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Le récent ouvrage de Paul C. Dilley explore la relation entre communauté, cognition et pratiques corporelles dans les institutions monastiques de l’Antiquité tardive, avec une focale sur les monastères cénobitiques, les traditions pachômienne et chénoutéenne, et la figure de Théodore. Cette étude riche et originale, qui s’inscrit dans une perspective historiciste cognitive en même temps qu’elle emprunte à d’autres disciplines, adopte une vision holistique de la vie intérieure des moines et des règles qui la gouvernent.

Précédées d’une introduction, trois parties principales forment le corps de l’ouvrage, qui compte sept chapitres en tout et une conclusion générale. On y trouve aussi une bibliographie comportant de nombreuses sources primaires et des contributions en histoire, en anthropologie, en science des religions, en sémiologie, en psychologie, en sociologie et en philosophie, ainsi que deux index lexicographique et thématique. L’introduction permet à l’auteur d’exposer les points de départ de son questionnement, de contextualiser son étude dans le temps et l’espace, et de présenter ses thèses principales. Parmi celles-ci, le monastère comme lieu d’instruction, de discipline et de soin (care), qui suppose l’intervention des moines d’autorité dans la vie physique et psychique des disciples ; le monastère comme famille de substitution, qui contraint ses membres à l’obéissance à ses règles sous peine d’exclusion ; le monastère comme structure à la hiérarchie top-down et à l’organisation complexe, empreinte de relations de pouvoir ; ou encore, l’auteur s’inspirant sur ce point de Bentley Layton, le monastère comme système au caractère totalitaire, régi par un ensemble de règles et de pratiques spécifiques qui conduisent à une socialisation primaire de substitution pour ses membres. L’intérêt premier de l’ouvrage tient d’une part à l’accent qui est mis sur les individus qui font exister ces communautés, d’autre part à la démarche encore peu connue, du moins dans la recherche francophone, de l’historicisme cognitif. Cette approche a pour principal objectif, d’après Dilley, d’examiner les sources — en l’occurrence des règles monastiques, des lettres, des discours et des biographies en grec, copte, latin et syriaque principalement — dans leur contexte historique et idéologique tout en exposant les mécanismes de pouvoir qui sont propres aux représentations culturelles de l’époque (p. 12).

La première partie de l’ouvrage, plus descriptive, retrace les débuts des cénobies dans le bassin méditerranéen et romain entre le 4e et le 6e siècle après Jésus-Christ, et identifie le rôle capital qu’y ont joué Pachôme et Chenouté. Dilley explore également le monachisme tel qu’il s’est développé plus tard sous l’égide de Moïse d’Abydos, Apollô et Phib, Jérôme de Stridon, Jean Cassien, Augustin, Barsanuphe et Jean de Gaza, Cyrille de Scythopolis, Paul d’Élusa, Basile de Césarée, Rufin d’Aquilée, Jacob de Nisibe, Julien Saba ou encore Jean d’Éphèse et Justinien. Ces premiers chapitres mettent en avant l’importance que les moines en autorité accordaient aux motivations des personnes qui souhaitaient rejoindre leurs couvents. Dilley montre que ces candidats ou candidates (postulants) formaient une population très hétéroclite qui comptait des individus de tout âge, des deux sexes, mariés ou célibataires, et de toutes les catégories sociales, y compris des esclaves et des affranchis, voire des criminels. Pour l’auteur, cet hétéroclisme, accompagné du confort matériel qu’offraient les monastères, explique l’attitude soupçonneuse que nombre de responsables exprimaient envers les candidats. Ainsi est justifiée la mise en place de procédures d’admission, dont la description occupe l’essentiel des deux premiers chapitres : renoncement à la propriété, examen méticuleux des motivations de chacun, classification selon l’état des personnes, épreuves sondant la sincérité des vocations et de l’engagement, serments monastiques, etc.

La deuxième partie du livre, très riche et plus audacieuse, décortique ce que Dilley nomme les « disciplines cognitives » (cognitive disciplines), à savoir « a group of related practices intended to develop the mental, emotional, and imaginative capacities of disciples » (p. 15). La thèse de l’auteur est que les monastères conduisent à une véritable révolution intérieure pour les disciples. Dilley montre que si cette révolution dépend du cadre monastique, elle est avant tout du ressort des moines eux-mêmes, dont on attend qu’ils examinent leurs pensées et qu’ils les révèlent afin d’être guidés et, à terme, sauvés. Une fois cette introspection amorcée, le combat contre les pensées (logismoi) — synonymes pour Dilley des émotions (pathê) — peut commencer grâce aux trois disciplines cognitives : (a) l’étude des Écritures et le recours à divers exercices spirituels qui leur sont rattachés ; (b) l’intériorisation par le corps et l’esprit de la crainte de Dieu ; (c) la récitation de prières, qui permet entre autres de se recentrer sur le spirituel. Outre le fait qu’elles assurent le salut de l’âme, ces disciplines mèneraient à l’instauration d’une nouvelle « théorie de l’esprit » (theory of mind) chez les moines, qui se substituerait à celle qu’ils avaient connue jusqu’alors. Ainsi le soin (care) de l’âme tel qu’il est enseigné et prodigué dans les couvents, avec son insistance sur l’introspection, suppose-t-il une conscience accrue de la vie intérieure, peut-être inégalée jusque-là, ainsi que la métamorphose et l’introduction d’émotions et de pensées anciennes et nouvelles. Par divers moyens, dont la rhétorique, les chefs des monastères cherchent à susciter honte, culpabilité, repentance, larmes ou encore tristesse (lupê) chez les néophytes. Ces émotions, avec les pensées qui les accompagnent, sont souvent partagées publiquement et parfois exagérément mises en scène, avec comme optique, toujours, de (faire) progresser spirituellement.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage met en lumière les moyens et méthodes que les moines en autorité mettaient en place pour garantir le progrès et le salut des disciples. Dilley met ici en avant l’importance de l’imitation (mimêsis) pour les néophytes et de la rhétorique de l’ekpatheia, qui vise selon lui à provoquer le repentir et par suite à modifier le comportement des moines, notamment en faisant appel aux émotions (p. 127). Ces procédés reposaient surtout sur la littérature et l’art hagiographiques, qui permettaient de consolider la vertu des moines, d’accompagner le développement de l’humilité et d’inciter à l’obéissance, un point que Dilley estime central pour la discipline monastique. Les rituels comme la commémoration de Pachôme ou le repentir collectif semblent aussi avoir eu une fonction importante. Les sources que l’auteur mobilise mettent en évidence le rôle majeur que Chenouté a joué dans l’histoire du repentir collectif. En partageant ses émotions, ses pensées et ses luttes personnelles avec les novices, allant même jusqu’à se rouler par terre en sanglotant, Chenouté parvient à provoquer l’identification de son auditoire et à lui offrir un modèle à suivre, qui n’est que le chemin qu’il emprunte lui-même. Ainsi le moine est-il responsable de désirer et de choisir le salut de son âme.

Monasteries and the Care of Souls in Late Antiquity jette ainsi la lumière sur la vie psychique et physique des moines cénobites telle que la structure monastique et ses règles la façonnaient. Dilley voit dans la notion de libre arbitre, si chère aux penseurs tardo-antiques, un présupposé sans lequel aucune instruction ni discipline ne fonctionnerait. On peut toutefois regretter le flou définitionnel de certains concepts et souhaiter un ancrage anthropologique plus prononcé des émotions, ce qu’une mobilisation plus importante des sources philosophiques aurait peut-être permis de faire : selon quels critères jugeait-on qu’une émotion était acceptable voire honorable ? En quoi l’émotion peut-elle nous faire progresser spirituellement ? Et quels liens les moines voyaient-ils entre émotions et péché ? Il demeure que l’étude de Dilley ouvre sur des perspectives fascinantes. De part en part de son travail ressortent non seulement le poids que revêtaient le secret et le caché dans la vie des moines, mais aussi la tension que tout disciple éprouvait au quotidien : d’un côté l’exhortation à l’obéissance à des règles et des pratiques strictes, de l’autre l’intériorisation de la pleine responsabilité de ses pensées et de ses actes.