue à la mise en place de la solidarité sociale. Un objectif qui relève, toutefois, de l’intention (nyya) de chacun, plutôt que de l’exercice d’une force extérieure ou encore d’une obligation institutionnelle. Bien que la zakat ne fasse plus l’objet d’un prélèvement, dans les pays à majorité islamique, son application répond à des règles précises impliquant l’identification des biens sur lesquelles elle s’applique, les taux et la durée (condition de possession pendant une année lunaire de 354 jours).

Dépouillée des interprétations à caractère normatif, la zakat se révèle comme une libéralité cultuelle laissée à la discrétion de l’individu, au même titre que la salat qui l’accompagne. En effet, l’une et l’autre façonnent le sujet de foi, tel qu’il est mentionné dans le texte coranique à travers une action (la commanderie du bien) et une fonction, celle de khalif.

Cette fonction édictée sous forme d’énoncé performatif : « Je vais établir un khalif sur terre » (2, 30) désigne l’humain ontologique comme l’« héritier de Dieu » (Bidar 2008, 113). Une telle conception s’écarte de la définition classique de « vicaire » sur terre chargé de gérer le monde, dans le sens de le gouverner. Le dysfonctionnement, la gabegie et la corruption fragilisent les États et encore plus les populations les plus vulnérables. Aussi, en matière de gestion pour tout État enchâssant « l’islam comme religion d’État » dans sa constitution, il convient de garder à l’esprit le précepte coranique de pratiquer la justice comme témoignage de Dieu :

Ô vous qui croyez ! Pratiquez avec constance la justice en témoignage de fidélité envers Dieu, et même à votre propre détriment ou au détriment de vos pères et mères et de vos proches, qu’il s’agisse d’un riche ou d’un pauvre, car Dieu a priorité sur eux. Ne suivez pas les passions au détriment de l’équité.

4, 135

En d’autres termes, la notion de zakat ne trouve sens qu’en relation avec la justice. D’autant plus que la répartition inégale des richesses se comprend, dans le cadre coranique, comme une épreuve liée à la condition humaine. Le parcours de vie orienté par une origine, une direction et un but se détermine par une façon de penser, d’être et de se comporter. L’agir envers autrui relève alors d’un apprentissage personnel face à certains travers comme l’avarice, la cupidité, la concupiscence, la convoitise, l’avidité, l’égoïsme ou encore l’indifférence, afin de les remplacer par la générosité, la justice, la compassion, l’amour, le partage ou la solidarité. Ces critères forgent un état de conscience dans lequel la pratique de la zakat se prête comme un exercice de la fonction de khalif. Doué d’un libre arbitre, le khalif nanti est convié au partage de ses biens avec les démunis. En conséquence, la zakat impulse son émetteur vers un dépassement de sa propre misère et de la misère du monde et elle le pousse à devenir muhsin, un être de bonté.

La zakat se comprend, ainsi, comme un devoir humain aux visées préventives : éviter l’engendrement, l’implantation, le développement, et la pérennisation d’un écart socioéconomique entre les différents acteurs de la société. Elle met en garde contre ce que Honneth qualifie, dans le monde contemporain, de « pathologies sociales », c’est-à-dire des « violations des conditions d’une vie bonne ou réussie » (Honneth 2006, 105). Cela peut être rapproché de l’éthos coranique de la « commanderie du bien[2] », c’est-à-dire une disposition psychique et une action au service du bien. La zakat reflète également ce que Ricoeur décrit comme une recherche orientée vers « une vie bonne avec et pour les autres dans des institutions justes » (Ricoeur 1992, 204).

La zakat convie à une vie bonne, une responsabilité envers la collectivité dans des institutions justes, un cadre de vie qui serait à l’opposé de celui qui prévaut dans l’ordre social contemporain. Ce dernier se caractérise par la non reconnaissance de sa propre contribution à la montée de conditions d’existence dégradées et dégradantes pour les individus et par la crise sociale patente indépendante du flux migratoire. Un climat étatique favorable au développement d’une culture de la désolidarisation, avec la transformation de la responsabilité individuelle face à la pauvreté dans la société. La vision libérale semble, plutôt, mettre l’accent sur l’individualisation des problèmes sociaux. Un moyen efficace pour éclipser les apories de l’État et sa responsabilité dans le délitement des lieux de socialisation tels que la famille (bouleversements de l’institution familiale, recrudescence du divorce, reconfigurations familiales, etc.) ; l’école (déficit dans l’apprentissage du vivre-ensemble, de la cohésion sociale, etc. avec les controverses nées dans les écoles : par exemple, le voile) ; le déclin de l’institution syndicale (abandon de la protection des travailleurs à la faveur de la déréglementation du secteur financier et flexibilité des lois du marché, privatisation des services publics, réduction des programmes de protection sociale). La faillite des solidarités institutionnelles se renforce avec le déploiement des paradis fiscaux et la poussée de l’individualisme… mais sans moralité (exemple : le scandale des « Panama Papers »).

Pareil processus de dérive institutionnelle opère un changement, voire un malaise, dans les relations personnelles, les valeurs et les règles communes ; ce qui manifeste un déplacement du centre de gravité de la collectivité vers l’individu. Sans s’attarder sur les risques générés par cette métamorphose sur la santé de l’individu (isolement, notamment pour les personnes âgées, dégradation des interactions dans l’espace public, etc.), il semble nécessaire de relever leur impact sur les revenus et les inégalités créées. À cet égard, la zakat constitue une réponse possible et surtout faisable. Elle intervient, non seulement, dans la reconnaissance d’autrui et de ses besoins, mais également dans la redistribution des biens, sous forme d’argent ou de produits matériels. La zakat aspire à conférer une capacité de changement par l’appui à la réalisation de projets. Ce qui rappelle quelque peu le concept de capabilité développé par Amartya Sen et qui correspond à la liberté réelle de l’individu à choisir le mode de vie qui lui convient et qu’il (ou qui le) valorise (Sen 2000, 41-42).

En résumé, la zakat répond à l’instauration d’une justice sociale en mettant l’accent sur les deux paradigmes de reconnaissance et de redistribution développés par Nancy Fraser. Elle renferme également un potentiel de liberté qui permet au bénéficiaire de disposer d’une autonomie d’agir sur sa vie. Mais comment une initiative individuelle pourrait intervenir plus globalement pour penser le lien social et lutter contre les inégalités dans le cadre du Québec ?

3. Propositions d’application de la justice sociale

Pour mémoire, les mécanismes étatiques de réduction des inégalités, à travers la fiscalité et la redistribution des richesses, s’avèrent insuffisants. L’écart entre les riches et les pauvres se creuse considérablement, notamment avec les programmes d’austérité mis en place. Les injustices économiques criardes nécessitent de repenser les systèmes existants. Ce qui oriente vers l’efficacité des programmes retenus, dans différents domaines de la vie active, dont le principal écueil serait d’être en défaut de persévérance. L’exemple le plus manifeste est fourni par le Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale qui, après deux plans d’action (2004/2008 et 2010/2015) destinés à lutter contre les inégalités sociales, lance en 2016 une consultation publique en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. La récurrence de ces multiples plans d’actions et les résultats non atteints renvoient à un élément occulté dans les différents rapports ministériels, à savoir le manque d’harmonisation entre les actions menées et les objectifs assignés. Cela se traduit par un statu quo de la situation des personnes dans le besoin (qu’elles soient assistées sociales ou simplement à revenus minimums) face à une augmentation du niveau de vie.

Comparativement, la réflexion sur la redistribution n’est pas une nouveauté. La lutte contre les inégalités sociales fait l’objet d’un large consensus auprès de nombreux acteurs sociaux, simples citoyens ou hommes politiques. De nombreuses initiatives à l’échelle des quartiers se développent. Ainsi, la pratique africaine du « tchaw ou djangui », c’est-à-dire « mettre ensemble et cotiser », s’implante, de plus en plus et de manière informelle, à Montréal. Il s’agit d’« associations de personnes le plus souvent liées par un point commun (membres d’une même famille, d’un même quartier ou encore d’une même ethnie), qui font des versements réguliers, en nature ou en argent, et dont le total est distribué à tour de rôle aux membres de l’association » (Nguebou-Toukam et Fabre-Magnan 2003, 299). L’une des formes les plus connues est celle de « tontine » qui consiste en un financement collectif informel et rotatif pour l’acquisition d’un actif financier ou d’un bien immobilier dont la propriété revient au bénéficiaire. Le financement résulte de versements en nature ou en argent des membres de l’association. Moyen de financement et d’épargne, cette solidarité intraculturelle renvoie à une cohésion particulière, circonscrite à un groupe détenant des solidarités spécifiques. Le défi est de la voir se diffuser dans un contexte interculturel où les structures relationnelles se caractérisent par une diversité linguistique, ethnique et religieuse. Sans nier les risques de conflits reliés à ce pluralisme, la tontine tout comme la zakat pourraient être pensés comme des outils de mise en commun de ressources afin de résoudre collectivement les problèmes individuels. Sur la base d’une valeur commune de solidarité, ces méthodes parviennent à créer une chaîne d’assistance réciproque.

Toutefois, la particularité de la zakat est de mettre en place une solidarité anonyme. La discrétion et la réserve l’entourant s’expliquent par deux raisons. La première vise la préservation du respect de la dignité des bénéficiaires. En accompagnant le geste de redistribution d’une considération envers la personne qui les exprime, la zakat manifeste l’expression d’une humanité qui en détecte une autre à travers toute situation de détresse et d’injustice. Cette double reconnaissance des besoins et de la personne lui permet de s’accomplir, non seulement dans la parole et dans le geste, mais aussi dans la bienséance (conformément à la conduite du muhsin). Sous cet angle, il est possible de concevoir la zakat comme le refus de la déshumanisation d’autrui et en miroir, comme le produit d’une justice de ré-humanisation. La seconde raison cherche à épargner l’action de la zakat de la tentation de s’en prévaloir, de la clamer et de s’en glorifier. Car la zakat n’est ni ostentation, ni vanité. Elle relève de l’altruisme et dénote un désintéressement temporel parce qu’elle expose, en priorité, une gratitude et une reconnaissance envers Dieu pour l’octroi de la capacité de partager ses ressources dans un monde commun. La zakat peut alors également être considérée comme une conscience et une humanisation de soi-même.

Entre la reconnaissance des besoins, la ré-humanisation des bénéficiaires, la redistribution des ressources, la zakat pourrait devenir un moyen alternatif de retisser le lien social au niveau microcosmique des individus. Au niveau conceptuel, elle intègre la vision d’une interaction qui n’existe que d’un humain à un autre dans l’objectif d’établir un rapport d’égalité comme acte de justice. Cette conception replace les individus dans une existence sociale plutôt que dans une désincarnation qui les isole. Ainsi, au plan de l’application, le mécanisme de la zakat pourrait trouver forme et locution dans les lieux discursifs ouverts à l’énonciation des besoins des sans-parts. Car ces espaces de « contre-discours subalternes », selon la désignation de Nancy Fraser, renferment une potentialité, celle de l’émancipation discursive à travers la réception de revendications diverses. Par conséquent, la connaissance des inégalités multiples, souvent inter-sectionnelles, participera à l’émergence d’un discours de transformation des rapports entre les nantis et les démunis. À ce niveau, la prise en considération de la zakat interviendrait dans la contestation des structures d’oppressions et d’inégalités, mais aussi comme une source non négligeable de poursuite de la lutte pour l’éradication des inégalités et des exclusions et en faveur de l’instauration d’une justice sociale.

La zakat, tout comme la tontine, forment des mécanismes d’aide et de solidarité humaine puisés dans la tradition religieuse et la tradition culturelle. Leur fonctionnement adapté au contexte québécois contribuerait à l’intégration de pratiques de partage et de solidarité au fondement de la cohésion sociale. Elles développeraient surtout la prise de conscience de ce qui est dû à la collectivité, à la réalité d’une interdépendance humaine et à ses bienfaits. Quant à la zakat, sa pratique pourrait se percevoir comme une implication à une éducation citoyenne.

Conclusion

Par le biais de la zakat la voix assourdie des « sans-parts » (Rancière 2005, 9), c’est-à-dire de l’ensemble des pauvres et des exclus, sans égards à une identité distinctive, accède à une audibilité. La redistribution des biens, la reconnaissance des personnes dans le besoin et la justice pour l’égalité entre humains appuient la restitution d’un statut et d’une visibilité déniés au moment du partage. Cette pratique religieuse prend la forme d’un acte d’émancipation par la dimension subversive qu’elle renferme. En effet, la prise en compte de la personne et de ses besoins permet d’interroger certains paradigmes modernes, comme ceux de l’individu et de l’égalité en parallèle avec la stratification sociale et les inégalités. Cela laisse voir un paradoxe en contradiction avec la pensée des Lumières engagée dans la liberté et l’égalité comme uniques issues du progrès. Quoiqu’il se dise, la pauvreté n’est pas optionnelle. Par conséquent, les traditions religieuses continuent à offrir un espace de solidarité et à faire éclater les barrières de l’individualisme, de l’indifférence et des inégalités observées dans l’espace public.