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Introduction

Souvent associé à une forte densité capitalistique et des traditions de production ancestrales, le secteur du vin n’est pas naturellement lié à l’innovation entrepreneuriale. Il existe pourtant des cas de réussite spectaculaire comme celui de l’entreprise créée par Jean-Luc Thunevin (JLT dans la suite du texte), l’initiateur des « vins de garage ». Cette expression fait évidemment référence au « mythe du garage » américain. Selon Audia et Rider (2005), cette célèbre croyance populaire américaine se nourrit d’histoires d’entreprises plus ou moins hagiographiques comme celle de William Hewlett et David Packard. Ces deux fondateurs de la célèbre entreprise HP auraient lancé leur affaire dans un garage où ils ont conçu un oscillateur. Cet endroit symbolique, situé à proximité de l’Université de Stanford, est devenu un lieu de mémoire consacré par une plaque le déclarant « Birthplace of Silicon Valley ». Par analogie, la création des établissements Thunevin (entreprise éponyme, ET dans la suite du texte) s’inscrit dans cette même logique et c’est pourquoi nous parlons de « vin de garage »[1]. En effet, JLT et Murielle Andraud (sa compagne) ont créé leur entreprise en procédant à des vinifications dans un chai improvisé à côté de leur maison d’habitation. En 1991, ils ont commencé à produire leur cru, Château Valandraud (Annexe 1), dans l’appellation Saint-Émilion des vins de Bordeaux après avoir acheté, un an plus tôt, 0,6 hectare de vignes situées dans ce village reconnu au patrimoine mondial de l’Unesco.

L’originalité de ce projet entrepreneurial tient à son non-conformisme qui l’inscrit en rupture avec les cadres conventionnels de la profession et du secteur. Cette forme de déviance n’a d’ailleurs pas échappé au célèbre critique de vin Robert Parker. Cet ancien avocat a créé et a dirigé durant une trentaine d’années la revue The Wine Advocate. Les notes qu’a données cette dernière aux crus ont fait et défait des réputations. Robert Parker a qualifié JLT de bad boy dans le numéro 164 d’avril 2006. Les ET ont exploité cette image en commercialisant, dès 2007, un vin de Bordeaux nommé « Bad Boy » (« Mauvais Garçon » pour le marché américain puisque « Bad Boy » y fait l’objet d’une protection). L’étiquette de ce cru représente un mouton noir appuyé sur un panneau de signalisation indiquant la direction du « garage » (Annexe 1). Plus tard, la revue Wine Spectator (une autre revue renommée dédiée au vin) a consacré au couple Thunevin six pages de son numéro de mars 2012 avec un article intitulé « Bordeaux’s Black Sheep ». Le mouton noir désigne le déviant, celui qui s’affranchit des cadres normatifs et se comporte autrement que ses congénères. Il faut dire que JLT a dérogé aux conventions du monde de la viticulture, notamment par rapport aux techniques employées dans les vignes et dans les chais, à sa politique de prix des crus, au classement des vins ou encore à sa communication. La réaction de l’establishment bordelais a été, à l’époque, vive et hostile. Mais JLT assume totalement ses choix et ses pratiques. Cette image a même contribué à sa notoriété. Bad Boy est vendu 20 euros, bien en dessous du prix de Château Valandraud. Ce dernier a été promu premier grand cru classé lors du classement décennal des vins de Saint-Émilion en 2012 (nouvelle étiquette du cru, Annexe 1). Son prix de vente avoisine les 300 euros la bouteille dans les meilleurs millésimes (2009). Pour un vigneron autodidacte parti de rien, cette réussite entrepreneuriale est tout à fait exceptionnelle. Elle se traduit également dans la valeur patrimoniale des ET estimée, en 2012, à plus de 50 millions d’euros (et elle a ensuite crû, notamment en raison du dernier classement), alors que 100 000 francs ont été investis lors de leur création (un peu plus de 15 000 euros).

Notre travail montre dans quelle mesure le projet entrepreneurial des ET et son business model (qui constitue l’artefact utilisé pour accéder au cas) se démarquent des formes de normativité prescriptives et régulatrices de son secteur économique. Pour montrer la singularité de notre étude de cas, nous l’inscrirons dans une perspective conventionnaliste. Cette inscription se justifie si l’on considère que tous les champs de l’action humaine coordonnée sont structurés par des conventions. Ces cadres conventionnels permettent aux agents de s’accorder, de se coordonner, de légitimer leurs actions en référence à des formes collectives d’évaluation basées sur des repères cognitifs et des cadres normatifs socialement construits (Eymard-Duvernay, Favereau, Orlean, Salais et Thévenot, 2006). L’histoire des ET peut être lue par les conventions avec lesquelles a composé JLT pour conduire ses affaires. Notre question de recherche peut être formulée ainsi : en quoi une perspective conventionnaliste permet-elle de comprendre le business model des établissements Thunevin et d’en cerner la singularité ?

Notre article vise un double objectif, pratique et théorique.

Sur le plan pratique, nous cherchons à établir dans quelle mesure l’approche conventionnaliste permet d’enrichir l’arsenal des modèles stratégiques. En effet, qu’il s’agisse de faire un diagnostic ou de formuler un avenir pour l’entreprise, force est de constater que la perspective conventionnaliste n’est pas mobilisée par les cabinets de conseil en stratégie et n’apparaît pas dans les recensions plus académiques des outils stratégiques (Knott, 2008 ; Furrer, Thomas et Goussevskaia, 2008). En ce sens, l’objet de notre recherche concerne la transférabilité de la perspective conventionnaliste pour comprendre le cas des ET et ainsi participer à combler ce manque.

La valeur ajoutée théorique consiste à voir les conventions comme des outils de lecture et d’interprétation des dynamiques interactives qui structurent les registres de normativité des champs économiques. Le niveau micro pour lequel elles sont ici mobilisées comme source explicative d’un cas concret conduit à défendre une approche à la fois systémique et transdisciplinaire de la convention.

Notre restitution du travail se divise en quatre parties. La première présente la perspective conventionnaliste ainsi que la conception du business model (BM dans la suite du texte) s’y inscrivant. Notre stratégie de recherche fait l’objet de la deuxième partie. La troisième partie présente nos principaux résultats. Elle fait ressortir les conventions identifiées par notre collecte de données pour relever la façon dont le BM des ET les intègre. Notre discussion-conclusion synthétise les apports, les limites et les voies de recherche futures, l’une d’entre elles étant d’ores et déjà engagée.

1. La perspective conventionnaliste pour éclairer une affaire, le BM pour la restituer

Les expressions « économie des conventions » et « théorie des conventions » sont utilisées pour évoquer le courant théorique auquel nous nous référons (1.1.). Ce courant a été utilisé pour conceptualiser la notion de BM (1.2.), le modèle en résultant constitue alors la grille de lecture conventionnaliste du cas étudié.

1.1. Quelques enseignements tirés du courant conventionnaliste

L’intérêt socioéconomique de la notion de convention a, en quelque sorte, été lancé par la Revue économique de mars 1989. Cette impulsion dans une revue française peut, en partie, expliquer qu’elle soit davantage prisée par les chercheurs français et moins mobilisée par le reste du monde[2]. L’analyse des postulats épistémologiques et de l’ambition théorique de ce courant sortirait du cadre de cet article[3]. Notre propos se centrera sur les aspects utiles à notre recherche en présentant les éléments de cadrage de la perspective conventionnaliste. Nous partons d’exemples simples illustrant la notion de convention pour ensuite voir comment elle se conceptualise.

Au sein de chaque espace social plus ou moins formellement circonscrit (un club sportif, une entreprise, etc.), des critères sont perceptibles afin qu’un nouveau venu puisse le comprendre et se comporter en conformité avec les régimes d’instruction qui organisent cet univers social particulier. Nizet (dans un document de travail non daté) prend un intéressant exemple : « Madame X, fraîchement diplômée en marketing, vient d’être engagée dans les services commerciaux d’une entreprise. Elle est présente dans l’entreprise pour son premier jour de travail. À quelle heure va-t-elle quitter le bureau en fin de journée ? ». Il montre ensuite que des repères explicites (le chef du service communique l’heure de fin de journée, ou, parce qu’elle est restée tard, Madame X constate que son excès de zèle l’a placée en difficulté pour sortir du bâtiment, car la plupart des issues ont été fermées…) peuvent se combiner à des critères plus implicites (Madame X voit ses collègues se lever à partir de 18 heures pour quitter le bureau).

Il serait également ici possible de prendre l’exemple des conventions des milieux scientifiques relativement à la publication, dont l’évaluation à l’aveugle oriente le comportement des auteurs et des évaluateurs.

Les repères permettant l’identification des conventions ne sont pas toujours aisés à percevoir, car ne se présentant pas forcément spontanément. Cette difficulté peut être embarrassante, car le non-respect d’une convention peut conduire à une sanction (en référence aux deux exemples précédents, respectivement le rejet de Madame X par les autres salariés, le rejet du texte proposé à une revue).

De manière plus générale, la convention peut être vue comme le résultat d’une combinaison entre des actions individuelles et un cadre collectif contraignant les sujets (Dupuy et al., 1989). Cette contrainte offre un certain confort lorsqu’il s’agit de décider en situation d’incertitude. En effet, l’individu tend à opter pour un comportement qu’il pense conforme. Cette interprétation de conformité découle de schémas cognitifs ayant pu se construire par l’expérience des réseaux côtoyés, toute immersion dans un collectif renseignant sur les conventions des espaces sociaux traversés. Ces derniers sont émaillés de critères informatifs aidant l’individu à se repérer, c’est-à-dire à ajuster son comportement pour y évoluer. Autrement dit, la coordination des acteurs est régulée par des croyances s’agissant du comportement des autres (Orléan, 1994). Cette perspective répond ainsi à la gestion de l’incertitude en laissant à l’acteur la possibilité de décider de son comportement en fonction de ses capacités cognitives ou de ses motivations, mais il est également orienté par une représentation plus collective régulant les mouvements économiques et sociaux. Ceci dit, toute convention se heurte à d’autres conventions, parfois concurrentes (Gomez et Jones, 2000). Les conventions diffèrent dans leur contenu tout en se référant à un cadre plus large (ibid)[4]. Les acteurs peuvent mobiliser une pluralité de conventions pour justifier leur comportement (Boltanski et Thévenot, 1987 ; Diaz-Bone et Thévenot, 2010). « Les acteurs peuvent réfléchir sur l’utilisation des conventions et les conventions sont, d’un point de vue pragmatique, le résultat d’expériences collectives sur les possibilités de coordination face à des problèmes collectifs. » (Diaz-Bone et Thévenot, 2010, §11). La perspective conventionnaliste prend ainsi appui sur des soubassements cognitifs. En effet, une forme de représentation collective surplombe les actions des individus qui restent néanmoins libres de se comporter plus ou moins conformément au cadre conventionnel dans leur régime d’action. Dans les faits, tout un ensemble de facteurs intervient pour stabiliser une façon de faire, laquelle, en devenant accessible et en étant communément acceptée comme conventionnelle, conduit les individus à s’y référer ou à y recourir pour justifier leur comportement. Le concept de convention dépasse néanmoins l’habitude, l’usage ou la coutume (Diaz-Bone et Thévenot, 2010). Notamment, l’engagement dans l’action n’est pas automatique, mais plutôt réflexif, action pour laquelle l’acteur s’inscrit dans un système dynamique de choix.

À ce stade du développement, on note donc que les conventions posent un référentiel structurant, mais que les acteurs gardent une intelligence pragmatique au sein des situations traversées. Autrement dit, les conventions, les situations et les acteurs participent aux dynamiques collectives et la perspective conventionnaliste, au sein de ce triptyque, pose des référentiels pouvant aider à l’identification des conventions. Par exemple, selon Eymard-Duvernay et al. (2006), l’économie des conventions réunit trois thèmes : les valeurs, la coordination et la rationalité. Quant à Gomez (1999), il place la convention dans une problématique combinant l’incertitude, la rationalité et le mimétisme. Partant de l’ouvrage de Boltanski et Thévenot (1987), Diaz-Bone et Thévenot (2010) considèrent trois thèmes majeurs : l’épreuve et l’incertitude qui lui est associée, la qualification des personnes et des choses empruntées au droit (« la qualification des faits est nécessaire pour qu’ils soient pris en compte dans l’application de la loi », §6), le bien commun (entre autres pour reconnaître la place de l’évaluation dans la coordination des actions). Ces différentes approches s’articulent sans difficulté et offrent une possible lecture de l’acte entrepreneurial.

1.2. Une conception conventionnaliste de l’entrepreneuriat et de son artefact, le BM

En effet, le lancement d’une affaire est marqué par le sceau de l’incertitude. Le manque de référentiel passé et l’incapacité des acteurs à prévoir les différents états du monde sur un horizon temporel (notamment lointain) excluent toute forme d’ancrage dans une conception classique de la rationalité substantielle. Il suffit d’ailleurs de reprendre les éléments chiffrés d’un plan d’affaires quelques années après le démarrage des activités pour se rendre compte que l’anticipation rationnelle est un voeu pieux. Certes, il ne faudrait pourtant pas en économiser l’effort puisque la formalisation d’objectifs aide à la réalisation d’un but. Ce but intéresse les partenaires potentiels forcément demandeurs de possibles imaginables. Autrement dit, et pour reprendre une phrase, tant prisée par les stratèges, de la correspondance de Sénèque avec son disciple Lucilius : « il n’y a pas de vent favorable pour qui ne sait où il veut aller ». Les partenaires veulent savoir où l’entrepreneur veut aller, les ressources qu’il compte réunir pour y parvenir et la façon dont ces ressources seront agencées pour atteindre le futur désiré. Cet agencement nécessite une coordination de l’utilisation des ressources et des relations avec les parties prenantes. Le projet doit alors faire émerger une zone d’échange s’apparentant à un bien commun susceptible de conduire à évaluer à la fois l’échange et le comportement de l’autre. Parfois, un phénomène de mimétisme explique le recours à une convention plutôt qu’à une autre. Les acteurs s’arrangent pour, en quelque sorte, autoriser un compromis entre plusieurs logiques (Daudigeos et Valiogue, 2010).

Ainsi vue, la perspective conventionnaliste appliquée à l’entrepreneuriat réunit bien les thèmes de la rationalité, de la coordination et des valeurs, lesquelles conduisent au principe de biens communs, etc. En fait, dès l’origine du projet, c’est une convention que l’entrepreneur tente d’impulser (Verstraete, 1999, 2003). Verstraete et Jouison-Laffitte (2009, 2011a, 2011b) conçoivent le BM comme l’artefact de cette genèse, notamment lorsqu’il s’agit de rendre les affaires envisagées intelligibles aux différentes parties prenantes. Le BM crée du sens par l’exercice de modélisation lorsqu’il s’agit de concevoir l’affaire ou de la présenter de façon convaincante en un temps circonscrit n’autorisant pas d’aller dans les détails. Les auteurs définissent le BM comme une convention relative à la Génération de la valeur, à la Rémunération de la valeur et au Partage de la valeur (BM GRP). La nature conventionnelle du BM réfère à la valeur. Celle-ci est une notion centrale pour tous les chercheurs travaillant sur le BM (Jouison, 2008 ; Eyquem-Renault, 2011). La littérature afférente est ainsi émaillée d’expressions telles que value proposition, value creation, capture of value, value network, value delivery ou encore value chain (Chesbrough et Rosenbloom, 2002 ; Shafer, Smith et Linder, 2005 ; Teece, 2010 ; Amit et Zott, 2012 ; Morris, Shirokova et Shatalov, 2013). La plupart des auteurs s’accordent à considérer que le BM donne du sens aux affaires d’une entreprise, par exemple en décrivant, comme une « histoire », comment elle construit, récupère et délivre de la valeur. Il nous semble possible d’y voir la notion de valeur de la thèse conventionnaliste selon laquelle les valeurs collectives et les biens communs ne sauraient être réduits à l’état de préférences individuelles, mais fournissent l’armature des conventions de coordination les plus légitimes (Eymard-Duvernay et al., 2006, p. 23). En appliquant une perspective conventionnaliste au BM, c’est par un dispositif cognitif collectif (pour reprendre l’expression de Munier et Orléan, 1993), ou par une forme de représentation partagée, qu’émerge le projet autour duquel se cristalliseront des parties prenantes, lesquelles apportent des ressources ayant de la valeur pour le projet contre d’autres ressources ayant de la valeur pour elles (Verstraete et Saporta, 2006). Chaque partenaire estimera le projet en fonction de la valeur qu’il en tire, mais aussi en fonction de ce qu’il pense de ce qu’en tireront les autres, donc de leur comportement. Un phénomène de mimétisme intervient également lorsque des partenaires potentiels constatent qu’ils sont précédés par d’autres adhérents au projet, ce qui peut les conforter dans leur propre comportement. En adaptant le propos de Gomez (1999), on se retrouve dans une situation où la structure sociale en émergence naît de l’adhésion consentie de chacun, cette structure donnant du sens à son calcul individuel. La durabilité des comportements des acteurs autour du projet d’entreprendre fait de l’entreprise (l’action d’entreprendre et son résultat) une convention. Selon Verstraete et Jouison-Laffitte (2009, 2010, 2011a, 2011b), le BM en est l’artefact parce qu’en modélisant le possible, on est finalement dans une forme de simulation à laquelle les partenaires potentiels sont invités à participer et à se coordonner. Bien que ne s’inscrivant pas dans une perspective conventionnaliste, Doganova et Eyquem-Renault (2009) considèrent également le BM comme un artefact aidant à obtenir l’adhésion des partenaires, notamment parce qu’il joue un rôle démonstratif (et pas descriptif) et que sa narration stabilise la représentation de l’affaire (en apparence, puisque les discussions autour de l’artefact font évoluer le BM). Le BM « est, en quelque sorte, le médium de l’expression de la vision du monde commun aux multiples parties prenantes que devrait constituer l’entreprise » (Verstraete et Jouison-Laffitte, 2010, p. 21). Ceci dit, en tant que convention, le BM est confronté à toutes les conventions des contextes concernés ou susceptibles de l’être. Lorsqu’il s’agit de participer à la simulation évoquée précédemment, il convient de tenir compte des conventions des espaces sociaux traversés par le projet dans la conception du BM. Les structures sociales bâties sur les conventions s’imbriquent. Plus précisément, les conventions composent la convention (autrement dit, les conventions sont une composante du BM). Le terrain des ET en fournit l’illustration.

2. Le cadre opératoire : l’étude de cas unique des établissements Thunevin

La réussite exemplaire des ET combinée au caractère pionnier de JLT dans le mouvement garagiste légitiment notre inscription méthodologique dans une étude de cas intrinsèque (Stake, 1994, 1995). Le cas « intrinsèque » est étudié en profondeur, pour lui-même, parce qu’il est intéressant. « I call a study an intrinsic case study if it is undertaken because, first and last, the researcher wants better understanding of this particular case » (1994, p. 437). Ceci dit, le cas des ET s’est avéré captivant par la lumière qu’il prenait sous l’éclairage d’une perspective conventionnaliste. Il a alors pris une orientation instrumentale. Selon Stake, une étude de cas instrumentale donne à voir et à comprendre tout ou partie d’un problème auquel s’intéresse le chercheur. Le cas choisi sert de terrain pour répondre à un questionnement plus ou moins circonscrit. Dans cet esprit, il s’avère que notre équipe de recherche mobilise depuis de nombreuses années la perspective conventionnaliste en lui trouvant des applications au sein de contextes relevant de la création d’entreprise. Par exemple, depuis 2006, elle y a recouru pour conceptualiser la notion de BM apparue avec les start-up internet. Cette conception conventionnaliste du BM s’est également avérée pertinente dans le contexte d’entreprises existantes lors d’une recherche-action sur le terrain de six dirigeants du secteur du bâtiment souhaitant développer leur entreprise (Verstraete et al., 2012 ; Verstraete, Jouison-Laffitte, Krémer et Hlady, 2017). Lors de la mise au jour du BM des ET, l’équipe a pu remarquer que les conventions jouaient un rôle clé dans la compréhension du cas. Pourtant, comme nous le soulignons dans l’introduction de ce texte, la perspective conventionnaliste n’est pas inscrite dans les outils stratégiques (Knott, 2008 ; Furrer, Thomas et Goussevskaia, 2008). La direction instrumentale prise pas le cas sert à combler ce manque, sans que le cas ne perde de son intérêt intrinsèque. D’ailleurs, dans la typologie de Stake, l’étude de cas intrinsèque et l’étude de cas instrumentale peuvent tout à fait se combiner. David (2005) précise que l’étude de cas instrumentale appelle une interrogation du cas par la théorie et de la théorie par le cas.

Figure 1

De la théorie au cas des ET, et inversement

De la théorie au cas des ET, et inversement

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Le BM GRP a permis d’accéder au cas des ET (Figure 1). Cette lecture peut s’inscrire dans une démarche pratique, comme un dirigeant (ou un conseiller) le fait lors de l’utilisation des outils stratégiques. C’est une façon d’apprécier la transférabilité de la perspective conventionnaliste. La figure 2 présente un des résultats, sous forme d’un poster, de la mise au jour du BM des ET (il est possible d’accéder à des versions plus complètes à l’adresse http://grp-lab.com/ dans la rubrique GRP Stories). Ce poster présente les trois dimensions du modèle GRP, lesquelles comportent chacune trois composantes : pour le G, porteurs, proposition de valeur, fabrication de la valeur ; pour le R, sources des revenus, volumes des revenus, performances ; pour le P, parties prenantes, conventions, écosystème. C’est avec le BM GRP que nous avons mis au jour le cas des ET. En retour au cadre théorique (Figure 1), le travail d’analyse des chercheurs a montré que les conventions jouent effectivement un rôle clé dans la compréhension d’une affaire.

Les données collectées (Annexe 2) ont été codées puis analysées (Annexe 3) en utilisant comme grille le BM GRP (Annexe 4). S’agissant des entretiens, ils ont d’abord fait l’objet d’une retranscription intégrale. Le codage a été précisé, pour ce qui nous intéresse, afin d’analyser plus finement les conventions. Pour repérer celles-ci, nous avons été particulièrement vigilants à identifier ce qui semblait relever de l’accord, de pratiques stabilisées, à la façon, dont l’entrepreneur s’y réfère (sans forcément s’y conformer), à l’habitude, à l’usage, à la coutume, à l’incertitude, à la coordination, à l’évaluation, à une forme de principe supérieur dépassant l’intérêt individuel, à des valeurs partagées, aux qualifications… (1.1.). Une analyse documentaire a également servi l’identification des conventions. Par le principe de triangulation des données, nous avons pu comprendre les conventions s’imbriquant au BM des ET. Notre travail n’écarte pas l’intuition du chercheur et, comme le professe un des spécialistes de la perspective conventionnaliste, il n’est pas utile de « déployer toute l’infrastructure analytique du modèle conventionnaliste pour résoudre une problématique de recherche à partir des conventions » (Gomez, 2003, p. 272).

De la lecture académique du cas, il a fallu constater que les conventions s’influencent, s’imbriquent et qu’elles ne sont pas sans incidence sur les autres éléments constitutifs des affaires conduites par les ET (ce que les annexes 5 et 6 restituent en partie). Force est également de constater la difficulté à tracer un périmètre disciplinaire autour de la convention. La section suivante présente les conventions mises au jour et une façon de raconter le BM des ET en les prenant comme structure du cas. La restitution est en effet narrative. Cette démarche résonne avec le propos de Magretta (2002) qui considère que le BM, dans sa forme narrative, permet de communiquer aux parties prenantes une vision claire de la « logique » de création de valeur de l’organisation. Martens, Jennings et Jennings (2007) ont, dans le contexte entrepreneurial, souligné le rôle fondamental que joue la narration dans la captation des ressources, notamment financières. Pour Keen et Qureshi (2006), cette version narrative des BM est particulièrement mobilisée auprès des apporteurs de ressources financières[5], mais également auprès des acteurs internes de l’organisation et participe à leur motivation et à la construction d’une culture de l’entreprise. Comme le rappellent James et Minnis (2004), l’attention portée au rôle important que jouent les « histoires » au sein des entreprises n’est pas nouvelle. En effet, Mitroff et Kilmann (1975) considéraient les histoires comme étant vitales pour les organisations.

Figure 2

Le BM des établissements Thunevin en format poster

Le BM des établissements Thunevin en format poster

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3. Les résultats : mise au jour des conventions pour comprendre le BM des établissements Thunevin

Le cadre opératoire déployé a permis de mettre au jour sept conventions (3.1.) du monde du vin bordelais avec lesquelles composent aujourd’hui le BM des ET. Ces sept conventions sont contextuelles au cas étudié. Elles sont restituées sous forme narrative, comme l’a été plus largement le BM des ET. Cette forme peut être facilement soumise à l’entrepreneur lisant alors l’histoire de son entreprise. JLT n’en a censuré aucune partie, tout en apportant des précisions portant, pour la plupart d’entre elles, sur la rémunération de la valeur. Sur la base de ces conventions, et parce qu’elles s’imbriquent et influencent les autres composantes du BM, il est possible de procéder à une lecture plus systémique et moins superposée en les prenant comme base du récit (3.2.).

3.1. Sept conventions nécessaires à la compréhension du BM des établissements Thunevin

Convention 1 : le Château bordelais et son vin

Le château (parfois « clos » ou « domaine ») est un concept très bordelais, non associé à un bâtiment qui mériterait cette dénomination, mais à une identité de lieu comportant des vignes seules à fournir le raisin vinifié (souvent plusieurs cépages assemblés) dans les installations portées par le territoire propriété dudit château (le propriétaire ne peut pas acheter du raisin provenant d’une autre propriété). Les représentations du château bordelais relevaient d’une tradition de transmission de génération en génération ou de rachat par des acteurs locaux connaissant cette tradition par leur attachement aux métiers (viticulteurs, oenologues, éventuellement négociants, etc.). Elles renvoyaient également à l’utilisation de pratiques acceptables tant en matière de viticulture que de viniculture, à la mobilisation des savoirs locaux par l’implication de la génération transmettant la propriété. Le secret, ou au moins la discrétion, est de mise, on parle peu des affaires au-delà du cercle familial.

Le BM des ET et la convention 1

Les vins de garage ne sont pas les seuls à avoir été confrontés à cette convention tenace en contexte bordelais. Néanmoins, les vins de garage l’ont transgressée par exemple en mobilisant des techniques découlant des moyens dont disposaient leurs initiateurs. Dès l’origine, JLT combine les vendanges en vert, l’effeuillage, les vendanges manuelles, la fermentation malolactique en barrique, etc. parce qu’il ne disposait pas des moyens de manoeuvrer ou de traiter les vignes à l’instar des propriétés établies du secteur. Ce faisant, il a dérogé aux pratiques, même si certains utilisaient déjà une ou plusieurs de ces méthodes, mais rarement de façon combinée, et souvent sans en faire la publicité… Or, la communication, relayée par les médias du vin, a largement contribué à montrer des options possibles à cette convention. JLT n’a pas hésité à parler, et plus largement à s’exprimer sur des sujets habituellement tenus secrets. Par exemple, sans doute en raison de son passé dans le secteur de la banque, il n’a aucune difficulté à parler d’argent, de son chiffre d’affaires, de ses revenus, de ses dettes, etc. Chez JLT, la transparence n’est pas une provocation, elle est naturellement exprimée par une générosité informative, dont son blog (www.thunevinblog.com) est une expression, même s’il y reconnaît son impossibilité à pouvoir tout dire pour ne pas sabrer ses relations avec les acteurs de la planète vin (voir le post du mercredi 11 octobre 2006, « Blogolangue de bois » en annexe 7). Qui plus est, JLT est autodidacte et a créé son entreprise ex nihilo.

Convention 2 : le goût du vin (bordelais…)

Les crus qualitatifs français ont une réputation internationale. Les plus prestigieux d’entre eux sont parfois critiqués pour avoir mis en place des méthodes ayant conduit à une certaine uniformité du goût du vin. Leurs propriétaires savent répondre à ces attaques, mais il faut constater que des crus moins qualitatifs, au terroir moins prestigieux, emploient certaines techniques devenues certes courantes pour plaire, croient-ils, au palais des consommateurs sans y mettre les moyens afférents. Il y aurait ici un amalgame avec l’utilisation maîtrisée de méthodes que les crus qualitatifs déploient pour élaborer, tant à la vigne qu’au chai, des vins de grand niveau plus vite accessibles et durablement bons (les vins qualitatifs bordelais avaient la réputation de devoir être attendus au moins une décennie pour être consommés). Certes, lorsqu’un cru d’une certaine réputation force sur ce point, le résultat peut nuire à ses pairs.

Cette convention a posé quelques difficultés à l’équipe de recherche, ne serait-ce que pour le choix de son libellé, car il y aurait, en quelque sorte, deux approches dans ce domaine : celle des vins traditionnels (très liée à la convention 1) et celle, plus récente, des vins modernes (critiquée par les acteurs se retrouvant dans la convention 1). Mais il a fallu constater, avec la pratique des dégustations des primeurs qui s’est systématisée et plus encore lorsque le critique américain Robert Parker est devenu incontournable, qu’un certain goût du vin a été érigé en repère pour nombre de propriétés étant dans une phase particulièrement incertaine s’agissant des échantillons à présenter à la dégustation. Ainsi, le producteur devait, à la fin du siècle dernier, fournir des vins plus boisés, avec plus de matière, moins de verdeur donc plus de maturité, sans que cela ait quoi que ce soit à voir avec un goût du consommateur qui aurait été évalué sur le plan organoleptique.

Le BM des ET et la convention 2

Si quelques vins ont été, ou sont encore, « bodybuildés », pour reprendre une expression diffusée, la généralisation du qualificatif est sévère, inexacte et infondée selon JLT. Pour lui, les crus qualitatifs usent avec raison de certaines méthodes tout en s’autorisant quelques essais, parfois innovants, mais souvent soit en reprenant des techniques remontant à l’Antiquité qui ont parfois été oubliées pendant une longue période, soit en important une méthode mobilisée dans une autre AOC (l’élevage sur lies pratiqué sur les vins blancs dans d’autres régions de France, notamment sur les célèbres vins blancs de Bourgogne). S’agissant de la discutable uniformisation du goût, l’analyse faite par JLT est qu’auparavant les vins comportaient davantage de défauts permettant l’identification de différences. Aujourd’hui, le niveau qualitatif ayant progressé, les différences sont moins évidentes et, en conséquence, les défauts moins facilement identifiables.

Convention 3 : les relations aux « autres »

Les propriétaires des crus prestigieux parlent difficilement de la concurrence. C’est un peu comme s’il n’y en avait pas. JLT éprouve cette difficulté. Il parle plutôt de ses « collègues ». Ce libellé exprime ce que la littérature en management stratégique appelle la « coopétition », laquelle dépasse l’opposition entre la relation concurrentielle et la relation partenariale (Bengtsson et Kock, 2000 ; Cusin, Loubaresse et Charreire-Petit, 2013 ; Dagnino, Le Roy et Yami, 2007). La coopétition est une relation combinant concurrence et coopération ; elle est souvent présentée comme une stratégie à adopter dans le cadre de la préservation d’une rente. Or, le statut de Cru Classé est une rente pour les châteaux concernés (Torrès, 2005 ; Barthélémy, 2010). Tous les grands crus ont en effet intérêt à être dans une posture où, ensemble, ils préservent l’image de référence des crus qualitatifs français.

Le BM des ET et la convention 3

Si cette position et l’absence de vocabulaire concurrentiel peuvent s’expliquer du côté de la production des grands crus (Valandraud), elle est plus surprenante s’agissant des « petits » crus (Bad Boy), ainsi que pour l’activité de négoce où les stocks des ET sont conséquents. En effet, certes de façon ici résumée, dans la mesure où les stocks ne résultent pas d’un souhait (pour spéculer ou revendre le vin plus cher lorsqu’il sera plus vieux ou meilleur par un gain de complexité résultant du vieillissement), leur présence s’explique par une incapacité du marché à absorber l’intégralité de la production vitivinicole alors que la demande pour les grands crus reste importante. Dès lors, les commerciaux luttent pour placer les vins auprès d’acheteurs français ou étrangers et JLT lui-même reconnaît une faiblesse de sa structure dans ce domaine. À l’égard des autres négociants, il ne parle toujours pas de concurrence. Pourtant, il est plus délicat de cerner une éventuelle coopétition pour le négoce, puisqu’il semble qu’au niveau de la « Place de Bordeaux » la concurrence puisse être féroce. Néanmoins, dans son métier de négociant (de ses productions et celles d’autres propriétés), JLT ne parle toujours pas explicitement de concurrence. JLT a complètement intégré cette convention de la relation à l’autre et, malgré sa franchise et son franc-parler, il mesure toujours son propos lorsqu’il s’agit de parler des autres, y compris des personnes l’ayant franchement critiqué (parfois aujourd’hui des amis).

Convention 4 : le classement des vins et la fixation du prix

Dans les registres conventionnels afférents aux vins, en France, le principe du classement est incontournable. Les classements français des vins ont un objectif de hiérarchisation entre les crus produits sur un territoire géographique délimité. Cette singularité française appelle un petit développement pour bien comprendre son importance et comment JLT en a joué pour finalement s’y ranger au moins pour un de ses crus, le plus prestigieux.

Les conventions afférentes au classement des vins de Bordeaux ont des sources anciennes. L’ouvrage tiré de la thèse de Chauvin (2010) en restitue l’essence, Markham (1997) en détaille plus complètement l’histoire. On apprend comment le classement des vins du Médoc et du Sauternais de 1855 résulte d’une dynamique, dont le premier élément normatif remonte à un décret de la Jurade de Bordeaux en 1647 fixant les prix des crus. Le classement des vins du Médoc et du Sauternais de 1855 s’est d’ailleurs essentiellement basé sur le prix de vente des crus pour attribuer aux lauréats l’une des cinq distinctions, à savoir de « premier grand cru classé », pour la plus prestigieuse, à « cinquième grand cru classé » (sur ce territoire il existe également les « crus bourgeois » et les « crus artisans », lesquels ne sont pas classés, mais leurs propriétaires ont collectivement organisé la mise en valeur de ces distinctions). Ce classement a connu une révision, en 1973, pour promouvoir le Château Mouton-Rothschild au rang de premier grand cru classé ce qui, encore aujourd’hui et indépendamment de la qualité du vin, provoque quelques discussions notamment sur l’intervention de la classe politique.

Le classement des vins de Saint-Émilion présente l’avantage de ne pas être figé. Il est révisé tous les dix ans. Il en découle toutefois des contestations de la part des crus déchus. Paradoxalement, ces derniers revendiquent un positionnement au rang qu’ils défendent sans trop rejeter la convention classement. Pour tous, les enjeux sont grands (image, foncier…).

Le classement donne une indication au consommateur sur la qualité d’un cru. Certes, celui du Médoc date de 1855 et son caractère figé ne reflète pas les mouvements observables au sein des propriétés. Barthélémy (2010) rappelle le propos de Combris, Lecocq et Visser (1997) constatant que le classement du Médoc est resté inchangé malgré, par exemple, l’augmentation sensible des superficies exploitées par certains châteaux. Notons qu’une telle situation est plus difficile dans le classement de Saint-Émilion puisque les propriétés classées ne peuvent décider seules de changer le périmètre de l’exploitation. La permanence du classement du Médoc peut également être discutée lorsque, avec Barthélémy, on constate que le Château Desmirail (appellation Margaux), 3e Cru classé en 1855, disparaît dans les années trente pour renaître en 1981 avec de nouvelles terres et de nouvelles vignes tout en gardant son statut. Le classement surplombe alors toute réalité gustative.

Ainsi, si le système est formalisé par un ensemble de règles normatives différant selon le classement (Médoc versus Saint-Émilion), il reste globalement influent s’agissant du rapport entre le statut et le prix pratiqué (avec une réalité gustative susceptible de rattraper les crus baissant en qualité alors que leur prix resterait élevé, les conséquences en volume des ventes et en termes d’image seraient manifestes). Il est important de s’approcher au plus près de la catégorie supérieure, au risque d’atteindre un niveau de prix inacceptable par le marché.

Le BM des ET et la convention 4

JLT a dérogé à cette convention lorsqu’il a placé ses premières productions de Château Valandraud au même prix que les premiers grands crus classés. Outre son histoire, ce constat a été interprété comme une certaine audace et a conduit les médias à s’intéresser à JLT et à Valandraud (il y avait de quoi faire quelques beaux articles secouant un peu l’establishment…), mais la réalité ne saurait cacher une vérité plus prosaïque : le prix de vente a été fixé en fonction du prix de revient, lequel était élevé au démarrage (en quelque sorte, la convention comptable a primé sur la convention classement). Le nombre de bouteilles produites étant faible, le montant des charges fixes était réparti sur un petit volume de production. Ce bon sens comptable ne correspondait pas aux conventions. Pour simplifier, un « vin de garage » ne pouvait pas se situer au même niveau de prix que certains premiers grands crus.

Convention 5 : l’opération « primeurs » et la notation des vins

Le système primeurs concerne principalement les grands crus. La mise en marché est effectuée au printemps de l’année qui suit la récolte. Les vins sont payés dans les mois suivants et livrés un à deux ans plus tard, à la mise en bouteille. Les châteaux proposent aux négociants les « allocations primeurs » (les quantités promises), toutes au même prix. Ceux-ci, acceptant l’offre, proposeront le cru en primeurs à leurs clients ou garderont les vins pour une vente différée. Les notes données par les journalistes critiques de vins démarrent dès l’opération primeurs et les propriétés les attendent pour ajuster leur prix et procéder à l’allocation.

Il existe différents guides (livres, magazines) pour les amateurs, mais c’est celui de Robert Parker qui a joué, avec un retentissement mondial, une partie où la qualité des vins s’est confrontée au classement. Ce critique, encore très récemment propriétaire du magazine The Wine Advocate, a proposé à la planète entière, et au marché américain en particulier, une revue où sont notés les crus dégustés par lui (puis par lui et son équipe, sachant qu’il a récemment pris sa retraite et vendu son magazine). Avec un système de notation sur 100 points, chaque année et donc pour chaque millésime, les dégustateurs du magazine notent quelques centaines de crus dégustés en primeurs, mais aussi plus tard. La plupart des producteurs de vin attendent les notes « Parker » pour arrêter le prix de la bouteille (en primeurs et parfois en livrable).

Ce système pose un principe discutant la convention relative au classement : un cru vaudrait davantage par sa qualité que par son classement, notamment lorsque celui-ci est figé et ancien.

Le BM des ET et la convention 5

En affectant de bonnes notes, dès les premiers millésimes, à Valandraud, Parker a attiré l’attention sur JLT, également plus tard en le qualifiant de mouton noir et de bad boy.

Aujourd’hui, en comparant Valandraud aux deux crus récemment promus premier grand cru classé de Saint-Émilion avec la distinction « A » en septembre 2012 (Château Angélus et Château Pavie), on constate même que malgré des notes légèrement inférieures, il est presque toujours vendu plus cher (Annexe 8)[6].

Cela risque toutefois de changer, puisque, d’une part, les deux promus « A » vont sans doute augmenter les prix pour se rapprocher des deux crus possédant historiquement ce statut et, d’autre part, maintenant classé à un rang prestigieux, Château Valandraud devra faire évoluer son positionnement.

Convention 6 : la Place de Bordeaux

L’offre du marché des vins de Bordeaux est caractérisée par un important morcellement (10 000 producteurs, dont un nombre important de petites marques). Le système commercial traditionnel réunit trois acteurs locaux : le producteur, le courtier et le négociant (l’ensemble des négociants constitue la « Place de Bordeaux »). Le producteur élabore les vins, le négociant les achète pour les revendre aux différents distributeurs dans le monde. Le courtier conseille les deux parties, facilite la fluidité de l’offre et de la demande et garantit la bonne exécution du contrat. Ce système est très puissant, car les 300 négociants ont accès à tous les marchés de la planète. Le rôle du producteur est de faire les meilleurs vins et d’en assurer la médiatisation, celui du négociant est de diffuser les vins dans les réseaux commerciaux en soutenant le prix et l’image. Producteurs et négociants vivent un rapport de force pour le partage de la valeur globalement générée. Ils sont conduits à devoir s’entendre, mais l’avantage va souvent au négociant qui maîtrise la distribution. Toutefois, plus la notoriété et la demande du cru sont élevées, plus l’avantage se déplace vers le producteur. Le négoce, traditionnellement porteur des stocks, tend désormais à fonctionner en flux tendus, reportant ainsi le financement du stock vers la propriété. Certains châteaux prestigieux se posent la question de rester dans le système de Place de Bordeaux. Par exemple, Château Latour, premier grand cru classé (appellation Pauillac, dans le Médoc), a décidé de sortir de la Place de Bordeaux. À l’instar des pratiques des producteurs de champagne, ce château prétexte que son vin de longue garde doit être vendu plus tard, c’est-à-dire en livrable et non plus en primeurs. On peut y voir également un objectif commercial, puisque la vente directe permet de mieux connaître les clients tout en gardant les marges faites par les intermédiaires, ainsi qu’un objectif qualitatif, en ce sens que la suppression d’un certain nombre d’intermédiaires évite la manipulation des caisses et les stockages aux conditions parfois discutables.

Le BM des ET et la convention 6

Pour échapper aux inconvénients inhérents à la Place de Bordeaux, JLT en est sorti, mais le classement de Château Valandraud en premier grand cru classé l’incite à y revenir. En effet, le cru est fortement demandé et la Place de Bordeaux ne comprendrait pas un refus de distribution. Ce refus pourrait poser, à terme, des difficultés dans les relations avec les autres acteurs (Convention 3), alors que JLT a pu utiliser la force commerciale de la Place de Bordeaux pour distribuer ses vins dans le monde et interagir avec elle dans son activité de négoce. Qui plus est, JLT ne possède pas les moyens financiers du Château Latour. Les très bonnes relations entretenues durant des années avec les négociants devraient faciliter un retour vers la Place de Bordeaux.

Convention 7 : l’effet millésime

Cette convention se comprend simplement, puisqu’elle réfère aux conditions climatiques de l’année de production, dont dépendent largement la qualité et la quantité d’une vendange. La qualité du raisin a une forte influence sur la qualité du vin. Bordeaux est certainement l’aire de production où l’effet millésime est le plus sensible sur les prix. Quand le millésime est bon, les prix à la propriété augmentent, quand il est moins bon, les prix diminuent. Cet effet de yoyo touche particulièrement les grands crus, mais il n’est pas neutre sur les crus de moindre notoriété. Certains marchés ne sont acheteurs que des grands millésimes (États-Unis par exemple).

Le BM des ET et la convention 7

JLT a d’emblée décidé de vendre la bouteille de Château Valandraud à un prix le situant parmi les plus chers des vins bordelais. Il s’avère que les excellentes notes reçues pour les premiers millésimes produits alors qu’ils n’étaient pas grands (1991, 1992, 1993) ont attiré l’attention des médias et des consommateurs. Hormis ce point de départ d’un positionnement hétérodoxe que d’autres vins de garage suivront, JLT prend des décisions tenant compte de cette convention millésime en baissant sensiblement le prix de Château Valandraud lors des petits millésimes.

3.2. Lecture systémique du cas par la perspective conventionnaliste

Si la précédente section présente les sept conventions ici retenues pour expliquer comment les ET composent avec chacune d’entre elles, il est utile de procéder à une lecture plus systémique. L’énoncé précédent des sept conventions et l’analyse inhérente à la construction de l’annexe 5 font clairement ressortir la façon dont les conventions pénètrent le BM des ET. L’analyse montre également l’influence des conventions entre elles (Annexe 6). Nous en livrons une des possibles illustrations, car les tableaux de ces annexes fournissent un très large matériel pouvant conduire à rédiger plusieurs pages. Nous serons ici forcément plus concis. Il s’agit principalement d’illustrer la façon dont on peut croiser les conventions et les autres composantes du BM.

En partant de la C4 (classement et fixation du prix), JLT fixe un prix fort dérogeant à cette convention puisque, alors inconnu, il met un prix à la hauteur des premiers grands crus classés. JLT a provoqué la C4 sans intention, mais simplement parce que son passé d’employé de banque lui a appris que les produits doivent couvrir les charges. Le respect de cette convention aurait plutôt conduit à augmenter progressivement le prix en fonction des résultats de la propriété et de sa progression dans le classement. Dans le même temps, lors de l’opération des primeurs (C5), Valandraud reçoit de très bonnes notes de Robert Parker. Ces deux conventions conduisent à ce que la presse s’intéresse à ce cas qui semble hétérodoxe (Bad Boy, Black Sheep) par rapport à l’idée qu’on se fait du Château bordelais (C1). Le « Château » a généralement une attitude plus discrète. JLT a brisé les tabous, sans perdre de vue la nécessité de faire du très bon vin, mais plus rapidement accessible (le vin bordelais avait la réputation de devoir être attendu une ou deux décennies). Cette hétérodoxie est renforcée par le fait que JLT possède un franc-parler qu’il ne faudrait pas confondre avec de la naïveté, car il veille toujours à ne pas critiquer les autres et à les respecter (C3). JLT n’est pas un « révolutionnaire », son bon sens et sa conviction expliquent la plupart de ses décisions. Même le vin de garage n’était pas totalement nouveau. Certains personnages emblématiques du vin proposaient déjà ce type de crus, mais leurs propriétaires, par ailleurs producteurs plus « conventionnels » (en référence à C1), ne voulaient pas entacher leurs productions de cette image originellement péjorative, pas plus qu’ils ne souhaitaient être comparés aux nouveaux venus dans le domaine.

Évidemment, également pour des raisons commerciales, l’attention que JLT porte aux autres (C3) le conduit à entretenir d’excellentes relations avec la Place de Bordeaux (C6). Qui plus est, il joue le jeu de la baisse du prix lors des petits millésimes (C7).

Si JLT semble déroger à certaines conventions, ce n’est pas par provocation, mais pour bien faire. Par exemple, il combine diverses techniques de viticulture pour obtenir un raisin mûr (C1) et faire un bon vin alors que les conditions climatiques (C7) des premières années de production ne sont pas bonnes (les millésimes 1991 à 1993 sont au plus bas). La plupart des crus utilisent désormais ces techniques, même si certains des plus grands châteaux utilisaient l’une ou l’autre déjà auparavant sans le confesser (C1). On perçoit ici un jeu entre des conventions évoluant dans le temps (influence de C2 sur C1).

Discussion et conclusion

Les conventions que nous avons mises au jour sont implicites ou explicites, formelles ou informelles. En réponse à la question de recherche posée[7], notre travail n’a pas permis de lire le cas par une approche uniquement implicite telle qu’elle est généralement déclarée par l’économie ou la théorie des conventions (Batifoulier et De Larquier, 2001). La compréhension des ET nécessite d’accepter différents types, voire différentes acceptions de la convention, en y intégrant entre autres la signification juridique où la convention est un accord explicite entre plusieurs parties (sans que l’acteur touché par une telle convention soit forcément l’un de ses signataires). La convention « Le classement des vins et la fixation des prix » illustre le besoin d’imbriquer ces acceptions pour comprendre le cas des ET et sans doute la plupart des entreprises vitivinicoles bordelaises. Ce constat plaide pour une approche transdisciplinaire de la convention, notamment, en ce qui nous concerne, pour que le gestionnaire puisse concevoir les outils de conception et de pilotage que la perspective conventionnaliste est en capacité d’offrir aux PME. Cette approche appelle les spécialistes de la convention pour, sur la base d’une épistémologie de leur conception, produire cette théorie véritablement transdisciplinaire[8].

Notre recherche empirique met au jour un système conventionnel, c’est-à-dire que les conventions interagissent, d’une part, entre elles et, d’autre part, avec les autres composantes du BM (donc avec les autres éléments importants d’une affaire si le BM ne devait pas être la grille de lecture utilisée). Plus précisément, des conventions s’imbriquent pour participer à la formation d’un contexte au projet d’entreprendre en surplombant les agissements des individus. Ils s’y conformeront plus ou moins, notamment parce qu’ils ont une intelligence pragmatique mobilisée pour choisir de recourir, le cas échéant, à d’autres conventions. À ce titre, le cas des ET révèle que JLT a plus ou moins suivi les conventions, parfois en sortant du registre conventionnel des exploitations vitivinicoles bordelaises (dès les premiers millésimes de Château Valandraud, la convention comptable prime sur la convention classement pour la fixation du prix), parfois juste par bon sens de son point de vue (les vendanges en vert à une époque où la pratique était vue, dans les appellations bordelaises, comme un crime de lèse-majesté).

L’étude de cas révèle également que les conventions ne peuvent pas être considérées comme strictement exogènes au BM, même lorsqu’elles préexistent. Pour illustrer à partir du caractère systémique présenté précédemment, par l’entremise de la convention « le classement des vins et la fixation des prix », la convention « Château bordelais et son vin » a pénétré le BM des ET. En effet, la réalisation d’un nouveau chai est en discussion sur le site de Château Valandraud pour que celui-ci joue davantage le jeu de son nouveau rang, mais ce comportement ne vaut pas par exemple pour Bad Boy. Il sera particulièrement intéressant de voir comment les ET vont composer avec les différents registres conventionnels pour que l’ensemble soit compris par les parties prenantes.

La question posée par notre recherche trouve également une réponse dans la présentation des résultats ; le style narratif mobilisé permet de raconter le BM des ET en lui apportant des éléments de compréhension découlant directement de la perspective conventionnaliste mobilisée. Celle-ci permet une lecture pratique de ce cas singulier. On peut y voir un transfert vers la pratique susceptible d’intéresser les stratèges et leurs conseillers qui pourraient y recourir pour combler le manque identifié dès l’introduction de ce papier. JLT s’est servi du travail effectué, dont il a affirmé l’utilité à plusieurs reprises (notamment dans une vidéo). Par exemple, il l’a utilisé lors d’une levée de fonds de quatre millions d’euros. Un de ses consultants a remarqué comment il avait gagné en clarté, devenant ainsi plus convaincant (vidéo également en ligne). Le cas des ET témoigne ainsi du potentiel de la perspective conventionnaliste à être transférée, entre autres parce qu’elle donne mieux à voir les affaires y compris pour son dirigeant. On entre ici dans le cadre de la valorisation de la recherche, plus précisément dans les retombées managériales qui nous semblent être une des responsabilités du chercheur en sciences de gestion et/ou en entrepreneuriat. Il restera à faire apprendre les conventions à ses futurs utilisateurs (Verstraete et al., 2017). Dans cette veine, le cas des ET a pu être apprécié à plusieurs reprises dans un cadre pédagogique. Une recherche-action pédagogique dans ce domaine est une piste envisagée.

À l’issue de notre travail, au moins deux autres projets de recherche se dessinent, dont le premier est d’ores et déjà négocié avec le terrain des ET. Son thème portera sur la redéfinition ou reformulation (redesign) du BM des ET. Outre les évolutions repérables grâce au présent travail de recherche, d’autres éléments entrent en jeu (par exemple, JLT nous a annoncé son départ à la retraite en 2022 et il n’y a pas de successeur familial). Il s’agira d’une recherche-action pour aller plus loin dans l’opérationnalisation de la perspective conventionnaliste. Ce cadre opératoire répondra à une des limites de la présente recherche puisque si le cas illustre un potentiel de transfert, les praticiens restent à la demande de méthodes pour concrètement répondre aux problèmes rencontrés. Cette suite s’inscrit dans une conception pragmatiste de la recherche, voire, plus encore, ingénierique (Koenig, 1993 ; Chanal, Lesca et Martinet, 1997 ; David, 2000 ; Verstraete, 2007). Une autre recherche imaginée consisterait à prendre un angle de vue différent, en avouant que l’histoire des ET est très liée à son créateur. Cette recherche s’inscrirait dans les travaux prenant comme objet la figure de l’entrepreneur. Il est également possible d’y ajouter le rôle des histoires dans l’image d’une entreprise que son fondateur quittera dans une petite décennie.

Enfin, au registre des limites, il faut pondérer l’apport théorique de cette recherche basée sur un cas unique, mais il est dans le même temps raisonnable de concevoir que tout cas étudié livre des connaissances, dont la portée peut dépasser son objet initial (Becker, 2016). Une autre limite, de nature méthodologique, incite à une lecture conventionnaliste d’autres cas pour mettre au point une méthode plus systématique de mise au jour des conventions. Notre travail n’a pas pu s’inspirer de recherches empiriques ayant mobilisé un cadre opératoire éprouvé dans ce domaine. Cette méthode intéresse autant le chercheur que le praticien (par exemple pour renseigner la composante « conventions » d’un BM). Elle pourra élargir la collecte d’informations à d’autres parties prenantes, même s’il est possible de considérer qu’un entrepreneur dirigeant son entreprise avec succès depuis plus de vingt ans (JLT) possède une représentation pertinente de ses affaires, mais les contextes entrepreneuriaux ne nous placent pas toujours devant cette figure. Par exemple, il serait intéressant de traiter le cas d’une jeune entreprise innovante (susceptible de faire évoluer les conventions) portée par un entrepreneur novice.